Le Prince & L'Idiot

Chapitre 1 : C'est ainsi que tout a commencé

3924 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 18:52

 

 

C'EST AINSI QUE TOUT A COMMENCE

 

 

- Idiot, idiot, idiot, scandent les enfants dans la rue boueuse.

Arthur s'arrête, un peu ébloui. Il met sa main en visière pour les observer et son cœur se serre en voyant leurs formes dansantes dans la lumière. Ils sautillent en rond autour d'un grand garçon maigre aux oreilles décollées, qui tourne sur lui-même pour leur sourire...

- Sire ?

Arthur tressaille et revient au présent. Il adresse un signe du menton à Sir Léon qui l'observe d'un air un peu inquiet et se remet en marche.

La mélopée s'estompe. Les enfants ont disparus, évaporés au milieu des étals du marché.

Le roi descend la grand' rue de Camelot, sa longue cape rouge ondulant derrière lui, le soleil accroché dans ses cheveux blonds, et il se sent plus seul que jamais.

 

C'était il y a tellement d'années, déjà.

 

Il a à peine vingt ans et chahute dans cette même rue, dans l'air frais du printemps qui parfume Camelot.

- Idiot, idiot, idiot...

Il ne leur a jeté qu'un regard distrait, entre deux éclats de rire bruyants, échangeant bourrade et coups de poings fraternels avec les chevaliers. Une farandole de gamins aux vêtements élimés et aux voix qui piaillent, en train de faire une ronde autour d'un adolescent éperdu.

- Pauvre môme, a vaguement soupiré Sir Léon. "C'est le protégé de Gaius. Il devait être en train de faire une course."

Mais il n'a pas bougé, fronçant seulement les sourcils en ralentissant alors qu'ils passent à côté du groupe.

- Il n'a pas toute sa tête, ajoute quelqu'un d'un air un peu affligé.

Peut-être que c'est simplement parce que, pendant un court instant, Arthur a cru que le chevalier parlait de Gaius en ces termes insultants, mais il s'arrête pour examiner plus attentivement la scène.

Des particules de poussière virevoltent dans les rayons du soleil de fin d'après-midi, scintillant comme des grains dorés autour de la silhouette dégingandée qui trébuche en essayant de faire face à ses tortionnaires.

Des cheveux noirs mal coiffés et des oreilles décollées, le visage anguleux et de minces épaules qui ne remplissent pas sa veste, de longues jambes comme un poulain maladroit et ses bras qui protègent désespérément le sac d'herbes.

Arthur sourit, un peu amusé.

Puis le garçon tourne la tête vers lui au-dessus des enfants qui tournoient en scandant leur rengaine et deux saphirs ourlés de cils sombres rencontrent les yeux de lin du prince.

- Idiot, idiot, idiot...

Arthur ne sait pas vraiment pourquoi.

Peut-être que c'est cette expression résignée. Peut-être l'interrogation muette au fond des yeux bleus. Peut-être juste parce qu'un chevalier ne doit pas ignorer une injustice, aussi petite soit-elle.

Il fait un pas en avant, brise le cercle.

- ça suffit, laissez-le.

Les enfants se dispersent, mais le garçon maigre reste là, le menton penché, les épaules tombantes comme s'il s'attendait à être puni.

- Comment tu t'appelles ? demande le prince d'une voix bourrue, après s'être raclé la gorge.

Quelque chose passe sur les pommettes hautes et pâles, comme une lueur étonnée.

- Idiot ?

Arthur fronce les sourcils, donne une tape sur l'épaule osseuse – et le geste amical mais trop surdosé manque faire tomber l'adolescent.

- Non, ton vrai nom.

Les deux saphirs se lèvent vers lui, timidement, sous les cils sombres palpitants. Puis un grand sourire élargit la bouche de l'adolescent aux courts cheveux noirs.

- Merlin.

- Merlin, répète pensivement Arthur. "Eh bien, Merlin. La prochaine fois, ne te laisse pas arrêter par ces sales gosses. Dépêche-toi de rentrer chez toi. Ton maître t'attend sûrement."

Un hochement de menton précipité et le garçon aux grandes oreilles se sauve, le sac aux herbes toujours serré contre son cœur.

- Gaius vous en sera reconnaissant, dit Sir Léon avec un drôle de sourire contrit, comme s'il n'était pas tout à fait sûr de la raison qu'avait Arthur d'intervenir. "Le gamin est arrivé il y a quelques jours avec des marchands d'Eleador. Apparemment sa mère était une amie de Gaius et le lui a confié avant de mourir."

Arthur ne prête pas vraiment attention à ce qu'il dit, retient seulement qu'il a rendu service à Gaius. Il aime beaucoup le vieux médecin de la cour, qui l'a vu grandir. Et il trouve lâche de prouver sa valeur en s'attaquant à plus faible que soi. Il n'est pas tendre avec ses serviteurs, mais il s'estime juste. Vous n'avez pas besoin d'être méchant pour prouver que vous êtes fort. Une scène comme celle à laquelle il vient d'assister est juste cruelle, ce n'est pas comme réclamer de son valet qu'il cesse de pleurnicher quand on lui demande de porter la cible ou ignorer les grimaces de douleur des jeunes chevaliers après des heures d'entraînement.

Être ferme, voire un peu extrême, se moquer et ne pas se laisser aller à la sensiblerie forge le caractère de ceux qui se montrent trop mous.

Mais ces yeux bleus innocents ne peuvent tout simplement pas se défendre.

Ils ne comprennent pas.

Merlin appartient à un autre monde et Arthur est assez content de ne pas en faire partie.

Il a déjà presque oublié ce jour de marché lorsque le poignard vengeur vole dans la grande salle et qu'au dernier moment quelqu'un se rue contre lui, le poussant hors du danger.

Et il reste sans voix lorsque son père décide de placer celui qui l'a sauvé à son service.

Merlin.

De toutes les personnes présentes, c'est l'adolescent maigrichon qui traine sur les talons de Gaius qui est le seul à avoir vu venir l'attaque de la chanteuse.

Arthur se rend chez Gaius le lendemain, pour dissiper le malentendu. Certes, il est reconnaissant, mais il n'est pas question qu'il embarrasse le vieux médecin. C'est évident que son protégé ne renouvellera pas une telle prouesse et le prince ne tient pas à s'embarrasser d'un serviteur inutile qu'il faudra renvoyer dans les prochains jours.

La chambre remplie de fioles et de potions est baignée d'une lumière parcheminée, à l'aube. Elle sent le thym et l'aubépine, le cuir des reliures des livres.

Il se plante au milieu de la pièce, les bras croisés et les jambes écartées, attendant que le vieil homme revienne, et soudain la porte de la soupente, en haut des escaliers étroits, s'entrouvre.

Une tête ébouriffée, encore ensommeillée, passe par l'ouverture, puis deux yeux bleus le repèrent et le grand garçon maigre dévale les marches et se précipite vers lui.

- Arthur !

Il y a tellement de joie et d'anticipation sur le visage anguleux que le jeune homme fait un pas en arrière, un peu déstabilisé.

Il toussote.

- Merlin.

- Vous avez perdu quelque chose ?

Il décroise les bras, lève un sourcil.

- Hum. Euh... Eh bien, justement. Je... où est Gaius ?

- Parti.

- C'est évident.

Le prince se mordille l'intérieur de la joue.

- Ecoute, Merlin. Je...

Je ne veux pas de toi.

Tu ne pourras pas me servir.

Je n'ai pas le temps d'avoir pitié de toi, je ne peux pas me permettre de devoir te traiter différemment des autres serviteurs.

Désolé, mais c'est impossible. J'ai besoin d'un valet vif, fort, intelligent, qui puisse m'accompagner partout sans que j'ai honte de lui...

Son front s'empourpre soudain lorsqu'il réalise qu'il n'a pas même donné une chance au protégé de Gaius.

"Idiot, idiot, idiot..." chantent les enfants dans sa tête.

Il se redresse, inconfortable, s'éclaircit la gorge en prenant son air le plus princier.

- Merlin, si tu veux être mon serviteur, tu dois être dans mes appartements avant que je me lève, avec mon petit déjeuner. Ça n'a aucun sens que je doive venir te chercher ici quand j'ai besoin de quelque chose.

- Oui, Sire ! répond promptement Merlin avec un sourire qui remonte jusqu'à ses grandes oreilles.

Et Arthur sent son rire buller au fond de sa gorge.

 

C'est ainsi que tout a commencé.

 

Ça n'est pas facile et vraiment, parfois Arthur se demande ce qui lui est passé par la tête ce jour-là.

Un éclair de folie ?

L'envie de se démarquer ?

Un sortilège ?

Merlin est tout juste capable d'accomplir les tâches d'un serviteur moyen. Il est si maladroit qu'il ne réussit pas à passer une journée sans débarouler dans les escaliers dans un fracas de pièces d'armure. Il n'est presque jamais à l'heure, ne sait pas disposer un repas sur un plateau selon l'étiquette, et sa façon de trier les habits dans l'armoire relève de l'énigme : le prince a abandonné l'idée de s'y retrouver seul. L'emmener à la chasse signifie revenir bredouille et s'entraîner avec lui est à peu près aussi efficace que de se battre contre un sac de terre.

Et surtout, il ne sait absolument pas se taire.

Toute la journée, il pépie sans s'arrêter, commente sur les choses, les gens, le temps qu'il fait dehors, intarissable.

Arthur a cru que c'était de la nervosité, au début. Mais c'est faux et Gaius s'est contenté de lever un sourcil absent quand le prince lui en a parlé, comme s'il ne se sentait pas concerné par le problème. Sir Léon s'est proprement esclaffé, lui.

Apparemment, serviteurs ou nobles, tout le monde est au courant – sauf Arthur, que cela a un peu énervé.

Puis, en prêtant un peu l'oreille, il s'y est fait.

Merlin ne dit pas n'importe quoi. Il raconte un tas de choses. Il voit tout, il entend énormément de commérages et on ne se méfie pas de lui. Il trie les gens à sa façon : ceux « bons » et ceux « hum-hum », ce qui fait écrouler de rire le prince, surtout qu'il reconnait que ces évaluations sont souvent proches de la vérité.

Merlin n'a aucune idée des convenances. Il a peur de la grosse voix du roi et se tient silencieux, la tête baissée et les mains serrées devant lui, quand il est dans la même pièce – ce qui le garde loin des ennuis – mais il n'a aucune réserve à l'égard de l'héritier de Camelot, en revanche.

Sire.

Arthur.

Votre Merveillosité.

Tête de Cuillère.

Chacune des appellations a la même valeur à ses yeux et les inquiétudes d'Arthur se sont vite évaporées : oh, il peut se comporter tout à fait normalement avec Merlin. En fait, le grand garçon maigre est sûrement la seule personne avec qui Arthur peut être vraiment lui-même.

Merlin est honnête – plus sincère que n'importe qui. S'il n'est pas content, vous le savez. Il grommelle et bougonne et se plaint : ses chaussettes sont mouillées pendant la chasse, il n'a pas pu dormir à cause des ronflements de Gaius enrhumé, quelqu'un a mangé la part de tarte mise de côté pour lui par la cuisinière, il y a trop de lessive.

- Merlin, est-ce que tu tiens à nettoyer les écuries à ce point ?

- Non.

Il ne ment jamais : le concept semble lui échapper complètement. Arthur s'en est aperçu après lui avoir demandé d'inventer une excuse pour lui pendant qu'il allait en rendez-vous galant avec une princesse invitée au château. Quand le prince est revenu de son après-midi fleurie, il a trouvé son serviteur shampouiné aux légumes pourris. Merlin a manifesté son dégoût à l'égard du pilori, mais il n'a pas tenu rancune à Arthur et a joyeusement accepté de le couvrir le lendemain également – terminant sa journée au même endroit exactement.

La chose s'est renouvelée quantité de fois, depuis.

C'est le plus insolent et le plus loyal des serviteurs. Il suit Arthur partout, le taquine, le protège, le sert sans relâche, à sa manière maladroite et déterminée.

A la fin de la première semaine, Arthur s'est rendu compte que s'il ne renvoie pas son valet chez lui avec un ordre clair, Merlin passe la nuit assis dans le couloir, les bras croisés sur ses genoux relevés, sa tête aux pommettes osseuses blottie dans le creux de son coude, prêt à répondre au moindre appel.

Le prince est agréablement surpris en découvrant que Merlin est capable de lui enfiler son armure correctement dès sa deuxième journée de travail. Il ne sait pas que Gaius et Guenièvre, la servante de sa sœur Morgana, ont passé des heures avec son serviteur. Après sa première matinée désastreuse – à bout de patience, Arthur a menacé de se débarrasser de lui – Merlin, les lèvres crispées pour ne pas pleurer, s'est rendu à longues enjambées chez la jeune fille pour la supplier de lui montrer comment procéder. Gaius a servi de mannequin, gloussant quand l'adolescent le chatouillait en bouclant les courroies. Ils ont fait de leur mieux pour lui remonter le moral et sont récompensés par l'expression stupéfaite du prince le lendemain (ils ont espionné en soulevant un coin de la toile de tente) et par le sourire rayonnant de Merlin quand celui-ci les découvre.

Merlin aime les tournois. Il bat des mains et siffle avec excitation, se précipite dès que le combat est terminé pour ramasser le casque ou les armes de son maître. Il semble persuadé de l'invincibilité d'Arthur et de sa résistance inouïe à la douleur, et le prince, flatté bien qu'un peu inquiet, a décidé de ne pas le détromper.

Il y a quelque chose d'extrêmement grisant dans cette adoration sans bornes, quelque chose d'étrange qui réveille chez Arthur l'envie de prouver qu'il est celui que Merlin voit.

Ce n'est pas comme prouver à son père sa valeur – le prince reconnait amèrement que ça n'arrivera probablement jamais. Ce n'est pas non plus comme lorsqu'il joute avec les autres chevaliers, impatient de montrer ses capacités aux plus âgés et d'éblouir les nouvelles recrues. Non, c'est différent, parce que son père le traite de jeune imbécile ou condamne la moindre faiblesse, et parce que personne à la cour ou dans l'armée n'oserait jamais dire la vérité au prince sur son niveau – ou sa personnalité. Ses "amis" le flattent et se gardent de le contrarier, mais il les a entendu parler de lui quand ils le croyaient absent : un coquelet avec de gros muscles et un égo démesuré, qui ne sera jamais un grand roi.

Un arrogant petit con.

Depuis qu'il a compris que c'était l'opinion générale qu'on a de lui, Arthur se jette dans les tournois à corps perdu, à la recherche d'un sentiment de réalité.

Un roi bon et grand.

Il a un rêve et, pour la première fois de sa vie, il a rencontré quelqu'un qui y croit.

Alors il gagne les combats. Pour Merlin, pour lui-même, pour l'amour de Camelot.

Et il ne se rend pas compte qu'il change, peu à peu.

Un mois après leur rencontre au marché, il tombe des nues lorsqu'il s'avère qu'il a eu raison de donner une chance à Merlin au sujet de Sir Valiant quand son serviteur, les oreilles rouges d'émotion, s'est précipité dans sa chambre en lui racontant une histoire abracadabrante de tricheur qui glisse des serpents dans les cottes de maille de ses adversaires. Heureusement que Sir Léon a commencé par faire une enquête discrète avant de porter l'affaire à l'attention du roi. Sans preuves, Merlin aurait eu de graves ennuis – et Arthur aurait été terriblement humilié.

Plus tard, lorsqu'une courtisane tente d'assassiner Uther Pendragon pendant le banquet d'alliance avec le roi Bayard, Arthur n'a pas le temps de consulter le plus sérieux des chevaliers parce que Merlin intervient directement, déclenchant un scandale dans la grande salle. Arthur a beau essayer de protester, de rappeler à son père la déficience mentale du jeune serviteur pour apaiser sa colère, mais il ne peut pas empêcher les deux souverains de se toiser avec flamboyance et de décider que Merlin testera la coupe qu'il prétend empoisonnée.

Deux yeux bleus ourlés de cils sombres se tournent avec confiance vers Arthur, persuadés que celui-ci le sauvera, une fois qu'il aura prouvé ses affirmations.

Alors, quand la frêle silhouette s'écroule, le prince n'accorde aucune attention au brouhaha outré de la salle. Il ramasse le corps si léger de son serviteur et l'emporte sans se soucier du qu'en-dira-t'on ou de son père qui exige qu'il soit là pendant les négociations avec Bayard. Et lorsque Gaius, fébrile, explique à Arthur que seule une certaine plante aux feuilles jaunes peut sauver le garçon, le jeune homme n'hésite pas un instant. Il brave le courroux du roi, selle son cheval et s'enfuit dans la nuit, déterminé.

Sur la paillasse, Merlin se tourne et se retourne, brûlant de fièvre, et il gémit doucement.

- Ar-th-ur…

Au retour du prince, Uther, hors de lui, jette son fils dans les cachots pour le punir, mais Arthur ne réalise pas à quel point son orgueil va en souffrir dans les semaines qui viendront, lorsqu'il sera de retour parmi ceux de sa classe. Non, il n'a qu'une pensée en tête : sauver Merlin.

Deux yeux bleus se tournent vers lui…

Quelqu'un croit en Arthur et il n'est pas près de décevoir cette confiance.

C'est Guenièvre qui vient à la rescousse et subtilise la fleur au nez des gardes. C'est la première fois qu'il parle en tête à tête avec la servante de sa sœur. Il ne savait pas qu'elle était aussi courageuse, aussi audacieuse… aussi belle.

Son monde est en train de basculer, ses priorités s'inversent, il voit ce qu'il n'avait jamais regardé, il entend ce qui était toujours resté dans le silence, et Arthur se doute que ça ne pourra pas durer longtemps ainsi. Mais il n'a pas peur. Au contraire, un espoir doux et chaud palpite au fond de sa gorge, un frisson d'aventure plus attirant que n'importe laquelle des quêtes, le sentiment d'exister, pleinement.

Lorsque son père le fait libérer, le prince se laisse guider par ses pas et se retrouve chez Gaius, assis devant la cheminée à côté de cet idiot de serviteur qui est devenu bien plus qu'un simple valet.

Merlin lui sourit, encapuchonné dans sa couverture, encore faible après cette épreuve.

Les flammes dansent dans les saphirs purs qu'ombragent ses cils épais. Il ne pose pas de question, il ne dit pas merci non plus, alors Arthur n'a pas besoin de faire semblant qu'il avait mille et une raisons d'essayer de le sauver.

C'est si facile d'être soi quand on vous accepte tel que vous êtes.

 

 

A SUIVRE…

 

 

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