Le Prince & L'Idiot

Chapitre 12 : Héros

6488 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 15:45

 

HEROS

 

 

Cette journée s'est mieux terminée qu'elle n'avait commencée.

Sir Léon a vraiment apprécié de faire la connaissance des deux nouveaux venus. Le chevalier est responsable, raisonnable, appliqué… il excelle à suivre des ordres, mais il ne se sent jamais à l'aise quand c'est lui qui doit les donner. Lancelot, au contraire, est un meneur-né et sans s'en rendre compte, il a tout naturellement pris la situation en main, redonnant espoir et résolution à tous les membres de la troupe juste par sa présence loyale et confiante. Il connait aussi parfaitement la région et il a su utiliser les bons mots pour suggérer un changement d'itinéraire, sans jamais blesser la fierté de Sir Léon.

Quant à Perceval, ses muscles et sa bonne humeur sont juste… encourageants. Depuis qu'il est avec eux, ils en oublieraient presque qu'ils sont en train de fuir le royaume tombé aux mains de l'ennemi. Et ce qu'il ramène à manger est peut-être un tantinet étrange (des racines avec un gout de farine, des pignons de pin et des bulbes de fleurs qui sentent l'ail) mais c'est plus nourrissant que les baies de Gwaine.

La nuit, en revanche, a été plus difficile.

Si Lancelot n'a pas réussi à fermer l'œil à cause de la présence oh si enivrante de Guenièvre à quelques centimètres de lui, en revanche les autres – à l'exception d'Arthur que la fièvre écrase – ont été surtout dérangés par les incessants changements de position de Merlin, qui faisaient crisser les feuilles mortes.

A l'aube, personne n'a le cœur de le lui reprocher, cependant. Il est blafard et visiblement exténué, même s'il continue de prétendre que tout va bien avec son habituel sourire stupide. Il se tient un peu de travers pour soulager la pression sur sa côte cassée et Guenièvre a souvent besoin de l'attraper par le bras pour l'empêcher de tomber, quand les vertiges le font osciller sur ses longues jambes maigres.

L'état d'Arthur ne s'arrange pas non plus. Il perd régulièrement conscience et les gars se relaient pour le porter sur leurs bras croisés. Sa blessure suinte de pus et l'odeur nauséabonde qui s'en dégage donne la nausée aux brancardiers improvisés.

Gaius est aussi un sujet d'inquiétude : le vieil homme n'aura jamais la force d'atteindre la frontière de Nemeth, à ce rythme. Sa respiration est presque aussi sifflante que celle de Merlin et dormir sur le sol de la forêt n'a rien fait pour soulager ses rhumatismes.

Vers la fin d'après-midi, Lancelot leur montre dans la vallée un groupe d'arbres qui se détache au milieu des champs de blé.

- Il y a une cabane abandonnée, là-bas. Je m'y suis souvent arrêté au cours de mes voyages. Nous pourrons y passer la nuit. Il y aura un lit, ajoute-t-il à l'attention de Gaius, "et de quoi faire de bonnes paillasses pour nous tous."

Il donne sa petite bourse de cuir à Perceval et le géant descend la colline à grandes enjambées, en direction du village en contrebas, avec l'instruction de ramener des provisions et des informations.

Un regain d'énergie parcourt les échines fatiguées et le groupe s'engage sur le sentier qui serpente en descendant dans la vallée.

Le soleil accablant de la journée fait maintenant place à une lumière chaude qui habille le paysage étendu devant eux de nuances ocre très douces. Une brise agréable fait voleter les bouclettes blondes sur la nuque poisseuse de sueur de Sir Léon et les mèches brunes qui ondulent sur le front bombé de Guenièvre, caressant sa peau de satin caramel.

Quand ils arrivent, Gwaine est ravi de découvrir qu'un pommier sauvage flanque l'angle de la chaumière un peu délabrée et se met à le piller, la bouche pleine. Gaius renonce à lui dire que les fruits sont verts et perturberont sans doute sa digestion encore plus que les baies de la veille.

A l'intérieur, à part des toiles d'araignées que Sir Léon chasse de quelques moulinets du bras et une quantité non négligeable de poussière sur la table, les deux bancs et le coffre grossier qui constituent l'ensemble du mobilier, la pièce est dans un état des plus acceptables. Guenièvre enlève les couvertures élimées entassées sur le lit dans le coin de la pièce – un sommier de branches entrelacées suffisamment grand pour deux trolls adultes ou une famille de cinq personnes, sur lequel est posé un matelas en toile de jute bourré de paille et de crin de cheval – et va les secouer à l'extérieur.

Dix secondes plus tard, son visage ravi apparait à la fenêtre.

- Il y a un puits et la poulie fonctionne ! pépie-t-elle avec excitation.

Lancelot lui sourit avec adoration, tout en balayant le sol de terre battue avec un balai de bouleau et Gaius secoue la tête derrière son dos : on dirait deux jeunes mariés en train de s'installer dans leur petite maisonnette. Le vieil homme a pris quelques minutes de repos sur un des bancs, puis s'est forcé à se lever de nouveau et explore les étagères creusées dans le mur recouvert de chaux.

Merlin furète aussi. Il trouve la réserve de bois – bien fournie, sans doute par un des passages précédents de Lancelot – et allume un feu dans le foyer noir de suie au milieu de la pièce, après un signe d'acquiescement du jeune homme.

Quand Perceval arrive, la nuit tombe. Gwaine est en train de charrier un seau d'eau à l'intérieur avec un sifflotement léger comme il n'en a pas émis depuis… des siècles ? Hier ?

Guenièvre s'est changée avec une paire de braies un peu mitées qui était dans le coffre et a découpé son long surcot pour le transformer en une tunique serrée à la taille par sa ceinture. Elle est en train de déchirer des lanières dans ce qui reste de sa robe.

Sous l'œil attentif du vieux médecin et le regard inquiet de Merlin, Lancelot et Sir Léon allongent Arthur dans le lit propre et frais.

La cape du chevalier pend à un clou, du thym bourboute dans une gamelle en terre cuite posée sur le feu, une écuelle remplie de framboises est posée sur la table et les derniers rayons du soleil traversent le toit de chaume clairsemé, tendant des rideaux de lumière scintillante dans la pièce.

On se sent… chez soi.

Perceval pose l'énorme miche de pain qu'il a sous le bras sur la table, repêche dans sa sacoche un saucisson, une douzaine de fromages de chèvre ronds et blancs, un pot de miel et un sachet de fèves. Puis il passe la cordelette de l'outre pendue à son cou au-dessus de sa tête et s'approche de Gaius.

- J'ai trouvé de l'eau-de-vie, dit-il doucement.

Le vieil homme hoche le menton.

- Merci, Perceval, répond-t-il.

Puis il envoie Guenièvre dehors et explique ce qu'ils vont faire. Les hommes l'écoutent gravement, attentifs. Merlin veut aider, mais Arthur, qui a repris conscience au mauvais moment, le repousse. Sir Léon dépouille le prince de ses vêtements et enlève les bandages souillés qui entourent la blessure. Lancelot grimpe sur le matelas et s'adosse au mur pour tenir les épaules du jeune homme. Perceval s'agenouille à côté du lit. Sa grande paume calleuse attrape la main moite d'Arthur et la serre amicalement. Gwaine se cale au bout du sommier, prêt à empêcher les jambes de bouger.

Merlin tourne autour d'eux, anxieux et agité, sa respiration de plus en plus sifflante.

Gaius rapproche le seau d'eau, fait un petit tas près de lui avec les bandes de tissu, puis débouche l'outre d'eau-de-vie et prend une grande respiration.

- Vous êtes prêt, Sire ?

- Non, grogne Arthur, les dents fermées sur son gant de cuir dans lequel Lancelot a fourré un bout de bois.

Ses yeux de lin s'accrochent aux saphirs qui le fixent, désespérément désireux de l'aider.

Sors, Merlin. Je ne veux pas que tu assistes à ça.

J'ai peur, Merlin. Je t'en supplie, reste là.

Puis Gaius verse l'alcool sur la blessure et le prince ne voit plus rien. Il se tord, brise le bout de bois dans le gant, broie la main de Perceval qui ne le lâche pas, crie, se débat, hurle, se cambre pour échapper à la brûlure insoutenable, jure d'une voix qui râle et crachote et gémit et finit enfin par s'évanouir.

Les hommes sont livides, mais ils n'ont pas bronché.

Gaius profite de l'inertie du prince pour terminer de nettoyer soigneusement la plaie gonflée et purulente, enlevant soigneusement les lambeaux de chair putréfiée et pressant pour évacuer le pus au maximum.

La transpiration dégouline sur son front, mais il ne la sent pas. Ses lunettes ont glissé un peu sur son nez luisant. Ses doigts âgés travaillent avec minutie, acharnés.

Il ne laissera pas mourir Arthur.

C'est son prince, c'est l'enfant qu'il a vu grandir, c'est presque le frère de Merlin.

C'est peut-être la première fois que le vieux médecin réalise qu'Arthur est comme un fils pour lui.

Il laisse tomber le linge imbibé de liquide gluant jaunâtre mêlé de sang sur le sol et cherche le seau à côté de lui pour se laver les mains.

- Merlin, apporte-moi le miel, s'il te plait. Je l'ai préparé sur la table

Rien ne bouge.

- Merlin, répète Gaius en se tournant avec un grincement de tabouret dans la direction où se tenait le garçon.

Gwaine et Lancelot redressent la tête, mais Perceval dégage délicatement sa main meurtrie de celle d'Arthur, se lève et va chercher le pot.

Merlin est toujours debout au même endroit, les mains pressées sur sa bouche, son visage blanc comme du lait caillé ravagé de larmes. Tout son corps tremble violemment et ses yeux sont exorbités de terreur et de chagrin. Il lutte pour respirer.

Sir Léon enlève ses bras engourdis qui punaisaient le prince sur le lit et va vers le garçon. Gentiment, très doucement, il le prend par les épaules et le pilote vers la porte.

- Non, dit la voix lasse de Gaius derrière lui.

Il a oublié.

Il a vu tellement de patients souffrir ou mourir, des blessés grièvement atteints, des victimes sur le bûcher, des femmes en couches, des malades aux portes de la mort.

Merlin l'aide depuis qu'il est arrivé à Camelot et souvent le vieil homme est émerveillé par sa capacité à supporter tout cela, comme si son désir si fort de soulager les gens, de les sauver, protégeait le garçon.

Mais c'est différent, cette fois.

Cette fois, c'est Arthur.

Gaius s'en veut terriblement de n'avoir pas écouté l'ordre bredouillé par le prince de faire sortir son serviteur de la pièce.

Et puis…

Maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière, alors autant en finir rapidement avec ce cauchemar.

Sir Léon lance un coup d'œil perplexe vers le médecin.

- Guenièvre va s'occuper de lui, avance-t-il à tout hasard. "Il est choqué, mais ça ira mieux dans un moment…"

Gaius enlève ses lunettes, passe la main sur son visage gris de fatigue et se pince l'arête du nez.

- Non, répète-t-il finalement. "Sir Léon, j'ai besoin que vous vous occupiez d'Arthur. Allez chercher de l'eau fraiche, baignez-le du mieux que vous pouvez. Il dormira mieux s'il est débarrassé de cette sueur d'agonie et de cette… odeur. Donnez les linges et ses vêtements à Guenièvre. Si elle peut les laver ce soir, ils seront secs demain et ça n'en sera que mieux pour le prince. Il doit être aussi confortable que possible pour se reposer si nous voulons qu'il guérisse."

Sir Léon acquiesce et tapote avec douceur l'épaule de Merlin avant d'obtempérer. Le garçon n'a pas l'air de le sentir, il continue de suffoquer presque silencieusement, frissonnant de tous ses membres.

- Lancelot, Gwaine. Vous allez m'aider. Il est loin d'avoir la carrure du prince, alors deux hommes suffiront, mais il faudra que vous soyez aussi vigilants que possible. Je ne tiens pas à ce que cette côte cassée se déplace ou…

- Non.

Lancelot, qui a pâli pendant que le médecin parlait, comprenant ce qui va suivre, tourne la tête vers Gwaine. Le jeune homme barbu s'est levé et secoue le menton d'un air buté.

- Non, répète-t-il d'une voix rauque et basse. "Comptez sans moi pour ça. Je… Je refuse, désolé. Je… j'vais aller préparer des paillasses pour cette nuit."

Ses yeux sombres évitent leurs regards, tandis qu'il contourne le lit et se dirige vers la porte à grandes enjambées si énervées qu'elles le font presque trébucher.

La porte retombe derrière lui. Le soleil est passé et la lumière a diminué un peu dans la pièce unique de la chaumière.

Gaius a toujours un sourcil froncé de façon terrible quand il se tourne vers Perceval.

- Je vais aider, répond précipitamment le géant.

Lancelot repose doucement Arthur sur l'oreiller de toile rude. Il marche dans les traces laissées par Gwaine dans la terre battue et vient poser son bras sur les épaules de Merlin, très doucement.

- Viens, dit-il en l'entrainant vers un des bancs.

Il le fait asseoir et attend que Gaius les rejoigne de son pas lourd.

- Merlin. Merlin, regarde-moi, dit le médecin. "Tout va bien, maintenant. Arthur n'a plus mal. Il dort. Il ira beaucoup mieux demain, tu verras."

Les dents du garçon claquent et son torse continue à se soulever de façon erratique, lui arrachant des grimaces de douleur.

Gaius lui attrape les mains et les masse doucement dans les siennes.

- Ecoute-moi, mon garçon. Tu dois être très courageux pendant encore un moment. Je…

Il prend une longue respiration, touche la joue de Merlin qui se blottit immédiatement contre cette caresse.

Ses yeux bleus clignotent toujours, mais l'horreur a un peu reculé au fond de ses pupilles dilatées.

- Je vais nettoyer ta blessure aussi. C'est important, pour qu'elle ne s'infecte pas. Ça ne te fera pas aussi mal qu'à Arthur, c'est promis.

Lancelot presse gentiment la nuque de Merlin qui s'est raidi et Perceval se rapproche, s'accroupit à côté d'eux.

- Tu peux le faire, p'tit bonhomme, dit-il avec un sourire, et sa grosse patte attrape la main du serviteur comme elle l'a fait pour le prince.

- ça ira très vite, assure Gaius.

Son cœur se serre quand son petit-fils hoche le menton en frissonnant, son regard effrayé puisant de la confiance dans leurs yeux.

Oh, Merlin.

Lorsqu'ils ont donné sa chemise à Guenièvre qui ne s'est pas attardée dans la pièce (ses joues maculées de traces de larmes disent qu'elle a tout entendu depuis l'extérieur), Lancelot s'installe à califourchon sur le banc et passe délicatement ses bras autour de Merlin qui se recule contre lui instinctivement. Perceval attend que Gaius soit prêt avec le linge imbibé d'eau-de-vie dont les vapeurs semblent étourdir légèrement le garçon, puis le géant cale son bras noueux sur les cuisses de Merlin, emprisonnant ses chevilles entre ses genoux.

- Je te demande pardon, mon garçon… murmure le vieil homme, et il commence à nettoyer la blessure avec soin.

Et ça ne dure pas longtemps, effectivement.

Quelques minutes à peine, qui durent aussi longtemps que des années.

Merlin pousse un cri perçant quand l'alcool touche le bord de la plaie, se rebiffe, cherche à repousser la main de son grand-père. Lancelot l'en empêche, alors il essaie de le mordre, de donner des coups de pieds à Perceval, mais les deux hommes ne cèdent pas. Le garçon miaule de douleur, se tortille, pleure et supplie à gros sanglots qu'on arrête, qu'on le laisse, que ça fait mal, qu'ils ont menti et que s'il vous plaît… s'il vous plait…

Puis quelque chose craque sourdement et pendant un instant il a l'air sur le point de s'étouffer, avant que son corps ne devienne complètement mou et que sa tête se renverse sans connaissance sur l'épaule de Lancelot.

Dehors, le dos appuyé contre le mur de la chaumière, Gwaine mord son poing et des larmes ruissellent dans sa barbe sans interruption.

Gaius respire profondément quand il a terminé. Ses yeux sont humides et si sa main ne tremble pas, c'est parce que le médecin a encore le contrôle sur le grand-père.

- Mets-le dans le lit à côté du prince, dit-il à Lancelot d'une voix épuisée. "Perceval, je peux vous demander de m'aider à aller jusqu'à Arthur ? Je crois que mes vieux os n'ont plus la force de me porter…"

Le géant le soutient jusqu'au lit et lui approche le tabouret. Gaius reprend le pot de miel et enduit soigneusement la plaie du prince, tandis que Lancelot nettoie le torse poisseux de sueur de Merlin avec l'eau claire que Sir Léon est retourné puiser.

Gwaine est revenu, silencieux et discret comme une ombre, dans un coin de la pièce. Il contemple la forme fragile du serviteur, écoute sa respiration laborieuse, et il n'ose pas s'approcher.

C'est Perceval qui vient le chercher, au bout d'un moment, qui lui tend le pot de miel et lui montre comment imiter Gaius.

La nuit tombe et enveloppe les champs de blé qui frémissent dans l'obscurité. Un hibou hulule au loin, des chauves-souris se disputent quelque part sous les branches du pommier. Les criquets commencent leur comptine paisible quand la première étoile apparait sur la voute céleste.

Guenièvre accroche les derniers bouts de tissu à côté des tuniques du prince et de son serviteur sur une corde tendue entre deux arbres. Elle essuie ses joues, crispe ses lèvres et retourne à l'intérieur.

Les hommes ont ravivé le feu. Gaius somnole sur le tabouret près du lit, la bouche entrouverte par un ronflement et sa tête aux cheveux blancs filasses renversée contre le mur. Les épaules musclées d'Arthur et celles osseuses de Merlin dépassent des couvertures, luisant un peu à la lueur des flammes.

Sir Léon coupe du pain, Lancelot apporte les trois assiettes ébréchées qu'il a trouvé sur les étagères. Perceval remplit un pichet de grès avec l'infusion de thym. Gwaine termine d'installer les paillasses sur le sol, le long du mur en face du lit.

Ils parlent peu.

La route qu'ils prendront dès que l'état d'Arthur se sera un peu amélioré, les rumeurs sur la chute de Camelot qui commencent à se propager, l'absence de chiens sur leurs traces comme si Cenred et les deux sœurs n'avaient que faire de la disparition d'Arthur, leurs interrogations sur l'accueil que leur fera le roi de Nemeth, l'endroit où il sera le plus aisé de passer la frontière.

Guenièvre se lève pour faire la vaisselle quand ils ont fini de manger, mais Lancelot secoue la tête et l'envoie se reposer. Perceval retourne chercher du bois et Gwaine apporte une assiette à Gaius. Le vieux médecin avale son repas rapidement, vérifie le pouls d'Arthur et pose sa main sur le front de Merlin, puis accepte de se coucher sur l'insistance de Sir Léon.

Le premier de garde reçoit la consigne de garder un œil sur les deux patients.

A minuit, tout le monde dort profondément dans la chaumière paisible – y compris Gwaine, la tête sur ses bras croisés sur la table.

Arthur tousse dans son sommeil, bouge et grogne en reprenant conscience. Sa tête est lourde. La douleur dans sa cuisse palpite sourdement, comme détachée de lui. La pièce est plongée dans l'obscurité, à part un rayon de lune qui se glisse par la fenêtre et effleure les formes endormies sur les paillasses. Le prince tourne la tête vers la droite, péniblement.

Où est le veilleur ? Il a terriblement soif mais se sent à peine plus fort qu'un hanneton sonné sur un bouclier.

Oh. C'est Gwaine. Le plaisantin barbu, qui est aussi un épéiste hors pair et un ivrogne, est en train de pioncer comme un bienheureux.

Sainte patience.

Un souffle effleure l'épaule d'Arthur, suivi d'un mouvement à sa gauche, puis d'un gémissement étouffé, aussi faible que celui d'un chaton mouillé.

Le prince tourne la tête de l'autre côté et ses yeux tombent sur une masse de cheveux noirs en désordre et deux yeux bleus qui s'ouvrent en hésitant.

- …'thur ?

Le jeune homme fronce les sourcils, s'éclaircit les pensées d'un toussotement.

- Pourquoi tu dors ici ? Tu es retombé dans les pommes ? demande-t-il d'une voix enrouée.

Merlin change de position et sa respiration s'accélère avec la grimace de douleur qui accompagne la main vite pressée contre son torse maigre entouré de bandages.

- Chuuut… doucement, murmure Arthur en basculant avec précaution sur le flanc, sans faire bouger sa jambe blessée. "Calme-toi. Comment tu t'es arrangé, hein ? C'est n'importe quoi, Merlin."

Un sourire maladroit creuse les joues du garçon qui essaie de reprendre le contrôle de son souffle laborieux.

Ses yeux bleus s'accrochent à ceux d'Arthur, comme à une bouée de sauvetage.

- Dé… so… lé…

- Désolé ne fait pas tout, gronde le prince à voix basse. "Regarde-toi. Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu as voulu jouer au héros, je parie. Tu ne pouvais pas rester tranquillement dans un coin, comme un serviteur exemplaire ?"

La petite ride dans le coin de son œil se plisse à son insu, comme chaque fois qu'il plaisante.

- Geor… ges… il… ne… tom-be… p-pas… dans… les… é… esca… li-ers…

- Ce doit être son seul point positif, dit Arthur, sarcastique. "Inintéressant et très stable sur ses pieds. Peut-être qu'il devrait se porter volontaire pour servir de statue."

Merlin a l'air de respirer un peu mieux et le prince sent le poids invisible s'écarter un peu de sa propre poitrine.

- Merlin, tu n'es pas un soldat. Tu n'as pas besoin de te battre ou de mourir pour qui que ce soit ou quoi que ce soit, dit-il d'un ton grave. "Moi, au contraire, j'ai prêté serment en tant que chevalier. C'est différent. Alors la prochaine fois, laisse-moi faire mon devoir et ne te mets pas en travers pour essayer de me sauver. Va te cacher et…"

Le garçon secoue la tête.

- Je… ne suis… pas… un couard… je… ne… vous lai… s-serai… pas… mou… r-ir...

Son visage se contracte et il gémit en cherchant à échapper à la douleur qui mord ses côtes au mouvement involontaire pour se soulever et donner plus de poids à ses paroles.

Arthur grimace en écho et tend la main, cherchant comment le réconforter, d'une tape sur l'épaule ou peut-être en écartant les mèches noires qui s'embrouillent sur le front de son serviteur.

Merlin s'enfonce dans le matelas, à bout de souffle.

- Je sais, dit le prince très doucement. "Je sais que tu n'es pas un couard, mais…"

Les saphirs le fixent intensément à la lueur de la lune, brillants de fièvre, ou de larmes, ou de défi.

- Je… suis… juste… un… s-serviteur…

Arthur sourit. Sa main se tend et remonte la couverture sur les épaules osseuses qui frissonnent.

- Tu es mon serviteur. Un serviteur vraiment très courageux. Et incroyablement loyal. Pas du tout un couard, dit-il avec sincérité.

Quelque chose se noue au fond de sa gorge et son sourire s'évanouit.

- Ne change pas, Merlin... s'il te plait…

Ne me trahis pas.

Ne me regarde pas un jour avec les yeux de Morgane.

La main libre du garçon, celle qui n'est pas pressée sur le bandage qui lui entoure les côtes, attrape la sienne et la serre. Fort, si fort que cela fait presque mal.

- Je… ne… changerai… pas… je… serai… tou…jours… là…

La bouche d'Arthur se crispe.

- Pourquoi ? souffle-t-il avec amertume. "Je n'ai plus rien… plus de couronne… plus de pays… plus de famille… Est-ce que j'avais quelque chose, avant ? Je n'en suis même pas sûr… Je ne suis qu'un… crétin arrogant."

Le sourire de Merlin fait ressortir ses pommettes âpres.

- C'est vrai, vous l'êtes, murmure-t-il avec son insolence habituelle. "Mais vous êtes… aussi… un grand guerrier… et… un jour… je le sais… vous serez… un grand roi…"

Ses yeux bleus sont devenus très sérieux, même si la fatigue est en train d'alourdir ses paupières.

- Moi… je… suis content… d'être… votre serviteur… et… je le resterai… jusqu'à mon… dernier jour.

Arthur le regarde s'endormir de nouveau et il ne comprend toujours pas.

Il a sauvé Merlin une fois.

Certainement, ce n'est pas une dette qui devait être remboursée à un tel prix.

Une main se pose sur son épaule et il tourne la tête vers la droite.

Gwaine est là et se penche avec un gobelet rempli d'infusion de thym. Il glisse son bras derrière le dos du prince, l'aide à se soulever le temps de boire.

Arthur se sent complètement exténué, après ça.

- 'ci… marmonne-t-il quand il est recouché.

- De rien, mon ami, chuchote Gwaine dans l'obscurité.

Il reste immobile un moment, les yeux fixés sur le jeune serviteur, le gobelet vide à la main, puis étouffe un soupir.

- Un sacré gamin, hein… c'est vraiment le plus courageux d'entre nous…

Arthur ne l'entend pas. Il a fermé les yeux et le sommeil l'a emporté presque aussitôt. Il n'a pas lâché la main de Merlin.

Et il la tient toujours le lendemain, quand le soleil levant s'introduit dans la chaumière par les trous du toit, dansant en mouches dorées sur la joue barbue de Gwaine qui s'est rendormi à la table.

Gaius se lève en baillant, les articulations grinçantes, et vient voir comment ses deux patients se portent.

Les autres s'éveillent un par un, reposés, ragaillardis. Sir Léon fronce les sourcils en se rendant compte qu'ils ont probablement passé la nuit sans veilleur, mais sa bonne humeur lui revient quand Lancelot lui offre un bout de fromage à la pointe de son couteau. Guenièvre et Perceval se portent volontaires pour aller à la ferme au bout du chemin et demander un peu de lait caillé pour les deux blessés.

Merlin dévore à belles dents son petit déjeuner et Arthur réussit à ne pas vomir le sien.

Gaius accepte à contrecœur que l'on quitte la chaumière pour continuer à se diriger vers Nemeth. Il comprend les inquiétudes du chevalier et de Lancelot, mais ce n'est vraiment pas raisonnable pour la santé du prince.

C'est Gwaine qui a l'idée du siècle, cette fois-ci. Il fabrique un brancard avec de longues branches entrelacées et le capitonne de couvertures en laine. On y installe Arthur et les quatre hommes empoignent les coins.

Guenièvre se charge de l'outre et des provisions, Gaius surveille Merlin qui taquine le prince mais dont la respiration ne s'améliore pas. Il a longuement écouté le torse de son petit-fils et il n'y a rien qui crachote bizarrement sous sa peau. Le garçon a sans doute du mal à remplir ses poumons à cause de la douleur dans ses deux côtes cassées.

- En route, dit Lancelot.

Arthur passe la journée à somnoler et à râler quand quelqu'un trébuche sur une pierre et que le choc se répercute dans sa jambe.

Ils font une pause à midi et Gaius examine de nouveau son petit-fils.

Merlin est très pâle et n'a pas dit un mot depuis des heures. Ses lèvres sont un peu bleues et il avoue que ses oreilles tintent de temps en temps. Il ne mange rien, n'essaie même pas de rire quand Gwaine met les mains dans une ruche et se retrouve poursuivi par un essaim d'abeilles mécontentes. Il ne semble trouver de soulagement dans aucune position et son front est chaud.

- Il ne peut pas continuer à marcher, dit Gaius avec sévérité quand Lancelot annonce le départ.

- Alors il faut qu'on le porte, répond simplement le jeune homme. "Si on n'atteignons pas les ruines d'Asgorath ce soir, nous n'aurons aucun endroit pour passer la nuit sans danger. C'est une zone infestée de bandits, par ici."

Perceval opine.

- Je vais le faire. Dame Guenièvre, serez-vous assez forte pour aider à porter le brancard ?

La jeune femme lève les yeux au ciel pour la énième fois depuis le début du voyage.

- Je ne suis pas une dame, corrige-t-elle en souriant. "Et oui, je m'en sortirai. Vous n'imaginez vraiment pas la quantité d'eau qu'il faut transporter dans les escaliers du château pour le bain d'un noble ! Je suis presque aussi musclée que vous."

Sir Léon prend le fou-rire et les yeux de Lancelot pétillent.

Merlin boude, mais il ne se débat pas quand Perceval le ramasse sans aucun effort, glissant un bras sous les genoux du serviteur et l'autre derrière son dos.

Le garçon gémit un peu quand son corps bascule contre le torse massif du géant, puis réussit à se caler de façon à peu près confortable. Ses jambes interminables pendent dans le vide comme celles d'un enfant (il n'est pas bien plus lourd) et il finit par appuyer sa tête contre l'épaule de Perceval pour éviter qu'elle ballotte de droite et gauche.

- Tu es bien, p'tit bonhomme ? Si tu as mal, dis-moi, je m'arrêterai.

- Non, grogne Merlin en fermant les yeux, visiblement fatigué. "Il faut arriver vite là où Arthur pourra se reposer comme il faut. Et je ne suis pas un p'tit bonhomme."

- Sûr.

Gaius remplit l'outre et en passe la cordelette autour de son cou. Il se charge aussi de ce qui reste des provisions fourrées dans une couverture nouée. Ils suivent la vallée sur un chemin assez plat, bordé de champs et d'une rivière qui coule joyeusement, à l'ombre des chênes. Ils ne croisent personne et Lancelot leur explique que cette route n'est plus une voie principale depuis quelques années. Il y a une grosse bourgade de l'autre côté de la plaine et c'est par elles que passent les marchands.

L'admiration de Sir Léon pour le vagabond élégant ne cesse de grimper. Il commence vraiment à regretter qu'Uther Pendragon n'aie pas fait d'exception à son égard.

Guenièvre tient bien le coup et les trois gars sont fiers de partager le poids du brancard avec elle.

Arthur, heureusement pour lui (il est rouge de dépit qu'une femme le porte) et pour tout le monde (sa mauvaise humeur s'est accrue du fait qu'il n'ose plus se plaindre des pierres), a succombé à une nouvelle pointe de fièvre.

Gaius a réussi à cueillir des herbes tout au long de la route sans se laisser trop distancer. Il est plutôt content de lui. Il va pouvoir faire un onguent pour les ampoules de Gwen et un emplâtre pour ses vieilles articulations. Il chantonne une chanson de geste désuète et s'aperçoit avec amusement que Lancelot la connait.

Perceval suit le brancard d'un pas égal et sourit tranquillement quand Gwaine se retourne pour lui crier :

- Tout va bien, ô grand homme ?

Sa bouche articule "tout va bien" en réponse, sans un son.

Contre son épaule, Merlin dort profondément.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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