Une Nouvelle Terre

Chapitre 19 : La Tête Pleine de Grosse-Face

2758 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/12/2023 14:07

Le crépuscule tomba sur Nouvelle Terre, et la quarantaine fut enfin levée. 

Juste alors que le soleil commençait à se coucher sur le New Hudson, jetant une lueur orangée sur l’hôpital blanc étincelant sur la rive, l’éclat de gyrophares et des hurlements de sirènes annoncèrent l’arrivée tardive des services d’urgence, fonçant en masse à travers le ciel assombrissant.

« Ici le NNYPD. Veuillez-vous éloigner des navettes… »

L’endroit grouillait à présent de centaines d’officiers en uniforme. Il ne fallut pas longtemps à la police de New New York pour ratisser tout le bâtiment de fond en comble. Il leur fallut un peu plus longtemps pour comprendre ce qui avait bien pu se passer au cours de ces dernières heures. Histoire de rattraper le coup, et montrer que c’était eux les maîtres de la situation maintenant, ils avaient réquisitionné le système interphone de l’hôpital :

« Tous les membres du personnel médical sont priées de se rendre aux officiers pour arrestation immédiate. Je répète : arrestation immédiate… »

Les lèvres de Rose se pincèrent en une moue de mépris alors que Cassandra regarda les dernières Sœurs de la Plénitude se faire escorter dehors par les policiers new-new-yorkais :

— Tu sais, c’est bien beau tout ça, mais il n’empêche que je n’ai toujours pas eu mon yacht.

— Sois reconnaissante que c’est la seule chose que tu n’as pas eue, grogna le Docteur à côté d’elle. Un millier de maladies, ça te parle ?

— Oui, bon, ça va… Mais pour une fois, Cassandra ne trouva rien de mieux à lui répondre, alors elle se contenta de souffler et se remit à admirer les ongles de Rose en silence.

Le Docteur, en bras de chemise et encore assez mouillé par le désinfectant, regarda la maigre procession d’infirmières-chats menottées quitter les lieux avec une sombre satisfaction. Tout autour d’eux, les forces de l’ordre étaient en train d’interroger les survivants des autres services. Frau Clovis – la fidèle et désormais ex-assistante du Duc de Manhattan – tenait salon au centre du foyer d’accueil, entourée d’une équipe de ses propres acolytes venus de la ville. Elle semblait déjà se porter mieux sans lui, et avait même pris sur elle la responsabilité de coordonner les efforts de secourisme. Elle avait vu aujourd’hui comment le Docteur avait été meilleur qu’elle ; avait vu la facilité avec laquelle il avait pris le contrôle de la situation juste sous son nez et rallié toute la Section 26 à son commandement.

Et elle ne voulait plus jamais qu’une telle chose se reproduise.

Quant au Duc lui-même ? Eh bien, il avait quitté la scène quelques instants plus tôt sur son aéro-fauteuil personnel, en grande pompe et en plus grande disgrâce. Demandant encore des nouvelles de « cette jolie demoiselle blonde », qui d’après lui était « une personne très charmante à côtoyer ». Retournant à son monde gouvernemental sécurisé de conforts, de richesses et de fêtes débauchées interminables loin au-dessus de la ville. Une autre vie de « charité et d’abstinence » devant lui…

Le Docteur eut le sentiment que lui et Frau Clovis n’allaient pas se manquer.

 

« Toute nouvelle forme de vie sera cataloguée et prise en charge. Je répète : toute nouvelle forme de vie sera cataloguée et prise en charge… »

Personne ne semblait savoir quoi faire des patients guéris des Soins Intensifs. La plupart d’entre eux étaient déjà adultes, mais ils étaient tous aussi naïfs et innocents que des nouveau-nés. Contre son meilleur jugement, Frau Clovis avait rassemblée une petite équipe de bénévoles pour s’occuper d’eux ; leur réapprenant patiemment comment boire et manger, les aidant à enlever leurs immondes blouses d’hôpital pour mettre des vêtements propres.

Mais tout ce qu’ils semblaient vouloir, c’était un câlin. Ils faisaient un câlin à quiconque restait immobile trop longtemps.

Quelle vie auraient-ils à vivre après ça ? Seul le temps le dirait… Bientôt, ils seraient autorisés à sortir dehors, à respirer l’air frais, à sentir l’herbe à la pomme et le vent sur leurs visages…

Le Docteur leur avait donné cette chance.

Novice Hame passa devant lui, menottée entre deux officiers. Elle se laissa embarquer sans protester – mais au tout dernier moment, elle croisa le regard du Docteur et lui adressa un faible sourire, cherchant…

Quoi, exactement ? Du réconfort ? De la sympathie ? Une pénitence pour ses péchés ?

Mais le Docteur ne sourit pas. Il ne cligna même pas des yeux.

Nul doute que beaucoup d’autres comme Hame iraient en prison pour leur complicité dans la ferme humaine que les nonnes avaient dissimulée dans les Soins Intensifs. Les naïves et les croyantes, qui avaient laissées persister une culture de meurtre dans la sainte conviction qu’elles agissaient pour le plus grand bien de tous. Mais malgré toutes leurs prétentions à la charité et la religion, le projet des Sœurs de la Plénitude – toute la souffrance, toute la misère qu’elles avaient causées – avait été uniquement fondé sur la cupidité. La pure et simple cupidité.

La jeune novice ne pouvait que baisser la tête de honte avant qu’elle, aussi, ne disparaisse dans la foule.

Le Docteur la regarda simplement partir.

 

« Tous les visiteurs présents à l’hôpital sont invités à se présenter auprès de la police de New New York pour témoigner. Je répète : tous les visiteurs présents à l’hôpital sont invités à se présenter auprès de la police de New New York pour témoigner… »

Le Docteur s’aperçut que personne n’était venu le remercier. Mais en même temps, il n’avait pas vraiment parlé à qui que ce soit de ce qui s’était passé. Ce n’était pas son style. S’il avait tiré une leçon de la race humaine, c’était qu’ils étaient les grands survivants. Les gens d’ici connaissaient les responsables – autant les laisser réparer leurs propres erreurs... Sans doute Frau Clovis ferait courir le bruit en ville, raconterai à tout le monde la vérité sur ce qui s’était passé ici. Le chaos d’aujourd’hui serait assujetti à des mois, peut-être même des années d’enquêtes. Et aussi important que le témoignage du Docteur pourrait être, rester ici à traîner dans les parages ne ferait que compliquer les choses.

Non ; il serait mieux pour lui et Rose de retourner au TARDIS avec Rose et simplement disparaître. Comme des empreintes dans le sable…

Seulement, ils ne pouvaient pas repartir tout de suite.

Car ce n’était pas Rose qui se tenait là à côté de lui, jouant avec une mèche de ses cheveux et faisant tout son possible pour passer inaperçue. C’était Cassandra.

Elle était probablement l’une des personnes les plus entêtées que le Docteur ait jamais rencontrées. Voilà plusieurs heures qu’elle séjournait maintenant dans le corps de Rose, et toujours elle refusait de partir tant qu’elle n’était pas absolument certaine de pouvoir s’échapper ailleurs. Sans se faire remarquer par les autorités, bien entendu. N’avait-elle pas déjà causé assez de problèmes comme ça ? Peut-être que s’il retournait en bas, au sous-sol pour la psycho-greffe, il pourrait faire quelque chose ; inverser le processus, le changer, si même il fonctionnait encore…

Les Docteur ratissa le plafond du regard, perdu dans ses pensées. Il y avait encore une chose qu’il avait oubliée ; qui lui trottait dans la tête. Quelque chose d’important. La raison-même pourquoi il avait amené Rose sur Nouvelle Terre ce matin-là. Dans cet hôpital. À la Section 26…

« Docteur… »

— Face de Boe ! s’exclama-t-il soudain. Et sans se soucier de l’inconfort, il renfila sa veste humide et s’éloigna en courant, laissant Cassandra interloquée derrière lui.

 

Les lèvres dérobées de Rose s’incurvent dans un petit sourire.

Bien, bien ; voilà qu’elle est enfin seule à nouveau ! Le monde est sauvé, la bénévolence de ces infirmières pouilleuses été exposée au grand jour comme une gigantesque supercherie, et le Docteur est parti voir une vieille tête. Le temps est venu pour elle de s’éclipser ; la plupart des visiteurs ont déjà donné leurs témoignages et se font maintenant diriger vers la sortie par la maréchaussée.

C’est le moment ou jamais…

Recoiffant rapidement les cheveux de Rose, elle s’avance vers le policier le plus proche et fait saillir sa poitrine en offrande :  

Holà inspecteur, ronronne-t-elle. J’ai eu une dure journée, et je suis toute prête à rentrer chez moi prendre un bon bain. C’est par ici, les navettes d’évacuation… ?

Puis, tout à coup, le Docteur est de retour. Il attrape le bras de Rose, l’entraîne derrière lui, et Cassandra se retrouve à nouveau en train de courir…

 

Les rumeurs de la mort imminente de Face de Boe avaient été quelque peu exagérées.

Car le voilà pleinement réveillé, le dernier patient laissé dans la Section 26. Déambulant vers eux le long de la salle déserte, son grand aquarium en train de fumer, souffler et cliqueter comme une vieille locomotive à vapeur. Ses traits ridés étaient baignés dans la douce lueur rouge du crépuscule au-dehors, et ses yeux énormes les fixèrent avec une lente mais joyeuse reconnaissance.

— Vous étiez supposé être en train de mourir… sourit le Docteur en s’approchant, avec Cassandra traînant boudeusement derrière lui.

Et à travers la pièce, une voix impossiblement ancienne – rauque et réconfortante et curieusement familière – sembla résonner directement dans leurs esprits.

« Il y a bien mieux à faire aujourd’hui… » dit Face de Boe. « Mourir peut attendre. »

— Oh, je dé-teste la télépathie ! rouspéta Cassandra à mi-voix, roulant des yeux et croisant les bras sur la poitrine de Rose. Juste ce qu’il me faut, une tête pleine de Grosse Face…

— Chut ! siffla le Docteur. Il n’était pas d’humeur à supporter son insolence.

« Je commençais à me lasser de l’univers, Docteur… » entendit-il murmurer Face de Boe dans sa tête. « Mais vous m’avez appris le voir différemment. »

Le Docteur s’avança avec insouciance. Flatté ; toujours sur son nuage de victoire, affichant toujours ce petit sourire, mais rempli également d’une curiosité brûlante.

Ceci était son premier véritable échange avec Face de Boe – mais malgré l’absence de paroles, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une espèce de complicité avec cette vieille et mystérieuse créature. Le voilà face à un être qui avait évolué à un point d’intellect total, qui n’avait pas de corps à appeler le sien, ni de membres ou de torse… juste ce visage ancien et éternel, séparé du reste du monde par le verre de son aquarium mais faisant indiscutablement qu’un avec l’univers qui l’entourait. Et la manière dont Face de Boe le regardait à présent… ils auraient pu être de vieux amis perdus, qui s’étaient connus dans une autre vie !

Peut-être que c’était le cas. Le Docteur avait beaucoup vécu ; vagabondé tout autour du cosmos et vu de nombreux visages. Pourtant, il était certain de n’avoir jamais croisée celui de Face de Boe, mis à part une seule fois sur la Plateforme Un.

Enfin, presque certain.

— Il y a des légendes, vous savez… avança-t-il en s’accroupissant devant le verre enfumé. Qui disent que vous êtes âgé de plusieurs millions d’années…

Un petit grondement, frissonnant tout bas à l’intérieur de sa tête : Face de Boe était en train de rire.

« Elles disent ça ? Mais voyons… ça serait impossible !»

Et le Docteur, malgré lui, se mit à rire avec lui :

— N’est-ce pas ?

Impossible, hein ? Mais il avait vu l’impossible devenir possible, rien qu’aujourd’hui ! À ce rythme, le Docteur était quasiment sûr qu’il n’y avait plus rien d’impossible dans l’univers…

Il pouvait sentir le regard de Face de Boe sur lui, et lui adressa un sourire. Oh, les choses qu’il avait dues voir ! En tant que Seigneur du Temps qui avait voyagé parmi les étoiles depuis environ neuf siècles au dernier décompte, le Docteur était généralement le plus âgé de tous, et de très loin. Pourtant, même lui ne pouvait qu’imaginer ce que ça devait être de vivre plus longtemps que les étoiles elles-mêmes ! C’était rare pour lui de se sentir aussi jeune qu’il en avait l’air ; d’être rappelé du nombre d’années qui s’étendaient encore devant lui…

Mais il y avait encore autre chose. Quelque chose de plus urgent… Ce message sur le papier psychique, l’amenant ici avec Rose à la Section 26. Il se souvint des mots de Novice Hame, qui l’avaient autant intrigué, et effrayé :

« On dit qu’il parlera à un voyageur. À l’homme sans racines… »

Le Docteur décida qu’il valait mieux que Cassandra n’entende pas cette prochaine partie. Il s’agenouilla plus bas encore, se rapprochant le plus possible de Face de Boe, de sorte qu’ils se regardaient tous deux droit dans les yeux. Comme il l’avait plus tôt dans la matinée, il posa doucement une main contre la vitre de son aquarium, et demanda à voix basse :

— J’avais l’impression… que vous aviez quelque chose à me dire ?

Face de Boe le dévisagea un moment, flottant doucement dans sa fumée. De près, ces grands yeux étaient un peu déconcertants ; si sages et si anciens. Des yeux qui avaient vu tant de choses. Peut-être trop de choses. Mais il y avait de la bienveillance dans leurs profondeurs dorées, et de l’humour, aussi. Le Docteur eut l’impression qu’il pourrait s’y noyer…

Après un moment de silence, Face de Boe hocha solennellement la tête :

« Un grand secret… » murmura-t-il dans l’esprit du Docteur.

— C’est ce que raconte la légende…

« Cela peut attendre. »

Le Docteur cligna des yeux et son visage s’affaissa.

— Oh, dit-il, l’air déçu. C’est obligé ?

Encore attendre ! Eh bien, voilà qui n’était pas particulièrement utile. Pas pour le Docteur, en tout cas. Après tout ce que ce message leur avait fait traverser ! Tous ces présages, tout ce suspense… et pour aboutir à quoi, au final ? Un simple haussement d’épaules ?

Mais les vieux yeux sages se contentèrent de le fixer avec une simple finalité, et le Docteur aurait juré apercevoir un sourire quelque part dans ces traits fatigués.

Comme si Face de Boe lui donnait matière à réfléchir...

« Nous nous reverrons un jour, Docteur, dit-il. Pour la troisième fois. Pour la dernière fois. Et la vérité sera dite. Jusqu’à ce jour… »

Et devant leurs yeux, la vieille et mystérieuse créature se mit à briller et à changer de couleur. Ses rides rouges s’éclaircissaient pour devenir un bleu verdâtre, l’enveloppant dans un nuage de lumière étoilée jusqu’à ce qu’il paraisse quasiment transparent. Puis son tout aquarium en verre sembla se rétrécir autour de lui et s’étirer, verticalement, vers le plafond de l’hôpital – plus haut, plus haut, toujours plus haut, vers le ciel au-delà et des horizons inconnus…

Il y eut un léger bourdonnement, et un vif éclair de lumière.

Et Face de Boe avait disparu.


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