Divergente 4 - Résurgence

Chapitre 14

7693 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 15:32

Le conseil est réuni au grand complet. Les questions courantes sont abordées en début de séance, Johanna veut laisser tout le temps nécessaire au dernier sujet.

Deux semaines auparavant, Tobias et Tris étaient venus lui demander l’opportunité d’exposer au conseil leur théorie en rapport avec l’eau. La suite des opérations nécessitant du renfort, de la main d’œuvre et des machines, le conseil doit en être informé.

Tous deux travaillent depuis plusieurs jours à la mise en forme de leur présentation. Le jeune homme constitue un fichier avec les plans trouvés par son amie, les cartes hydrographiques, des photos de l’ancienne rivière, et du lac d’autrefois.

Le jour de la réunion, Tobias demeure dans la salle contigüe avec Tris pendant le début des discussions.

—    Tu as manqué le début de la réunion, dit Tris.

—    Johanna me fera un résumé. Je n’étais pas directement concerné par les points abordés.

La porte séparant la pièce de celle du conseil s’ouvre et Johanna apparaît dans l’entrebâillement.

—    A vous deux, dit-elle en souriant.

Tris inspire et suit Tobias qui s’est levé. Deux places les attendent en bout de table, les arrivants saluent l’assistance en s’asseyant. Pour l’occasion, Johanna a invité également Matthew, puisqu’il a suivi les progrès mémoriels et psychologiques de Tris. Elle pense que sa présence légitimera les recherches de la jeune fille, si nécessaire. Toutes les têtes dévisagent Tris, et son pansement à l’emplacement improbable. Elle a tressé ses longs cheveux, et s’est vêtue comme une Audacieuse. Elle espère ainsi avoir l’air plus sûre d’elle. Tobias lui adresse un petit sourire pour l’encourager.

—    Comme vous le savez, je ne suis pas là depuis longtemps, commence-t-elle. Rapidement, je me suis demandé pourquoi il n’y avait plus d’eau dans la rivière, et pourquoi le lac était si reculé.

—    Le Bureau du Bien-Être Génétique nous a dit avoir en partie asséché le lac pour pouvoir construire le mur, dit un conseiller.

—    C’est le cas, confirme Matthew. Ils travaillent depuis quelques mois à trouver comment redonner vie à la rivière. Mais comme ils sont tous passés au sérum d’oubli, ils recommencent tout à zéro.

—    On m’a dit ça, oui. La construction de la clôture, ça explique le lac, mais pas la rivière. Et je me disais que les chicagoans vivraient mieux si la rivière retrouvait son activité. Alors j’ai cherché pourquoi elle n’avait plus d’eau, et j’ai une théorie. Mais j’ai besoin de vous pour la confirmer, elle pourrait aussi être soumise au Bureau ensuite, ils recouperont avec leurs recherches.

—    Explique nous ta théorie, mon enfant, nous t’écoutons, dit posément Johanna.

—    Je ne sais pas si tout le monde ici connaît l’ancien siège des Audacieux. Il comporte un gouffre au fond duquel coule un torrent puissant. J’ai cherché dans d’anciennes documentations, il n’y avait pas de cours d’eau souterrain à Chicago. Je pense que le cours de la rivière Chicago a été détourné.

—    Détourné ? Mais pourquoi ? Et la rivière Chicago ne peut pas tenir dans un torrent, même puissant ! s’écrie la conseillère Erudite.

—    Exactement, confirme Tris. Chicago a été surtout construite à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. A ce moment-là, les bâtisseurs voulaient faire un circuit de trains souterrains, mais la nature du sol ne s’y prêtait pas facilement, les travaux coûtaient trop cher. Mais les tunnels n’ont pas été détruits, ils ont même été utilisés pendant un demi-siècle pour transporter des marchandises, et ensuite, pour faire passer des câbles d’un bout à l’autre de la ville. Et je crois qu’ils existent toujours.

Tobias promène son regard sur les visages de ses collègues, pour juger de l’accueil qu’ils réservent aux révélations de Tris. Etonnement, scepticisme, intérêt, chacun se montre en tout cas attentif.

—    Tu penses que le cours de la rivière a été dévié dans ces tunnels ? demande Johanna stupéfaite.

—    Oui, répond Tris.

—    Qui aurait fait ça, et pourquoi ? demande un conseiller.

La jeune fille jette un œil à Tobias, pour s’assurer qu’elle peut continuer ses allégations, il décide de la relayer.

—    Qui : Le Bureau avant le début de la construction de la clôture, et ils l’ont oublié au fil des générations, les preuves ont été détruites ou cachées. De toute manière, ceux qui pouvaient encore le savoir ont reçu le sérum d’oubli. Pourquoi : pour alimenter leurs propres cités, pouvoir réaliser leurs expériences, notamment en botanique, sans jamais en manquer. Et probablement également pour resserrer les liens de coopération et l’interdépendance entre les factions. L’eau étant vitale, sa gestion impliquait une cohésion obligatoire, explique-t-il à l’assistance.

—    Mais l’eau ne ressort pas de terre en dehors de la ville ! argumente un conseiller. Où irait l’eau selon vous ?

—    Les hommes ont construit il y a plusieurs siècles des canaux artificiels pour guider l’eau de la rivière vers d’autres rivières, au lieu qu’elle se jette dans le lac Michigan, poursuit Tris. La rivière était si polluée, qu’il fallait épargner le lac et dévier son cours. Ces canaux ont été recouverts lors de la construction de la clôture.

—    C’est ahurissant ! Avez-vous des preuves ? s’écrie, d’un ton condescendant, la conseillère issue des Erudits. La faction des Erudits n’a jamais été informée de cela ! Nous l’aurions su ! Et vous feriez mieux que les scientifiques qui travaillent depuis des mois sur le sujet ?

Tris sent la colère monter en elle et lui piquer le nez. Elle baisse les yeux un instant. Tobias s’en aperçoit et reconnaît les quelques secondes de silence contenu qui précédaient une explosion de colère ou de violence de Beatrice.

—    Quel était le résultat de votre test ? lui demande Tris de but-en-blanc.

—    Pardon ? dit-elle d’une voix aigüe. Je ne vois pas ce que ça vient…

—    Quel était le résultat de votre test ? répète la jeune fille d’un ton sec.

—    Tris… murmure Tobias pour la calmer.

—    Erudite, comme mes parents d’ailleurs, mais… essaie d’articuler la conseillère en relevant le nez.

—    Je suis Divergente, coupe Tris d’un ton brusque. Génétiquement pure selon les critères du Bureau du Bien-Être Génétique. Et compatible avec les cinq factions, madame. Je pense que, comme Jeanine, vous faites partie de ces Erudits qui ne peuvent pas l’accepter. Je vais vous donner une information : sachez que sur les six générations précédentes, les ancêtres de ma mère viennent pratiquement tous des Erudits. Mon père est né chez les Erudits, et les a quittés par incompatibilité d’humeur, malgré son test Erudit. Avez-vous des enfants, madame ?

La conseillère garde le silence, pâle et furieuse.

—    Je suis sûre que oui. Vous devriez leur faire faire le test, on ne sait jamais ! Ils vous apprendraient beaucoup de choses s’ils avaient des capacités pour être Fraternels ! assène Tris.

Jack et Tobias, chacun à un bout de la table, baissent la tête pour dissimuler leur amusement. L’ex-leader des Sincères apprécie particulièrement la franchise désarmante de la jeune fille, surtout qu’il aurait pu prononcer chacun de ses mots s’il en avait eu l’occasion. La suffisance de sa collègue l’exaspère également, et son moule de Sincère l’oblige souvent à se faire violence pour ne pas dire tout ce qu’il pense.

—    Mon enfant, coupe Johanna, le conseil t’écoute, et je pense que la question n’était pas dénuée de fondement. Comment se fait-il que les scientifiques n’aient pas déjà trouvé ces canaux ?

—    Justement, dit Tris d’un ton plus calme, en dévisageant la conseillère Erudite, ils sont scientifiques, ils cherchent une explication scientifique à cette disparition d’eau, je pense. Ils n’ont pas eu connaissance, sans doute, de ces livres anciens qui n’étaient pas détenus au Bureau.

—    Le Bureau contrôlait les informations auxquelles nous avions accès, surtout sur l’extérieur et leur existence, appuie Tobias pour détendre l’atmosphère. C’est un historien issu de la Marge qui nous a donné ces documents, ces livres n’étaient pas en possession du Bureau. Ils sont très anciens. Regardez.

D’un geste du doigt, le jeune homme envoie l’hologramme de sa tablette sur le grand écran de la salle. Toutes les têtes pivotent pour voir les preuves espérées.

—    Là, vous voyez une carte de la région de Chicago, les rivières qui la traversent, et le canal qui va de la rivière de la ville à la rivière Des Plaines, puis au Mississipi, explique-t-il.

—    Comment savez-vous que ces rivières et ces canaux existent toujours ? questionne Johanna.

—    Ça reste à prouver, mais l’emplacement du Bureau correspond : il est localisé a proximité du tracé du canal, concède Tris. Une source ne se tarit pas comme cela. Je n’ai pas encore pu aller aux sources des petits cours qui convergent vers Chicago pour s’y rejoindre dans le lit de la rivière. Mais je ne vois pas pourquoi ils seraient taris puisque l’eau passe au fond du siège des Audacieux.

Son regard croise celui de Tobias, il est franc et affiche sa confiance et sa solidarité avec les arguments présentés. Tris lui sourit pour l’en remercier.

—    Où accédait-on à ces fameux souterrains selon vous ? questionne un autre conseiller.

—    Je pense qu’il y avait plusieurs accès, qui ont été bouchés et dissimulés. Pour l’instant, je pense en avoir localisé un, un seul. Nous ne pourrons pas les trouver par nos propres moyens. Il faut des engins, de la main d’œuvre, précise Tris avec un regret dans la voix.

Pendant son exposé, Tobias a fait défiler des images des tunnels dessinés par les architectes bâtisseurs, arrachant des murmures à quelques participants.

—    Si on admet votre théorie, continue un conseiller. Que voudriez-vous faire pour rétablir le circuit normal de l’eau ?

—    Je ne sais pas, admet Tris, il faudrait déjà constater si l’eau est là, comment et vers où elle coule, où son cours a été détourné du lit normal. Mes recherches ne sont que théoriques jusqu’à présent.

—    Comment voudriez-vous prouver le circuit de l’eau ? Comment pouvez-vous savoir qu’elle ne s’enfonce tout simplement pas sous terre, dans des sortes de réservoirs géants qui partent on-ne-sait où ?

—    Je pense possible d’utiliser ce que nos ancêtres utilisaient lors d’une fête patronale annuelle à Chicago : un colorant. On versait un colorant en amont, des observateurs seraient postés à plusieurs endroits où l’eau serait découverte et pourraient guetter le colorant. Comme ça, on saurait à coup sûr où passe cette eau, propose Tris. On pourra également utiliser des balises à suivre à distance.

—    Personne n’avait à ma connaissance jamais pensé à ça avant, Tobias, dit Johanna.

—    Il est normal que cela soulève des questions, voire du scepticisme, répond-il.

Posément, le jeune homme essaie d’associer l’assistance pour les motiver :

—    Je n’ai pas été convaincu non plus du premier coup, mais je n’ai pas trouvé d’arguments contre. C’est pour ça que tout ça vous est présenté. A nous tous, nous aurons plus d’idées, ajoute Tobias. Il faut aussi mesurer tout l’apport que cela aurait pour l’agriculture, développer les volumes et la variété des productions. La population, et donc les besoins, augmentent.

—    Quant au lac, poursuit Tris, je me suis demandée comment ils ont pu l’assécher ? La rivière Chicago n’est pas la seule à se jeter dans ce lac.

En disant cela, Tris énonce un fait que la majorité des conseillers ignore, à part, peut-être quelques anciens membres du Bureau, ou des Erudits. L’incrédulité domine dans l’assistance. Tobias jette un œil à son amie, elle a pris de l’assurance depuis leur arrivée, et semble à l’aise maintenant. Il admire son profil, au nez un peu pointu, sa tresse repose sur sa clavicule. Placé à sa droite, il ne voit pas le pansement sur sa joue, sa frange recouvre ses sourcils, et ses yeux papillonnent d’un conseiller à l’autre, guettant une opposition, ou une question. Elle porte les affaires de Beatrice, mais la veste est un peu courte, ainsi que le pantalon, Christina s’en est offusquée, une journée shopping est prévue de toute urgence entre filles.

En attendant, la réunion est un succès, ne serait-ce que parce que l’assistance est captivée par les révélations. Tobias espère que la curiosité les poussera à accepter d’aider Tris à poursuivre sa recherche, concrètement maintenant.

—    Et tu as donc aussi une théorie pour l’assèchement du lac ? demande Johanna.

—    L’arrêt du déversement de la rivière de Chicago ne peut pas avoir à lui seul fait reculer autant le lac, surtout dans des délais aussi courts que ceux dont avaient sans doute besoin les fondateurs de la clôture. Le lac Michigan est alimenté par plusieurs autres lacs immenses au nord et à l’est, qui communiquent par une sorte de détroit.

A l’appui de l’exposé, Tobias projette sur l’écran une carte des grands lacs et zoome sur le détroit évoqué par Tris. Les conseillers bourdonnent autour de la table.

—    Je pense, reprend Tris, que le Bureau a trouvé le moyen de faire un barrage à cet endroit pour limiter l’alimentation du lac Michigan. Chicago était une ville au bord du lac, cela faciliterait les relations avec Milwaukee si on pouvait circuler sur le lac pour relier les deux villes. Non ?

—    Vous voudriez faire rouvrir cet hypothétique barrage ? s’écrie la conseillère sceptique.

—    C’est l’idée, dit Tobias pour soutenir le discours de son amie. Ça reste à vérifier, évidemment.

—    Vous réalisez que vous demandez là de gros changements tant dans la façon dont nous avons vécu jusqu’à présent, mais aussi une audace à laquelle ce peuple n’est pas habitué, dit Johanna pour ménager ses collègues.

—    Je sais, oui, reconnaît Tris. Faire tout cela prendra du temps. Si le conseil pouvait déjà autoriser et aider à la recherche des accès aux tunnels, cela permettrait de confirmer ou non nos théories ?

—    Qu’en pensez-vous, mes amis ? demande Johanna à la cantonade.

La conseillère sceptique fait la moue, il lui semble inenvisageable qu’une telle révélation ait échappé aux Erudits. Quelques membres continuent d’observer le kaléidoscope des images et plans que Tobias a affiché sur le grand écran, en se frottant le menton pour réfléchir. D’autres cherchent déjà manifestement les répercussions sur la vie des habitants, si des changements de cette ampleur survenaient dans la gestion de l’eau, toujours problématique, surtout depuis l’arrivée de nombreuses familles de la Marge, à Chicago.

—    Je propose de former une équipe de volontaires dont le métier est la voirie, risque Johanna, pour aider Tris et Tobias à trouver ces accès aux tunnels. Après les premiers constats, de nouvelles questions se poseront sans doute, qui seront soumises à nouveau au conseil. Nous pourrons donc ainsi avancer progressivement sans nous engager à l’aveugle sur le long terme. Qu’en pensez-vous ? Pouvons-nous voter cette proposition ?

Un murmure d’assentiment parcourt l’assistance. Le vote est lancé. Un contre, deux abstentions, adopté. Tris ferme les yeux de soulagement et se tourne soudain vers l’assistant de Johanna pour lui sauter au cou et le serrer contre elle. Le cœur de Tobias fait un bond dans sa poitrine. Contre lui, l’odeur de son cou réveille ses souvenirs les plus doux. Il prend sur lui pour maîtriser ses pensées, entoure légèrement Tris de ses bras, et lui souffle doucement :

—    Bravo, Tris, félicitations.

En face d’eux, Johanna hoche la tête avec un sourire ravi. Même Matthew envoie un geste du pouce à Tobias en signe de connivence. Quand Tris s’écarte de son ami, elle lui sourit, et il semble au jeune homme ressentir pour la première fois une énergie commune les enrober, épouser et réchauffer chaque centimètre de leur corps, comme Tris l’avait vue dans les simulations.

 

***

 

Depuis deux semaines, Tris a pris possession de la chambre mitoyenne de celle de Tobias. Elle s’efforce de se faire aussi discrète que possible, et de ne pas obliger Tobias à changer la moindre de ses habitudes. Il a toujours trouvé la salle de bain disponible au moment où il en avait besoin, l’ordre auquel il était habitué. S’il se mettait à son bureau pour travailler, Tris descendait s’occuper des enfants, ou des petits vieux. Quand ils l’avaient vue arriver avec son gros pansement, les enfants l’avaient entourée en demandant à force cris si elle avait mal et ce qui lui était arrivé.

—    C’est une grosse coupure ! Vous voyez, il ne faut jamais jouer avec les couteaux ! leur avait-elle répondu.

Mais son activité préférée, c’est jouer ou tenir compagnie à Monsieur Stone, elle se sent proche de lui. Le vieil homme la fait rire avec ses faux grognements contre tout et rien, écoute les infos du journal qu’elle lui lit, joue aux cartes. Il parle peu, et dit n’avoir presque aucun souvenir de sa jeunesse.

Ce soir-là, en rentrant, elle se sent délivrée : le médecin vient de lui retirer les fils, et l’a autorisée à mouiller la plaie. Les démangeaisons sont souvent encore vives, et elle doit masser la cicatrice pour assouplir la peau neuve. Elle se dit qu’elle va aussi pouvoir reprendre l’entraînement. Elle sait que les étirements qu’elle s’est contentée de faire depuis trois semaines ne pourront pas lui sauver la vie, si nécessaire.

—    Salut, lance-t-elle.

—    Salut. Ah, plus de pansement ?

—    Fini, enfin !

—    Ça va ?

—    Oui, ça restera mais tant pis.

Tobias jette un œil rapidement à la cicatrice. Une longue strie rouge traverse la joue de la jeune fille, du bas de la mâchoire jusqu’en haut de la pommette. Il commente :

—    George n’a pas beaucoup d’éléments. Quelques traces de pas dans la poussière au siège des Audacieux, personne n’a rien vu à l’extérieur, mais l’enquête n’est pas finie. Et, je crains que le criminel n’en reste pas là.

—    Je sais. Je m’y attends, mais je ne veux pas céder à la peur, dit Tris en baissant la tête. Je n’ai vraiment rien vu, ils sont arrivés par derrière. Je n’ai pas eu le temps d’utiliser la montre. Sans les bases en combat que vous m’avez apprises, je serais morte.

—    Comment était la voix qui t’a parlé ?

Tris ferme les yeux pour se concentrer.

—    Plutôt grave, mais on aurait dit qu’elle n’était pas naturelle, modifiée. Je l’ai dit à George. Le deuxième n’a pas parlé.

—    Si c’est ma mère, elle finira par se trahir elle-même, par sa haine, on l’aura.

Tris acquiesce, et envoie un sourire à la fois triste et encourageant à son ami. Elle redoute de placer le jeune homme devant un choix cornélien : comment peut-on choisir entre une mère cruelle et des personnes qu’on apprécie, mais qui ne sont pas sa famille ?

—    Il n’y a plus de caméras au siège des Audacieux, qui auraient pu filmer mon agression ? demande la jeune femme.

—    J’en ai déjà enlevé plusieurs, j’ai pu en manquer, je vais en parler à George.

Tobias est soudain attiré par sa montre qui émet un son. Aussitôt, il fronce les sourcils.

—    Donna m’avertit que ma mère monte, dit-il nerveux. Sois naturelle, écoute sa voix, son vocabulaire, jauge sa taille, tout ce qui pourrait te rappeler un détail.

L’homme de combat est réveillé, tous ses sens se préparent à une bataille. Tris s’assoit devant l’écran et ouvre les journaux du jour pour s’inventer une activité. Le jeune Audacieux imite son amie et ouvre le dernier compte-rendu du conseil. La sonnette retentit. Tobias allume sur son écran l’image de la caméra miniature qu’il a dissimulée dans le néon du couloir depuis que Tris vit chez lui. Sa mère regarde tout autour d’elle, semble scruter les lieux. Il éteint l’image et va lui ouvrir. En la voyant, il arbore un sourire surpris.

—    Mère ! Entre, j’allais faire de la chicorée, ça te dit ?

—    Bonjour Tobias.

—    Tout va bien ? Tu ne m’as pas prévenu de ta visite.

—    Ça va, simple visite de famille à mon fils. J’aurais dû te prévenir, c’est vrai.

—    Disons surtout que je ne suis pas toujours chez moi. Mère, je te présente Tris, dont tu as sans doute entendu parler.

—    Oui, bien sûr. Tris… Une célébrité à Chicago ! Je ne savais pas que vous aviez emménagé… ensemble, mon fils.

—    C’est très récent. Quand je suis passé te voir cette semaine au centre, tu étais absente. Je n’ai pas eu l’occasion de t’en parler, répond son fils avec un sourire.

—    Je suis contente de vous connaître, dit Tris aimablement avec un grand sourire. Tobias me parle souvent de vous !

—    Je n’en crois pas un mot, dit Evelyn, mi-figue, mi-raisin.

—    Proportionnellement aux rares paroles qu’il prononce, c’est déjà beaucoup ! rétorque la jeune fille en souriant, et en posant une main sur l’épaule de son protecteur.

Evelyn sourit en acquiesçant à moitié. Tobias envoie un sourire charmeur à Tris. « Quel comédien ! » pense la jeune fille.

—    Quelles nouvelles ? lance le jeune homme à sa mère en allant préparer l’eau chaude pour les boissons. Ça va toujours au centre ? Tu as monté de nouvelles formations ?

—    Le bâtiment marche fort, le gros des besoins est dans ce domaine, répond-elle. Tris, cette ressemblance avec la copine de Tobias, c’est incroyable ! Comment ont fait les Erudits et autres acharnés des microscopes pour aboutir à un tel miracle ?

L’acidité d’Evelyn est à peine déguisée. Tobias se retient de toutes ses forces pour ne pas se jeter sur elle et l’étrangler. Elle provoque manifestement la jeune fille pour la faire sortir de sa réserve. Mais contre toute attente, Tris rit.

—    Oh je sais pas ! Je m’intéresse à l’histoire et à la géographie, pas à la biologie. Leurs mots scientifiques m’ennuient !

« Bravo, Tris ! » pense Tobias « Faire croire qu’on est faible pour endormir l’ennemi. ». Il avait enregistré cet épisode dans un patch, quand Beatrice s’est fait surprendre par Eric durant l’initiation, alors qu’elle revenait de chez les Erudits. Beatrice avait feint la faiblesse pour s’en sortir.

Il termine de préparer les tasses et apporte le tout sur la table, en apparence très détendu. En s’installant près de Tris, il invite sa mère à s’asseoir en face de lui.

—    Désolé, Tris et moi avions prévu de dîner dehors, je n’ai rien à t’offrir ! dit Tobias en jetant un regard complice à son amie.

—    Tu es drôlement arrangée sur la joue, Tris, remarque Evelyn sans relever. Tobias n’est pas devenu violent comme son père au moins ?

La jeune fille rit encore, alors que le fils d’Evelyn, contracté, donnerait tout pour faire taire sa mère.

—    Oh non, il ne veut même pas me couper les cheveux !

En retrouvant une gravité qu’elle est loin de ressentir, Tris poursuit.

—    J’ai été agressée. Je m’entraînais aux couteaux, j’adore voir Tobias les lancer. Cette concentration, cette manie de les tourner entre ses doigts avant qu’il ne les envoie, cette justesse dans le geste, ça me fascine, j’avais envie d’essayer, explique-t-elle avec une voix anxieuse.

Insidieusement, elle passe son bras sous celui de Tobias comme pour chercher sa tendresse et sa protection, et le jeune homme pose une main sur la sienne dans un geste protecteur.

—    Qui a fait ça ? demande Evelyn sur un ton totalement neutre, les yeux sur les mains jointes de son fils et de Tris.

—    On ne sait pas, répond Tobias à la place de Tris. Elle n’a rien vu venir, la police est dans une impasse. On pense que c’est moi qui étais visé, en tant que membre du conseil, à travers cette agression.

—    Qui t’en voudrait ? demande Evelyn.

—    Si je le savais, distille son fils d’une voix soucieuse.

—    Ne parlons plus de ça, s’il te plaît Tobias, dit Tris, ça me rend nerveuse.

—    Tu as raison, désolé, approuve-t-il avec un sourire.

—    Alors voici ton nouveau logement, dit Evelyn en se levant avec sa tasse, et en jetant un regard circulaire.

—    On s’y plait, c’est très fonctionnel, dit Tris en souriant. On ne vous fait pas visiter, la chambre est… en désordre, désolée. La prochaine fois ?

En entendant ces mots, Tobias manque recracher sa chicorée. Son amie va peut-être un peu loin, pas sûr qu’Evelyn gobe ça. Mais le jeune homme aperçoit un imperceptible geste d’impatience sur les mains de sa mère, qui se met à tapoter son gobelet de ses doigts. Elle revient vers la table caresser la statue bleue. Tris se lève pour débarrasser les tasses vides.

—    Tu as l’air heureux, Tobias, dit Evelyn avec un sourire.

—    Je le suis, tout le monde n’a pas une deuxième chance comme moi, dit-il en souriant à sa mère, puis il reprend un air soucieux : Nous sommes juste inquiets pour cette agression. C’est incompréhensible.

—    Si je peux t’aider, dis-le-moi, murmure Evelyn.

—    Merci, je sais que tu connais du monde, on ne sait jamais, si tu entends parler de quelque chose.

—    Je vais vous laisser à votre soirée, dit Evelyn en se levant.

—    Merci de ta venue, c’est sympa, dit Tobias en raccompagnant sa mère.

De la cuisine, Tris salue Evelyn d’un sourire, et Tobias referme la porte. Il revient vers la cuisine et chuchote à Tris, pour être sûr que sa mère n’entende pas si elle écoute à la porte :

—    La chambre est en désordre, hein ?

La jeune fille pouffe.

—    Oui, si elle avait vu ta chambre, elle aurait tout de suite vu que tu étais seul à y dormir ! Un truc de femme ! dit-elle à voix basse.

—    Tu t’es mis une cible sur la tête ! proteste Tobias entre ses dents.

—    J’ai un super garde du corps, lui glisse-t-elle avec humour. Si ta mère est responsable de mon agression, je veux la pousser à la faute. Sinon, elle sera heureuse pour toi.

—    C’était trop risqué !

—    Bon, on va dîner dehors il paraît ? demande Tris pour éluder la remarque.

—    Oui, sortons maintenant, au cas où elle nous surveille, conclut Tobias en soupirant. Il faut donner le change.

Quelques minutes plus tard, le couple sort dans une attitude d’apparente complicité. Ils décident d’acheter un sandwich et d’aller s’installer dans un bâtiment vide aménagé pour la flânerie, la rencontre, la détente, à quelques pâtés de maison. Johanna a proposé d’aménager cet endroit, destinée au partage et surtout, aux mélanges entre anciennes factions, sans barrière, afin d’aider la population à surmonter les anciens principes séparatistes. Des bancs, des plantes ont été déposés, des lampadaires diffusent une lumière indirecte. Plusieurs couples ou groupes de jeunes sont déjà installés et discutent plus ou moins bruyamment. L’hiver est là, et malgré cet endroit abrité, Tris frissonne. Tobias n’a jamais aimé le froid, le gris dont la ville se pare pendant cette saison, l’humidité dont on n’arrive pas à se débarrasser tant le vent l’insinue partout. Mais depuis le début, Tris aime la pluie, elle aime le froid et la neige. Elle aime aussi le soleil. Elle aime tout. Tobias est certain que même frissonner ne lui déplaît pas, tout ce qui la rend vivante l’émerveille. Mais pour l’heure, vivante, il faut qu’elle le reste, il veut savoir ce qu’elle a pu retenir de la rencontre avec Evelyn.

—    Alors, dis-moi, as-tu reconnu dans la voix ou les intonations d’Evelyn quelque chose qui t’a rappelé la voix ou l’intonation de l’agresseur ? demande Tobias en mordant dans son sandwich.

—    Franchement non, répond Tris. Son antipathie est très perceptible pourtant. Je cherche encore si je peux me souvenir d’un détail, ça viendra peut-être plus tard ? Je ne peux pas comprendre qu’une mère ne souhaite pas le bonheur de son fils. Elle devrait être si fière de toi !

—    Tu as fait preuve de présence d’esprit, j’espère qu’elle ne se doute de rien, répond le jeune homme un peu gêné.

—    Tu as été pas mal non plus ! Si ce n’était pas aussi grave, je me serais bien amusée… J’ai découvert que tu mentais très bien, je ne sais pas si ça me plaît ! rétorque la jeune femme.

—    Je ne lui arrive pas à la cheville sur ce plan, déplore le fils d’Evelyn.

Tris regarde et voit devant elle un beau jeune homme, désabusé, sur le front duquel une ride de contrariété apparaît.

—    Ne la laisse pas te miner, Tobias, dit Tris, elle ne doit pas gagner ça !

—    Ne t’inquiète pas, je me suis forgé une carapace.

—    J’ai vu.

Le jeune Audacieux la regarde avec étonnement.

—    Garde ta carapace, mais n’oublie pas l’endroit où tu peux l’entrouvrir pour ceux qui ne méritent pas de rester à l’extérieur,  suggère Tris d’un ton doux en soutenant son regard.

Après un silence, elle se risque à une question dont elle n’est pas sûre que l’issue lui plaira.

—    Tobias, dis-moi si tu regrettes de m’avoir proposé cette colocation.

—    Je suis plus tranquille comme ça, répond le jeune homme évasivement.

—    Je sais les épreuves que tu as traversées, je ne veux pas être un maillon de la chaîne dans laquelle tu t’emprisonnes, affirme Tris. Tout, plutôt que tu penses la même chose de moi que mon agresseur.

Interloqué, Tobias interrompt son repas pour regarder Tris.

—    Tu crois que je te prends pour un animal de laboratoire ? insinue-t-il

—    Ce ne t’a jamais effleuré ? demande Tris.

Le jeune homme baisse les yeux un instant pour tourner sa phrase, elle n’a pas tout-à-fait tort. Mais il ne tient pas à blesser la jeune fille, ni à lui mentir.

—    J’ai été très sceptique quand ton frère m’a fait part de… ton existence. Je me suis révolté, contre le procédé, et surtout contre l’incertitude qu’ils avaient de faire naître un être humain sain, tant de corps que d’esprit. Je n’étais pas confiant, et… je n’en avais pas envie. On ne remplace pas une personne par une autre. Mais il n’est plus question de ça maintenant, il n’y a plus de différence entre toi et n’importe quel autre habitant de cette ville.

Tris sourit et soupire légèrement.

—    Même si tu étais le seul à le penser, ça me suffirait, lui dit-elle d’un ton reconnaissant.

 

***

 

Le premier endroit où Tris a eu l’idée de chercher une entrée bouchée vers des souterrains, c’est à proximité de l’endroit où étaient entreposés les tourets de gaines électriques. Logiquement, une telle ouverture dans le sol nécessite un trottoir large, elle s’est donc mise en quête de renflements de trottoirs plus larges qu’ailleurs, comme elle l’a vu sur des photos anciennes.

La main d’œuvre est là, le sondage au scanner effectué le matin même a bien montré une excavation, plusieurs mètres sous terre. Les machines commencent à creuser, alors que quelques passants curieux repoussés à quelques mètres par une barrière de sécurité, s’attroupent pour suivre le début du chantier. Des ingénieurs de voirie, issus des anciens Erudits, ou du Bureau, surveillent chaque coup de pelle pour juger de la résistance du sol et s’assurer de la sécurité de tous. A quelques mètres, Johanna et Tris assistent aux travaux.

Il ne faut pas plus de vingt minutes pour que les machines se heurtent à des parties bétonnées recouverte d’une couche de terre. Remplacées par des machines plus petites et moins lourdes, le déblayage continue, jusqu’à laisser apparaître les premières marches, qui descendent vers un tunnel obstrué par une large et épaisse plaque de fonte. Johanna se retourne vers sa jeune amie d’un air ravi.

—    Félicitations Tris, tu avais raison !

—    Ce n’est peut-être qu’une ancienne cave, attendons encore, réplique Tris prudemment.

Mais au fur et à mesure que les engins dégagent la terre, la dimension de la bouche béante conforte Johanna. Les scientifiques, prévenus de ces recherches, se sont associés afin de mesurer la résistance des matériaux. Il faut plus de deux heures pour dégager entièrement l’ancien accès, pour l’instant condamné. La nuit tombant, la suite des travaux est reportée au lendemain. Tris regarde autour d’elle, mais ne voit pas Tobias. Elle ne peut que reconnaître qu’il lui a manqué toute la journée. Comme les engins s’éloignent et que la zone est sécurisée, elle se décide à imiter Johanna et rentrer. Elle prend le loop et descend au plus proche de l’orphelinat.

Depuis quelques jours, comme elle n’a pas encore repris l’entraînement, elle s’est rendue au centre d’étude de la Divergence. Les scientifiques sont impatients de pouvoir comparer ses capacités psychologiques et cérébrales avec les données dont ils disposent sur les autres Divergents, et Beatrice en particulier. L’équipe qui entourait Caleb continue à accumuler des données sur son évolution : pour eux, elle a « terminé » son évolution forcée, son corps semble s’être stabilisé à l’âge de dix-neuf ans et six mois environ, soit deux ans de plus que l’âge de Beatrice au moment des prélèvements. Ils ne s’expliquent pas réellement cet écart pour l’instant, mais au moins, depuis six mois, l’évolution accélérée a cessé. Ce jour-là, malgré sa curiosité, et une certaine inquiétude quant à son vieillissement, elle se prête avec un peu de mauvaise grâce à ces tests, qui l’éloignent de ses fouilles. Et de l’appartement de Tobias. Il est convenu qu’elle vienne avec lui, le lendemain, pour pouvoir effectuer une connexion mémorielle avec le jeune homme, puisqu’il l’a proposé.

En rentrant à l’appartement, s’assurant, sur le trajet, de rester dans des lieux éclairés et animés, elle se sent chanceuse, de l’expérience que la vie lui offre. Pouvoir apprivoiser le bel homme brun est l’objectif qu’elle se fixe. Avec le temps, peut-être.

L’appartement est vide, elle prend une douche et s’enferme pour réfléchir dans sa chambre. Elle met de la musique sur sa tablette et s’allonge. Elle y a changé les meubles de place. Le petit lit fait maintenant face à la large fenêtre, elle aime y regarder les étoiles dans le ciel quand il est dégagé, ou la danse des nuages, par temps de vent, ce qui est fréquent. Une petite armoire métallique contient les vêtements de sa sœur, elle n’a pas pu en réutiliser beaucoup, puisqu’elle est un peu plus grande, mais elle aime en prendre dans ses mains, ou contre elle, quelques fois, et imaginer son illustre aînée courir pour attraper le train, ou escalader la clôture et même… embrasser Tobias. C’est un lien entre elles deux, et Tris en remercie Caleb de les lui avoir laissés. Christina a bien essayé de lui faire adopter des tenues aux couleurs vives, des jeans ou des robes, mais sa jeune amie ne se sent bien que dans des vêtements d’Audacieuse. Sur une toute petite table, sont rangés ses produits de toilette et sa brosse, qu’elle refuse de laisser dans la salle de bain. Elle ne veut pas avoir l’impression d’envahir l’espace de Tobias. D’ailleurs, il ne lui en a jamais fait la remarque, ni ne le lui a proposé.

Elle aurait aimé avoir un objet cher au cœur de Beatrice, mais il n’y en avait pas, dans la pièce. Elle se demande ce qu’elle aurait pu aimer, un tableau, un souvenir. Mais les Altruistes ne décoraient pas leurs maisons, et Beatrice n’a rien emmené dans sa fuite en avant contre Jeanine.

Quand Tobias rentre, il flotte encore dans l’air l’odeur de pomme et d’herbe coupée du shampooing de Tris. La musique vient en sourdine de sa chambre, cela l’apaise un peu, après les mauvaises nouvelles de sa journée de travail. Il sait gré à Tris d’être parfois aussi discrète, et de ne pas lui imposer des bavardages incessants. Beatrice n’était pas très loquace non plus, ils se ressemblaient. Tris l’est beaucoup plus, mais elle respecte le côté ours de Tobias. Et ce soir, ça lui va bien. La douche lui fait du bien et la salle de bain est maintenant un mélange d’odeur d’eau chaude, de menthe et de pomme. Quand il en sort, Tris fredonne doucement la musique qu’elle écoutait dans sa chambre, au-dessus de la casserole où réchauffe le contenu d’une boîte de conserve. Malgré ses efforts permanents, il ne peut contenir le bondissement de son cœur à chaque fois qu’il la voit. Ses cheveux, très longs, forment une cascade dorée qui lui couvre la moitié du corps, et ressortent sur le fond noir de sa tenue. Il revoit les cheveux de sa Tris, volant sur ses épaules quand elle rattrapait le train, sa vision préférée peut-être : il s’était avoué ce jour-là un amour pour elle qu’il n’aurait pas imaginé un mois plus tôt.

—    Salut, dit-il enfin.

Tris se retourne et lui sourit. Comme il aurait aimé que Beatrice le fasse, encore juste une fois, quand il l’a vue, raide et froide, à la morgue du Bureau. Ce même sourire accueillant, sans artifice, vrai. Un peu différent toutefois. Beatrice avait un sourire souvent triste, ils avaient si peu de raisons de se réjouir. Tris est une incorrigible optimiste, heureuse de vivre, son sourire est plus franc, plus large, plus offert. Si elles étaient là toutes les deux, à part les cheveux, Tobias est sûr qu’il pourrait les distinguer par leur sourire.

—    Tu as faim ? demande-t-elle.

Semble-t-il tourmenté, Tobias ne répond pas mais sort les assiettes. Il se sent très contracté, sans savoir pourquoi, la proximité de Tris lui est difficile, ou douloureuse, ou insuffisante. Il ne sait pas. Ni quoi faire pour se détendre.

—    Alors ces fouilles ? finit-il par dire pour orienter ses pensées ailleurs.

—    On a trouvé la première entrée, dit-elle ravie. Mais elle est encore bouchée, par une plaque de métal. Ce sera peut-être pour demain, j’ai hâte.

—    Félicitations, c’est une belle réussite, dit-il, à moitié dans ses pensées. Demain, on pourrait aller voir Matthew, si tu veux.

—    D’accord… Tobias, ça va ? Tu as l’air sombre.

—    Des difficultés au boulot, c’est rien.

—    Ok. Tiens regarde.

Empressée à son côté, Tris passe une vidéo tournée pendant les travaux des engins sur le trottoir pour découvrir l’entrée du tunnel, que Tobias suit, mais sans commentaire. Le reste du repas se déroule dans le silence, Tris laissant Tobias regarder les images de la journée de fouilles. Elle se lève pour préparer la chicorée, comme un rituel de vieux couple. Ce soir, Tobias est préoccupé, quelque chose s’est passé aujourd’hui, dont il n’a pas envie de parler, et il aurait sans doute préféré être seul. Tris essaie donc de se faire oublier, il y aura des milliers d’autres jours pour parler, échanger. Du moins, elle l’espère. Tobias a débarrassé et lavé les assiettes et couverts en métal. Tris sert la chicorée au jeune homme. Sans détour, elle pose un baiser sur sa joue et s’en va tranquillement s’enfermer dans sa chambre, sous l’œil ébahi de son ami.


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