Une Nouvelle Terre

Chapitre 18 : Désinfectant

4645 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/12/2023 01:31

Ils descendirent !

Les étages de l’hôpital défilèrent dans un tourbillon de lumières et de métal hurlant alors que le Docteur et Cassandra dévalèrent la cage d’ascenseur à une vélocité vertigineuse, les cheveux de Rose voletant autour d’eux – glissant si vite que les semelles en caoutchouc du Docteur fumaient contre le câble ! Le poids de leurs deux corps, blottis l’un contre l’autre, reposait uniquement sur ses bras ; le vent lui fouettait le visage et les cheveux, et les cris aigus de Cassandra retentissaient dans ses oreilles…

Mais le Docteur se sentait positivement euphorique. Il se mit à rire et à crier comme un homme fou, et sur son dos, Cassandra en fut tellement surprise qu’elle faillit relâcher son étreinte – bien qu’elle était convaincue que rien au monde ne viendrait surpasser la pure et simple terreur qui scotchait les mains de Rose à son cou, tandis que le vent et les murs passèrent à toute allure et ils plongèrent tous les deux plus bas, plus bas, encore plus bas…

Des étincelles de friction jaillirent du treuil lorsque le Docteur le piqua de nouveau avec son tournevis sonique, et leur descente effrénée le long du câble commença progressivement à ralentir. Après ce qui sembla être une éternité – et un grand nombre d’hurlements – la course folle s’arrêta enfin. Dans un léger tapotement de pieds sur du métal, le Docteur et Cassandra atterrirent doucement sur le toit d’une cabine d’ascenseur tout en bas de l’hôpital. Encore en vie.

Cassandra se glissa au plus vite du dos du Docteur, décollant les doigts de Rose de leur emprise et décroisant ses jambes autour de sa taille avec un gémissement de misère :

— Je crois que je vais vomir…

— Pas le temps pour ça ! dit le Docteur. Ne perdant pas une seconde pour laisser l’énorme montée d’adrénaline se disperser de son organisme, il s’avança vers une paire de réservoirs chimiques fixés sur le toit de l’ascenseur.

Cassandra, quant à elle, écarta ses mèches blondes de ses yeux et frémit en voyant la hauteur du plongeon qu’ils venaient de faire :

— Voilà une drôle de façon de perdre du poids… ! ironisa-t-elle faiblement en faisant tout un pataquès pour s’épousseter les vêtements et réajuster le contenu du chemisier de Rose. L’un des boutons avait sauté pendant leur chute, laissant très peu de place à l’imagination…

Mais le Docteur ne regardait pas le chemisier de Rose. Il était déjà occupé à actionner son tournevis contre les mécanismes de l’ascenseur.

— Bon, écoute, dit-il en indiquant une grande manivelle en métal à côté d’eux. Quand je te le dirai, tu vas tirer sur ce levier…

Cassandra se contenta de le dévisager, l’air sidérée :

— Mais il y a toujours une quarantaine en bas, on ne peut pas…

TIENS CE LEVIER ! le Docteur lui hurla au visage, n’étant plus d’humeur à l’écouter désormais. Elle recula en hochant docilement la tête, intimidée par la colère soudaine dans sa voix, et s’agenouilla pour lui obéir.

Le Docteur se força à retrouver son calme. Détournant son regard de Cassandra vers les couvercles des conteneurs transparents, il s’empressa de les dévisser, tout en ignorant les remords qui lui nouaient l’estomac d’avoir vu Rose flancher devant lui de la sorte.

Ce n’est pas elle, se rappela-t-il. Ce n’est pas elle, ce n’est pas elle

 

Les couvercles se détachent en un rien de temps, et Cassandra reconnaît aussitôt l’odeur clinique qui envahit les narines de Rose : celle du désinfectant.

— Qu’est-ce que tu fais ? ose-t-elle demander, alors même que le Docteur enlève une perfusion verte du harnais improvisé qui est attaché à son torse et la retourne dans sa main :

— Je prépare un petit cocktail ! Je m’y connais un peu en médecine, figure-toi…

Et il mord dans le plastique, arrachant l’embout de la perfusion avec ses dents comme s’il retirait la goupille d’une grenade. Puis il asperge son contenu dans les réservoirs de l’ascenseur, teintant l’eau désinfectante d’un vert pâle, et jette le paquet sur le côté, quasiment vide. Cassandra grimace de dégoût lorsque quelques gouttes atterrissent sur elle.

Aussi vite qu’il le peut, le Docteur détache une autre solution médicale et l’ouvre brutalement. Puis une autre, et une autre, et une autre ; jaune, orange, violette, rouge… déversant à chaque fois le contenu dans les bassines à ses pieds avec abandon, recrachant les fermetures en plastique et jetant les poches intraveineuses vides par-dessus son épaule pour atterrir sur Cassandra d’une manière qu’elle soupçonne être quasi-certainement intentionnelle. Mais elle n’a pas le luxe de s’écarter ; pas après que le Docteur l’a intimidée à ne pas bouger d’un pouce…

Son cœur papillonne un peu en le regardant à l’œuvre, bien qu’elle sait pertinemment que ce n’est pas vraiment son cœur. La façon dont le Docteur et Rose se comportent ensemble – même lorsque qu’ils étaient pleinement conscients que c’était elle, Lady Cassandra, qui avait le contrôle de l’autre – est quelque chose qui l’intrigue au plus haut point. Ces deux-là s’attirent manifestement plus d’ennuis qu’ils n’en valent la peine ; et ils sont complètement, éperdument épris l’un de l’autre…

Mais… Non, se rend compte Cassandra. C’est plus que ça. Bien plus que de simples pulsions charnelles et d’hormones en ébullition. Bien, bien plus… Le Docteur et Rose sont si vigoureusement, intensément vivants ! Il suffit de voir leur réactivité face au danger ; la férocité avec laquelle chacun avait successivement crié qu’elle sorte de leurs corps respectifs, chacun se préoccupant uniquement du bien-être de l’autre et jamais d’eux-mêmes… Cassandra n’a pas connue une telle attention de toute sa vie !

Voilà qui est intéressant. Très, très intéressant…

 

Bientôt, toutes les poches intraveineuses étaient vides et le contenu des bassines écumait de médicaments multicolores et d’eau désinfectante. Le Docteur fit glisser le harnais vide de ses épaules et s’essuya les mains sur son costume. Sa concoction était prête.

— Bien, dit-il en plongeant son regard dans les yeux bruns nerveux de Rose. Ce levier va résister, mais maintiens-le en position ! Ça devrait forcer le système à se remettre en ligne. Compris ? Tire-dessus de toutes tes forces !

Après un autre hochement de tête circonspect de la part de Cassandra, le Docteur bondit de l’autre côté de l’ascenseur et souleva une trappe de secours intégrée dans le toit pour révéler l’intérieur blanc et lumineux du compartiment en-dessous. Il s’accroupit, adressa un dernier regard rassurant à l’ex-peau-vivante qui occupait le corps de sa compagne, puis glissa ses jambes à travers l’ouverture.

— Attends… et toi, alors ? Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Cassandra en crispant ses mains volées autour du levier. Elle semblait presque inquiète...

Le Docteur arqua un sourcil malin :

— Je vais commencer les consultations. Le Docteur est dans la place !

Et avec ce sourire spécial qu’il savait faisait toujours papillonner le ventre de Rose, il se laissa tomber dans la cabine en contrebas avec un bruit sourd. 

 

Des murs blancs, des tuyères de vaporisation et des insignes de lune verte accueillirent le regard du Docteur comme ils l’avaient fait plus tôt ce matin-là, mais ce dernier les ignora tous en faveur des portes de l’ascenseur. Avec un autre couinement strident de son tournevis sonique, le compartiment s’ouvrit à nouveau.

Assis là, lézardant dans la lumière naturelle du soleil pour la première fois dans leurs vies tragiques, étaient les rescapés malades des Soins Intensifs. Des dizaines et dizaines d’entre eux, attroupés ensemble autour du foyer de l’hôpital comme des enfants perdus. Après avoir errés à travers tout le bâtiment sans but précis, répandant la peur et la maladie et la mort par milliers, ils semblaient avoir simplement… renoncé. L’air stérile était rempli de leurs respirations laborieuses alors qu’ils restèrent là, avachis, à attendre.

À attendre la mort.

Mais – au bruit d’un mouvement, toutes leurs têtes se retournèrent en même temps, dégageant leurs cheveux gras de leurs yeux vitreux. À travers la gangrène et la peste, leurs traits humains s’illuminèrent d’une curieuse expression d’espoir en voyant le sourire de cet homme qui se tenait là, si près d’eux.

Et alors la Chair se releva lentement et, ensemble, se dirigea vers l’ascenseur…

Le Docteur tressaillit nerveusement. Une fois de plus, l’envie de courir lui démangeait les jambes, mais il repoussa ce premier instinct, croisa les doigts et espéra le meilleur. Il savait ce qu’il faisait. Probablement.

 

Cassandra est stupéfaite d’entendre le Docteur appeler gaiement aux porteurs de venir le rejoindre dans l’ascenseur. Elle qui a encore besoin de lui pour se sortir de ce pétrin !

— Je suis là ! Venez ! Par ici !

— Mais ne leur dis pas ça ! lui siffle-t-elle entre ses dents.

Le Docteur l’ignore :

— Tire ce levier !

Cassandra lui tire la langue avant de s’exécuter, resserrant les mains de Rose autour du levier et appuyant tout le poids de son corps volé dessus. Le métal grince et résiste, refusant de lui obéir. Le Docteur n’avait pas tort quand il lui avait dit que ça ne serait pas facile !

Serrant les dents, centimètre par centimètre, elle force le levier vers le bas…


Au-dessous d’elle, le Docteur sautillait sur place avec une anticipation qu’il n’arrivait tout simplement pas à contenir. Il fit de nouveau signe à la foule infectée, un regard fou dans les yeux et un grand sourire au visage :

— Hé, venez me chercher ! Je suis là ! Venez ! 

Les corps décharnés s’engouffrèrent à l’intérieur du compartiment, tendant vers lui leurs mains gonflées de furoncles et leurs doigts recouverts d’urticaire. Ils se rapprochaient de plus en plus… et toujours le Docteur continua à les faire rentrer, les encourageant comme s’il était la carotte au bout du bâton proverbial.

Puis, au-dessus de leurs têtes, le même monotone féminin qui avait annoncé la quarantaine et leur avait fait une série de calmes rappels tout au long de la journée, répéta une fois de plus son message apaisant :

« Démarrage de l’étape un de désinfection… »

Woosh ! Les tuyères automatiques installées dans les murs du compartiment se remirent en marche, et à l’intérieur de l’ascenseur, il commença à pleuvoir...

 

Sur le toit de la cabine, les réservoirs de désinfectant bouillonnent et gargouillent et progressivement, commencent à se vider. Dans un crissement, le grand levier en métal tente de se rétracter, mais Cassandra s’y cramponne de toutes ses forces – gardant les désinfectants mélangés et les forçant à se déverser dans l’ascenseur en-dessous…

 

Le Docteur s’avança en plein milieu de la pluie de liquide, postillonnant lorsqu’il fut de nouveau trempé jusqu’aux os. Mais ses bras étaient grands ouverts, laissant les torrents s’abattre sur son costume, et accueillaient les malades à l’intérieur :

— Allez ! Plus près ! Plus près !

La première des créatures arriva enfin devant lui, arrosée et éclaboussée par la douche qui tombait du plafond. C’était une jeune fille au regard éteint – son visage décharné recouvert d’atroces lésions. Elle tendit sa petite main en avant, approchant ses doigts de la joue du Docteur…

Et s’arrêta.

Une expression confuse vint alors se dessiner sur ses traits vérolés. Le déluge de liquide se précipitait de toutes parts, et c’était comme si les lésion sur le corps de la fillette venait d’être… effacés. Sa peau était maintenant propre, la couleur regagnait peu à peu son visage et ses yeux troubles semblaient s’éclaircir – puis, lentement, s’élargir avec compréhension.

Le Docteur lui adressa un doux sourire.

La fille lui sourit en retour.

Se hissant sur la pointe des pieds, elle se tourna vers un autre porteur malade et effleura sa la joue humide, ses doigts aussi légers qu’une plume. La même chose se passa ; les boutons et les furoncles fondaient comme de la neige...

Un par un, le groupe trempé de porteurs malades posèrent leurs mains les uns sur les autres et firent de même. Puis ils ressortirent tous de l’ascenseur et allèrent se mêler aux autres dans le foyer, leurs pas traînants reprenant lentement de la force alors que les médicaments dégoulinèrent le long de leurs blouses d’hôpital, s’infiltrant dans leurs plaies...

Et le Docteur jubila, ce sentiment de vertige s’emparant de lui à nouveau. Mais ce n’était pas que de l’excitation, cette fois-ci – oh que non.

C’était du triomphe.

 

— Qu’est-ce qui se passe ? Cassandra doit crier pour se faire entendre par-dessus le bruit assourdissant des liquides qui sont en train d’inonder l’ascenseur en dessous alors qu’elle s’efforce de garder le levier en main.

— Ils sont contagieux ! s’écrie le Docteur avec exultation. Tout ce qu’ils veulent, c’est pouvoir toucher les autres ! Et ils pourront se le passer ! ALORS PASSEZ-LE, MES AMIS ! PASSEZ-LE !

— Passer quoi ?! (Cassandra se penche pour tenter d’entrevoir quelque chose à travers la trappe, incapable de distinguer quoi ce soit dans l’ascenseur hormis la chute d’eau.) Passer QUOI ?!

 

— PASSEZ-LE ! hurla le Docteur de nouveau, sautant sur place, fou de joie. Les solutions médicales et les désinfectants s’abattaient sur lui sans relâche, mais il ne semblait plus y prêter attention. Il était beaucoup, beaucoup plus intéressé par ce qui se déroulait à l’extérieur…

Ça se propageait à travers l’hôpital comme une réaction en chaîne – partout dans le foyer d’accueil, dans les couloirs et les services, au sous-sol et jusque dans les profondeurs des Soins Intensifs. Les malades étaient en train de guérir… et se mettaient ensuite à passer le remède entre eux pour guérir les autres, tous baptisés par le cocktail médical du Docteur !

Certains trainaient leurs mains ruisselantes sur le dos des autres ; agrippaient leurs bras et leurs épaules avec rassurance.

Certains effleuraient des fronts brûlants de fièvre avec des mains qui étaient fraîches et humides.

Et certains encore passaient doucement leurs doigts sur le visage de leur voisin, ou bien alors le prenaient dans leurs bras.

À chaque contact, il y avait une sorte de crachotement – comme de l’eau atterrissant sur une plaque chaude – et un petit nuage de vapeur s’élevait dans les airs, laissant derrière lui une peau claire, neuve et indemne…

Et la guérison se propagea ! Les effets du mélange s’infiltrèrent dans les corps des malades comme une vague ; rajeunissant et reconstituant leurs os affaiblis, purifiant leurs cellules de tous les maux, toutes les afflictions, toutes les maladies qu’elles avaient jamais portées…

Les furoncles et les plaies disparurent.

Les lacérations se refermèrent, et les urticaires rétrécirent.

Les courbatures et les muscles raides se relâchèrent dans leurs articulations, et les respirations agonisantes s’apaisèrent.

Puis, enfin, le torrent d’eau cessa. La solution du Docteur venait d’être épuisée.

 

Cassandra attend à ce que les étapes deux et trois du processus de désinfection se déclenchent dans l’ascenseur, mais il ne se passe rien. Manifestement, le Docteur a grillé tout le système. Interprétant cela comme son signal pour enfin relâcher le levier, elle se relève du sol, s’assouplit les poignets pour chasser les crampes de ses doigts, et jette un œil à l’intérieur du compartiment.

Et le voilà en contrebas ! Vivant, souriant et complètement trempé. En train de l’attendre avec les bras grands ouverts ; un signe d’espoir que la voie est libre. Elle hésite, puis faufile les jambes de Rose à travers l’ouverture.

Avec un grognement d’effort, le Docteur l’aide à descendre (ce pour quoi Cassandra est reconnaissante, la dernière chose qu’il lui faudrait maintenant c’est une entorse à la cheville !) et l’attrape par la taille avant de la reposer doucement à côté de lui dans la cabine toujours humide de l’ascenseur. Elle ne perd pas de temps à se dégager de son emprise, bien entendu, mais une petite partie enfouie de l’esprit de Rose s’éveille au souvenir de la première fois qu’elle et le Docteur se sont rencontrés – dans la tanière de la Conscience Nestene, où il l’avait rattrapée par la taille avec ce grand sourire idiot et l’avait serrée contre lui[1]

— Alors… ils ont passé quoi… ? demande Cassandra en repoussant des mèches blondes de son visage et regardant autour d’elle avec une trépidation évidente. Tu les as tous tués ? Ils sont morts… ?

Le Docteur la dévisage avec surprise.

— Non ! rit-t-il, si fier de ce qu’il vient d’accomplir que même une remarque aussi insensible que celle-là ne peut ébranler sa joie à l’égard de ce qui vient de produire. Ça, c’est ta façon de faire les choses !

Et, encore tout mouillé, il se retourne et sort de l’ascenseur l’air très content de lui. Se demandant si elle va devoir à nouveau prendre la fuite, Cassandra le suit timidement au-dehors…

En plein milieu de tout.

À travers le foyer de l’hôpital, les foules de créatures humaines sont là en train de la dévisager dans une sorte de silence hébété. Rien que quelques minutes auparavant, ces cobayes avaient toutes parus si immondes, hideux et effrayants – avec leurs plaintes, leurs gémissements, leurs maladies agonisantes. À présent, ils ont l’air étrangement enfantins ; toujours vêtus de leurs sales blouses grises, certains encore trempés par la douche de l’ascenseur.

Mais leur peau est claire et propre et saine, reluisante sous le soleil de la Nouvelle Terre.

Pas de maladies. Pas de souffrances.

Pas de tumeurs, de plaies ou de chair sale et putréfiée.

Ils sont tous en parfaite santé, tous jusqu’au dernier – et l’homme qui en est responsable se tient là parmi eux et sourit comme un idiot :

— Je suis le Docteur, et je les ai guéris !

 

Cassandra avait à peine fait une dizaine de pas hors de l’ascenseur que la jeune fille de tout à l’heure passa devant elle en titubant et alla jeter ses bras autour du Docteur. Elle avait l’air d’avoir environ 12 ans, ses cheveux humides dégoulinants dans son dos. Son visage était pâle et encore légèrement émacié, mais c’étaient des choses qui seraient facilement remédiables…

— Hé, ça va aller ! rit le Docteur, son propre visage arborant un sourire rayonnant alors qu’il souleva la fillette du sol et l’enveloppa chaleureusement dans ses bras. Ça va aller, mon cœur, hein ?

Et la jeune fille lui souriait timidement en retour, ses yeux humides – et pas seulement à cause du désinfectant. Ne voyant que maintenant le monde réel pour ce qu’il était vraiment, après avoir été affamée toute sa vie de contact et de chaleur. Le Docteur, qui savait mieux que n’importe qui ce qu’était la solitude, la serra encore plus fort.

— Va vers eux, murmura-t-il sur un ton encourageant, reposant la fillette et la poussant à aller s’asseoir avec un petit groupe de ses camarades qui eux aussi paraissaient être en manque d’un câlin. Allez, vas-y… ! C’est ça, c’est ça…

Alors que la fillette s’éloigna lentement en silence, le Docteur contempla ses patients et se réjouit. Il n’aimait pas beaucoup les hôpitaux, mais à ce moment précis, celui-ci était l’endroit idéal.

Bien entendu, si Rose avait été aux commandes à ce moment-là au lieu de Cassandra, elle – ou n’importe qui d’autre, d’ailleurs – lui aurait certainement dit que la médecine ne fonctionnait pas comme ça. Bien sûr que non. Soyons sérieux. Du moins… pas aussi vite !

Mais étant Rose, elle aurait aussi probablement deviné la réponse par elle-même. 

Car voyez-vous, les solutions intraveineuses des Sœurs de la Plénitude que le Docteur avait versées dans le système de désinfection n’avaient pas été mélangées n’importe comment, oh que non. Bien au contraire, il s’agissait d’une combinaison très précise… car le Docteur s’y connaissait, en biochimie appliquée. Si la maladie pouvait être transmise par le toucher, eh bien la guérison aussi. Il suffisait de faire preuve d’un peu d’ingéniosité pour concevoir un simple antisérum de contact peau-à-peau – et hop, voilà le travail ! L’immunité collective ! Des fléaux ambulants transformés en remèdes ambulants avec les mêmes médicaments qu’ils avaient servis en premier lieu à créer. Un cycle continuel de renouveau ; guérir et être guéri.

Jamais le Docteur n’avait paru aussi heureux.

— C’est une nouvelle sous-espèce, Cassandra, s’émerveilla-t-il, dégoulinant de partout sur le sol. Une toute nouvelle forme de vie ! Des nouveaux humains ! Regarde-les ! Regarde !

Il passa d’une personne abasourdie à l’autre, leur assénant à chaque fois une énorme tape sur l’épaule et scrutant leurs visages pour vérifier que ses médecines mélangées avaient bien fonctionné :

— Exploités par des chats, enfermés dans le noir, nourris par des tubes… mais complètement et merveilleusement EN VIE !

Et alors que la voix extatique du Docteur retentit dans l’air, les regards perplexes d’autres gens – les visiteurs, le personnel, les survivants de l’hôpital – commencèrent à émerger petit à petit des couloirs et des balcons des étages au-dessus, assistant de loin à la scène avec un mélange de confusion et de soulagement.

 

Même Cassandra, à sa grande surprise, se retrouve en train de sourire – juste un peu – en voyant cet homme maigrichon parader à travers la foule de son public captif comme un épouvantail mouillé avec un grand sourire stupide sur son visage ; si brillant qu’il pourrait alimenter la ville de New New York tout entière.

Elle sent l’estomac de Rose faire un autre étrange soubresaut. La pauvre ; pas étonnant que le Docteur ait conquis son cœur ! Il suffit de le regarder en train de se pavaner partout à travers la pièce pour assurer sa présence : si enfantin, si optimiste, si explosivement bienveillant ! Partageant sa bonté avec le monde – et prenant aussi la peine de frimer un peu. Qui ne craquerait pas pour lui ?

Puis le Docteur tourne sur lui-même et la montre du doigt :

— Et cette fois, tu ne peux pas les renier… déclara-t-il avec triomphe. Parce que tu as aidé à les créer !

À ces mots, la timide grimace qu’arborait Cassandra en guise de sourire s’affaisse, et l’espace d’une seconde elle semble avoir envie de le contredire.

Mais il a raison, réalise-t-elle. Le Docteur était celui à risquer sa vie – et pourtant elle, Lady Cassandra, l’a aidé à le faire ; en tirant le levier pour libérer les remèdes dans l’ascenseur.

Qu’elle le veuille ou non, elle n’est plus le dernier être humain. Plus maintenant. Le Docteur a engendré cette nouvelle Chair, mais ils sont autant les « enfants » de Cassandra que les siens. Autrefois si désespérés et ravagés par la maladie que personne n’aurait jamais pu les toucher, privés d’une simple affection pendant si longtemps… et maintenant, pour la toute première fois de leurs vies, ils sont libres.

« Oui, mais ce sont des pseudo-humains, » rationalise-t-elle. « Encore une mutation ! »

Mais, quelque part… non. Quelque part, ils ne le sont pas. Ils sont le changement, et ils sont nouveaux.

Et d’une certaine manière, malgré tout… ils sont magnifiques.

« Ils évoluent, Cassandra, » lui avait dit une petite voix familière plus tôt ce jour-là, et maintenant le souvenir semble lui sourire. « Ils ne font qu’évoluer. Comme il se doit. »

Est-ce pour cela que le Docteur a changé de visage ?

Il est tellement différent du Docteur qu’elle a pu connaître dans le passé ; autrefois si disposé à la laisser crever, mais désormais beaucoup plus… clément, à certains égards. Maintenant c’est un homme qui peut voir la beauté et la joie dans le commencement de toute vie nouvelle, et s’investir entièrement dans son épanouissement. Qui regarde l’univers à neuf et qui en est enchanté. Inlassablement et contagieusement enchanté.

Cassandra suppose qu’avec un peu de temps, elle pourrait apprendre à respecter un homme comme ça. Mais elle ne va certainement pas lui donner la satisfaction en le montrant, et se contente, comme à son habitude, de lever les yeux de Rose au ciel.

Oui, hourra. Quelle journée on a eue. On a sauvé tout le monde et aucun de nous deux n’est mort. Restons-en là, d’accord chéri ?

 

Mais le Docteur n’avait pas encore fini.

— La race humaine continue d’avancer ! proclama-il, lissant ses cheveux mouillés en arrière et ouvrant les bras comme s’il voulait enlacer tout le monde. Continue de changer ! La vie refait surface ! HA !

Et alors qu’il savoura cet instant, voulant en profiter jusqu’au bout, les paroles d’une autre vie – d’un autre Docteur – lui revinrent à l’esprit. Prononcées dans la pénombre d’une gare ravagée par les bombardements du Blitz de Londres ; si loin et pourtant pas si loin dans le passé, entouré une fois encore par les patients d’un hôpital qu’il avait aidés à soigner, avec Rose Tyler à ses côtés.

Des paroles qui n’étaient pas portées par la colère, le sang ou la vengeance, mais qui dansaient et planaient dans l’air – pleines de joie et de victoire et d’euphorie et de défiance et de bonheur – oh, tellement de bonheur !

Pas une mort de plus. Pas aujourd’hui.

Aujourd’hui…

TOUT LE MONDE VIT !


[1] Voir Doctor Who: Rose

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