L'Exécuteur

Chapitre 26

5794 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/01/2017 21:37

Chacun de ses pas étaient une torture. Il marchait lourdement, avec l'impression qu'une paire de chaînes énormes s'étaient enroulées autour de ses jambes, jusqu'à remonter le long de son torse et compresser sa poitrine. Il avait serré une main sur son tee-shirt et de l'autre se soutenait aux murs sales des immeubles. Il avait bien fait attention à éviter les zones fréquentées. Les passants auraient soit appelés un hôpital, soit la police. Des parties de ses vêtements étaient grisés, comme s'il s'était roulé dans un bain de poussière. Du sang à moitié séché avait gouté jusqu'à la pointe de son menton tandis que ses mains paraissaient littéralement détruites. Rougies, sanguinolentes, brûlées. Les veines de ses yeux ressortaient, écarlates, il parvenait à le sentir. Il sentait même chaque parcelle de son corps, qui le tiraillait furieusement. Le moindre mouvement était devenu une souffrance. Le tracé des larmes qui avaient ruisselé le long de ses joues était encore largement visible, le rendant pâle comme la mort, l'air épuisé et vieilli. Et c'était réel. Il n'en pouvait plus, il était exténué et avait le sentiment d'avoir rencontré toutes les peines du monde en l'espace de sa courte vie.


Finalement, une des rues le conduisit à l'un des arrêts qui se trouvait sur la ligne de bus le ramenant chez Mikasa. Il en avait encore pour une bonne trotte s'il poursuivait à pieds. Alors, de ses doigts tremblants et esquintés, il essuya son menton, puis à l'aide de sa manche il sécha ses joues humides. Il ramena ensuite sa capuche un peu plus devant son visage, l'abritant du mieux qu'il le pouvait dans l'ombre du tissu. Il n'y avait pas âme qui vive dans les parages, Eren prit soin de le vérifier. En plus d'avoir honte comme jamais de ses récentes action, il avait honte de son aspect médiocre, comme s'il venait d'être passé à tabac. Il s'affaissa contre le poteau de l'arrêt de bus, la tête baissée vers le sol goudronné. Bientôt, les fars du véhicule tant attendu inondèrent la rue, faisant relever le menton du brun. Sans doute s'agissait-il de l'avant-dernier de la soirée. Les portes s'ouvrirent. Il monta dans le bus les yeux baissés, se plaçant sur le premier siège, juste derrière celui du conducteur. Il y avait très peu de monde, trois ou quatre passagers, mais il ne pouvait se permettre de se diriger vers l'arrière. Au risque de se faire repérer. Tout du long du trajet il avait appuyé sa tête contre la vitre, regardant les bâtiments engloutis dans la nuit défiler devant lui, ses mains tremblantes posées délicatement sur ses genoux. Il avait bien tenté de les mettre dans ses poches afin de les cacher aux yeux de tous, mais le contact avec le tissu avait manqué de lui arracher un cri de douleur.

Quand finalement il descendit à son arrêt, plus qu'un seul passager restait dans le véhicule. Se sentant observé, Eren croisa le regard d'un jeune homme âgé de même pas une vingtaine d'années. Ce dernier fut le premier à détourner les yeux avec empressement. Il avait dû être soit gêné par ces deux iris tourmentées, soit quelque peu apeuré par ces traits tirés où subsistaient des traces indistinctes de sang. Le brun poursuivit sa route, passant rapidement la marche du bus. La rue de Mikasa se trouvait juste à côté, parallèle à celle-ci. Rentrer, c'était tout ce que souhaitait le brun.

Il avait un peu repris du poil de la bête, avait parfaitement conscience des moindres faits et gestes qu'il avait commis plus tôt. Il ne l'acceptait toujours pas, mais le fait d'avoir saisi qu'il ne pouvait plus rien changer l'avait en quelque sorte aidé à avoir l'esprit plus clair. Il n'avait plus besoin d'un quelconque soutien, il parvenait à marcher seul. Ses jambes étaient raides et lui faisaient mal, il avait trop forcé dessus en courant sur les toits, mais au moins elles le portaient toujours. Parvenu au pied de l'immeuble de la noiraude, il sortit le jeu de clés qu'elle lui avait gentiment prêté et entra. Deux petites minutes après il se trouvait devant la porte de l'appartement. Il espérait que Mikasa soit couchée, bien qu'il en doute, mais priait pour. Avec délicatesse, il introduisit la clé dans la serrure et tourna. Au bout d'un demi-tour la porte s'était ouverte. Comme prévu son amie était toujours réveillée. Il pénétra dans l'entrée et retira ses chaussures sans se presser. La lumière de la cuisine était allumée, et il ne pouvait échapper à cette pièce s'il souhaitait aller où que ce soit dans l'appartement.


« Eren ? retentit la voix de Mikasa.

- C'est moi, répondit-il, et son ton lui avait semblé près de se briser.

Elle avait sans doute également perçut quelque chose d'anormal, puisque le brun entendit le raclement d'une chaise qu'on repoussait suivi de pas se dirigeant vers l'entrée. La silhouette sombre et élégante de la noiraude se découpa dans le doux faisceau de lumière. Elle s'approcha un peu plus, lentement, menant une rapide inspection de son meilleur ami et, quand elle prit conscience de l'ampleur des dégâts, elle se précipita sous son nez.

- M-mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?!

Le jeune adulte leva sa main et secoua la tête. Il ne parvenait pas à parler, et n'osait en fin de compte même pas tenter la chose. Ce serait trop dur à supporter pour son corps. Il était dans un espace de flottement, d'attente.

- Viens t'asseoir, ordonna Mikasa, je vais nettoyer tout ça.


Elle posa une main dans son dos, le poussant sans trop de ménagement vers la cuisine. L'infirmier tressaillit et elle retira ses doigts avec vitesse. La jeune femme fit mine de passer une nouvelle fois son bras dans son dos, plus bas cette fois-ci, mais craignant de rencontrer une nouvelle blessure cachée elle se contenta de se poster à ses côtés, prête à le retenir en cas d'écroulement. Car il semblait au bord de l'effondrement. Mais ce qu'elle ne savait pas encore, c'était que sa chute était bien plus psychique que physique. Eren ne tenta pas de lutter, il s'assit bien sagement sur l'une des chaises hautes du pseudo bar minuscule. Après s'être assurée qu'il ne glisserait pas, la noiraude s'éloigna d'un pas vif en direction de la salle de bain puis revint tout aussi rapidement avec tout le matériel médical dont elle disposait. Elle posa les soins en vrac sur la table haute.

- Retire le sweat.

Eren avait la tête baissée, toujours couverte par la capuche. Ses mèches brunes devenues un peu trop longues lui pendaient devant les yeux. Il secoua le menton.

- Eren…, soupira-t-elle. Ne fais pas le difficile.


Il secoua une nouvelle fois la tête, avec entêtement. Ses vêtements n'étant pas tout à fait secs ce matin, il avait emprunté ces habits de style mixte à Mikasa. Et il ne portait rien sous le pull. La noiraude avait compris que c'était peine perdue, elle le connaissait bien. Mais il restait tout de même une chose… Dans un mouvement vif, qu'Eren n'eut le temps d'intercepter – et il n'en avait même pas la motivation – elle retira la capuche. Il s'était redressé de surprise, ce qui donna à Mikasa tout le loisir de contempler l'étendue des dégâts. Elle porta ses mains devant sa bouche, retenant une exclamation. Son visage exprimait clairement sa stupéfaction. Honteux, le brun baissa les yeux, se demandant si c'était pire que ce qu'il avait imaginé. L'étudiante inspira doucement, puis retrouva une expression calme et maîtrisée, celle qui rassurait inconsciemment Eren. Jetant une nouvelle fois un coup d'œil à ses mains puis à son visage, la noiraude soupira :

- Au moins tu n'es pas le seul à t'être pris une raclée.


Finalement elle s'affaira à sa tâche, débutant par un nettoyage en profondeur du visage de l'infirmier, où contrairement à ce qu'il aurait pu croire, pas mal de sang lui avait giclé dessus. Mikasa désinfecta et pansa les plaies sur ses mains du mieux qu'elle le put. Elle lui racontait sa journée posément, de sa matinée à la fac jusqu'à sa fin d'après-midi en magasin, ajoutant quelques anecdotes. Après avoir géré la fermeture de la boutique, deux jeunes l'avaient emmerdée sur la moitié du chemin afin d'obtenir son numéro, mais s'étaient finalement ravisés bien sagement quand elle les avait crochetés au sol. Elle avait fait un brin de ménage en rentrant puis s'était attelée à ses révisions. Et elle lui racontait tout cela, comme le ferait une famille en passant du temps ensemble après une longue journée. Eren ne demandait rien de plus, il ne pouvait rien demander de plus. Mais ce fut cette minuscule lueur de bien-être qui vint transpercer la coque noire qui étreignait son cœur. Alors que la noiraude venait de terminer l'application de la crème cicatrisante sur sa lèvre inférieure et rinçait une dernière fois rapidement ses tempes et ses joues, les yeux du brun s'embuèrent. Mikasa s'immobilisa, puis lui empoigna le menton afin de relever un peu son visage. Un sourire affectueux se dessina sur ses lèvres et elle l'étreignit, le serrant avec délicatesse contre sa poitrine.


- Ce que tu peux faire l'idiot toi, des fois, le morigéna-t-elle avec tendresse.

Le menton posé sur son épaule, le brun ferma les yeux. Il sentit son nez couler et les larmes dévaler ses joues. L'étreinte était tiède, douce et sincère. Il entoura la taille mince de son amie de ses bras.

- Merci… , bredouilla-t-il, les sanglots étouffant ses mots. Merci, merci…


Ils maintinrent cette position durant de longues secondes, jusqu'à ce que le brun se soit calmé. Il se détacha alors de Mikasa et posa son front contre le sien.

- Je suis désolé d'être une charge, chuchota-t-il, la gorge toujours nouée.

La noiraude se redressa en fronçant les sourcils.

- Non. Tu ne le seras jamais.

Elle se leva en expirant bruyamment et passa ses doigts dans les cheveux d'Eren en une caresse rapide.

- Je ne vais pas insister davantage pour que tu me donnes une explication quant à tout ce cirque… Mais le jour où tu reviens avec un membre cassé je te jure que je vais te cuisiner jusqu'à ce que tu craches le morceau.

La menace était là, derrière ce ton léger mais ferme. Le jeune homme déglutit.

- Oui m'dame.

- Bien.

Elle lui tapota la tête puis alla se servir un verre d'eau.

- Va prendre une douche, ordonna-t-elle, avant que l'odeur de ta sueur n'embaume mon appart.

- A vos ordres mon capitaine, soupira-t-il en se levant de la chaise.

- Et tâche de mouiller tes mains et ton visage le moins possible. J'ai pas fait tout ça pour rien…

Il sourit faiblement, se dirigea vers la salle de bain.

- Et… Eren…


Il se tourna, surpris de trouver Mikasa juste derrière lui, la tête baissée. Elle leva ses yeux sur lui, l'étudiant derrière ses longs cils noirs.

- Si tu ressens le besoin de te confier, je suis là. Quoiqu'il se passe, je serai toujours là. C'est compris ? dit-elle ensuite plus abruptement, puis elle détourna rapidement ses iris sombres.

Le brun haussa les sourcils et plissa les paupières, l'ébauche d'un sourire sincère se dessinant sur ses lèvres. Il posa une main sur le sommet du crâne de son amie puis tapota doucement sa chevelure corbeau.

- Tu fais déjà bien plus que tu ne le crois. »


Avant qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, il était entré dans la pièce d'eau et avait fermé la porte à double tour. Derrière, la noiraude s'était remise en mouvement et était partie en direction de sa chambre. Eren s'était plaqué contre le bois de la porte, le visage tourné vers le plafond. Il fixa l'ampoule jusqu'à ce que la lumière trop vive ne lui pique les yeux et qu'il les détourne, ébloui. Il alluma la petite située au-dessus du large miroir et éteignit la principale. Il avait besoin de rester dans l'ombre, comme si les ténèbres qui étouffaient son corps le forçaient à se propager partout autour de lui. Il retira ses vêtements un à un, sans se presser, tiquant à maintes reprises sous la douleur aiguë. La faible lumière diffusée par la lampe du miroir ne l'empêcha en rien de constater l'ampleur des dégâts. Ses anciens bleus sur le haut de son bras avaient maintenant viré à un brun jaunâtre, et de nouveaux, prenant le début d'une teinte violacée, ornaient maintenant ses côtes, descendant le long de ses flancs jusqu'à virer brusquement au bas de son dos. Avec une grimace, il roula des épaules. Une marque rougeâtre se dessinait également sur son front, mais qui partirait bien vite. Ses genoux le cuisaient, la peau avait frotté vivement le goudron quand il était tombé lors de son malheureux atterrissage sur un toit. Son corps était un champ de bataille affreux. C'était hideux. Avec une moue dégoûtée, il se détourna de son reflet pour se rendre dans la douche.

Il avait l'impression que le jet chaud le brûlait, faisait fondre chacune de ses insupportables blessures. Il se laissa glisser au sol, appuyant son dos contre les carreaux froids alors que l'eau douloureuse crépitait toujours contre sa peau. Il replia ses genoux contre sa poitrine et laissa tomber sa tête vers l'avant. Des pensées turbulentes inondaient son crâne.


Encore une fois il était devenu fou, il s'était laissé emporté par son mal être. Et il avait bien failli commettre des meurtres. Il n'en avait jamais eu l'attention, alors même qu'il était devenu un monstre assoiffé de violence, mais il avait mis tant de force dans chacun de ses coups qu'une personne aurait bien pu y passer. Et sa mère… C'était ça, le pire. Alors qu'elle s'était habituellement montrée toujours si inquiète pour lui, ce dernier regard qu'elle lui avait lancé avant de se détourner de lui… Ça n'était pas normal, ça ne lui avait absolument pas ressemblé. Non pas qu'il n'ait jamais eu de doute sur son identité, mais là il y avait clairement eu un truc qui clochait. Et il était extrêmement soupçonneux quant au fait qu'elle l'ait conduit délibérément dans ce parc. Était-ce donc son vrai visage ? L'avait-elle mené à ce massacre ? Ce n'était pas la faute de Carla. Tout ça, c'était le subconscient d'Eren qui créait ces conneries. Il y avait quelqu'un d'autre, un second lui qui se cachait sous sa peau. Quelqu'un d'abominable, qui voulait tuer. Qui était né de ce trop-plein de douleurs qui avait assailli le brun. Ces passages où il virait fou n'était qu'un reflet de cet autre, de ce monstre. Son âme avait tant souffert qu'elle s'était détraquée et divisée en deux parties. La première, la surface, complètement perdue et tourmentée, et l'autre, attendant son heure, noire et cruelle. La limite était floue, indistincte, si bien qu'il lui arrivait de se rompre et lâcher l'abomination dans la nature.


Eren se sentait faible. C'était si dur… Tout ça, toute cette vie. On s'était joué de lui à sa naissance, on avait mis la créature apeurée et lâche qu'il était dans un corps voué à subir mille tortures, à se battre pour les autres et non pour soi. Il voulait penser à lui, il voulait faire l'égoïste. Et ça le tuait. Parce qu'au fond de lui, sa raison le suppliait de retourner au combat, de se relever encore et toujours. De revêtir son uniforme d'Exécuteur. Quel nom abject… Et pourtant si vrai. il eut un rire rauque, empli d'amertume. Il ferma les yeux et releva la tête vers le jet d'eau. Ses larmes se mélangeaient aux gouttes brûlantes, effaçant les traces de sa tristesse. Au diable sa blessure au visage, il n'avait pas le droit de pleurer. Il devait rester implacable, prendre les décisions, faire le bien. Quoiqu'il se passe. Il ne faillirait pas à sa tâche. Qu'il en devienne un être rejeté de tous, qu'on souhaite sa mise à mort ou qu'on le batte jusqu'à ce que son corps se vide de son sang, il n'oublierait pas. Il ferait tout pour qu'on ne devienne pas comme lui, un orphelin rendu fou par des ordures qui ne méritaient pas de vivre. En fin de compte il se battait contre tout ce qu'il était, mais au moins ça lui permettrait de mourir un peu plus en paix. De toute façon il était déjà fichu, qu'il cesse ses activités dépendantes – ce qui était exclu – ou non, il ne pourrait jamais plus être quelqu'un de normal. A cause de la mort. Il l'avait trop subie et l'avait trop donnée.


Dans deux jours, il y retournerait. Il porterait le masque, retrouverait les rebelles et obéirait. Pour un monde meilleur.

Pour la nuit de demain, il avait un autre projet. Il lui devait bien ça, après tout…


Quand il sortit de la salle de bain, il retrouva Mikasa sur la table de la cuisine, le visage penché sur ses fiches de révision. Ses paupières clignant lourdement démontraient une fatigue évidente, et elle dodelinait inconsciemment de la tête. L'infirmier vint se poster derrière elle. Quand elle le remarqua, elle releva à peine le menton. Il posa ses mains bandées sur ses épaules et émit une douce pression régulière, les massant avec légèreté. La noiraude poussa un soupir de d'aise et pencha un peu plus son cou vers l'avant, ses longues mèches s'écartant, dévoilant sa nuque. Après cinq petites minutes, Eren stoppa tout mouvement et ouvrit la bouche :


« Tu devrais aller te coucher…

Il connaissait sa meilleure amie, et si elle avait un examen pour le lendemain elle connaissait forcément déjà tout ce qu'il y avait à savoir au moins trois jours avant.

- Ça va, marmonna-t-elle, je commence à onze heures demain.

- Et réviser dans cet état ne t'apportera pas grand-chose.

- Parce que tu me fais la moral toi, maintenant ? renifla-t-elle avec amusement, remuant des épaules afin de quémander plus de massage.

Il s'accroupit auprès d'elle, une main sur son avant-bras, un petit sourire malicieux aux lèvres. Mikasa se tourna vers lui, rassurée par sa mine légèrement plus apaisée – bien que toujours exténuée – mais ne manqua pas ses prunelles encore discrètement rongées de chagrin.

- Alors je te propose quelque chose, fit-il d'un ton mystérieux. Tu vas dormir, prendre une bonne nuit de sommeil, et demain soir à vingt-deux heures tu passes me prendre à l'hôpital, qu'on aille se défouler un peu dans une sortie nocturne en ville.


Mikasa le fixa un court instant, les yeux plissés, puis enfin lâcha :

- Seulement si tu vas te coucher maintenant aussi. Tu as bien besoin de te reposer.

- Marché conclu, décréta-t-il en tendant sa main, victorieux.

L'étudiante la serra précautionneusement, la mine un peu plus réjouie. Tout comme lui, elle avait besoin de se changer les idées, Eren le savait bien. Et quoi de mieux que de faire le jeune adulte irresponsable comme il aurait dû se devoir de l'être ? La noiraude s'était redressée et rangeait ses affaires. Déjà en vêtements de nuit et propre, elle se dirigea vers le canapé lit qui était déplié. Le brun l'arrêta en l'attrapant par le poignet.

- Je vais dormir dans le salon, toi, reprends ta chambre.

Elle haussa un sourcil, puis un sourire apparut son visage alors qu'elle se dégageait.

- Non, rétorqua-t-elle d'un ton léger mais implacable.

Puis elle alla se faufiler sous la couette.

- Éteins bien la lumière. Et bonne nuit, lui souhaita-t-elle de meilleure humeur.

- Bonne nuit, dit-il un peu plus bas. Dors bien. »


Il se rendit immédiatement dans la chambre et, trente secondes plus tard, s'était assis sur le rebord de la fenêtre, une jambe pendant dans le vide. Ses yeux étaient rivés sur son portable. Depuis que l'idée de sortir en ville avait germé dans sa tête, elle n'avait cessé d'être accompagnée d'une autre pensée.

La boîte la plus fréquentée du centre était assurément Le Démoniz, qui surpassait le Titania en clientèle en semaine et le concurrençait les week-ends. Ces deux géants de la nuit étaient particulièrement recherchés pour leur ambiance de feu, et d'autant plus qu'ils étaient ouverts absolument sept jours sur sept, chose très peu courante dans le milieu des boîtes de nuit. Le Démoniz était le plus coté, dû à son espace énorme qui accueillait bien souvent des personnes renommés dans le monde de la musique. Le Titania se situait juste derrière, son emplacement ne lui donnant accès qu'aux lunaires. La boîte s'était déjà implantée avant même que la zone sécurisée n'apparaisse, mais elle n'avait jamais bougé. Beaucoup venaient de loin pour la visiter – dû sa clientèle plus nombreuse que Le Démoniz les week-ends. Sa superficie avait beau être moins impressionnante, elle offrait des activités festives incroyables, mettant quelques fois en piste des lunaires offrant leur don aux yeux de tous en des mises en scènes à couper le souffle. C'était de l'art. Le Titania avait parfois même ses soirées privées – bien que rarement, une ou deux fois par mois – réservées aux clients de la haute et aux membres particulièrement fidèles. Autant dire que le budget mis était assez intense. Eren n'y était jamais allé, mais les choses prenaient apparemment des tournures psychédéliques, d'après Levi.

Ah, nous y étions.


Bien que complètement différents en termes de structure, le Titania et Le Démoniz étaient en quelque sorte associés, se donnant des coups de main par-ci par-là. Les patrons se connaissaient bien, se rendaient parfois visite. Pour avoir parloté une bonne nuit avec le noiraud, l'infirmier avait retenu quelques trucs. Dont le fait qu'un vendredi sur deux il se rendait dans la boîte de son homologue. D'après ses calculs, il devrait normalement l'y croiser. Eren devait s'excuser proprement pour la dernière fois. Après avoir eu sa période folle il se sentait maintenant plus sain d'esprit, les choses s'affichaient plus correctement dans son crâne. Il allait cesser de jouer. Après avoir passé un peu plus de temps en compagnie des Rebelles, il se dévoilerait. Et pas question de traîner. Cela ne concernait pas Levi. Son début de relation avec lui se situait sur un plan bien à l'arrière, qui ne devait avoir aucune influence sur ses actions, sur son job nocturne. Il ne pouvait nier se sentir proche de lui au niveau émotionnel et vécu, un attrait qui l'aimantait irrémédiablement dans sa direction. Mais si cela l'empêchait de mener les choses à bien, alors il n'aurait aucun regret à tout faire disparaître. La cause pour laquelle il combattait était bien au-dessus de ça. Il était résolu, sa décision avait en fin de compte été prise depuis bien longtemps. Rien ni personne ne se mettrait en travers de la besogne de l'Exécuteur. Il fixa l'écran de son portable, son regard perdu sur le nom de contact de Levi. Puis, avec un soupir, il expédia un court message. Composé d'un stupide mensonge.


« Excuse-moi pour la dernière fois, je suis parti en coup de vent. L'hôpital m'a contacté, il y avait besoin urgent de personnel. Passe une bonne nuit. »

L'infirmier leva son regard vert d'eau sur le ciel étoilé, recouvert d'une fine pellicule nuageuse par endroit. Il se demanda ce que pouvait bien faire le noiraud. Sans doute ne dormait-il pas, peut-être était-il en compagnie des Rebelles, en train de préparer une intervention. Il se releva lentement, commençant par poser le bout de ses orteils sur le sol froid en frissonnant, puis ferma la fenêtre et alla se faufiler dans le lit. Avant qu'il ne ferme les yeux, son téléphone vibra sur la petite table de nuit.

« Métier difficile. Dors bien. »

Oui, il lui avait sûrement pardonné.

.

.

« Excuse-moi, je suis en retard. Tu ne m'as pas trop attendu ?

La noiraude pencha la tête avec un sourire.

- Vingt petites minutes, mais ne t'inquiète pas, je m'en doutais. J'ai pris de quoi m'occuper.

Elle agita sa main droite dans laquelle se trouvait un livre de poche. Eren sourit également, puis passa son bras sur les épaules de sa meilleure amie.

- Alors c'est parti ! »


Ils partirent d'un bon pas, tous deux pressés de la soirée à venir. Ils prirent le bus sur la place qui les mènerait près de chez Eren. Sur le chemin, le brun s'attarda sur la tenue de Mikasa. Cette dernière avait revêtu une jupe noir moulante sur collant du même ton, une paire de bottines à petits talons ainsi qu'un pull fin couleur sapin où pendant un long collier de perles blanches. Elle portait par-dessus un assez long manteau bleu marine à capuche à fourrure disposant d'attaches dorées.

« Eh beh, siffla-t-il, tu t'es mises sur ton trente-et-un. Ça change !

La noiraude se tourna brusquement vers lui, une moue affligée sur le visage.

- Eren, ne dis jamais ça à une fille.

- Ben quoi…, fit-il piteusement, pensant avoir bien fait.

- Et puis de toute façon j'espère que tu ne comptes pas rester fringué comme ça, grogna-t-elle en coupant l'air de sa main.

Le jeune brun avait remis ses vêtements, qui avaient eu le temps de sécher. Mais le tout n'était pas folichon.

- Tu t'habilles plutôt correctement pour un mec, enchaîna-t-elle, mais comme pour beaucoup tes tenues sont assez ennuyeuses…

- Eh je te permets pas, riposta-t-il, nous on a une panoplie bien moins diverses que vous, les nanas !

Elle haussa un sourcil puis l'empoigna par le bras.

- De toute façon on se fait une sortie tous les deux, alors tu vas voir que je vais bien me faire plaisir à te saper comme je l'entends. Et arrête de te plaindre ! le morigéna-t-elle avec un amusement non feint devant la mine horrifié qu'il venait d'afficher.

Il croisa les bras devant sa poitrine en s'écartant d'un pas.

- Ne touche pas à mon corps innocent, couina-t-il.

- Innocent mes fesses. » grommela l'étudiante en le dépassant vivement.


Eren retint un rire et la rattrapa, sortant ses clés de sa poche à l'approche de la porte de son immeuble. C'était ça, ce don qu'avait les amis de vous faire oublier même un instant votre plus grand tracas, et il peut assurer que le sien est intense. La noiraude en était parfaitement consciente, mais elle savait que le mieux pour aider son ami était d'agir de manière naturelle. Son instinct protecteur prenait parfois un peu le dessus, cela en revanche il lui était impossible de le changer. Le brun était pour elle comme la famille après tout, un bien précieux et facilement volatile. Parvenus dans le petit appartement, ils se firent immédiatement un gros bol de nouilles chacun. Après l'avoir goulûment avalé dans un silence affamé, Mikasa traîna presque Eren dans la chambre. Elle farfouilla dans son placard sans se gêner, soupirant de temps à autre, tandis que le brun attendait patiemment sur son lit en faisant la moue. Bientôt, elle lui balança à la figure un pantalon suivi d'un haut, lui arrachant une exclamation de surprise. Il regarda les deux vêtements plus attentivement. Il s'agissait d'un jean bleu légèrement clair, faussement blanchi au niveau du genou pour l'effet d'usure et disposant d'une large déchirure de chaque côté. Ne prenant que les fringues qui tombaient sous ses doigts, il en était venu à oublier que certaines étaient en reste, dans le fond. Le second vêtement était un tee-shirt à manches longues – fort heureusement, il n'eut ainsi pas besoin de préciser cette exigence – couleur bordeaux ayant quatre boutons sur le devant, le premier ouvert. Celui-ci, il le connaissait.


« Tu n'as pas grand-chose, grimaça la noiraude.

L'infirmier haussa des épaules.

- Ça me suffit, répliqua-t-il.

- Tiens, le coupa-t-elle presque, le nez dans la petite penderie. C'est le manteau que nous avons acheté ensemble.

Il se le reçut aussitôt dans la face.

- T'auras qu'à le mettre ce soir. Visiblement, il a la même apparence qu'au moment où nous l'avons vu en magasin… Ce sera une bonne occasion de l'utiliser un peu.

Il s'agissait d'un manteau à capuche – sans fourrure – gris anthracite, d'apparence laineuse, et descendant jusqu'à mi-cuisse. Il était assez léger, la protection parfaite pour cette fin de saison printanière.

- Par contre je te préviens, je ne quitte pas mes Timberland, grommela-t-il.

La mine réjouie, comprenant que le brun n'avait en rien riposté quant à ses choix vestimentaires, la jeune femme répondit :

- Je te les laisse, tes chaussures chéries. »


Elle sortit en fermant derrière elle, afin qu'il puisse se changer en toute intimité. Cinq minutes plus tard il était fin prêt et claquait la porte de son appartement, la noiraude l'attendant plus loin au bout du couloir. Ils durent de nouveau faire du trajet en transport en commun, d'une trentaine de minutes tout au plus. Un bus – le dernier – puis un métro. Il n'y avait pas foule dans ce premier, mais le second en revanche, lui, était bondé. Il s'agissait de la ligne centrale de la ville alors il n'y avait aucun étonnement à ça. Eren se retrouva ainsi coincé entre deux jeunes filles immenses, la taille excessive de leurs talons ne lui donnant que davantage l'impression d'être minuscule. Il n'était en effet pas très grand, pour un homme, n'effleurant même pas le mètre soixante-quinze. Mikasa faisait d'ailleurs la même taille que lui avec la simple hauteur de ses petites bottines noires presque plates. Entièrement dévouées à leur conversation, les deux filles parlaient et riaient fort, si bien que le brun en vain à se demander si elles s'étaient rendues compte qu'il était là, juste au milieu d'elles. Visiblement non, puisqu'il dut passer d'un pied sur l'autre plus d'une fois quand les dangereux talons menacèrent de lui écraser les orteils, à cause des secousses du métro. Il remercia en cet instant les réflexes prodigieux qu'il avait acquis.

L'air frais du dehors lui fit un bien fou et il se tourna vers sa meilleure amie, celle-ci lorgnant les deux nanas qui s'éloignaient dans la rue avec nonchalance. Elle n'avait pu que regarder de loin leur manque de vigilance à l'égard d'Eren, elle aussi coincée entre des corps agités. Il se mit lui aussi à les fixer, pensif.


« Tu penses que je suis si petit comparé à elles qu'elles ne m'avaient pas vu ? demanda-t-il, dubitatif.

- Bien sûr que si elles t'avaient remarqué, rétorqua la noiraude immédiatement. Je leur aurai bien fait un croche-patte à ces deux pimbêches…

L'infirmier se mit à rire.

- Ben quoi ! s'exclama-t-elle. T'as vu la hauteur de leurs talons ? Elles se seraient écrasées par terre comme des vaches pour un rien, d'autant qu'elles avaient bien bu.

- Peut-être, admit-il. Après la plupart des gens sentaient l'alcool à plein nez, donc difficile à dire.

- Pff tu parles, vu leur attitude débile ça se voyait dès le premier coup d'œil.

Le brun enfourna ses mains dans les larges poches de son manteau et entama une marche tranquille.

- Méfie-toi, ricana-t-il, on risque d'être dans un état encore plus lamentable tout à l'heure.

L'étudiante le rattrapa, tout sourire.

- Et j'y compte bien figure-toi. »


Ils déambulèrent le long de la grande avenue. En ce début de week-end, les jeunes populations des villages voisins rappliquaient en masse. Il faut dire que cette ville offrait une forte activité de nuit, elle était presque aussi bien animée qu'en plein jour. Les deux amis marchaient maintenant activement, heureux de passer une soirée ensemble. Ils comptaient bien en profiter pleinement, quitte à se réveiller le lendemain dans le jardin d'un inconnu. Tant qu'ils étaient ensemble, ils se sentaient prêts à surmonter bon nombre de choses. Ils échangèrent un large sourire quand la large entrée du Démoniz leur fit face, dans toute sa splendeur. Ils dépassèrent les vigiles sans aucun problème, bras-dessus bras-dessous, leurs yeux reflétant déjà les lasers lumineux qui striaient le large hall. C'était juste immense. Ils parvinrent à se dégoter une petite table pour deux dans un coin, sur la grande estrade des clients consommateurs. Eren partit en quête de boissons. Ses iris océans farfouillaient les tables alors qu'il progressait tranquillement vers le bar. Si Levi se trouvait là, quelque part, il ne le vit pas. Pourtant il en était certain, le noiraud devrait normalement, à un moment ou à un autre, apparaître dans Le Démoniz. Il s'accouda sur la table haute et commanda deux mètres de shooters afin de débuter la soirée en douceur. L'excitation le prenait sinueusement aux tripes. Qu'il croise ou non le gérant de Titania, il comptait bien passer un excellent moment avec sa sœur de cœur. Après tout Mikasa et lui formaient une paire dévastatrice pour ce qui était de la résistance à l'alcool.

Laisser un commentaire ?