L'Exécuteur

Chapitre 25

9154 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/01/2017 21:33

Eren n'eut besoin d'aucun réveil de secours cette fois-ci, ni même en fait de sonnerie du tout. Il ouvrit ses yeux gonflés sur une pièce apaisante, une douce lumière filtrant à travers les persiennes. Il se redressa lentement, se mettant en position assise papillon, et regarda autour de lui. La chambre était d'une taille fort convenable, mais paraissait bien plus petite dû aux piles de cartons entreposés ici et là. Il baissa ses pupilles sur les draps défaits enroulés autour de ses jambes nues. Il eut un éclair de lucidité et se raidit, se demandant pendant un instant si quiconque l'avait vu ainsi sans vêtements, mais il finit bien vite par éloigner cette inquiétude. Il ne voulait pas se prendre la tête, il avait juste besoin de se laisser aller. Il retomba sur le dos en écartant les bras, puis se tourna sur le côté en position fœtale. L'oreiller sentait bon, d'une odeur se rapprochant d'un encens automnale.

Il se remémora sa nuit jusqu'à la dernière miette, chaque détail s'inscrivant dans son esprit de manière très nette et précise.

Très tôt ce matin il s'était rendu chez Mikasa. Il l'avait appelée et celle-ci avait décroché dès la troisième sonnerie. Elle décrochait toujours. Il lui avait signalé être en bas de chez elle, puis avait fermé son téléphone, se sentant incapable d'aligner un mot de plus correctement. Il avait ensuite appuyé très fort sur le bouton de l'interphone et plaqué sa tête contre le bois de la porte, attendant que sa sœur de cœur ne lui ouvre. Fort heureusement il y avait un ascenseur, car il n'aurait pas eu le courage de grimper les escaliers jusqu'au quatrième étage. Ses jambes peinaient à le soutenir, il pouvait s'écrouler d'un moment à l'autre. Sa course effrénée ne l'avait pas particulièrement épuisé, il n'en pouvait simplement plus.


La jeune femme l'avait trouvé dans un état déplorable, en sueur et fiévreux, sa peau habituellement mâtinée virant à un ton bien plus pâle. Ses dents claquaient, il semblait ne plus réfléchir correctement. Souvent, son regard s'accrochait quelque part et il se mettait à marmonner. Mikasa se tournait mais il n'y avait personne, simplement les murs de son petit appartement. Pourtant Eren agissait exactement comme s'il y avait réellement quelqu'un, son expression oscillant aussi bien entre peine que colère. Sans ménagement, la noiraude avait finalement décidé de le foutre dans un bain tout habillé. Ce qui marchait avec le brun afin de le ressaisir, ça n'était pas les démonstrations sentimentales ou le disputer en laissant entrapercevoir l'état affecté dans lequel il mettait son entourage, il fallait simplement être ferme et implacable. Mikasa l'avait bien compris depuis le temps, et elle s'y employait plutôt bien aujourd'hui. « Tu sortiras quand tu te seras calmé et réchauffé » avait-elle dit d'un ton sans appel. Puis elle était sortie de la pièce en refermant soigneusement derrière elle, sans oublier auparavant de sortir une serviette de bain. Cela pouvait sembler rude, mais c'était ce qu'il y avait de plus efficace.

Eren se pinça l'arête du nez. Il se souvenait parfaitement de cette brusque sensation que son corps brûlait et s'alourdissait, ses vêtements imbibés d'eau très chaude le tirant vers le fond. Mais l'effet escompté avait bel et bien eu lieu, il avait un minimum recouvert ses esprits. Carla, cependant, n'était pas partie, elle était restée à ses côtés jusqu'au bout, s'agenouillant tout près de la baignoire. Elle lui susurrait des mots doux et réconfortants, lui disant que ça irait, qu'il avait simplement subi un petit choc mais que ça ne pouvait maintenant qu'aller mieux. Pourtant, le fait qu'elle soit là ne l'avait pas vraiment aidé. Il avait été réconforté, ça lui avait fait du bien, mais il ne souhaitait également qu'une chose : qu'elle s'en aille. Sa présence ici-bas ne pouvait signifier qu'une chose, que la folie le reprenait à la gorge. Parce que le fantôme de sa mère n'apparaissait que dans les moments où il perdait le contrôle, où il aurait voulu avoir un guide. Et, indubitablement seul qu'il était, il s'était créé cette image à figure maternelle. Il avait besoin d'elle et l'aimait tout comme il la haïssait et souhaitait qu'elle parte loin, qu'elle disparaisse. Il était pris entre deux eaux tumultueuses, tout ça parce qu'il perdait complètement la boule. C'était ce qu'il y avait de pire. Etre parfaitement conscient de devenir fou et que cela n'arrange rien. Comprendre la source de notre déraison amène le progrès spirituel ? Connerie. Il avait bien compris la provenance de sa folie, ce depuis le tout début, mais ça n'avait aidé en rien, ça l'avait même tiré un peu plus dans cette merde à s'en rompre le cou.


L'on se pense souvent différent des autres, un peu en retrait, en décalé. Que notre logique fonctionne différemment, que nos petites manies parfois grotesques sont franchement trop inhabituelles ou répétées. En fin de compte il n'en est rien. Nous nous démarquons de chacun. Nous avons cette proximité de nous croire étrange, alors qu'en réalité nous possédons tous ces frénésies, ces caprices quelque peu excessifs parfois uniques, mais souvent partagés inconsciemment, qui nous définissent.

En revanche Eren peinait à croire que beaucoup soient au même niveau que lui sur ce plan.

Il avait toujours été… trop. Il n'oubliait pas, il était rancunier, sans arrêt dans la démesure à agir trop vite. Il ne parvenait jamais à se contenir. Jamais. Pourquoi est-ce que ça changerait maintenant, alors qu'il sombrait un peu plus ? Il était complètement fini. Sa gorge se noua. Il se rassit en tailleur et ferma les yeux, expirant et inspirant lentement afin de refouler cette boule dans son ventre qui menaçait de remonter en lui donnant un air des plus lamentables. Il serra les mâchoires et se mit debout sur la moquette. C'était si horrible de se sentir faible.

Mikasa lui avait laissé un mot sur la table. « Je serai de retour vers 18h, ne fais aucune bêtise jusque-là. Il reste du riz au frigo ». C'était formel, mais ça lui ressemblait. Le jeune infirmier tapa une réponse rapide sur son portable : « Je sors de l'hôpital à 22h, ne m'attends pas pour dîner. » Il était inutile d'en dire plus, la jolie noiraude avait compris qu'elle allait encore un peu héberger son frère de cœur– et en avait bien l'intention. Ça n'était pas la première fois qu'Eren s'était pointé à une telle heure devant sa porte, transportant tous ses malheurs sur son visage et attendant son aide sans la demander de vive voix. Ça avait cependant été très rare, peut-être quoi, quatre ou cinq fois sur les six dernières années ? Mais chacune de ces fois-là avait été marquante pour notre protagoniste, tout en restant en même temps floues et incompréhensibles. Il avait honte de lui-même de ces courtes périodes, à se montrer sous un angle pitoyable. Il n'exposait toujours que sa joie à tous, son petit grain en trop quand il s'agissait de faire du Parkour et puis, bien sûr, son côté taquin – pour ne pas dire emmerdeur. Mikasa était bien la seule à avoir connaissance de cette part plus sombre qui subsistait en lui et prenait une place immense, sans doute pour cela qu'elle s'inquiétait et prenait autant soin de lui. Le brun avait conscience qu'il ne s'était jamais montré aussi terriblement touché que quelques heures plus tôt. Elle devait être folle d'inquiétude à l'heure qu'il est et le forcerait forcément à rester chez elle encore quelques jours, quitte à le séquestrer. Eren n'avait pas l'intention d'y échapper, il était même voire soulagé. Pouvoir ainsi compter sur quelqu'un c'était formidable et ça ne courait pas forcément les rues, quoiqu'on en dise.


Notre jeune protagoniste ingurgita un peu de nourriture, le riz du frigo, sans prendre la peine d'y réchauffer au préalable. Sa gorge lui parut sèche peu importe les verres d'eau à la suite qu'il avait bu, alors bientôt il cessa de manger, ne supportant plus les raclements de la nourriture contre son palais. Il n'avait en fin de compte même pas faim, c'était inutile d'insister. Il voulait envoyer valser le tupperware contre la fenêtre et aller ficher sa fourchette dans une des lattes du parquet, à la place de quoi il fit la vaisselle dans un silence absolu. Mais au fond de lui, ça bouillonnait, jusqu'à venir bourdonner contre ses oreilles. Parce qu'il était comme ça. Il avait ces besoins intenses de se défouler et tout péter, quitte à se faire mal, sans le vouloir vraiment. Ce fut sur cet état d'esprit qu'il partit au travail, une bonne heure plus tard.


Mikasa vivait sur la bordure extérieure du centre-ville, en banlieue, à deux arrondissements de la zone sécurisée. C'était un quartier tranquille de jour, assez fréquenté pour ses quelques boutiques artisanales et son grand marché, mais une fois la nuit venue les couleurs changeaient et les rues se vidaient. Il n'y avait plus un chat, l'on fermait soigneusement la porte de chez soi et les volets, attendant avec impatience le petit matin pour sortir en toute sérénité. Faisant approximativement la même taille que la jeune noiraude ainsi qu'une corpulence plus ou moins proche, Eren se permit de lui emprunter un jogging noir mixte et un sweat à capuche gris foncé uni – légèrement court, lui arrivant au bassin – puisque ses propres affaires n'étaient pas tout à fait sèches. Il devait bien avoir laissé deux ou trois vêtements chez elle, mais n'allait pas se permettre de fouiller dans les cartons. Son amie avait récemment quitté le nid maternel, s'étant dégoté un appartement à la limite de ce qu'il y avait d'abordable. Elle suivait des cours à la fac en éco dix-neuf heures par semaine et travaillait à mi-temps dans un magasin du centre, afin de payer correctement ses fins de mois. Sa mère avait beau pouvoir se permettre de lui donner plus de revenu, la noiraude préférait se dépatouiller au maximum par elle-même. Elle avait toujours été très indépendante. Sa famille et ses amis ne s'inquiétaient pas trop pour elle, bien qu'à leur goût elle se donne une charge trop lourde de travail. Mais bon, elle avait toujours fait preuve d'efforts à limite du surhumain, et puisqu'elle n'avait pas encore pété un plomb depuis le temps, on doutait que ce moment arrive même un jour. Parfois certain ne peuvent pas rester en place et vivent de leur travail et/ou études dans le plus grand des bonheurs, sur leur petit nuage. Notre brun se méfiait cependant, et les quelques fois où il voyait son amie il faisait bien attention à prendre soin d'elle.


Eren ne se rendit compte qu'une fois dans le bus qu'on le regardait de travers. Perdu qu'il était dans ses pensées ses yeux s'assombrissaient un tantinet, sans qu'il n'y prenne vraiment garde, et se mettait souvent à fixer quelqu'un plus que la politesse ne le permettait. Ça arrivait souvent mais il pouvait jurer que ce n'était pas intentionnel. Alors si en plus il allait si mal, son besoin de violence devait se faire ressentir. Là, il s'en rendit compte, il fusillait inconsciemment chaque malheureux qui croisait son regard. On aurait facilement pu prendre ça pour de la provocation. D'autant que la couleur de ses yeux n'aidait pas. L'on se sentait rapidement et littéralement transpercé par ces deux iris turquoise moroses. Et ce n'était pas forcément l'endroit pour faire le malin, ce quartier était douteux. Inconsciemment, un espace vide s'était formé autour du brun alors qu'il s'était installé sur un carré de quatre places. Le bus n'était pas très rempli, mais il était étonnant de constater que les trois sièges autour de lui fussent vacants. Ce fut quand le véhicule stoppa à son unique arrêt de zone sensible – mal fréquentée – qu'une bande de six jeunes monta. Eren avait détourné la tête et regardait par la fenêtre, une joue affalée dans la paume. Ce fut quand le ton s'éleva non loin de lui que son regard coula avec ennui en direction des nouveaux venus. Ils arboraient tous une moue soit dédaigneuse, soit moqueuse. Le brun appréhenda rapidement la situation. Une adolescente et une femme âgée s'étaient levées et dirigées vers l'avant du bus, emmerdées par les garçons « épuisés après une longue et dure journée de cours », qui ressentaient par conséquent un besoin pressant de s'asseoir. Immédiatement les yeux de notre protagoniste s'assombrirent considérablement alors qu'il serrait les poings. Ses mains le démangeaient déjà, mais il sut conserver une certaine retenue.


« Et vous allez en cours sans sac ? intervint-il avec l'ébauche d'un sourire tranquille.

Six paires d'yeux se tournèrent vers lui. Deux assis et quatre debout.

- On en a pas besoin, répliqua l'un du milieu, moyennement convaincant.

- On est si intelligents qu'on n'a pas besoin de noter, renchérit celui de droite.

- Ouais voilà, on est des bg, affirma le premier, qui avait pris plus d'assurance suite à l'intervention de son pote.


Idiots. Eren put les dévisager plus consciencieusement. Ils étaient plutôt jeunes, sans doute dix-sept ou dix-huit ans – en fin de compte à peine cinq ans de moins que lui. Il renifla avec amusement et détourna de nouveau la tête au-dehors. La conversation reprit sans qu'il n'y fasse attention, mais bientôt les rires gras se firent plus élevés, plus persistants. A croire qu'ils faisaient exprès afin de faire fuir chaque voyageur autour. Le brun ferma un instant les paupières en respirant lentement, la bouche entrouverte, tentant de les ignorer. Mais c'était impossible, et ils lui tapaient clairement sur le système. Des quatre encore debout, trois vinrent s'asseoir sur les places vides. Le brun ne disait rien, espérant simplement que son trajet se finisse le plus vite possible. Cependant, quand les agités commencèrent à s'exciter un peu trop, le voisin de notre infirmier en venant à le bousculer à maintes reprises sans s'en soucier, réagir fut une obligation. Eren posa une main sur son épaule, la retirant quand il fut remarqué.


- Fais attention s'il-te-plaît.

Immédiatement l'attention entière des comparses se dirigea sur lui.

- Qu'est-ce qu'y a ? grogna l'autre.

- Ça fait plusieurs fois que tu me pousses, dit-il avec fermeté.

Avant que l'idiot ne réponde, le dernier debout prit la parole.

- Désolé mec, on est quatre. Tu veux pas genre… me laisser ta place ?

Le brun arqua un sourcil. Son sang s'était figé dans ses veines, puis la colère l'empoisonna par à coup, augmentant subitement sa pression sanguine. Il n'avait pas l'intention de jouer.

- Non.

Au moins la question avait trouvé une réponse sûre.

- Eeh c'est le genre à faire son malin lui, ricana le jeune d'en face.

Celui debout fixait notre protagoniste d'un air mauvais, puis il détourna les yeux avec un claquement de langue.

- Vas-y fais-moi de la place, s'adressa-t-il à son pote qui était assis à côté d'Eren.

Celui-ci obtempéra, se pressant contre notre protagoniste. Ce fut dommage. Il pensait tenir jusqu'à son arrêt, qui n'était maintenant plus très loin, mais ça ne fonctionnait vraiment pas comme il le voulait. Les deux types d'en face se mirent subitement à rire.

- Eh les mecs c'est pas sympa, regardez sa tête il va péter un câble !

Les rires ne se firent que plus nombreux et plus fort. Autour, aucun passager n'osait rien dire. Le brun ne leur en voulait pas. Qui aimerait perdre son temps avec de tels imbéciles ? Personne, et surtout pas lui.

- Cassez-vous, gronda-t-il, alors qu'une haine sourde le prenait au ventre.

Les jeunes se foutaient carrément de sa gueule. Heureusement qu'ils n'avaient aucune idée de qui se trouvait en face d'eux.

- Et qu'est-ce que tu vas faire connard ? le provoqua-t-on, lui fichant un doigt d'honneur sous le nez, l'effleurant presque.

Tant d'impolitesse, c'était aberrant. Comment pouvait-on en venir à de telles extrémités, à un tel manque de respect envers autrui ?

- Sale petit con, fulmina-t-il, sentant sa résolution de ne faire aucun grabuge fondre comme neige au soleil.


Les comparses s'esclaffèrent de plus belle. Eren savait déjà qu'il allait tout envoyer chier, mais pas de cette façon-là. Jusqu'à ce qu'il se prenne ce coup de coude en-dessous des côtes. Ça n'avait, au fond, pas vraiment été intentionnel. Le jeune riait simplement tellement, en s'agitant en se foutant de la personne contre laquelle il se collait. Mais le brun en avait ressenti la vibration à travers tout son corps, surtout quand le lieu en question qui avait été frappé était sa blessure au flanc. Il pivota subitement, saisi avec brutalité son voisin par le col et lui asséna un coup de boule. Il fronça les sourcils, se disant qu'il aurait pu faire avec davantage de précision, mais que c'était mieux ainsi au fond, le lycéen n'était pas complètement assommé. Par contre il était clairement sonné, il s'immobilisa un instant en chancelant, les yeux dans le vague, avant de tomber sur les genoux de son pote en face et glisser au sol. Il s'assied ensuite sur le couloir principal du bus avec l'aide des deux amis qui étaient installés sur les places à part.


- Qu'est-ce que… qu'est-ce que tu crois que t'es en train de faire ?! s'écria le jeune qui s'était inséré sur le deuxième siège à côté d'Eren. Sale barjo !

Celui d'en face s'était mis débout et balançait son poing dans sa direction, mais l'infirmier fut bien entendu plus rapide. Il était déjà sur ses pieds, prêt à intercepter. Alors que son opposant venait d'envoyer son coup, le bras pas encore tout à fait déplié, il avait déjà lâché le sien en un balayement éclair. La main du jeune vint rencontrer la surface plastifiée du bus violemment, lui arrachant un cri de douleur. Mais notre brun ne s'arrêta pas là. Il lui ficha son genou dans les couilles avec délectation, une moue dégoûtée au visage.


- Les pré pubères comme vous…

Il se tourna vers le plus causant, qui venait de le traiter de barjo.

- … on les castre.

Puis il le gifla avec force, si rapidement que le jeune n'eut rien le temps de voir venir et s'écroula.

- Ou bien on les traite comme les sales gamins qu'ils sont, termina-t-il.

Sa propre main le lançait. Le coup du brun avait été si sec, tranchant l'air en un temps record, que l'impact avait griffé la joue de son opposant. Une jolie coupure se dessinait maintenant sur le visage de ce dernier, sanguinolente, tandis qu'il tentait de bégayer quelque chose d'incompréhensible. Notre protagoniste le dévisagea, une haine sans fond dans les yeux, et lui cracha dessus, puis passa au-dessus de son corps vautré afin d'atteindre la porte du bus. Quand celui-ci s'arrêta finalement au bout d'une trentaine de secondes, seuls des gémissements subsistaient dans le véhicule.

- Eh, toi ! s'exclama une voix peu assurée, tremblotante.

Les portes du bus s'ouvrirent.

- Eh ! réitéra le jeune.


Le brun ne réagit pas, levant un pied afin de passer la marche qui le séparait du trottoir. Il sentait son corps qui en demandait davantage, qui était prêt à en découdre. Un craquement survint derrière lui, il aperçut du coin de l'œil le lycéen qui s'était levé et se jetait à présent dans sa direction. Son pied toujours en suspens dans les airs, il le plaça en arrière, reculant ainsi d'un pas, et pencha son buste vers l'avant. Le geste avait été simple, pas particulièrement rapide, mais ce fut le fait que le brun ait réagi de manière aussi instinctive, comme s'il voyait clair dans son jeu, qui prit le jeune au dépourvu. Il n'eut pas le temps de riposter que déjà notre protagoniste était sur lui, le plaquant contre les portes de son avant-bras sur la longueur de ses épaules, appliquant la lame de son autre main contre son plexus – il savait à quel point ça pouvait faire mal. Ce fut quand son poignet tressauta qu'il le lâcha en souriant avec hypocrisie. Le lycéen crut voir toute la fureur du monde incarnée en une seule personne, ces deux yeux verts d'eau le poignardant avec force, si bien qu'il aurait presque pu sentir la lame le déchirer de son estomac et venir remonter lentement, avec délice, jusqu'au haut de son ventre. Pour la première fois il craignit pour sa vie. Eren quant à lui, était en pleine ébullition, mais tentait du mieux qu'il pouvait de n'en rien montrer. Il tapota le jeune sur l'épaule et sortit du bus d'un pas leste, enfournant une main dans sa poche alors que le bus s'éloignait.

Au bout d'une petite minute il s'arrêta, pressant de ses doigts bouillants son bras qui s'était mis à trembloter. C'était l'excitation qui le prenait aux tripes, joyeusement accompagnée de son amie la folie. Il voulait, il avait besoin d'évacuer toute cette frustration. Avec un air encore plus taciturne il marcha en direction de l'hôpital.

.

.

Son travail l'avait ménagé, la journée avait été tranquille, enfin autant qu'elle peut l'être dans un hôpital public. Pour une fois Eren aurait bien voulu que ça bouge plus, ça lui aurait occupé la tête en plus des mains. Se débarrasser des jeunes en début d'après-midi n'avait été qu'une mise en garde de la part de sa mauvaise étoile. Il n'avait jamais été du genre patient, ses pulsions prenaient, pour son plus grand désespoir, souvent le dessus sur sa réflexion. Ses muscles gonflés empêchaient son cerveau de fonctionner correctement. Il termina de ranger le matériel dans le petit placard, ayant sans s'en rendre compte tout positionné de manière la plus régulière possible. Une machine n'aurait pas fait mieux. Il laissa échapper un soupir las. La rage était là, chauffant au fond de son estomac, attendant patiemment son heure dans le plus grand calme. Mais Eren la sentait, elle ne pouvait pas se cacher complètement, et finirait bien un moment où elle s'expulserait par sa bouche. Lui faisant perdre totalement la raison du même coup. Il était en cet instant sans doute au stade le plus élevé. Celui du calme avant la tempête. Quand viendrait cette funeste partie il ferait totalement exploser le compteur. Mais il se retenait au maximum, effrayé par cette folie tapie dans l'ombre avec un sourire furieux.

Carla s'était montrée aujourd'hui, surgissant de nulle part alors qu'il conversait tranquillement avec une collègue qui fumait sa cigarette dans un coin reculé du toit en milieu d'après-midi. Il était alors rentré dans l'hôpital, la prenant à part. Sa mère était soulagée qu'il ait l'air d'aller mieux qu'au petit matin, elle voulait lui montrer quelque chose. Il l'avait renvoyée sèchement, lui disant qu'il était à son travail et ne voulait pas qu'on le prenne pour le fou qu'il était déjà. Il avait besoin de s'éloigner de tout ce qui touchait de près ou de loin à la folie. Donc de sa mère. Inutile de dire que ce bref passage dans la journée avait plombé un peu plus son moral. Il avait immédiatement senti la corde qui compressait son estomac le tirer un peu plus vers le fond.


Elle n'était pas tout à fait sa maman. Elle ne pouvait pas l'être. Pourtant elle agissait comme telle, c'était tellement plus simple de se laisser prendre au jeu. Mais sa facette d'Exécuteur était à lui, c'était son monde, ses folies, ses terreurs, et sa mère n'avait pas le droit d'en faire partie, alors même qu'elle incarnait l'image de la douceur et l'honnêteté. Lui était tout sauf ça, il baignait dans un lac de sang injuste, où Carla n'y avait pas la place. Elle était un ange dans les ténèbres. Mais les anges, eux, n'existent pas.

Le brun soupira de plus belle et se dirigea vers le vestiaire. Il prit son temps pour se changer, retardant au minimum le moment fatidique où il devrait rentrer chez Mikasa afin de lui partager sa mauvaise humeur. Il l'avait déjà suffisamment emmerdée comme ça, alors s'il devait en rajouter une couche – ce qui serait le cas vu son état – autant que ça soit le plus tard possible. Le brun marchait maintenant dans le couloir qui autrefois lui paraissait interminable, mais fut cette fois-ci traversé en un temps bien trop court. Il retint un grognement, se sentant déjà suffisamment à fleur de peau comme ça. Alors qu'il approchait de la sortie, il entendit des pas vifs se rapprocher par derrière. Il pria un bref instant que ça ne le concernait pas.


« Eren, tu tombes bien !

Bordel. Il se tourna lentement, se préparant mentalement. Une petite blonde se tenait là, se balançant d'avant en arrière sur ses pieds. Elle ne faisait pas partie de son équipe habituelle, mais il la connaissait un peu pour avoir remplacé une de ses collègues. Un beau sourire s'étala sur les lèvres de notre protagoniste, faux bien sûr. Il était doué pour jouer la comédie.

- Tiens tiens, mais qui c'est que voilà, fit-il d'un ton léger. Tu vas bien ?

La jeune femme riva ses yeux au sol.

- Super et toi ? Bonne journée ?

- Pas trop mal, s'empressa-t-il de répondre, voulant en finir le plus vite possible. Tu voulais me demander quelque chose ?

La blondinette sembla recouvrer ses esprits et releva subitement la tête.

- Ah, oui ! Gigi s'absente demain, pour le créneau de l'après-midi, ça te dérangerait de la remplacer ? Il n'y a que ton équipe qui pourrait être dispo… Mais je peux demander à quelqu'un d'autre si ça ne t'arrange pas, ajouta-t-elle avec précipitation, ayant remarqué le regard assombris du brun.

Il pencha la tête sur le côté, réfléchissant.

- Je m'étais dit que ça te ferait plaisir de passer à l'aprèm plutôt qu'au soir, fit-elle plus bas.


Comme chacun le sait, la population masculine représente un très faible pourcentage dans le métier d'infirmier. Du haut de ses vingt-deux ans, Eren était le poulain de l'hôpital, sa bouille craquante ayant très certainement activement participé à sa popularité. Il faisait son âge quand on le connaissait, mais ses mimiques enfantines trompaient plus d'un inconnu, si bien qu'on le pensait tout juste majeur. Trois ou quatre ans d'écart avec la réalité, cela peut paraître peu, mais pour notre brun c'était phénoménalement inadmissible. Surtout quand cela le mettait dans l'embarras pour les entrées en boîte, accompagné d'un certain Jean qui se foutait littéralement de sa gueule. En bref, les infirmières dépassant la trentaine le prenaient systématiquement sous leur aile. Avoir un peu la compagnie du sexe opposé les distrayait bien davantage, surtout lorsqu'il s'agissait d'un jeune homme avec une tête de poussin et un sourire tout à fait adorable. Les plus jeunes quant à elles, se contentaient plutôt de le zieuter.

- Je ne –

- Et les autres n'étaient pas dispos alors, le coupa-t-elle sans s'en rendre compte, se grattant la joue.

Le brun referma la bouche. Travailler de nuit lui convenait mieux. Il préférait dormir de jour, ainsi lorsqu'il se réveillait il avait moins l'impression de se retrouver seul au monde, et il pouvait sortir, se mêler à la foule.

- Je suppose que je n'ai pas vraiment le choix rit-il avec légèreté. A demain, donc.

Il pivota vers la sortie, l'air frais lui étant subitement devenu indispensable.

- A demain ! lança la petite infirmière dans son dos. Et merci encore ! »


Il leva la main, continuant sa marche. Sa langue claqua sèchement contre son palais. Voilà qu'on changeait son emploi du temps maintenant. Comme si ses emmerdes ne suffisaient pas, on l'empêchait également d'avoir un sommeil plus agréable. Il trouva les portes automatiques vraiment longues à s'ouvrir, il aurait voulu leur rentrer dedans, se déchaîner contre elles. Son bras s'était remis à trembler. Merde. Sa limite n'était plus très loin. Il fit rouler son épaule d'une main afin de la détendre, calant sa respiration sur un rythme plus régulier. Parvenu à l'extérieur, un vent froid lui effleura les joues. Puis, du haut des escaliers, il remarqua une ombre familière en contrebas, légèrement transparente.

« C'est pas vrai…, grogna-t-il.

Il descendit la première vallée de marches, se retrouvant face à Carla, qui se frictionnait doucement les bras.

- Qu'est-ce que tu fais là, gronda-t-il, je t'avais pourtant demandé de partir.

Sa mère expira doucement en se redressant, l'air déterminée.

- Tu auras beau me rejeter, tu as besoin d'aide. Et il n'y a que moi qui puisse te la donner.

- Arrête de raconter n'importe quoi ! s'emporta-t-il en balayant l'air de la main.

- Tu n'as personne à qui te confier pleinement à part moi, rétorqua-t-elle fermement, penchant sensiblement son buste vers l'avant. Cesse d'être aussi têtu.

- Parce que tu penses que c'est ce que je suis censé faire, te laisser être à mes côtés ? Ce serait comme accepter que je suis fou, ricana-t-il avec amertume.

Sa mère déglutit et baissa les yeux. Elle marmonna quelque chose qu'il n'entendit pas.

- Hein ?

- Et alors, fit-elle plus fort, plongeant ses yeux dans les siens. Si ça peut nous permettre d'être ensemble, où est le problème !

- Où est le…

Il se mit à rire, toussa puis s'éclaircit la gorge.

- Ne fais pas comme si tu ressentais quoi que ce soit, dit-il durement.

Ses poings commençaient à trembler.

- Quoi… ? murmura sa mère faiblement.

- Ne fais pas comme si tu avais froid ! tonna-t-il en montrant d'un geste ses mains qui serraient ses bras, comme pour les réchauffer. Ne fais pas comme si tu ne connaissais pas tout de moi, alors que tu es issue de ma tête. Ne fais pas comme si…

Il cligna plusieurs fois des paupières, serra les mâchoires. Et finalement… il dévala les marches.

- Eren ! l'appela Carla dans son dos. Eren, reviens ! »


Il augmenta l'allure. Il ne parvenait plus à regarder droit devant lui, sa vue s'ajustait mal aux distances, son cerveau battait contre son crâne. Il dut s'aider de la rampe pour descendre les dernières marches. Quand, enfin, il fut devant les grilles de l'hôpital, sa mère était là, apparaissant subitement. Il sursauta, sa bouche asséchée ne lui permettant pas de crier. Il agita son bras afin d'éloigner la brune, passa le portail avec difficulté et secoua la tête un coup sec, espérant retrouver une vision correcte. Alors qu'il longeait la rue, ses doigts effleuraient le mur à sa droite, au cas où il aurait besoin d'un soutien si ses jambes ne le portaient plus. Il allait traverser pour rejoindre l'arrêt de bus sur la place mais y repéra bien vite sa mère, une main devant la bouche et les yeux emplis d'inquiétude. Le brun reporta lentement ses yeux sur le trottoir, optant finalement pour la décision de continuer tout droit. Il rejoindrait le second arrêt, ce n'était pas un problème, il tiendrait jusque-là.

Ce n'était pas le fait qu'il soit aussi désemparé qui l'affaiblissait autant, qui l'empêchait de marcher.

C'était la haine, la peur et la tristesse à la fois qui le prenaient à la gorge. Elles électrifiaient ses os, ses muscles se gonflaient d'une puissance dévastatrice qui l'effrayait et le rendait euphorique, bien que la crainte prenne le dessus. Pour le moment. La balance s'était déjà équilibrée alors qu'il parvenait à l'angle de la rue.

Il avait dû prendre à gauche en remarquant le fantôme de Carla un peu plus loin sur la route, sur le trottoir d'en face. Il marchait maintenant du côté gauche de l'hôpital, à l'opposé de là où il voulait aller. Il parvenait à assimiler un peu mieux la force qui le rongeait de l'intérieur, son cœur battait plus rapidement, il se sentait au bord de la crise cardiaque. Mais au moins, il avait moins peur. Il fixait ses pieds, leur intimant d'avancer. Lorsque des jambes firent irruption dans son champ de vision, il tourna brusquement sur la route.

« Casse-toi… Casse-toi ! » aboya-t-il à l'adresse de sa mère.


Mais elle ne partait pas, apparaissant sans arrêt en travers de son chemin, l'empêchant de se rendre où il le voulait. Il bifurquait à chaque fois dans une autre rue, tentant d'éviter la brune à tout prix. Il n'était plus effrayé, simplement en colère. A fleur de peau. Il s'était petit à petit enfoncé dans le quartier à l'arrière de l'hôpital, ce dernier dépassé depuis déjà quelques minutes. Il était un peu plus de vingt-deux heures trente, le début des sorties nocturnes. Le coin était peu fréquenté, il n'y avait pas grand-chose à faire à part un minuscule parc pour enfants, et ça ça n'était plus vraiment de son âge. C'est en parvenant à la petite aire de jeux qu'il entendit des voix provocatrices et grossières. Nous n'étions pas très loin du quartier de Bertolt et Reiner, et il n'y avait nul doute quant à la présence des personnes juste à côté. Se rincer le gosier, fumer, se marrer entre potes sans se soucier du bruit fait. Au moins deux des options énoncées. Le brun voulut passer son chemin, les buissons le cachaient bien heureusement du groupes qui squattait le parc. Même si d'un certain côté… un sourire en coin naquit sur ses lèvres, puis il se gifla intérieurement. C'était sans compter sur Carla qui lui barrait la route à quelques mètres de là, la bouche ouverte afin de lui dire quelque chose. Il se détourna, repartant en sens inverse, mais là aussi elle était apparue. Il aperçut un second portillon au bout de l'aire de jeux. La migraine qui lui martelait le crâne se fit brusquement beaucoup plus insistante alors qu'il poussait la petite grille puis, tout aussi rapidement, elle disparut complètement, le temps d'un souffle. Eren n'entendait plus que sa respiration résonner dans sa boîte crânienne.

Ce fut sa délivrance. Son corps entier était en paix avec lui-même. La force noire qui menaçait de l'engloutir avait pris possession de la moindre parcelle qui composait son être, et il l'avait accepté. Il s'y était soumis, sachant qu'il finirait dans tous les cas par ne plus y résister. Et c'était libérateur, si reposant, si jouissif.


Sans même le remarquer il s'était posté à cinq ou six mètres devant le groupe, qui occupait l'espace de deux bancs. Il faisait sombre, mais il n'eut aucun mal à distinguer les silhouettes de deux filles et quatre hommes, sans doute un peu plus âgés que lui. Leurs têtes étaient tournées dans sa direction. Il ne se rendit compte que maintenant qu'il les dévisageait avec attention, son attitude pouvant paraître plutôt provocatrice. Depuis combien de temps était-il planté là ? Vingt secondes ? Cinquante ? Deux minutes ? Toujours est-il que cela sembla dépasser la limite de la politesse quand il entendit deux des mecs hausser le ton. Ils s'exclamaient assez fort, grognaient avec agressivité. Mais notre brun ne répondait pas, il ne trouvait étrangement utile de rien dire et, de plus, il ne comprenait pas un traître mot de leur tirade. Ce n'était plus que des séries de sons disposés les uns à la suite des autres, qui au final ne donnaient pas le moindre sens. L'un des hommes, un grand mince, s'était levé et approché de lui, à une distance absolument pas respectable, puis avait craché à ses pieds. Cette réaction était un poil disproportionnée n'est-ce pas ? Il faudrait qu'il dise au groupe derrière d'en référer à leur ami. Quoique… si ce dernier était comme ça, la petite troupe ne devait pas être en reste non plus. Ah, l'homme lui gueulait carrément dessus maintenant. Il devait penser qu'il était soit shooté, soit complètement demeuré. En soit la première suggestion était proche de la vérité, il était carrément plombé à l'adrénaline. Eren fixa la bouche de l'homme, son articulation lente et imprécise, ses mimiques absurdes et surfaites. Il se mit à rire. S'en fut hilarant quand la couleur de peau de l'autre fonça d'un seul coup, et qu'une veine vint palpiter sur son front.


« Qu'est-ce tu fous enculé ?! Barre-toi putain ! J'te jure –

Le brun lui asséna un brusque coup de tête alors que son sourire disparaissait.

- Ta gueule.


Et l'homme s'écroula. Il s'effondra sur place, littéralement, et ne se releva pas. Bizarre. Eren ne se souvenait pas avoir frappé si fort pourtant, quoique cela expliquerait sans doute pourquoi son front le lançait subitement. Parler lui avait fait un effet différent de d'habitude, comme si sa voix ne sortait pas de sa gorge, qu'elle était l'enregistrement d'un autre. Le nez du gars pissait le sang. Il était ouvert en plein milieu du pif cet abruti. L'infirmier passa un doigt sur son propre front, y retrouvant sans grand étonnement une trace pourpre. Il s'accroupit à côté du corps évanoui, observant d'un peu plus près la blessure dégoulinante. C'est fou ce que le corps peut contenir comme liquide. Il y eut des pas rapides, le bruit quelqu'un qui court. Trois même. Le brun les entendit arriver, il les aperçut du coin de l'œil, et il vit même la frappe venir mais ne l'arrêta pas. Il se sentait bien dans sa position, flemme de bouger. En tout cas il s'écroula et on se mit le rouer de coups de pieds. Comment en était-il arrivé là ? Ah oui, il s'était reçu la semelle droite d'un des membres du groupe dans l'épaule. Attendez… non, de la gauche. La personne en question utilisait ce côté-là. Les autres prenaient le pied inverse. C'est marrant comme il y a davantage de droitiers que de gauchers. Y-a-t-il une réelle raison à cela, ou bien est-ce uniquement le fruit du hasard génétique ou autre connerie ? Il n'avait pas la réponse, il devrait peut-être chercher sur internet un de ces jours, la question était intéressante.

Les chocs contre son corps ne lui faisaient pas vraiment mal, son esprit divaguait ailleurs, et finalement c'était même vivifiant. Pas très loin, les éclats de voix des deux jeunes femmes retentissaient avec hargne, parvenant jusqu'aux oreilles de notre protagoniste. Il n'aimait pas ça, c'était brutal et sans aucune délicatesse. Leur clore la bouche lui parut une excellente idée, puis une malheureuse frappe bien placée le sortit de ses pensées. Il jura tout bas, sentant sa lèvre inférieure se déchirer. Il leva un peu plus haut ses bras qu'il avait repliés devant son visage afin de se protéger, rabattant la capuche du sweat. Il ne put s'empêcher de sourire en pensant à ce qui allait suivre, ce bien qu'il sente un peu plus les chaires à vif de sa lèvre s'écarter.


- Qu'est-ce que t'as, t'es content de te prendre une raclée ?! Sale attardé ! vociféra l'homme qui l'avait mis au sol. Tu vas vo –


Eren venait de contrer de son avant-bras le coup que le type s'apprêtait à lui mettre. Sa position recroquevillée au sol en mode fœtale lui permis de se retrouver rapidement accroupi. Les trois hommes lui balançaient leur pied tour à tour, alors qu'il en arrête un les avait forcément surpris, donc ralentis. Il fit fi des deux coups qu'il se prit dans le dos et, la cheville du premier mec toujours maintenue de quelques centimètres en l'air par son avant-bras, il put bondir entre ses jambes écartées. Il posa ses paumes au sol et le faucha en-dessous des mollets, le faisant s'écraser par terre dans un grognement. Ne s'arrêtant pas là, le brun se redressa à moitié, le buste penché de manière presque parallèle au sol, puis bondit en hauteur, se servant du dos de l'homme tombé comme tremplin. Sous la capuche, ses mèches chocolat furent envahies d'un bleu électrique. Il replia ses genoux contre sa poitrine, tandis que ses mains crochetaient le vide, l'envoyant toujours un peu plus loin vers l'avant. Les deux hommes ne comprirent sans doute pas pourquoi notre protagoniste s'était subitement retrouvé derrière eux. Les voir aussi désemparés était un véritable délice pour ses yeux et il ne cessa de sourire, ses dents luisant faiblement de noir. Il empoigna celui de droite par les épaules, les tirant vers l'arrière, tandis qu'il lui enfonçait son genou au milieu du dos. Il devait faire vite, un second abruti attendait derrière de se faire bifler, alors il explosa la tête de celui dont il s'occupait droit sur le sol. Le bruit mat résonna dans sa tête en une vraie musique. Il se figea, regardant du coin de l'œil l'autre homme lui foncer dessus, le poing levé. Eren était déjà sur lui avant même qu'il n'ait porté son coup. Il se mit de profil, lui projeta son coude au niveau du foie puis s'éloigna d'un pas, profitant du déséquilibre de son adversaire pour revenir lui enfoncer les jointures de ses phalanges entre les côtes afin d'atteindre son poumon gauche. Il crut entendre un craquement, mais ne fut pas certain qu'il vienne du corps de l'homme ou du sien. Ce connard était allongé, recroquevillé sur lui-même, il commençait à chougner comme une pauvre bête.


Le premier qu'Eren avait foutu par terre s'était relevé, les traits défigurés par la peur. Il hésitait visiblement entre s'enfuir et ne pas paraître pour un faible devant les deux filles qui s'égosillaient derrière. L'une d'elle était même au téléphone, sûrement en train d'appeler les flics. Il n'avait plus beaucoup de temps. L'abruti opta finalement pour sa maigre fierté, s'élançant maladroitement vers lui. Notre brun se redressa bien droit, croisa ses doigts et la craqua, roulant ses épaules en arrière dans le même mouvement. Sa chevelure avait repris sa couleur originelle. L'autre débuta par une série de coups de poings, il paraissait un peu plus fort que ses comparses. Eren évita le premier en penchant sa tête sur le côté, le second en passant en-dessous puis le troisième en tournant son buste de profil. Cela devint plus corsé lorsque l'ennemi ajouta les coups de pied en fouetté, l'infirmier dut alors sauter par-dessus. Au bout d'une quinzaine de coups portés, leurs corps ne s'étaient pas rencontrés une seule fois. L'homme avait ralenti la cadence, il envoya sa jambe frapper le flanc de notre protagoniste. Eren avait tout calculé, la mollesse du coup, le temps de suspens dans les airs avant de ramener son membre vers lui. Il sauta à pieds joints et, parvenu au summum de la hauteur de son saut, il tendit brusquement ses jambes. Ses semelles rencontrèrent le genou de l'adversaire. Il entendit cette fois-ci distinctement le craquement de l'os, et sut que cela ne venait pas de ses propres orteils mais bel et bien du mec qu'il venait de rétamer. Sans faire plus attention que ça aux cris il se tourna vers les deux filles restantes. Il pouvait sentir l'odeur puante de la peur qui les étreignait, et alors qu'il faisait un pas dans leur direction elles s'enfuirent à toutes jambes.


- Intéressant… » susurra-t-il en léchant le sang qui coulait de sa lèvre.

Il sortit du parc d'un pas tranquille, laissant derrière lui les quatre hommes qui souffraient le martyre. Du coin de l'œil il observa les jeunes femmes tourner à l'angle d'une rue, hurlant à qui voulait bien les entendre. Le coin ne lui était pas inconnu, mais n'en restait pas moins peu familier. Et ça n'en était que plus excitant non ? Il sautilla sur place, assouplissant ses poignets en les tordants dans un sens, puis dans l'autre. Puis ses pieds décollèrent du sol. Il partit sur un sprint immédiat en coup de vent, allant tellement vite que ses chaussures ne semblaient pas rencontrer le sol. Le quartier était vide à cette heure-là, en revanche il suffisait d'aller un peu plus loin au sud pour retrouver une activité humaine plus importante. Le brun eut tôt fait de rattraper les deux jeunes femmes. Cinq cents mètres plus loin à peine, après avoir passé la route du train et deux courtes avenues, se trouvait une rue fréquentée, avec beaucoup de passage. Prendre un raccourci était l'option permettant un résultat un maximum prometteur.


Eren prit brusquement à droite. Ses mèches de cheveux virèrent bleu électrique, les picotements familiers du déblocage de son don lui parcoururent l'échine. Il sauta contre l'immeuble le plus proche, alors que l'image d'une échelle se dessinait dans son esprit. Ses mains empoignaient des barres d'air invisibles tandis que ses pieds, qui eux étaient chaussés donc insensibles au pouvoir, raclaient le mur, prenant des minces appuis. Mais tant que ses doigts trouvaient prise, il ne risquait pas de tomber. Il eut tôt fait d'escalader le bâtiment et, une fois sur le toit, il reprit sa course. Il bondit sur l'immeuble d'en face comme un chat, se réceptionnant sur ses paumes tandis que ses jambes repliées passaient entre ses bras, lui permettant d'amortir sa chute sans ralentir. Il poursuivit ainsi sur plusieurs mètres, parvenant rapidement vers l'avenue convoitée des deux nanas. Il stoppa cinq petites secondes, les fixant dans la rue en contrebas, peinant à maintenir leur allure. En relevant ses yeux, notre protagoniste plissa les paupières tandis qu'un sourire encore plus large étirait ses lèvres. Les bâtiments se faisaient plus espacés. Seul un fou prendrait le risque de les passer par les toits. Mais puisqu'il en était un… Le brun cracha par terre, plaça son pied gauche à l'arrière, veillant à ce que ses jambes pliées soient bien souples. Il pencha son buste vers l'avant, les bras écartés des flancs. Il prit sa première impulsion.

Cela pouvait ressembler de loin à la technique d'un saut en hauteur répétée, mais on se rendait bien compte de la différence vers la fin, quand il donna une poussée d'accélération. Il prit son envol, littéralement. On aurait pu lui ajouter des ailes et prendre une photo sans la croire faussée. La situation était clairement trompeuse. Il était devenu un oiseau. L'air n'alourdissait pas ses vêtements, il le faisait décoller. Lui-même pouvait le ressentir, rien qu'un instant, la brusque disparition de l'apesanteur, le vide total qui planait autour de son corps, le faisant évoluer dans un espace différent. Il restait cependant humainement constitué, en dépit des expériences ascensionnelles qui avaient rayé presque la moitié de sa vie. Il ne parvint pas à atteindre l'immeuble d'en face, du moins pas exactement. Le bout de ses doigts effleura le béton, mais ils ne s'y accrochèrent pas, se déboîter l'épaule ne faisant pas partie du plan. Des étincelles bleutées crépitèrent autour de sa main tandis qu'il activait son pouvoir, s'imaginant une fois de plus une échelle ascendante. La gravité ayant repris sa place, le faisant dévaler vers le sol, il ne put s'accrocher dès le premier barreau, devant dans un premier temps ralentir sa chute. Il laissa ses doigts riper contre l'air solidifié afin d'amortir le choc, sans faire attention aux éventuelles brûlures causées, puis agrippa l'une des barres d'une main ferme. Il remonta au toit à la manière de la fois précédente. Il restait encore un dernier vide important à franchir, mais il s'y prit différemment. Il courut d'un pas leste, pas particulièrement rapide, fait de longues enjambées. Une fois sur le rebord, les orteils dans le vide, il plongea vers l'avant de façon à ce qu'il atterrisse tout proche de l'immeuble d'en face. Ses paumes épousèrent la surface dure de l'air que son pouvoir venait rapidement de former, puis il fit basculer ses jambes par-dessus sa tête, ce qui lui permit de terminer sa course debout sur la barrière de fer qui entourait le bâtiment. Le terrain qui venait ensuite était bien plus accessible, il n'eut pas besoin de trop forcer ni d'user de son don.


Les trois ou quatre immeubles passés, le brun pensa qu'il avait suffisamment distancé ses deux proies. Il ne pouvait de toute manière guère aller plus loin, car il serait alors du côté du quartier fréquenté. Il se pencha au-dessus du vide, constatant l'arrivée des deux attendues quelques mètres plus loin, qui trottinaient, sans doute essoufflées par leur course. Il ne perdit pas plus de temps, il se laissa tomber vers la rue, s'accrochant au rebord supérieur de la fenêtre, s'aidant de son don afin d'affirmer la prise. Il fit de même jusqu'au deuxième étage, maintenant ensuite une position stable, un bras le soutenant et deux pieds posés contre le mur.

Quand les deux jeunes femmes parvinrent à sa hauteur, visiblement trop apeurées pour remarquer la masse sombre immobile quelques maigres mètres au-dessus, il lâcha sa prise. Il positionna son pied de manière à rencontrer le bord de la fenêtre du premier niveau, et prit une poussée qui l'amena au milieu du trottoir, accroupi, ses jambes repliées au maximum afin d'amoindrir le choc contre le béton. Les deux petites souries couinèrent, puis se mirent à hurler avant même de le reconnaître. Ce moment d'un plaisir si intense prit Eren à la gorge, le fait que ses adversaires se rendent compte être prises au piège. Elles se mirent sur la défensive, levant leurs bras devant elles.


« Qu-qu'est-ce que tu comptes nous faire sale chtarbé ?! s'écria l'une d'un ton tremblotant.

L'infirmier se retint de rire, puis fit un pas vers elles, les faisant reculer en trébuchant à moitié.

- Ne vous inquiétez pas, ricana-t-il avant de leur foncer dessus. Je préfère les mecs. »

Et il leur éclata la tête l'une contre l'autre. Elles tombèrent comme des poupées de chiffon, l'une évanouie et l'autre à demi consciente. C'était déjà terminé, il n'y avait plus personne à abattre. Le sourire d'Eren se fana, tandis que de son pied il assommait la fille. Il se baissa, enfonça son doigt dans leur joue, s'assurant qu'elles ne bougeaient plus, affichant une moue déçue. Jusqu'à ce que des pas se fassent entendre dans son dos. Ses yeux s'ouvrirent subitement alors qu'il se retournait, prêt à en découdre, se redressant du même coup.


Son poing s'arrêta à trois pauvres centimètres de la mâchoire de Carla. Il rabaissa lentement son bras, la stupéfaction prenant peu à peu place sur son visage. Il réalisa alors ce qu'il venait de faire. Ce fut immédiat. La couleur s'évapora de sa peau, laissant un ton pâle comme la mort. Sa mère le fixa un court instant sans expression aucune, puis elle se détourna, son corps s'évaporant au bout de quelques pas. Pour Eren, la surprise laissa place à l'horreur. Il n'eut pas le temps d'y penser plus longtemps, remarquant des personnes s'avancer dans sa direction en bout de rue. Dans une réaction paniquée il activa son don afin de remonter le long de l'immeuble à toute vitesse et, une fois au sommet, il se mit à courir en direction de chez Mikasa.

Les flashs de la bagarre récente lui embrumaient le cerveau, sa respiration s'était faite sifflante. Il pressa un court instant ses paupières dans le but d'éloigner une image violente, mais quand il rouvrit les yeux il n'eut pas le temps de contrôler correctement son atterrissage et roula au sol. Pendant une longue minute il ne bougea plus. Il avait l'impression que le monde avait cessé de tourner. Puis toute la douleur apparut. Celle des coups reçu dans son ventre et son dos, celle dans sa lèvre blessée et gonflée, celle dans ses mains tremblotantes qu'il avait abattues trop fort. Des torrents de larmes inondèrent ses joues. Comment en était-il arrivé là ? Il avait encore merdé en beauté. Il s'était transformé en un véritable Exécuteur, mais qui ne distinguait plus le bien du mal. Il avait été un monstre évoluant dans un monde où seules ses pulsions violentes comptaient. Et puis, après avoir versé toutes les larmes de son corps, l'absence d'expression sur le visage de sa mère lui revint en mémoire, ainsi que les moments où il avait tenté de la faire partir, juste avant de perdre la boule.


En fin de compte… Ne l'avait-elle pas conduit dans ce quartier presque désert et risqué ? Ne l'avait-elle pas amené à tourner dans ce parc pour enfants ?

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