La ville éternelle

Chapitre 5 : Tu ne connais pas encore l’été

736 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/10/2023 20:11

Tu ne connais pas encore l’été

君はまだ夏を知らない

 

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Le visage potelé du nourrisson s’étira dans une grimace, avant que sa petite mais puissante voix n’expulsât un cri strident, amas de pleurs et d’émotions en tous genres. Eri le sortit du landau, et le serra contre elle, au chaud dans ses bras. Sa petite fille, son doux bébé, ne comprenait pas encore tout de ce monde qui l’entourait. Elle était si jeune, et si frêle, elle ne pouvait réaliser que les températures avaient changé en même temps que le paysage. Les feuilles d’automne cuivrées avaient laissé place à la neige immaculée de l’hiver, et bientôt ce serait au tour des beaux cerisiers du printemps de déployer leurs teintes sous ses yeux ébahis.

La fraîcheur de la fin d’après-midi engourdissait le corps d’Eri, mais n’atteignait pas son enfant, soigneusement emmitouflé dans ses vêtements chauds, le crâne protégé par un agréable bonnet doublé de coton et de pilou, le cou entouré d’un cache-col en polaire. Oui, avec ça, Saya n’aurait pas froid, c’était certain.

Elle pressa le pas, tenant l’enfant d’une main, et poussant le landau de l’autre. Elles devaient vite rentrer, elles seraient mieux à l’intérieur. Eri avait pensé qu’une promenade leur ferait du bien à toutes les deux, mais c’était sans compter l’appétit vorace de sa fille. Ou bien peut-être était-ce le froid ambiant qui lui déplaisait, et provoquait cette crise de pleurs.

Quelques regards se tournaient dans sa direction. Que disaient ces femmes, tout bas ? Pensaient-elles qu’elle faisait une mauvaise mère, qui laissait pleurer son enfant sans en prendre correctement soin ? Non, non, elle se faisait des idées… pas vrai ? Saya était sa vie, elle avait eu tant de mal à la concevoir, et à la mettre au monde, elle ne pouvait pas être une mauvaise mère ! C’était juste à cause de l’hiver, c’était assurément ça.

Elle chuchota quelques paroles réconfortantes à sa fille. Ses lèvres, un peu trop proches de l’oreille, manquèrent d’y déposer une trace de rouge à lèvres. Elle avait commencé à en remettre lorsque l’obligation du port du masque en public avait été levée, bien que beaucoup continuassent de le revêtir dans les lieux rassemblant grand nombre de personnes. Tout cela semblait loin derrière eux, désormais ; le souvenir poignant des trains bondés sur la ligne Yamanote qu’elle empruntait pour se rendre au bureau, masque sur le nez, dans la chaleur étouffante de l’été, la hantait encore. Et dire que ces périodes estivales et caniculaires n’allaient que persister, en fréquence comme en durée…

Eri repensa à ces nombreuses fois où elle avait dit à son compagnon, comme pour s’en convaincre, d’une voix douce et timide : « Il fait chaud, alors tu peux enlever ton masque. » Mais jamais n’avait-elle pu le dire sans crainte que cela ne les menât à être infectés par ce maudit virus qui avait emporté son grand-père dans les premiers mois de l’épidémie.

Les saisons se succéderaient les unes après les autres, tranquillement. Tout redeviendrait tôt ou tard, petit à petit, à la normale. Elle s’en persuadait, cherchant cette quiétude que son esprit ne connaissait plus aussi bien qu’auparavant. Durant ses années étudiantes, elle s’était sentie invincible, convaincue que le monde lui appartenait, et qu’elle pouvait en faire ce qu’elle désirait. Puis le virus était apparu, et avait réduit à néant cette confiance aveugle qu’elle vouait à la vie.

Sa fille avait été une forme de renouveau, mais rien ne serait plus comme avant. Le monde allait mal, c’était un fait, et même si la population faisait mine de vivre dans le déni, Eri savait combien cette inquiétude hantait. Des jeunes manifestaient dans la rue, quelques années plus tôt, et cela avait éveillé sa curiosité, puis son militantisme. Mais les choses n’évoluaient pas dans le bon sens. Année après année, les étés lourds et bien trop chauds s’étaient enchaînés.

Le nourrisson pleura à nouveau. Bientôt, elle aussi affronterait les canicules…

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