L'Exécuteur

Chapitre 24

5736 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/01/2017 21:29

Eren ne parvenait pas à dormir. Non que ça ne change réellement des autres nuits, mais il y avait un point nouveau qui s'était ajouté à son malheur. Il avait affreusement chaud. Salir les vêtements que lui avait gentiment prêté Levi n'était pas un problème, celui-ci les laverait à coup sûr dès demain – enfin, dès aujourd'hui, puisqu'il devait être largement minuit passé – mais humidifier ses draps était gênant. Il sentait son corps devenir collant de sueur et sa tête se faire resserrer dans un étau de fer. Il repoussa la couverture et se mit en mode étoile de mer, ses yeux grands ouverts fixant le plafond. Au bout de cinq minutes il eut si froid qu'il se mit presque à trembler, alors il rabattit la couette fine jusqu'en-dessous de son nez. Mais le contact de sa peau collante contre le tissu fut alors si désagréable qu'il se leva d'un coup avec la ferme décision de se prendre un verre d'eau et s'asperger le visage. Ses pieds nus vinrent frotter le parquet frais, lui donnant une chair de poule remontant délicatement tout le long des jambes. Il se sentait tout engourdi, les yeux gonflés et humides, alors qu'il était réveillé depuis déjà pas mal de temps. Il passa ses doigts moites dans ses longues mèches brunes, les rabattants en arrière, tournant doucement la poignée de l'autre main, la porte émettant un grincement qui lui résonna douloureusement dans les oreilles . Peut-être le silence pesant l'avait rendu plus sensible au moindre bruit trop crissant.

Il s'engouffra dans la pièce plongé dans un noir presque totale. Il se souvenait à peu près de sa morphologie, mais ça ne l'empêcha pas de se prendre le comptoir de la cuisine ce qui le fit lâcher un grognement sourd. Il se sentait dans un état second, à ainsi tâtonner stupidement sur le meuble à la recherche de l'endroit où se trouvait le lavabo. Il tourna le robinet légèrement, veillant à ne pas réveiller le noiraud, puis s'aspergea le visage, mouillant même ses cheveux et finissant carrément par passer la tête sous le jet. Ses mains lavées au savon il retourna en faisant le moins de bruit possible jusqu'à la chambre. Alors qu'il passait devant le canapé il stoppa net à l'entende de marmonnements incompréhensibles, presque des gémissements. Le ton de Levi semblait plaintif, ça ne lui ressemblait pas. Notre protagoniste secoua la tête et reprit sa marche mais, parvenu devant la porte de la chambre, il s'arrêta en abaissant les épaules et soupira, puis se retourna. Il revint se mettre près du canapé, derrière la tête du noiraud, tendant l'oreille. La respiration de ce dernier était sifflante et trop rapide, comme affolée. Eren ne connaissait que trop bien cela. Alors il fit ce qu'il aurait voulu qu'on fasse si on le trouvait dans cet état. Il contourna le canapé, se mettant à genoux sur le tapis, juste derrière la table basse. Il tâtonna doucement à partir de l'épaule du noiraud – qui était sur le dos – glissant le long de son tee-shirt jusqu'à parvenir à sa main. Il pressa ses doigts, sentant sa peau suante et brûlante contre la sienne. Fronçant les sourcils, il lui dit à voix basse :


« Levi, réveille-toi. Allez, réveille-toi.

Un grognement s'éleva et le brun sourit légèrement.

- Allez, c'est un mauvais rêve c'est tout, ça n'a rien de réel.

Combien de fois s'était-il réveillé en pleine nuit dans tous ses états ? Il lui était impossible de compter. Mais chaque fois était aussi terrible que la dernière, lui coupant le souffle. Il se relevait d'un coup sur son lit, pantelant, et ne parvenait pas à fermer l'œil pendant au moins une bonne heure. N'importe qui aurait pitié de constater que le gérant était dans cette même condition misérable. Le jeune infirmier comprit rapidement qu'il n'était toujours pas sorti de son cauchemar quand il le sentit gigoter et bloquer sa respiration en hoquetant. Il se retrouva tant à travers lui en cet instant.

- Levi, fit-il plus fort et plus et plus fermement, bouge-toi et ouvre tes putains d'yeux !

Le noiraud cessa brusquement de bouger, puis se dégagea brusquement de la main du brun, se redressant sur un coude.

- G-gamin ? Qu'est-ce que tu fous ?

Eren soupira, plus de soulagement qu'autre chose. Il laissa le temps au gérant de se réveiller un peu mieux et comprendre la situation, ce qui ne tarda pas.

- Merde, grinça le noiraud, je t'ai réveillé ?

- Non t'inquiète pas, répondit l'infirmier avec douceur, j'étais déjà debout. J'ai moi aussi une imagination couillonne qui vient de me jouer un mauvais tour dans mon sommeil.

Levi n'ajouta rien, laissant le silence les engloutir autant que le noir.

- Tu vas mieux ? demanda le brun, hésitant.

- Ouais. Je suis pas un gosse, je vais me débrouiller. Tu peux retourner dormir.

Eren vit clair dans son jeu et surtout, il entendit parfaitement le ton chevrotant et apeuré derrière la voix dure du noiraud. Merde, ça avait donc été un rêve si difficile à supporter que ça ? Lorsqu'il était seul à se réveiller dans son lit moite et était toujours aussi perturbé, au bord des pleurs, l'infirmier sortait prendre l'air, faisait parfois même un footing ou se promenait dans les rues jusqu'à ce que le soleil pointe le bon de son nez. Là, quelque chose l'alertait clairement dans le ton de Levi. Il porta sa main à son visage – ses yeux s'étant un minimum accoutumés au noir – et la posa sur son front.

- Tu es brûlant, soupira-t-il. Tu dois avoir de la fièvre.

Le gérant ne disait toujours rien.

- Ce doit être à cause de notre sortie de tout à l'heure sous la pluie… Je crains que tu ne sois tombé malade. Je suis désolé, c'est ma faute.

Il retira sa main avec un air piteux.

- Mais non, chuchota le noiraud.


Sa voix s'était à moitié brisée sur la fin, sûrement pour cela qu'il s'était arrêté là. Le brun se trouva démuni, sans savoir trop quoi faire. Le gérant avait peut-être besoin de rester seul, de se retrouver calmement, sans qu'Eren ne vienne trop mettre son grain de sel dans ses affaires. Pourtant le brun se souvenait de chacun de ces moments où il aurait aimé être accompagné, qu'on le maintienne éloigné de la solitude le plus possible, qu'on le rassure. Il aurait simplement eu besoin de l'affection qu'on lui avait arrachée trop jeune : celle d'une mère. Des bras doux et tièdes, rassurants, qui faisaient fuir tous les cauchemars. Soufflant un coup pour se donner du courage, il se redressa puis se pencha sur le canapé, attrapant le noiraud par les aisselles comme il l'aurait fait pour un bébé. Levi transpirait mais il n'y fit pas attention, de toute façon tout son corps était humide, que ça soit sous ses bras ou dans son dos. Le tee-shirt devait lui coller à la peau. Il parvint à le mettre debout complètement, puis deux paumes brûlantes lui entourèrent les avant-bras.


- Tu fiches quoi ? gronda le gérant faiblement, commençant à le repousser.

- Je t'emmène prendre un bain, fit le brun d'un ton sans appel.

Il y eut un petit instant de flottement, puis le gérant redressa brutalement la tête.

- Quoi ?! s'exclama-t-il, la voix rauque, se mettant ensuite à tousser. Laisse-moi juste seul, dit-il ensuite pitoyablement, tellement bas que s'en fut un murmure suppliant.

Mais Eren ne se démonta pas pour autant. Il aurait, lui aussi, repoussé l'aide offerte. Stupide fierté.

- Cchhtt, fit-il avec douceur, passant un bras dans le dos de Levi, lui posant sa tête contre son torse.


Il lui caressa les cheveux pendant deux longues minutes, jusqu'à ce que sa respiration reprenne un rythme normal, moins affolé. Il fut certain que Levi était trop préoccupé pour se soucier des battements un peu trop rapides de son cœur à lui, enfin plutôt il espérait. Le noiraud tremblait toujours, il se mit même à grelotter de manière proche de la compulsion. Il ne résista plus quand Eren l'entraîna en direction de la salle de bain, ses mains vinrent même l'agripper sur le haut des bras, le faisant grimacer. Ses bleus tout neufs ainsi malmenés se manifestèrent sous la forme d'une décharge électrique cheminant jusqu'en haut de sa nuque et envahissant son bras entier. Il prit sur lui, accélérant la cadence afin de parvenir à la salle de bain plus rapidement. Ils formaient une belle paire. Il abaissa la poignée de son coude et poussa la porte de son dos, entreprit ensuite de poser le noiraud sur le tapis mais celui-ci se dégagea.


- Je suis malade, pas handicapé physique, maugréa-t-il en s'appuyant contre le meuble du lavabo.

Eren alluma la lumière puis alla ouvrir le robinet de la baignoire à fond.

- Ces deux notions se rapprochent souvent étonnamment bien, soupira-t-il.

Accroupi, il se tourna lentement vers Levi. Le visage de celui-ci était tourné dans sa direction, il semblait le fixer, en pleine réflexion. Son état était misérable. Il paraissait encore plus pâle que d'ordinaire, comme du marbre, ses joues rougies démontrant uniquement de sa phase fiévreuse et, sans doute, ses yeux brillants que le brun ne pouvait toujours pas distinguer. Il avait dû conserver le port de ses lunettes même durant son sommeil. Il avait la peau luisante de sueur, son tee-shirt blanc collait à ses muscles, ce qui aurait pu être particulièrement attrayant s'il n'avait cet air maladif et dépité.

- Un problème ? s'enquit notre protagoniste.

- Pas le moindre, rétorqua le noiraud un peu trop vite.


Il paraissait essoufflé et pressé de reposer ses jambes. Eren se concentra sur le volume d'eau qui augmentait tranquillement dans la large vasque, coupant au bout d'un moment le courant brûlant pour y mettre un peu de froid. Il laissa glisser ses doigts dans le liquide afin que la température soit uniformément répartie. Il avait eu tout le loisir, lors de sa première soirée, première nuit plutôt – étrange dit comme ça – de se rendre compte que le gérant avait un sens de l'hygiène particulièrement renforcé. Le brun n'avait bien sûr pas pu s'empêcher de se demander si cela n'était pas dû aux nombreux litres de sang qu'il s'était sûrement reçu dans sa vie, ou autre matière pas très ragoutante provenant du corps humain. Bien entendu il n'en avait pas touché un mot au concerné. Au bout de quelques maigres minutes, le bain fut prêt à être consommé. Eren se releva en séchant ses mains sur le jogging qu'il avait emprunté, puis regarda le noiraud d'un air sévère.


- Essaye de ne pas mouiller ta blessure.

Sur le coup, Levi dit une chose à laquelle le jeune infirmier pouvait s'attendre, mais présentée d'une manière un peu sujette au quiproquo. Enfin, en tout cas le second sens de sa phrase fut le premier auquel il pensa.

- T'es aussi crasseux que moi gamin, tu devrais profiter du bain.

Il y eut des étapes progressives. Tout d'abord notre protagoniste haussa un sourcil. L'état de Levi était pire que le sien, il n'y avait pas à dire. C'était donc à lui de se nettoyer en premier. Second point. Il ne pouvait pas se permettre de se déshabiller devant lui, compte tenu de ses cicatrices quelque peu flatteuses et parfaitement suggestives quant à son comportement excessif – tout comme son hôte sûrement. Donc encore moins prendre un bain avec Levi. Attendez… quoi ? Une rougeur s'étala paisiblement à partir du milieu de son cou jusqu'à la racine des cheveux du dessus de son crâne, sans oublier de bien passer par ses joues.

- Heu… tu – j – mais…

Il se tut avant de paraître plus idiot qu'il ne l'était déjà. Mais le noiraud semblait attendre une réponse. Déstabilisé, notre brun toussota en détournant les yeux.

- Je vais pas prendre un bain… e-eh bien, avec toi…

Il se racla la gorge. C'était clair, il avait vraiment l'air d'un bel imbécile de première classe. Il se décerna mentalement une médaille avec toute la honte du monde. N'obtenant toujours aucune réponse, il leva son regard sur le gérant, qui avait de nouveau retrouvé cette allure de statue, mais cette fois-ci particulièrement figé, comme un pro. Seconde médaille à décerner. Levi détourna subitement la tête.

- J'étais pas en train…, commença-t-il.

Il fit une moue agacée avant de poursuivre.

- Bon allez va raconter tes conneries ailleurs crétin, moi je vais dans l'eau.

Il était temps pour Eren de prendre la poudre d'escampette.

- Oui chef, marmonna-t-il avant de se lever et mener ses pieds vers la porte.

Mais alors qu'il avait posé une main sur la poignée, le noiraud le saisit. Il attendit que le brun se tourne vers lui pour le lâcher doucement.

- Pourquoi ? soupira-t-il finalement.

Il y avait beaucoup trop de réponses à cette question, bien qu'une principale subsiste. Notre jeune protagoniste en savait long sur le sujet. Il prit une inspiration et laissa un large sourire franchir ses lèvres.

- Tu ne mérites pas un sommeil aussi agité, pour le peu que je te connaisse.

Le gérant marqua un temps puis secoua lentement la tête de droite à gauche.

- Pour le peu que tu me connaisses.

Le brun ricana en frottant le bout de son nez de son index, puis poussa la porte.

- Certes, certes. Mais je n'en pense pas moins. »


Quand il referma derrière lui, il eut le temps d'apercevoir le visage du noiraud qui s'était fermé. Zut.

Maintenir une relation stable avec Levi le menait sur un chemin assez bosselé. La plupart du temps il parvenait à agir correctement avec aisance, mais il arrivait également que ça soit si ardu quand le gérant semblait s'empêtrer dans cette noirceur morbide. Un rien pouvait l'y emmener tout comme une toute petite action simplette pouvait l'en sortir. C'était délicat. Eren aurait voulu le secouer un peu, lui dire « merde, je sais pas moi… exprime ! Frappe ! Gueule ! ». Il avait toujours été celui qui tombait dans l'excessif, à déballer ce qu'il avait sur le cœur – cela bien sûr sans dévoiler son secret. Mais, face à Levi, il se retenait, il prenait sur lui et lui laissait le temps pour dire les choses. Il l'accompagnait même, le faisant avancer avec douceur. Qu'est-ce qui pouvait autant le motiver, autant le pousser à faire ce don de soi ?

Il se mit à tourner en rond dans la pièce principale en fronçant les sourcils, les mains serrées dans le dos. Il n'avait jamais été une crème, il ne l'était toujours pas et ne le serait pas. C'était comme ça. Sa vie merdique l'avait rendu fort, déterminé, mais rongé par les ténèbres, le transformant en une personne dure et sombre, sans cesse tourmentée et sensible à la moindre injustice, celle-ci le poignardant même à la plus basse fréquence. Levi était arrivé. Eren avait trouvé son clone, son compagnon d'arme, celui qui portait un fardeau semblant similaire au sien. Ils avaient les mêmes douleurs, ces cauchemars dévastateurs qui vous rendent fou et muet, qui vous brise un peu plus, comme si la dure réalité ne suffisait pas. Parce que lorsque l'on commence à s'enfoncer dans un gouffre, le noir va toujours nous attirer plus profond, jusqu'à ce qu'on atteigne cette surface froide qui en marque la fin. Mais il est déjà trop tard, nous en faisons déjà partie. C'est le point de non-retour. Eren se situait là, tentant de s'en sortir seul, à gratter contre ces parois rocailleuses et indestructibles. Il n'avait jusque-là pas pu voir que quelqu'un d'autre se trouvait là, derrière lui, dans un nuage de suie, au fin fond de ce même puits de souffrance. Quelqu'un de tout aussi brisé, mais qui avait depuis bien longtemps cessé de se débattre, acceptant cette réalité sans broncher, se laissant accabler par ce poids sans opposer de résistance. Levi avait abandonné. Pour le brun c'était inacceptable, incompréhensible, c'était comme renoncer à ses convictions, laisser les courants nous déposer sur le rivage de leur choix. Si lui-même n'avait depuis la mort de sa mère cessé de riposter, alors le noiraud n'avait tout simplement pas le droit de sombrer de la sorte. C'était tout bonnement impensable.

Et peut-être que, s'il parvenait par un quelconque miracle à sortir le gérant de sa torpeur, ce dernier l'aiderait à son tour.


Il fourra les mains dans ses poches et secoua la tête. C'était forcé, il devait penser à cette éventualité. Celle où les rebelles découvriraient son identité. Quand Levi apprendrait que l'Exécuteur et Eren ne formaient qu'un seul corps. Comment le prendrait-il ? Il se sentirait trahi, à coup sûr, n'importe qui serait mal à l'aise en découvrant cela. Mais si les rebelles avaient si bon fond, alors notre protagoniste leur dévoilerait sa condition. Il leur devait bien ça, d'autant que ça deviendrait beaucoup plus simple quant aux missions, aux préparations à cette guerre secrète. Penser à soi quand il y avait si grand à la clé, c'était impossible et beaucoup trop égoïste. Que le noiraud le rejette ou non, il ne devait pas en tenir compte. Le brun ne pensait pas que cette affirmation le trouble autant, que cela le gêne. Ce qui l'embêta encore davantage face à cette révélation stupide : il s'était déjà pris d'affection pour le gérant. Il ne s'était pas rendu compte qu'il s'était stoppé dans son manège, une main posée devant la bouche et le front encore plus plissé que tout à l'heure. Ah ça, ça n'allait pas du tout. Comment en était-il venu à autant sympathiser avec Levi ? Il se sentit mal subitement, inconfortable dans ces vêtements empruntés à son hôte.


Il eut besoin de se remplir un autre verre d'eau, sa gorge sèche réclamant d'être abreuvée. Le brun en bu plusieurs, finissant même par mettre sa bouche grande ouverte droit sous le jet, une action idiote puisqu'il manqua de s'étouffer et cracha sa gorgée dans le lavabo en toussant affreusement. Il ferma les yeux un instant, détestant cette situation qui le prenait tant au dépourvu, puis il rouvrit soudainement les paupières. Levi n'avait toujours pas bu, il avait été mis dans le bain sans même avoir pu saisir l'occasion de se désaltérer. Et si… et si l'eau chaude l'avait trop relaxé et qu'il s'était endormi ? Eren croyait peu à cette option, mais ça lui donnait au moins une excuse afin d'avoir le courage de lui porter un verre d'eau. Ce dernier à la main, il s'arrêta face à la porte, se demandant quoi faire. C'est simple, avec n'importe lequel de ses amis, Jean par exemple, il n'aurait pas hésité une seule seconde à faire irruption dans la pièce, mener sa petite affaire puis ressortir comme une fleur, sans demander son reste. Il prit une inspiration, la main sur la poignée, puis… finalement toqua trois coups timides contre le bois. N'obtenant pas de réponse il réitéra l'opération, cette fois-ci un peu plus fort. Un grognement sourd filtra à travers la porte.


« Levi, c'est moi… Je peux entrer ?

Autre bruit, affirmatif celui-ci. Il entra donc, avec hésitation, restant planté dans l'entrebâillement de la porte comme un idiot.

- Je me suis dit qu'après ces rudes émotions, tu aurais besoin de te désaltérer un peu.

Son regard coula lentement vers le gérant. Ce fut à ce moment-là qu'il faillit lâcher le verre d'eau qu'il tenait bien en main. Ou alors ses doigts se crispèrent tellement fort autour qu'il crut qu'il allait le casser. Il ne savait pas. Il ne parvint plus à gérer ses pensées correctement.


Levi était totalement immergé dans son bain trouble recouvert d'une pellicule mousseuse, laissant uniquement sa tête en dehors de l'eau ainsi qu'une partie de ses épaules. Sa nuque était courbée, laissant apercevoir une gorge pâle rosie à la base, réchauffée par la température vaporeuse. La peau paraissait fine, délicate. Les yeux d'Eren remontèrent doucement, passant par-dessus sa pomme d'Adam et son menton jusqu'à ses lèvres à peine entrouvertes, puis chemina le long de son nez droit, finissant la course sur les paupières closes du noiraud. Leur raffinement avait un aspect presque translucide, leur conférant une couleur approchant le lavande, en une teinte plus claire. Les lunettes avaient été soigneusement repliées et posées à côté du second lavabo. Le spectacle de Levi dans le bain avait un aspect très solennel et artistique, les formes de son visage mettant en valeur chacun de ses traits dessinés avec une précision de professionnel. C'était exactement ça, son visage était une véritable œuvre d'art de la pâleur d'un clair de lune, émettant sa propre lumière, diffuse.

Le brun avait toujours trouvé l'ambiance d'un bain solitaire particulière, ce moment intime où on se laisse détendre par l'eau chaude. Il avait été curieux de voir le noiraud dans cette position, bien que sur le coup il ait plutôt pensé au Chien. Ça lui donnait un côté plus humain, ça imposait cette situation de manière plus réelle. Maintenant en revanche, le jeune infirmier regrettait sa curiosité mal placée. Il agissait en véritable égoïste, faisant irruption dans la vie de Levi sans prendre en considération son ignorance, sans se soucier des éventuelles répercussions sur leur vie à tous les deux en le fréquentant . Il était le mauvais dans l'histoire, toujours à faire les conneries qui changeaient bien la donne. Tout ça parce qu'il ne prenait pas suffisamment ses responsabilités, qu'il était dans son petit monde sans disposer d'une vue panoramique.


- Pourquoi tu n'as pas attendu que je sorte du bain, tout simplement ? demanda le gérant.

Un léger sourire en coin apparut sur ses lèvres, tandis que notre brun baissait la tête.

- Je craignais que tu ne te sois endormi, répliqua-t-il avec un ton faussement amusé.

Heureusement que Levi n'ouvrait pas les yeux finalement, il éviterait ainsi de voir sa mine coupable et torturée. Notre protagoniste s'attendait à ce qu'il rétorque de manière à lui rabrouer les oreilles, en se fichant de lui, mais à la place de cela il détourna la tête

- Merci, grogna-t-il vaguement, une pointe de gêne dans la voix.

Ainsi qu'une certaine distance, discrète mais bien marquée.

- Je te pose le verre d'eau près du tapis de bain, s'empressa de dire le brun en s'exécutant, tendant le bras au maximum afin de rapprocher son corps le moins possible de celui du noiraud.


Ce dernier ne répondit rien, le visage toujours caché, tourné vers le mur opposé. Les muscles de ses épaules semblaient s'être tendus et sa position exigeait clairement une mise à l'écart, indiquant une limite à ne pas dépasser. Eren sentait bien qu'il avait fait quelque chose de mal, un faux pas. Il baissa les yeux, puis retourna bien vite son attention sur le noiraud, ses pupilles turquoise se posant sur sa chevelure corbeau humide puis sur son cou tendu. Il remarqua alors la présence du fin tracé d'une cicatrice, tranchant à peine avec la couleur originelle de sa peau, partant de sa nuque et prenant fin à mi chemin vers sa pomme d'Adam. Elle avait été si discrète qu'il n'y avait jamais fait attention et, de plus, il se rendait finalement compte qu'il avait toujours fréquenté le noiraud dans une ambiance pour le moins peu éclairée. La trace de cette ancienne blessure en ajoutait cependant à son charme – si c'était encore possible. Il était indéniable de manquer la beauté si caractéristique de Levi, nette et soignée, avec un certain côté sombre attirant immédiatement l'œil. Eren l'avait constatée dès le départ, mais c'était maintenant d'autant plus frappant une fois les lunettes retirées. Cette distance qu'avait clairement marquée le gérant devint très inconfortable, il se sentit plus stupide qu'autre chose d'avoir fait irruption durant ce moment intime, tout ça pour satisfaire une curiosité bien osée et vraiment trop abusive, comme un adolescent fébrile. Sa main s'était inconsciemment élevée vers le visage tourné du noiraud, et sa bouche s'était entrouverte afin de dire quelque chose. Il stoppa son geste à cinq centimètres de la mâchoire du noiraud, retenant son souffle. Mais alors qu'il allait éloigner ses doigts, le plus vieux, ayant sûrement flairé une certaine proximité, choisit ce moment pour pivoter légèrement la tête dans sa direction, s'arrêtant à un pauvre demi-centimètre du brun. Tous les poils de l'avant-bras tendu de celui-ci se hérissèrent et son cœur vint frapper sourdement contre sa cage thoracique. Devait-il…

Il y eut ce souffle tiède, cette douce odeur de lilas qui lui effleura les narines. Une présence soudaine qui envahit totalement son espace vital. Eren se figea totalement, approximativement conscient de ce qui était en train de se dérouler, alors qu'une main fine entrait dans son champ de vision pour venir s'enrouler autour de son poignet. Elle venait de faire son apparition, une nouvelle fois, et elle avait l'air pennée. Carla se tenait accroupie aux côtés de son fils, le regardant avec attention. Elle émit une faible pression sur sa peau, puis insista, éloignant les doigts du brun du visage du gérant.


- Eren…, soupira-t-elle doucement. Mon chéri, reprends-toi…

Dans la plus grande lenteur notre protagoniste se tourna vers elle, la fixant avec consternation. Il se dégagea brusquement, sentant son souffle lui obstruer la gorge, l'étouffer. Il avait besoin d'air, maintenant. Ses yeux regardaient partout à la fois, coulant aussi bien à droite qu'à gauche, mais se reportant sans arrêt sur sa mère. Le bout de ses doigts qui étaient encore suspendus dans le vide se mirent à le picoter, puis sa main trembla. Ce fut bientôt tout son corps qui se mit à frissonner, tandis que les battements frénétiques de son cœur emplissaient sa tête, lui filant la nausée. Carla mis un index devant sa bouche.

- Cchhht, ne dis rien. Il n'entend pas ma voix, par contre pour ce qui est de la tienne il pourra.

Il se contenta d'hocher le menton mécaniquement. Carla avait reporté son attention sur le noiraud, le fixant avec intensité.

- J'ai bien compris que tu commençais à tenir à lui tu sais, finit-elle par avouer. Vous parvenez à vous comprendre assez aisément, et vos secrets ne semblent pas prendre le pas sur votre bonne entente. Tu as beaucoup de chance…

Eren releva des yeux perdus sur sa mère. Mais, car il y en avait un, elle ajouta :

- Essaye de ne pas autant te rapprocher avec une personne dont tu connais si peu, surtout quand tu lui caches que tu la connais sous ta forme d'Exécuteur. Et principalement, fais attention à ce que cela n'entache pas sur l'importance de ton travail privé. Je n'ai pas envie de te voir malheureux si un malheur venait à se produire…

Il fronça les sourcils et baissa un peu plus la tête, tandis que le froid l'assaillait. Tout son monde se mettait à vaciller, à se distordre. Sa respiration se fit encore plus laborieuse. Carla avait plus que raison, et elle tentait à sa façon de le protéger au possible. Après tout, il était son fils. Le brun serra les poings et se redressa brusquement. Non mais qu'était-il en train de faire au juste ? Il faisait tout foirer, il s'était laissé submergé par un désir qui avait récemment commencé à prendre forme dans son corps. De nouveau il n'avait pas pensé aux conséquences, il avait fait l'égoïste. Il tituba jusqu'au lavabo, posant une main sur le meuble et l'autre contre sa gorge, la massant en tremblotant. Il étouffait. Le brun ne souhaitait pas rester une minute de plus dans cette pièce coupée du monde, non, ne serait-ce même qu'une seule seconde. La réalité se trouvait au-dehors. Toute l'absurdité de la situation actuelle le gifla violemment, lui faisant prendre conscience de l'illusion qu'elle lui donnait depuis le tout début.

- Gamin… tout va bien ? »

La main figée sur la poignée, il fut incapable de répondre au ton inquiet de Levi, ni même certain d'avoir compris sa question. En était-ce seulement une ? Il ne savait plus. Il ne parvenait plus à penser correctement, son esprit le tiraillait de tous côtés à lui en faire mal. Les doigts de sa mère sans température aucune, se posèrent sur les siens. Prenant sans doute conscience de son mal être, elle abaissa la poignée de la porte pour lui et l'ouvrit, puis le poussa vers l'avant, refermant derrière d'un même mouvement. Eren trébucha, se rattrapant tant bien que mal. Il tomba à genoux et ses paumes rencontrèrent le parquet froid. Ça ne s'arrêtait pas… ça ne voulait pas cesser de se déformer, les objets ne voulaient pas rester à leur place. Sans trop savoir comment il se retrouva dans la chambre du noiraud, assis au bord du lit. Carla s'était agenouillée face à lui.

« Eren… Eren, qu'est-ce qu'il se passe ? Mon chéri, dis-moi, je ferai tout ce que je peux pour t'aider…Mais ressaisis-toi s'il-te-plaît.

Elle semblait affolée. Le brun commença à suffoquer, rapidement des sillons de larmes se formèrent sur ses joues, passant par-dessus les plissements effarés de sa peau. Il se recroquevilla sur lui-même, prenant conscience de la présence de l'odeur du noiraud qui envahissait tout l'espace.

- Maman, je… je veux… fais-moi sortir d'ici…

Carla, déstabilisée, parut reprendre de l'aplomb. Elle prit une profonde inspiration et se leva.

- Redresse-toi. Redresse-toi Eren ! » s'exclama-t-elle abruptement.


Il obéit, se laissant entraîner par le ton autoritaire de sa mère. Les vêtements de Levi tombèrent au sol, il ne prit pas la peine de les replier correctement sur le lit. Eren enfila les siens posés sur le radiateur, tous ses membres frémissant affreusement, si bien qu'il eut du mal à les enfiler, mettant un temps fou à y parvenir. Après s'être débattu avec les bouts de tissus il alla mettre ses chaussures. Sa mère l'assistait toujours, lui indiquant quoi faire, où aller, quels objets étaient en travers de sa route. Il suivait ses indications à la lettre, perdu dans une béatitude et un effarement total. Quand la porte de l'appartement claqua finalement dans son dos, il se sentit déjà un peu mieux, à peine, mais c'était déjà ça. Carla l'encouragea à continuer d'avancer, lui offrant de doux sourires incertains. Notre protagoniste craignit plusieurs fois de trébucher dans les escaliers, mais parvint heureusement en bas sans trop d'encombres, essoufflé. Derrière la porte, la musique de la boîte résonnait toujours avec punch. Mais perdu comme il était ça n'avait aucun impact sur lui. Les yeux dans le vague, il essuya les traces de larmes sur son visage et pénétra dans la salle en folie de l'étage supérieur.

La fête battait son plein, les corps se bousculaient en gueulant joyeusement, complètement ignorants de l'état d'Eren qui se mouvait lentement parmi eux, inconscient de chaque impact contre lui. Il heurtait et se faisait heurter, mais ça n'avait aucune espèce d'importance. Il sortit de la boîte comme en pleine transe, marchant d'un pas lourd dans la rue déserte. Une lueur minuscule indiquait que le soleil était doucement en train de se réveiller. Les battements de son cœur s'étaient calmés, bien que toujours trop rapides, et l'air frais du dehors caressait légèrement ses joues humides, les séchant de leur toucher froid. Il ferma les paupières alors que la Terre se remettait à tourner correctement, remettant ses pensées en place. Il avait vraiment failli faire de la merde… Peut-être aurait-il dû éviter de venir aussi subitement en aide à Levi, ça lui aurait sûrement épargné cette soudaine peine qui lui vrillait l'estomac et compressait ses poumons. En fin de compte tenter de soulager le noiraud de sa douleur n'avait fait que lui renvoyer son propre fardeau en pleine face et, cerise sur le gâteau, son attirance physique et sa curiosité envers son hôte avaient bien risqué lui faire commettre une bourde monumentale. Il avait agi en gosse, oubliant que le monde était en réalité beaucoup plus sombre.

Eren rouvrit brusquement les paupières tandis qu'une douleur sourde le prenait aux tripes et bondit vers l'avant. Il se mit à courir à en perdre haleine, ses pieds frappant le sol durement, les sourcils froncés et la bouche pincée. Tout son corps lui criait de fuir la zone sécurisée et ce qu'elle renfermait. Son métier d'Exécuteur, les personnes dangereuses et malsaines, les habitants innocents, les jeunes bourrés qui s'agitaient dans la boîte, le Chien… Levi. L'infirmier savait où il se rendait. A son plus grand dam il ne pouvait plus attendre, sinon sa cruelle solitude finirait bien par l'engloutir.

Il avait besoin d'aide.

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