Une Nouvelle Terre

Chapitre 22 : La Soirée

4430 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/12/2023 20:40

C’est comme revisiter un rêve.

L’ambassadeur de Thrace est en train de fêter son cinquante-quatrième anniversaire et demi. En l’honneur de cette plus splendide des occasions, le gratin de la planète Terre se sont réunis pour porter un toast spécial – à lui, et à eux-mêmes.

La soirée cocktail se déroule dans un bar de la haute société ; ou un club ; ou un restaurant de luxe ; personne ne peut en être exactement sûr. Les lumières sont douces et la musique forte, la pièce remplie des plus somptueuses décorations : des boules scintillantes, des chandeliers, des bougies et des feuilles exotiques issues des tropiques... Il y a un groupe de musiciens et une chanteuse, et une brume de fumée partout. Des femmes en robes étincelantes tirant sur des cigarettes, et des hommes en smoking avec leurs cravates desserrées ; certains sans cravate du tout. Des couples et des corps se déhanchent sur la piste de danse, se déplaçant tous avec un soupçon d’ivresse.

Si on est quelqu’un d’important, on est là ce soir.

Personne ne remarque le vent léger qui vient de se lever derrière les rideaux d’une petite alcôve nichée tout au fond de la pièce. Mais la boîte bleue du Docteur a décidé de se matérialiser discrètement et sans grandeur – comme si la machine elle-même peut ressentir que ce voyage est de nature solidaire.

Les yeux empruntés de Cassandra sont grands alors qu’elle émerge après le Docteur et Rose. Avec toutes les surprises qu’elle a eues aujourd’hui… qui aurait cru que le Docteur lui en réservait bien d’autres encore ! L’immensité et les dimensions du monde contenu dans son vaisseau impossible… l’intérieur bien plus grand que l’extérieur !

Et ils n’ont pas seulement voyagé dans l’espace. Oh, que non. Ils ont voyagé dans le temps…

Rose jette un coup d’œil discret à travers le rideau, avant de se retourner pour faire signe à Cassandra d’approcher. Son visage commence à retrouver un peu de sa couleur, et elle n’a plus l’air aussi affreusement pâle qu’avant. Cassandra avait remarqué le Docteur en train de l’étudier longuement du regard pendant qu’ils étaient en plein vol, ce qui explique peut-être pourquoi la jeune femme a pris le temps de changer de tenue. Elle en a clairement plus qu’assez de se balader avec sa poitrine à l’air, merci beaucoup.

Cassandra la rejoint au rideau. S’efforçant toujours de paraître fière, de dissimuler sa faiblesse. L’esprit de Chip est si fragile qu’il semble à peine avoir fait impression sur elle ; ce dernier a complètement cédé à la conscience de sa maîtresse. Aucun amant ne s’est jamais soumis à elle avec autant de grâce. Cela dit, le corps du petit bonhomme ne se porte pas bien du tout – son cœur bat à cent à l’heure, tous ses nerfs réagissent au hasard, et…

La douleur. Il y a de la douleur, aussi. Cassandra n’aime pas ça. Elle a toujours fait en sorte pour que la douleur soit infligée aux autres.

Ceci, elle le sait, sera son dernier tour de piste – une ultime grande aventure avant que la mort ne décide de lui ôter la triste petite vie qu’elle a menée depuis bien trop longtemps.

Au moins elle n’aura pas froid. Le Docteur et Rose lui ont trouvée une longue cagoule noire qui cachera la peau et les tatouages de Chip des regards des invités. Son voile de mort. Et alors qu’elle se prépare à passer le rideau, Cassandra s’aperçoit qu’elle n’a pas peur. Ce n’est pas la première fois ce jour-là qu’elle sent qu’elle n’est pas seule…

Mais non pas parce qu’ils se trouvent ici avec elle ; Rose Tyler à sa gauche, le Docteur à sa droite. Oh que non – ce sentiment vient de quelque part au fin fond d’elle-même. Ce sont les émotions de Chip qui lui parlent, qui l’envahissent. Ces dernières sont incroyablement simples ; primitives, même.

Mais elles lui montrent que le Docteur avait bel et bien raison. Enfin, après tant d’années, tant de luttes contre cette ultime sortie de scène… son heure est venue.

Le Docteur écarte le rideau.


― Oh non ! Arrête ça tout de suite, petit coquin ! Ce n’est tout simplement pas vrai du tout !

Rose reconnut la voix immédiatement. Ce petit gloussement aigu, digne d’une écolière, résonnant au-dessus du vacarme des festivités…

C’était elle.

Plus grande, plus mince et encore plus glamour qu’elle l’était à l’écran, Lady Cassandra était le centre de l’attention de la foule, tenant l’audience avec sa chevelure dorée et sa robe moulante. Rejetant la tête en arrière pour rire d’une plaisanterie faite par quelqu’un à proximité, elle gesticula délicatement avec sa coupe de champagne.

― Ce n’était pas moi ! Ce n’est qu’une sale rumeur ! s’écria-t-elle en riant, feignant d’être offusquée alors qu’elle donna des petites tapes aux épaules des hommes en smoking qui venaient chacun leur tour pour lui murmurer amoureusement à l’oreille. Bon, d’accord, peut-être que c’était moi… mais pour l’amour de Dieu, ne le dites pas à la Princesse ! Oh, elle serait livide ! Furieuse !

Le TARDIS avait emmené ses passagers précisément au bon endroit. La soirée dans le vieux film de Cassandra – la même soirée que Rose avait vu projetée dans le sale petit sous-sol d’un hôpital pas encore construit, sur un monde pas encore colonisé, à des milliards et des milliards d’années-lumière d’ici – était en train d’être enregistrée en ce moment-même.

Ici. Ce soir.

Rose écarquilla les yeux. Les hommes élégants, les jolies femmes, les boissons extravagantes, la musique, les lumières, le luxe… tout était encore plus impressionnant qu’elle ne l’avait imaginée.

Elle jeta un coup d’œil au Docteur, mais son visage ne laissait rien deviner. Car pour une fois, leur destination n’avait pas été son idée, mais la sienne…


En se voyant elle-même à l’autre bout de la pièce, Cassandra est laissée sans voix. Elle admire avec abandon les boucles de sa propre chevelure dorée, les douces formes de son corps qui épousent cette robe décolletée étincelante à la perfection, sa peau lisse et bronzée… le summum de la mode ! Les hommes tout autour d’elle, riant et rivalisant pour ses affections… La reine de la fête, et si profondément humaine – avec toutes les courbes et les bosses et les rondeurs qui vont avec. Une autre époque, où elle était jeune et insouciante, prenant tout comme acquis. Juste un autre visage dans la foule.

À l’époque où elle traînait encore avec les foules. Avant que ses fréquentations ne deviennent plus… exclusives.

Elle n’arrive pas vraiment à comprendre. Le Docteur, qui auparavant ne lui avait jamais montrée de compassion, qui lui a toujours refusé sa pitié – pourquoi, maintenant, lui accorde-t-il cette faveur ? Pourquoi l’a-t-il ramenée à cette soirée ? À ce moment précis ? C’est exactement le même moment qu’elle a montré à Rose dans le sous-sol de l’hôpital, quelques instants avant de s’approprier le corps de la blonde comme le sien, alors pourquoi… ?

Oh, réalise-t-elle. Oh !

Peut-être que ce vieux dicton Terrien sur les blondes était véridique, après tout. Les blondes sont vraiment naïves.

Et elle sait maintenant ce qui lui reste à faire.

― C’était minuscule ! glousse la Lady Cassandra d’autrefois alors qu’elle reraconta une de ses vieilles histoires. Minuscule ! Les plages étaient la-men-tables ! Et les moustiques ! Oh, vous n’imaginez même pas…

De loin, la Cassandra du futur regarde avec mélancolie la Cassandra du passé. Reconnaissant une fois de plus cette souffrance et ce chagrin, le profond désespoir derrière sa fausse joie. S’insurgeant contre l’injustice de tout alors que le monde vieillissait, et elle vieillissait avec, et l’humanité changeait autour d’elle. Résistant avec la gaieté, le bruit et les fous rires du déni. Elle ne s’en était pas rendue compte à l’époque, mais beaucoup des autres invités ici ce soir la méprisaient secrètement pour ça – même si, bien entendu, ils étaient tous trop polis pour le lui dire. Elle, qui aurait dû être la première sur la liste des invités, pas la dernière. Pas un rajout de dernière minute…

Juste un instant, Cassandra se retourne un instant vers le Docteur et ose lui adresser un sourire – pas doucereux ou minaudant ou manipulateur comme toutes les fois auparavant, mais sincère ; reconnaissant.

― Merci… souffle-t-elle, incapable de parler plus fort.

Le Docteur se contente simplement de la dévisager :

― Vas-y. Et ne regarde pas en arrière.

Et il est toujours aussi impassible, indiquant d’un signe de tête la femme à la robe scintillante, tout le sens se devinant dans ses yeux. Cassandra sait alors qu’ils n’ont plus rien à se dire.

Mais Rose ne peut s’empêcher de rajouter deux derniers mots d’adieu :

― Bonne chance… murmure-t-elle doucement, posant sa main sur le bras de Chip et s’efforçant de lui donner un petit sourire encourageant.

Cassandra ne sait même pas pourquoi elle a dit ça. La jeune femme non plus, visiblement. Peut-être que ça lui semblait juste être la bonne chose à dire. Car en dépit de tout ce qu’elle a fait, tout ce que le Docteur lui reproche encore, elle et Rose se comprennent un petit peu mieux. Elles savent toutes les deux que Cassandra n’a pas eue la vie facile ; qu’elle est bien plus qu’un simple bout de peau avec du rouge à lèvres. Et peut-être que la blonde a le sentiment, à certains égards, de pouvoir empathiser avec ça.

Ou presque.

Très peu d’invités ne remarquent la silhouette sombre qui s’avance désormais sur la piste de danse avec discrétion, la tête haute sous sa cagoule, passant en ligne droite devant des serveurs et des fêtards indifférents. Et ça n’aurait eu aucune importance, de toute façon ; Cassandra n’a des yeux que pour elle-même.

Le rythme cardiaque de Chip s’accélère et ralentit dans sa poitrine volée, comme si son cœur essaye de gagner une course qu’il ne va que finir par perdre. Ses paumes de main sont moites, son pouls irrégulier ; elle a chaud, elle a des courbatures et… Oh, Seigneur ! C’est reparti avec le mal de tête !

Pendant tout ce temps, elle a considéré que Chip n’était rien de plus qu’un serviteur. Simple. Stupide. Dévoué. Jamais elle n’aurait présumé que toutes les réponses reposaient ici dans sa tête, dans les réactions de son corps…

Oh, mais le corps ne ment jamais.

Tout a son sens, à présent. Il n’y a plus rien qu’elle puisse faire pour changer son passé ; ça, Cassandra le sait pertinemment. Mais maintenant que son sort est définitivement scellé, elle se contentera de rencontrer le passé à mi-chemin, et de faire un compromis.

Elle n’en est plus qu’à quelques pas, désormais, en train d’attendre le bon moment. Le moment où la Cassandra d’autrefois se détachera du groupe, comme elle a toujours su qu’elle le ferait…

 

― Et si vous les aviez vus, vous seriez choqués ! conclut Lady Cassandra, se détournant du brouhaha à la recherche d’un autre verre. Cho-qués ! Mais ne dites à personne que ça vient de moi. Oh, mes petits vilains ! Allez, ciao !

D’autres rires et éloges la suivirent alors qu’elle s’éloigna de la foule en valsant. Le moment était venu – la rare occasion où Lady Cassandra se retrouvait seule à un évènement social…

― Excusez-moi, couina une petite voix, attirant son attention. Milady Cassandra ?

Bien que légèrement surprise par la franchise de l’homme et de son approche, Lady Cassandra ne perdit pas un instant pour lui répondre. Elle le toisa brièvement du regard, pinçant ses fines lèvres écarlates. Elle avait été si sûre d’elle, à l’époque. Si entière. Si indemne...

― Désolée, répliqua-elle d’un ton hautain, se détournant rapidement vers le monde dans lequel elle se sentait plus confortable. Je n’ai besoin de rien. Ça ira, merci…

― Non ! interrompit l’étranger. (Elle s’arrêta, et se retourna avec une curiosité polie.) Je… je voulais seulement vous dire que… Vous êtes magnifique.

Lady Cassandra cligna des yeux, interloquée. Les jolis yeux bleus qu’elle finirait un jour par perdre dans le sous-sol d’un hôpital scrutèrent le visage pâle et tatoué de l’homme devant elle.

C’était comme si les mots lui étaient échappés de la bouche avant qu’il ne puisse les arrêter. Est-ce qu’il osait la draguer, cet étranger sorti de nulle part, si louche et tordu ? Naturellement, elle se considérait suffisamment bien-élevée pour apprécier la flatterie de bonne grâce, mais guère plus. Venant d’un type aussi bizarroïde, ce n’était pas nécessaire.

Mais bon ; d’un autre côté, c’était tout de même agréable…

― Et bien… sourit-t-elle en ravalant une émotion inopportune et inexprimée. C’est très gentil, venant d’une étrange petite chose comme toi. Je te remercie pour le compliment…

 

Pourquoi lui sourit-elle comme ça ? Est-ce qu’elle pense que tout ceci n’est qu’une curieuse plaisanterie ? C’était tout à fait mon genre à l’époque, se rappelle Cassandra. Balayant les flatteries d’un revers de la main parce que le mot « magnifique » n’a plus aucun sens. Vraiment, elle n’y croit plus. Personne ne lui a jamais dit ça sans attendre quelque chose en retour. Une danse. Un verre. Un pourboire. Un baiser. Une nuit dans son lit.

Le corps de Chip s’avance d’un pas :

― Je le pense vraiment… disent doucement ses lèvres, et sa voix volée a tellement de certitude ; tellement de sincérité. Pourtant, à l’intérieur de lui, sa maîtresse s’affaiblit encore plus ; les genoux de son serviteur tremblent sous l’effort de la maintenir debout sous la cagoule noire. 

Mais elle veut – elle a besoin – que la femme comprenne. Ce soir est le grand soir ; pas de rappels, pas de deuxième essai, pas de seconde chance. Ce soir sera la dernière fois que Lady Cassandra entendra ces paroles, et elle a besoin d’y croire. 

Car à présent, après tout, plus vieille et plus sage qu’avant – Cassandra y croit enfin elle-même. Et elle n’oubliera jamais ce que ces paroles signifieront pour elle…

Le dernier être humain tente son dernier coup – une combine qu’elle n’a jamais osé tenter avec Rose ou avec le Docteur. Elle relâche son contrôle sur le corps de Chip, rien qu’une seconde, et se retrouve choquée et émue d’entendre sa voix, ses mots :

― Vous êtes… tellement magnifique.

Cette fois, elle peut voir que la phrase a fait mouche. Le visage en porcelaine que Cassandra a laissé derrière elle des années et des années auparavant, après tant de recours aux opérations chirurgicales, se décompose enfin. Elle peut le voir dans ses propres yeux – cette lueur de compassion qui l’a si rarement touchée au cours de sa vie.

La Lady Cassandra d’autrefois la dévisage en retour. Ne sachant pas trop quoi dire. Laissant briller sa gratitude à travers ses larmes :

― Merci… murmure-t-elle d’une voix tremblante.

Un léger sourire incurve les lèvres du petit homme, et l’intelligence séjournant dans son corps ressent une paix intérieure qu’elle n’a pas ressentie depuis des années. Bien, voilà qui est fait. Pas de regrets pour elle, et pas de regrets pour Chip. Elle aurait seulement aimé avoir une dernière petite converdation avec Rose Tyler; lui parler du Docteur, et ce qu’elle lui avait fait, la pauvre. Ce qu’elle pourrait lui faire…

Mais il est trop tard pour ça, désormais. Quelques minutes trop tard. Et d’après sa propre expérience, même si les blondes sont naïves de temps en temps, elles peuvent aussi être très malignes et inventives en ce qui concerne les hommes…

C’est drôle comme les choses finissent par s’arranger.

Les paupières de Chip se mettent à papillonner comme les ailes d’une guêpe retenue prisonnière. Cassandra peut entendre les derniers battements de son cœur volé avant que celui-ci ne lâche ; peut sentir son dernier souffle volé qui passe entre ses lèvres avec un petit soupir... de soulagement ?

Puis le petit homme s’écroule sans bruit, ses yeux se révulsant dans sa tête. Les lumières de la fête s’évanouissent.

Et c’est fini.

 

Lady Cassandra poussa un cri de surprise, tendant les bras pour rattraper l’étranger vêtu de noir avant qu’il n’heurte le sol :

― Oh Mon Dieu ! Est-ce que ça va ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle s’accroupit par terre dans sa robe moulante et laissa la tête de l’homme retomber sur ses genoux. Pâle… il était si affreusement pâle, et si petit… Cassandra le prit dans ses bras, lui secouant les épaules en espérant le réveiller :

― Allez chercher de l’aide ! cria-t-elle avec urgence à la foule aux alentours. Appelez un médecin ! Faites vite !

Rose voulut se précipiter pour la rejoindre, mais le Docteur prit sa main dans la sienne comme il l’avait plus tôt dans la journée, et elle sut alors qu’il n’y avait plus rien à faire. Ensemble, ils regardèrent en silence tous les invités de la fête en train de reculer pour laisser un peu de place à Lady Cassandra, qui tenait soudain un petit bonhomme étrange sur ses genoux et appelait, demandait – exigeait – de l’aide.

― Qui est-ce ? demanda quelqu’un.

― J’en sais rien… (La dame secoua frénétiquement la tête, tirant sur la cagoule noire de l’homme pour l’écarter de son visage blanc :) Il est juste venu me parler… Je ne connais même pas son nom ! Il s’est juste effondré comme ça ! Je crois qu’il est en train de mourir ! Bon sang, mais faites quelque chose !

Mais personne ne fit rien. Les autre invités – ses prétendants, ses amis – s’agitaient autour d’elle dans tous les sens. Certains partaient en courant ; d’autres lâchaient de petits cris d’horreur appropriés. Mais la plupart restaient là à regarder, l’air béats ou gênés – voire même un peu embarrassés de voir quelqu’un d’aussi vénérable que Lady Cassandra agenouillée par terre, berçant tendrement cette petite chose sans nom qui s’était incrustée à leur fête.

― Oh, le pauvre…

― Je ne peux pas imaginer comment il…

― Mais c’est quoi cette tête de moche ?! s’éleva une voix de femme stridente parmi le brouhaha.

― Il n’a rien de moche ! cria Cassandra d’une voix féroce, d’une voix brisée. Il est… ! Il est… magnifique. C’est l’homme le plus magnifique que j’ai jamais vu…

Et de l’autre côté de la pièce, sur les franges de la fête, Rose sentit quelque-chose se nouer dans sa gorge.

La dernière fois que quelqu’un lui avait dit qu’elle était magnifique...

C’était elle, se rendit compte la jeune femme. C’était venue de la part de Cassandra elle-même depuis le début. Elle avait modelé Chip après le dernier homme qui lui avait dit ça ; ce n’était pas pour rien qu’il portait le motif préféré de sa maîtresse sur sa peau…

Les doigts du Docteur enlacèrent les siens, et Rose s’y accrocha fermement. Ca l’aidait à se sentir un peu mieux, mais pas assez pour éliminer le terrible nœud dans sa gorge ou les larmes qui lui brûlaient soudain les yeux. Elle battit des paupières pour les retenir alors qu’elle regarda Cassandra caresser le front tatoué de Chip et lui murmurer des mots doux comme si elle était en train de réconforter un nouveau-né :

― Je te tiens, mon chéri. Ça va aller, je suis là… Reste avec moi, je te tiens. Ça va aller. Là, là… Mon pauvre petit chou…

Le dernier être humain. Dans les bras de la seule personne qu’elle avait jamais véritablement aimée.

Elle-même.

Rose sentit les larmes qui s’écoulaient maintenant en silence sur ses joues. Elle savait qu’elle ne devrait pas pleurer – surtout pas pour quelqu’un comme Cassandra. Quand on voyageait avec le Docteur, la mort était un phénomène qu’on rencontrait tous les deux jours... La mort était familière. La mort n’était rien.

Mais mourir dans un corps qui n’était pas le sien, avec quelqu’un d’autre dans sa tête… Bon dieu, qui est-ce qui pourrait bien mériter un tel sort ?

Rose ne pouvait même pas l’imaginer. Elle aussi avait cru qu’elle allait mourir aujourd’hui, lorsque Cassandra avait pris possession de son corps. Elle ne pouvait pas vraiment lui reprocher, pourtant, de vouloir survivre ; c’était juste une question d’instinct. Cassandra n’était, après tout, qu’une simple humaine comme elle – et Rose ne put s’empêcher de se demander ce qu’elle ferait, jusqu’où elle irait pour se préserver… ?

Pas très loin, imagina-t-elle, voire pas du tout. Mais les choses étaient différentes, à présent. Aujourd’hui, plus que d’autres jours, lui avait bien fait comprendre : sa vie avec le Docteur était précieuse et fragile, et Rose ne voulait jamais – jamais – que celle-ci se termine.

Elle le sentit lui toucher doucement le bras.

Il était temps de partir.

S’essuyant discrètement le visage, Rose se détourna de la scène et rebroussa chemin en silence, ne s’autorisant qu’un dernier regard en arrière. À Chip. À Cassandra. Aux invités de la soirée autour d’eux.

Au Docteur, qui se tenait là, seul.

Puis elle passa derrière le rideau et regagna le TARDIS, tant de mots différents lui traversant l’esprit, sans jamais atteindre ses lèvres…


Le temps est une chose étrange. Il tourne et tourne et tourne encore. Les corps vont et viennent. Les gens changent à l’extérieur comme à l’intérieur. Lady Cassandra s’était glissée d’une peau à une autre, changeant de corps à sa guise afin de rester éternellement jeune et belle. D’abord par le biais d’un scalpel, puis par celui d’une psycho-greffe. En voulant toujours plus…

Le Docteur avait changé, lui aussi. Pas par choix, cependant ; pour lui, c’était une question de biologie, de survie. Un luxe qu’il ne pratiquait qu’une fois dans chacune de ses vies. Et aujourd’hui son visage était plus jeune et plus neuf qu’il ne l’avait jamais été. Mais ses yeux étaient vieux et sombres, et tellement, tellement fatigués. Car ils ne voyaient pas seulement la fin de cette histoire de deux Cassandras – mais les temps futurs, et les jours encore à venir.

Il regarda la jeune Cassandra bercer son propre avenir dans ses bras. La vit regarder à nouveau toutes ces belles personnes insipides avec lesquelles elle passait ses journées, et réaliser, à ce moment-là que « En fait, vous êtes tous ignobles… ». Il savait déjà que ceci la rendrait froide ; ferait d’elle la Cassandra que lui et Rose avaient si bien connue – amère, revancharde et cruelle. Et après cette nuit fatidique, elle s’efforcerait d’être meilleure qu’eux. Que tout le monde. De poursuivre sans cesse cette beauté éternelle. D’être pure. De ne compter plus que sur elle-même.

Les cent prochaines années de sa vie seraient un enfer. Les mille prochaines, une tragédie.

Mais ici, ce soir au moins, elle pourrait enfin trouver une semblance de paix. Peut-être, songea le Docteur, que Lady Cassandra ressemblait davantage à ces humains de la Nouvelle Terre qu’elle ne voulait vraiment l’admettre. Tout ce qu’ils avaient voulus, eux, pendant si longtemps, c’était d’être pris dans les bras d’un autre. D’être touchés. D’être aimés. Et pendant si longtemps, elle s’était privée de cela.

Puis il pensa à Rose Tyler ; si attentionnée, si compréhensive. Si incroyablement, impossiblement gentille… Non, décida-t-il. Non. Elle était bien plus humaine que lui ou Cassandra ne pourraient jamais espérer l’être.

Il resta seul dans la pénombre de l’alcôve, une silhouette sobre et solennelle à la lisière de la fête. Une main tenant le rideau ouvert. Ce regard dur toujours dans ses yeux. Observant. Comprenant. Mais pas tout à fait pardonnant.

Puis le Docteur laissa retomber le rideau et suivit Rose dans le TARDIS.

Le dernier être humain était mort.

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