Le Prince & L'Idiot

Chapitre 11 : Toujours debout, toujours ensemble

6132 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:28

 

TOUJOURS DEBOUT, TOUJOURS ENSEMBLE

 

 

Ils fuient.

L'aube ourle le sommet dentelé des montagnes bleues d'un fin trait de lumière et le ciel cotonneux se pare de soieries roses comme une aquarelle. De longs filaments d'or s'étendent sur la vallée remplie d'une brume grisâtre. Au loin, les clochettes d'un troupeau de vaches tintinnabulent. Un renard jappe dans l'obscurité de la forêt. Un autre lui répond. Deux oiseaux traversent l'immensité claire en gazouillant joyeusement. La rosée perle en gouttes brillantes dans l'herbe verte qui embaume. Tout est paisible.

Ils fuient.

Un petit groupe hagard aux vêtements déchirés et aux armures souillées, trébuchant de fatigue et de chagrin dans les bois sombres. Ils se hâtent en silence entre les troncs, dans un froissement de feuilles mortes et le cliquetis de leurs cottes de mailles. Leurs jambes sont lourdes, leurs épaules affaissées, leurs visages crispés. Personne ne les poursuit – pas encore – mais ils ne s'arrêtent pas, ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas. Les tours noircies de Camelot s'éloignent derrière eux, à travers les arbres.

Ils fuient.

Gwaine et Sir Léon soutiennent Arthur, un de chaque côté, ses bras passés autour de leurs cous, leurs mains agrippées à sa ceinture. Il avance en trainant sa jambe blessée dans la terre noire du sous-bois, le menton sur la poitrine, à peine conscient. Il ne sent plus la douleur, maintenant. Ses oreilles bourdonnent, comme si les dernières heures de la nuit se rejouaient derrière ses paupières à demi-baissées.

 

Tout semblait prendre un tour favorable pour eux, pourtant, au début. Les deux hommes n'ont eu aucun problème pour atteindre l'armurerie désertée. Derrière le plus grand bouclier, quand Arthur a frappé le vieux code de son enfance sur la petite porte en bois, la tête blonde frisée de Sir Léon est apparue, puis celle la jeune femme aux yeux noisette dont le visage s'est illuminé en les voyant. Le prince a rapidement expliqué son plan pour sortir le roi du château. Mais lorsqu'il a mentionné Morgane, les yeux du chevalier se sont rétrécis et Guenièvre s'est mordu les lèvres avec une expression de souffrance telle qu'Arthur l'a examinée en cherchant quelle était la blessure qui la provoquait.

- Oh, Sire, j'aurais m'en apercevoir, a gémi la servante en entortillant son tablier. "Je ne pouvais pas y croire mais c'était elle qui empoisonnait le roi et quand elle m'a dit avant l'attaque que je serais saine et sauve si je restais près d'elle, j'… c'était trop tard… je suis désolée..."

- La princesse n'est pas notre alliée, a dit sourdement Sir Léon. "Elle nous a tous trahis. Des centaines de vies ont été perdues parce qu'elle a ouvert la crypte pour laisser passer les soldats de Cenred."

Arthur n'y a pas cru, bien sûr. Il a attribué ce qu'ils disaient à leur séjour confiné dans le passage secret mal aéré et/ou à d'éventuelles blessures à la tête qu'il ne pouvait pas voir. Mais avant qu'ils ne puissent insister, Gwaine est revenu de son poste de guet à la porte de l'armurerie, en disant qu'il se passait quelque chose dans la cour d'honneur que le prince devait venir voir.

Ils se sont faufilés dans les communs jusqu'au préau qui donne en face des grands escaliers blancs, se sont tapis derrière le lavoir.

La lune ronde et pleine bleuissait les pavés de façon fantomatique.

Et peut-être que tout ceci n'était qu'une illusion, en fait…

Arthur a senti son cœur chavirer.

Morgause et Morgane, debout au milieu d'une cinquantaine de soldats de Cenred qui ne faisaient pas un geste pour les attaquer, étaient en train de discuter de son sort. Les yeux de perle de sa fragile petite sœur lançaient des éclairs et elle tremblait de rage malgré les mains de son aînée posées sur ses épaules.

Et ensuite la sensation d'être en train de tomber, tomber sans aucun espoir d'être rattrapé, s'est intensifiée jusqu'à ce qu'il soit obligé de se rattraper au bord du lavoir pour ne pas perdre l'équilibre.

Cenred est venu à la rencontre des deux femmes, descendant souplement les grands escaliers, ses yeux noirs louchant avec fatuité. Il a baisé la main de Morgause qui l'a laissé faire avec une condescendance à peine dissimulée.

Puis les mercenaires ont amené Uther Pendragon dont les jambes traînaient et la tête pendait mollement entre leurs bras. Ils l'ont jeté au sol, lui ont vidé un seau d'eau sur le visage et, lorsqu'il a remué faiblement, deux gardes l'ont redressé brutalement et l'ont forcé à faire face à Cenred.

Mais le roi regardait Morgane, uniquement Morgane, sans un mot.

Morgause a souri, montrant ses dents blanches qui brillaient à la lumière pâle de la lune.

- Père, a-t-elle dit de sa voix froufroutante. "Vous voici enfin. Je pensais n'avoir jamais la joie de vous présenter à mon époux, le roi Cenred."

L'homme en armure noire a éclaté de son rire gras et bête, les poings sur les hanches, et ses soldats se sont joints à lui.

Arthur, pétrifié d'horreur, avait les yeux fixés sur Morgane qui ne disait pas un mot, ses lèvres délicates retroussées en une moue cruelle.

Uther pleurait.

A partir de là, le prince ne sait plus trop ce qui s'est passé. Il se rappelle de Sir Léon qui l'entraine de nouveau vers l'armurerie, d'avoir entendu Gwaine lui dire qu'il les rejoindrait mais qu'il devait d'abord savoir ce qu'il était advenu de Merlin et Gaius.

Il se souvient d'attendre dans le passage secret où l'air est rare, chargé de poussière de charbon et d'une odeur de vase. Guenièvre est là, à côté de lui. De temps en temps, elle lui presse la main et elle répète que tout ira bien d'une petite voix étranglée.

Puis des chuchotements, des lumières fugaces, Sir Léon qui aide le médecin de la cour à passer par l'étroite ouverture.

- Morgause ne m'a pas jeté un regard. Elle a dû croire que le coup du soldat m'avait mis à terre pour de bon. Mais il en faut plus pour abattre un vieux bonhomme coriace comme moi, marmonne Gaius en remettant en ordre ses longues robes chiffonnées d'un geste digne et machinal, avant de se pencher sur le prince et de vérifier la blessure.

- Comment va-t-il ? demande le chevalier avec inquiétude. "Il n'a pas dit un mot depuis… et ses yeux sont vitreux."

La question qu'il ne formule pas à haute voix est : "ce que nous venons de voir l'a-t-il brisé ?"

Le vieil homme secoue la tête. Il y a du sang coagulé sur son front ridé, à l'endroit où le soldat l'a frappé avec le plat de son épée.

- La potion que je lui ai donné tout à l'heure a seulement cessé de faire effet, rassure-t-il.

Guenièvre pousse un soupir de soulagement, puis son visage se contracte de nouveau avec anxiété.

- Où est Merlin ?

- Gwaine le cherche toujours, répond Sir Léon, l'air préoccupé. "Nous devrions partir. Plus nous restons, plus augmente le risque que nous soyons découverts en émergeant de l'autre côté. L'aube approche. Nous devrions profiter de l'obscurité…"

Arthur essaie de lever la main dans le brouillard qui enserre ses tempes. Son bras est trop faible, comme si son cerveau n'était plus connecté à ses muscles.

- M'rlin… pas… sans… Mer… lin…

Il a mal, il se sent nauséeux, il tremble. Le visage blafard de son père, avec cette larme qui coule le long du nez, le hante. Et quand il le repousse au fond de son esprit, c'est la douleur dans sa cuisse qui prend le relais, fouaillant dans sa chair comme une lame chauffée à blanc.

Il voudrait hurler : "Merlin ! Où étais-tu ? Ramène-toi !" comme il le fait quand son serviteur débarque avec le petit déjeuner et une heure de retard alors que c'est un jour de chasse, mais tout ce qui sort de sa bouche n'est qu'un gargouillis pitoyable.

"Merlin.

Faites qu'il ne soit rien arrivé à Merlin."

Il ne l'abandonnera pas.

Ils ont perdu Camelot, il a dû laisser son père entre les griffes de Cenred et Morgause, il a vu disparaître l'âme de Morgane…

Mais ils ne partiront pas sans Merlin.

Le code résonne contre le battant de bois et Sir Léon tire son épée pendant que Guenièvre tourne la clé dans la vieille serrure.

- Je l'ai trouvé ! s'écrie Gwaine à voix basse, dès qu'ils ont ouvert. "Il est un peu dans les choux, mais ça va aller."

Il fait la courte-échelle au serviteur et Sir Léon le rattrape de l'autre côté.

- Mon garçon ! souffle Gaius en se précipitant vers lui et en l'examinant autant qu'il le peut à la lueur de la torche que tient Guenièvre. "Tu vas bien ? Tu n'es pas blessé ? Mais… qu'est-ce que… tu es couvert d'encre !"

Merlin secoue le menton et manque perdre l'équilibre, puis il adresse un sourire grimaçant à son grand-père. A part sa tunique trempée et visqueuse, et des égratignures sur le visage, il semble indemne.

- Apparemment cette femme… euh, Morgause, c'est ça ? Elle l'a jeté dans les escaliers, explique Gwaine avec un grognement de colère rétrospective. Puis son expression s'adoucit et il sourit en ébouriffant les cheveux noirs du garçon. "Mais notre Merlin a tellement l'habitude de débarouler les marches avec l'armure de son Altesse que ça ne lui a pas fait tellement d'effet !"

Gaius fronce les sourcils. Il voudrait examiner son petit-fils de plus près, comprendre pourquoi il se tient un peu bizarrement, avec une épaule plus haute que l'autre. Il fait sombre dans le passage secret et toute cette encre n'arrange rien.

- Partons, presse Sir Léon. "Nous nous reposerons et soignerons nos blessures lorsque nous serons suffisamment éloignés de Camelot."

- Où allons-nous ? interroge Guenièvre, la torche toujours à la main, en surveillant Gwaine qui hisse le prince sur ses pieds.

- Nemeth, répond brièvement le chevalier. "En route."

 

L'aube commence à poindre lorsqu'ils repoussent la grille rouillée qui ferme l'accès au souterrain, sous la voute de pierres mangées par la mousse. Guenièvre est la seule à jeter un long regard vers le château qui dépasse à travers les arbres, avant de soulever ses jupons et de suivre les hommes qui s'enfoncent dans la forêt.

Ils avancent assez vite, au début, même si Gwaine et Sir Léon doivent à moitié porter Arthur qui laisse échapper des râles et des jurons chaque fois que sa jambe blessée heurte une racine. Il s'est mordu les lèvres jusqu'au sang et la fièvre le consume.

Gaius peine à suivre la marche, visiblement épuisé, la bouche entrouverte et les sourcils froncés, poussant son vieux corps ventripotent au-delà de ses limites. Il y a bien longtemps qu'il ne va plus cueillir ses herbes lui-même et que monter aux appartements du roi l'essouffle autant qu'un marathon.

Guenièvre lui a offert son épaule, mais comme elle trébuche tout le temps sur les pans de sa robe, il craint qu'elle ne le fasse tomber et a refusé.

Merlin ferme la colonne d'un pas titubant, les yeux à moitié fermés. Il ne s'est pas encore pris les pieds dans un trou de lapin, c'est un miracle. Sa main droite est crispée sur sa poitrine, ses doigts tachés d'encre enfoncés dans les plis de sa tunique.

Lorsque Sir Léon décide qu'ils vont s'arrêter et faire une pause dans une clairière au bord d'un petit ruisseau, le soleil est haut dans le ciel. Il doit être midi et l'estomac de Gwaine crie famine. Il aide le chevalier à asseoir Arthur au pied d'un arbre, puis il part en quête de nourriture.

Guenièvre s'est agenouillée à côté de l'eau. Elle a bu longuement, se lave maintenant le visage et les bras. L'eau fraiche est un soulagement après cette nuit horrible et elle retrouve un peu son sourire tout en tordant ses longs cheveux frisés en un chignon qu'elle pique d'une brindille pour le faire tenir.

- Ne buvez pas trop, cependant, l'avertit Sir Léon en remplissant leur seule outre. "Vous seriez malade."

Il se redresse et revient vers Arthur, l'aide à avaler quelques gorgées. Gaius s'est agenouillé lourdement à côté du prince et examine la blessure avec inquiétude.

Comme il le craignait, l'infection a progressé.

- Si nous ne trouvons pas rapidement un endroit où il puisse se reposer convenablement et recevoir les soins nécessaires, il risque de perdre sa jambe, chuchote le vieil homme.

Ou il pourrait mourir bien avant cela.

Sir Léon passe son gant dans ses frisettes blondes, accablé. Sa barbe vénitienne a poussé sur ses joues et cache ses taches de rousseur. Son armure est cabossée, maculée de traces de boue et de fumée, sa longue cape rouge déchirée.

A part Gaius, il est le plus âgé de leur troupe. Le plus expérimenté, aussi. C'est son devoir de les conduire vers la sécurité, jusqu'à ce que le prince soit en état de reprendre le commandement.

Le chevalier frotte ses yeux fatigués et refoule l'envie de se coucher sur le tapis de feuilles et de mousse. Il doit tenir bon et les protéger tous les cinq.

Enfin, Gwaine peut se débrouiller seul, sans doute.

Sir Léon se force à se lever et tire la carte de sa ceinture pour l'étudier avant qu'ils ne se remettent en route.

- Où est Merlin ? demande le médecin quand il a fini de nettoyer la blessure d'Arthur et de la bander avec un bout du jupon de Guenièvre qui tamponne le front du prince avec son mouchoir trempé dans le ruisseau.

Le chevalier sort la tête des gribouillis au charbon qu'il a fait sur son morceau de parchemin pour établir le trajet le plus sûr à l'écart des chemins principaux. Il jette un coup d'œil autour de lui, étonné.

- N'est-il pas avec Gwaine ?

Visiblement non, puisque le jeune homme barbu est en train de revenir vers eux en sifflotant, une récolte de baies et de mûres dans le creux de sa tunique.

Gaius plie son sourcil avec contrariété.

- Merlin ! appelle-t-il. "Merlin, où es-tu, mon garçon ?"

Guenièvre sourit en bâillant.

- Il s'est peut-être endormi dans un coin. Il était tellement fatigué qu'il avait du mal à tenir debout.

Gwaine vient se caler à côté d'Arthur dont la tête dodeline contre le tronc d'arbre.

- Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-il. "J'ai trouvé ces fruits, Gaius, pensez-vous qu'ils soient comestibles ? La dernière fois que j'ai mangé des groseilles sans vérifier, j'ai eu une colique épouvantable. C'était horrible. Je ne veux pas revivre ça, et encore moins redonner l'occasion à Perceval de se marrer à mes dépends."

- Au diable vos coliques, grogne Gaius. "Merlin est introuvable."

Guenièvre lui pose la main sur le bras.

- Restez près d'Arthur. Je vais aller le chercher, dit-elle gentiment.

Mais elle n'a pas besoin de le faire parce qu'à ce moment-là une masse de cheveux noirs en désordre surgit soudain de derrière une souche, à quelques mètres d'eux, à l'endroit où la pente se bossèle. Des feuilles mortes s'éparpillent en vrac et deux yeux bleus affolés clignotent dans toutes les directions :

- Arthur ?!

- Le voilà, glousse la jeune femme avec affection.

Sir Léon sourit et se replonge dans sa carte improvisée. Gwaine se relaxe et choisit une mûre dans son butin, qu'il examine soigneusement avant de la gober. Le prince n'a pas bronché.

Gaius croise les bras en s'asseyant plus confortablement et ses sourcils se rejoignent au milieu de son front.

- Viens ici, mon garçon, gronde-t-il. "Mais qu'est-ce que tu faisais, enfin ?"

Merlin se hisse debout en s'aidant de la souche. Il a l'air perdu et ses cils sombres palpitent comme s'il avait du mal à garder les yeux ouverts.

- Je… j'ai… euh… je…

- Tu pionçais, hein ? lance Gwaine qui en est à sa quatrième baie sans aucun effet négatif sur l'estomac. "Y'a pas de honte. J'aurais piqué un somme moi aussi, si j'avais pas eu tant la dalle…"

Guenièvre accepte une poignée de mûres et s'en va la laver dans le ruisseau. Merlin vient jusqu'à eux d'un pas un peu vacillant et se laisse glisser contre l'arbre, à côté d'Arthur qu'il scrute avec inquiétude.

- Est-ce qu'il va bien ?

Gaius ignore la question.

Il n'aime pas du tout la pâleur moite du visage de son petit-fils, le halo violacé des cernes qui creusent les contours de son nez et les ombres farouches dans ses joues, la couleur bleuie de ses lèvres ni ce drôle de son sifflant qui accompagne les mots un peu mâchouillés.

- Tu as un air affreux. Laisse-moi t'examiner correctement.

- J'vais bien, proteste Merlin en grappillant une des baies de Gwaine. "C'est Arthur dont il faut s'occuper."

- Oui, oui, bien sûr, grogne le vieil homme en essayant de nettoyer le cou du garçon avec le bord de sa manche. "Ne mange pas ça. Comment t'es-tu mis dans cet état ? On dirait un charbonnier."

L'encre ne part pas, mais Gaius cesse de s'acharner à essayer de la rincer quand ses doigts effleurent la tunique du serviteur.

- Comment se fait-il que tu ne sois pas encore sec avec cette chaleur ?

Son sourcil se fige et il pâlit un peu. Ses vieilles mains attrapent celles de son petit-fils.

- Tu as les mains glacées ! s'écrie-t-il, alarmé.

Il se tourne vers Gwaine si vivement et d'un air si fâché que celui-ci avale une myrtille de travers et manque s'étouffer.

- Es-tu sûr qu'il n'était pas blessé ?

- Q-quoi ? Euh, oui… proteste le jeune homme barbu, déstabilisé. "J'veux dire. Il avait l'air okay, il a dit qu'il l'était… on n'avait pas vraiment le temps de vérifier avec les soldats de Cenred prêts à nous tomber dessus à n'importe quel moment."

Guenièvre se rapproche.

- Il va bien, Gaius, voyons, apaise-t-elle. "N'est-ce pas, Merlin ? Il a marché tout ce chemin avec nous ! S'il s'était fait mal en tombant dans les escaliers, nous nous en serions aperçus."

Merlin hoche vivement le menton et, pendant un instant, son visage se contracte de douleur involontairement.

Le vieil homme grogne quelque chose d'inaudible et cherche ses lunettes dans la poche profonde de ses longues robes.

- Le cerveau humain est une chose très particulière, dit-il d'un ton docte. "Par exemple, le fait qu'Arthur ait pu marcher sur des lieues avec une blessure comme la sienne ne peut être expliqué que parce qu'il n'avait pas d'autre idée que de rentrer à Camelot à ce moment-là. Son esprit n'était concentré que sur cela et son corps a oublié qu'il n'était pas supposé pouvoir accomplir un tel exploit."

Il trouve ses lunettes, les regarde à contre-jour et tique, avant de les essuyer soigneusement sur un pli de sa manche.

- Merlin est tellement constamment en train de veiller sur Arthur qu'il serait capable d'aller travailler mort et de ne pas s'en rendre compte. Ajoutez à cela que sa condition l'empêche souvent de faire la différence entre la réalité et ce qu'on lui dit ou qu'il se met en tête…

Il renifle, agacé, puis attrape le menton anguleux de son petit-fils et l'oblige à le regarder dans les yeux.

- Maintenant, mon garçon, peux-tu me dire si tu t'es endormi derrière ta souche, ou si tu t'es évanoui ?

Les pupilles de Merlin s'arrondissent et se dérobent un peu. Il cligne des paupières encore une fois et se frotte les yeux de son poing. Sans s'en rendre compte, il s'est rapproché d'Arthur, comme si le contact de l'épaule du prince le rassurait.

- Je ne comprends pas… je vais bien…

Gwaine et Guenièvre ont arrêté de manger leurs baies et l'observent d'un air sérieux qui le met mal à l'aise.

- Est-ce que tu t'es senti du style "oh comme ces feuilles ont l'air confortable, je suis tellement fatigué et tout le monde s'occupe bien du prince donc je peux fermer les yeux un instant" ou est-ce plutôt que tu avais un peu la nausée et que tu t'es retrouvé par terre sans savoir comment ? reformule Gaius patiemment.

- Je sais pas… tente de nouveau Merlin, et le son sifflant s'intensifie quand son souffle s'accélère. "Je… les arbres faisaient comme une gigue et puis après il y avait trop de lumière. Et ensuite c'était noir. Et après je me suis réveillé."

- Donc tu es tombé dans les pommes, traduit Gwaine platement.

- Comme une fille, murmure Arthur qui a soulevé une paupière et adresse un faible sourire à son serviteur.

Le regard de Merlin s'illumine et il amorce un mouvement comme s'il allait se jeter au cou de son maître avant de se raviser.

- Arthur !

Le prince respire par la bouche et cale sa nuque contre le tronc d'arbre. Il répond d'un battement de cils sobre aux questions muettes de Sir Léon et Gwaine, réussit à afficher un sourire héroïque à l'attention de Guenièvre, puis ses yeux reviennent sur le garçon aux grandes oreilles.

- Je… ne suis pas tout à fait en forme, mais je suis loin d'être mourant, Merlin, assure-t-il avec ironie. "Maintenant, laisse le bon docteur t'examiner, veux-tu. Les serviteurs convenables sont durs à trouver. Je ne tiens pas à devoir te remplacer de sitôt."

Merlin acquiesce et se tourne avec bonne volonté vers son grand-père, non sans réprimer une autre grimace, celle-ci plus accentuée. Ses doigts montent inconsciemment vers son torse.

- Où as-tu mal exactement ? interroge le vieil homme. "Enlève cette tunique dégoutante, je voudrais y voir plus clair. Guenièvre, peux-tu m'apporter de l'eau, s'il te plaît ?"

- Avec la chance de Merlin, ça aura déteint sur lui, pouffe Gwaine, nettement plus détendu depuis qu'Arthur s'est réveillé.

Gaius lui lance un coup d'œil meurtrier tout en aidant le garçon à enlever sa tunique, voyant que le rictus passager devient un gémissement étouffé quand il essaie de lever les bras pour passer le col au-dessus de sa tête.

Et ensuite ils deviennent tous tellement silencieux que Léon relève le nez de sa carte et leur jette un coup d'œil intrigué.

- Qu'est-ce qu'il se p… commence-t-il en s'approchant, avant d'écarquiller les yeux.

- Désolé, souffle Merlin, la respiration toujours un peu sifflante.

Gaius se reprend le premier.

- Gwaine, viens ici. On ne va pas l'allonger, tu vas le tenir contre toi un moment. Guenièvre, j'ai besoin que tu fasses des allers-retours avec cette outre. Il va me falloir beaucoup d'eau. Merlin, écoute-moi bien. Je veux que tu te concentres sur Arthur. Je suis presque certain que son Altesse ne sait pas comment nettoyer parfaitement une armure. Explique-lui, veux-tu ?

Le garçon hoche la tête, un peu inquiet, soulève les aisselles quand Gwaine vient s'asseoir derrière lui et se laisse manipuler en fronçant les sourcils.

- Tu ne vas pas me chatouiller, hein ?

- Non, promis, répond Gwaine d'un ton extrêmement sérieux.

Arthur a les yeux grands ouverts et l'air furieux.

- Je sais parfaitement nettoyer une armure, j'ai été écuyer comme tout le monde, gronde-t-il. "Mais voyons si tu sais si bien faire ça, Merlin. Ne t'avise pas de te tromper, ou je t'envoie au pilori pendant une semaine quand on rentre à Camelot."

Le serviteur fait la moue et commence son exposé, protestant quand son maître l'interrompt. Guenièvre ramène l'outre dégoulinante et gonflée d'eau, et s'agenouille à côté de Gaius qui lui donne ses instructions à mi-voix.

- Cette plaie a été faite par un fléau d'armes. Merlin a sûrement des côtes cassées. J'espère juste qu'il n'… je m'occuperai de l'examiner après. Pour l'instant, il faut nettoyer toute cette encre et arriver à désincruster les petits morceaux de tissu qui se sont enfoncés dans les chairs. Je ne sais pas par quel miracle il tient debout depuis tout à l'heure…

Ses paupières se ferment un instant et il laisse échapper un soupir.

- Enfin, si. Je le sais.

Gwaine jette un coup d'œil au prince qui est si concentré sur ce que dit Merlin qu'il ne se rend pas compte que ses articulations blanchissent chaque fois que le serviteur laisse échapper un couinement involontaire et se dérobe instinctivement contre l'eau et les linges qui nettoient la plaie en forme d'étoile sur son torse.

Quand Gaius estime que la blessure est assez propre, il la bande soigneusement avec un autre bout de jupon de Guenièvre en se plaignant que son sac de médecine est resté dans les communs. Le bout de tissu s'est immédiatement imbibé de sang et cette plaie aurait vraiment besoin qu'on y applique une compresse de millefeuille.

Merlin s'interrompt au milieu de sa description animée du processus de nettoyage d'un gantelet pour dire à son grand-père qu'il ira lui chercher des herbes dès qu'il aura récupéré sa chemise et Arthur fait un geste menaçant, comme s'il allait frapper son serviteur.

- Tu n'iras nulle part, tête de bois.

- ça, c'est moi qui le dis, proteste Merlin, indigné.

Gaius profite de la distraction pour palper avec précaution le thorax de son petit-fils et y coller son oreille.

Pas de bruit de pluie ou de bulles sous la peau un peu moite et, oui, effectivement, au moins une côte cassée. Mais grâce au ciel, rien de plus grave.

Il se redresse et lâche un profond soupir. Une main se pose sur son épaule.

- Est-ce qu'il va bien ? demande Sir Léon, direct et méthodique comme toujours.

Gwaine, Guenièvre et Arthur attendent la réponse avec anxiété pendant que Merlin ronchonne en remettant sa tunique humide à l'endroit. Il n'a pas envie de l'enfiler parce que la contorsion que cela nécessite lui fait mal, mais il a un peu froid, malgré la température estivale qui grimpe au fur et à mesure que la journée avance.

- Il n'y a pas de lésions à l'intérieur du corps donc il s'en remettra, répond finalement le vieil homme. "Il a perdu beaucoup de sang, c'est ce qui m'inquiète."

- Peut-il marcher ? Il faut que nous repartions, insiste le chevalier dont les yeux s'excusent.

- Il est trop faible. Pour l'instant il ne s'en rend pas compte, mais la tête va lui tourner et...

- Je peux très bien marcher, interrompt Merlin. "Je vais aider Arthur."

- Mais bien sûr, râle le prince. "Jamais de la vie. Tu es trop maigre, les os de tes épaules ne sont pas du tout confortables. Allons-y."

Gwaine pousse délicatement le garçon sur ses pieds une fois qu'on lui a renfilé sa tunique et le surveille quand une brève vague de vertige le fait chanceler sur ses jambes interminables, puis il le laisse à la garde de Guenièvre et vient aider le chevalier à hisser Arthur debout.

Gaius accepte la main de la jeune fille et se redresse péniblement. Son estomac gargouille et il s'humecte les lèvres.

Arthur a besoin de vrais soins, d'un bon lit et d'oublier pendant quelques heures les épouvantables évènements qui viennent de se passer.

Merlin a besoin de boire beaucoup et de manger pour reprendre les forces que cette lente perte de sang a causé pendant qu'ils étaient tous trop occupés pour s'apercevoir qu'il était blessé.

Gaius a l'impression d'être le pire médecin des cinq royaumes.

Le plus vieux.

Et le plus démuni.

Il emboite le pas à Sir Léon et rajoute à la liste de ses soucis la robe déchirée de Guenièvre qui n'a plus assez d'épaisseurs et laisse apercevoir un genou rond au-dessus de sa botte.

Oh, et il voyage en compagnie d'une demoiselle fort jolie qui n'est pas encore mariée.

Tout est si parfait.

Pourvu qu'ils ne tombent pas sur des bandits.

Et cette pensée a à peine traversé son cerveau qu'elle se transforme en un bruit dans les broussailles à sa gauche.

Sir Léon l'a aussi entendu. Il pile, tire son épée en fronçant les sourcils…

- Qui va là ? crie-t-il d'une voix forte.

Gwaine est prêt à lâcher Arthur sur le sol comme un vulgaire sac de patates et à le protéger au péril de sa vie.

Une silhouette gigantesque se penche pour passer sous une branche et une cotte de mailles scintille aux rayons du soleil qui se glissent dans l'épais feuillage au-dessus de leurs têtes.

Guenièvre et Merlin poussent le même cri de joie ensemble.

- Lancelot !

Le jeune homme aux yeux noirs leur sourit.

- Désolé d'avoir mis autant de temps à revenir...

Perceval adresse un clin d'œil à Gwaine.

- T'as déjà regagné ton pari ?

Arthur étouffe une grimace de douleur et de reconnaissance.

- Salut, les gars.

Sir Léon range son épée et attend qu'on fasse les présentations d'un air un peu pincé. Gaius secoue la tête et se débarrasse de la longue mèche de cheveux blancs qui lui balaye la figure.

Soudain, tout va beaucoup mieux.

Ils sont toujours debout, ils sont toujours ensemble.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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