La ville éternelle

Chapitre 8 : La colline des visages tournés vers le sol

822 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2023 19:06

La colline des visages tournés vers le sol

俯きヶ丘

 

.

 

Il s’était lancé dans une longue tirade, et voilà qu’elle s’achevait. Il renchérissait qu’il aimait sa femme plus que tout, que jamais il ne ferait ce genre de choses. Il était un homme honnête et droit, pas l’un de ces vulgaires étrangers sauvages gavés de privilèges qui cherchaient à voler la place des Japonais.

Hanako ravala sa fierté, et sa colère. Elle ne pouvait dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, et montrer aux yeux des policiers combien cet homme était odieux, car cela revenait à avouer une vérité désagréable qui jamais plus ne la quitterait. De l’autre côté de la vitre sans teint, où on l’avait invitée à s’installer, elle avait assisté à l’interrogatoire de l’homme qui avait abusé de sa faiblesse. Un soir, lors d’une soirée arrosée en compagnie de ses collègues, l’un d’eux avait jugé bon de mettre quelque chose dans son verre, et de la ramener avec lui. Rien que repenser à cette scène lui donnait la nausée, et voilà que ses déclarations remplies de haine et de misogynie attisaient davantage encore le feu qui brûlait dans son cœur.

Que dirait-il si c’était sa femme qui avait été ainsi agressée ? Comment réagirait-il si l’agresseur de son épouse usait des mêmes tournures dénuées de compassion et de remords ? Ce comportement abject faisait naître en elle des envies de vengeance que jamais la justice ne saurait assouvir.

Le simple fait de l’avoir ainsi salie et de s’en tirer aussi bien révoltait Hanako, tout autant que cet appel à minimiser les actes en comparaison des incivilités commises par les étrangers tel qu’il le fantasmait. Que dirait-il s’il apprenait que cette femme qu’il avait tant pris plaisir à violer était d’ascendance coréenne ? Ces mêmes étrangers qu’il haïssait tant et qu’il méprisait comme une sous-race avaient donné naissance à ce même corps qu’il avait parcouru en vantant sa beauté et sa pureté avant de tout lui ôter.

Elle serra le poing et sentit ses ongles percer sa chair. Elle devait s’accrocher, tenir bon. Car si elle cédait, si elle laissait parler sa colère, elle n’obtiendrait jamais réparation. C’était déjà un miracle que sa plainte eût été prise en compte, elle ne pouvait décidément pas tout gâcher ainsi…

La tentation de se révolter et de hurler était bien trop tentante. Il y avait tant de choses qui provoquaient son courroux et attisait sa haine. Depuis plus d’un siècle, les Coréens subissaient la haine retentissante des Japonais, sans détenir la moindre arme pour se défendre. Et aujourd’hui, bien trop peu de personnes étaient sensibilisées à toutes ces atrocités commises par le Japon envers les immigrés qui avaient le malheur d’être originaires de la péninsule voisine.

Qu’en était-il de l’empoisonnement des puits afin de tuer tous les Coréens présents dans la capitale au lendemain du grand séisme de 1923 ? Où étaient les excuses plates et les réparations pour l’abus des femmes de réconfort durant la colonisation de la Mandchourie et des Corées à l’aube de la Seconde Guerre mondiale ? Aujourd’hui encore des groupuscules racistes d’extrême droite trouvaient leur public et prêchaient leur haine des Coréens et militaient pour la diminution de leurs droits. N’était-ce pas l’objectif final du Zaitokukai ? Avec un nom aussi évocateur que celui de « l’association des citoyens contre les privilèges spéciaux des Coréens du Japon », nul ne pouvait se tromper.

Et pourtant, personne ne faisait rien. Ni pour protéger les femmes, ni pour protéger les minorités racisées. Pourtant, tous partageaient le même sang, les mêmes origines. Sans femmes, le Japon n’aurait pu devenir celui qu’il était. Sans Coréens, jamais ne se serait-il développé historiquement, ni reconstruit au cours de l’Histoire récente.

Alors pourquoi ce pays persistait-il donc à les réprimer, et à les faire taire ?... En les contraignant à baisser leurs visages sous la honte, d’embrasser le sol et à former des collines humaines de victimes qui subissaient l’isolement de coupables, qu’espérait-il ?

Hanako ravala sa rage. Elle espérait tant être l’une de ces vagues qui viendraient raser ces mauvaises fondations, et rebattre les cartes pour mieux les distribuer pour tous et toutes.

Et tout ce qu’elle pouvait faire en cet instant était d’écouter cet homme clamer son innocence en minimisant les faits. Quelle honte.

Laisser un commentaire ?