Le Prince & L'Idiot

Chapitre 13 : Contes, légendes & murmures

6915 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/07/2015 21:20

 

CONTES, LEGENDES & MURMURES

 

 

Le crépuscule habille le ciel de coulées de lilas et de traînées d'or, embrasant les montagnes d'un halo rougeoyant, comme si la forêt flambait au-delà de la frontière. Le soir fraîchit. Des moustiques s'agitent le long du ruisseau qui cascade à travers les arbres, comme un ruban brillant dans l'obscurité grandissante.

Un papillon de nuit frôle le front de Gaius qui tressaillit, jette un coup d'œil en arrière. Il est encore essoufflé après la dure montée sur le sentier étroit. Lancelot a promis que le reste du chemin jusqu'à la tour de guet en ruines serait un peu plus plat. Les brancardiers ne se sont pas plaints, mais ils sont visiblement fatigués.

Perceval a dû réveiller Merlin et le laisser marcher pour grimper le flanc de la montagne. Le garçon a vaillamment obéi, malgré son pas chancelant et les nombreuses pauses qu'il a dû faire pour reprendre son souffle. Le géant l'a cueilli dans ses bras dès qu'ils sont arrivés en haut de la pente et le serviteur n'a pas protesté. Au contraire, il s'est blotti de nouveau contre le torse musclé de son grand ami et s'est rendormi presque aussitôt.

Mais il est beaucoup moins paisible qu'auparavant. Il marmonne dans son sommeil, gémit sourdement, ses cils palpitent, et sa peau est brûlante, même à travers sa fine chemise.

Perceval voudrait bien faire quelque chose pour le soulager, mais quoi ? Il se sent terriblement impuissant et, à défaut de mieux, chuchote des encouragements, raconte des histoires de bardes enroués, de gobelins facétieux, de grenouilles qui savaient danser. De temps en temps, Merlin entrouvre un œil bleu et un sourire effleure son visage crispé.

Quand Lancelot annonce qu'ils sont arrivés à leur point de chute, Perceval a épuisé son répertoire de contes et sa grosse voix grave bourdonne en désordre les couplets d'une vieille complainte. Le garçon lui a passé un bras autour du cou et son souffle sporadique effleure la pomme d'Adam du géant. Il somnole enfin plus sereinement et, de peur que l'arrêt ne le réveille, Perceval continue de faire les cent pas en attendant que Gaius termine d'examiner Arthur.

Sir Léon rassemble quelques grosses pierres et allume un feu, Lancelot part s'assurer que le coin est sécurisé, Guenièvre est de corvée d'eau encore une fois. Gwaine ramène une brassée de bois mort, puis vient rôder autour du géant.

- Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il en se haussant sur la pointe des pieds pour examiner le visage de Merlin enfoui contre la tunique de son ami.

- Ma sœur avait l'habitude de chanter une berceuse à ses gamins quand ils avaient de la fièvre, répond Perceval de sa voix lente habituelle. "Ça faisait passer le mal plus rapidement. Je pensais… je me suis dit que ça ne pourrait que lui faire du bien…"

Il garde un œil sur le vieux médecin qui change le bandage d'Arthur, à côté du feu. Il a un peu mal aux bras, mais ce n'est pas grave.

- Tu as des neveux ? s'étonne Gwaine.

- Trois. Ils habitent dans le royaume de Mercia, avec ma sœur. Elle est veuve. Son mari a été tué en même temps que nos parents. Des bandits, le village entier a été massacré. Je l'ai emmenée loin, je lui ai trouvé un endroit pour vivre, des gens pour s'occuper d'elle et des petits. Je vais les voir, de temps en temps. Lancelot l'a déjà rencontrée.

Gwaine absorbe l'information en silence, puis ses yeux bruns sourient au-dessus de sa barbe bouclée.

- Tu ferais un père merveilleux.

Perceval cligne des yeux et le fixe, estomaqué.

- Tu sais, des fois, les trucs qui sortent de ta bouche peuvent être vraiment perturbants, dit-il finalement.

Gwaine hausse les épaules. Il penche la tête de côté quand Merlin bredouille dans son sommeil et bave un peu sur le surcot de Perceval. Il sourit avec affection, tend la main pour écarter une mèche de jais qui s'embrouille sur le front du garçon, mais se ravise soudain.

Son visage s'assombrit et le géant le scrute, un peu inquiet.

- Qu'est-ce qu'il y a, mon ami ?

La voix de Gwaine est presque un murmure quand il parle enfin, les yeux fixés sur le serviteur toujours inconscient.

- Je suis… un lâche, dit-il sourdement. "Je voudrais être plus fort, mais… tu vois, comme… hier. Je… je ne pouvais pas, Perceval. Je ne pouvais juste pas supporter de le voir souffrir et de savoir que je ne pouvais rien faire pour le soulager. Je… j-j'étais… les cris… c'était déjà atroce. Comme si quelque chose déchirait mon âme en des dizaines de morceaux…"

Il frissonne violemment.

- Je sais, souffle le géant.

Lancelot est revenu de son inspection et s'est accroupi à côté de Gaius. Le vieux médecin lui explique quelque chose à voix basse, une main posée sur le bras d'Arthur qui boude. Guenièvre prépare à manger. Sir Léon fait un tas de fougères le long d'un mur effondré en guise de matelas collectif.

Le feu jette des flammes sur les vieilles pierres mangées par la mousse. La tour de guet délabrée s'élève vers les étoiles, un peu brouillée par la fumée transparente.

Personne ne s'est approché des deux hommes. Les épaules abattues de Gwaine et l'expression patiente et affligée sur le visage de Perceval sont suffisantes pour que les autres leur laissent un peu de temps et d'espace.

- Je… je me suis attaché à ce gamin. Il… je sais pas trop ce qu'il a vu en moi, mais… il est différent. Incroyable. Tellement simple et si naïf, si pur… ça donne envie de faire de son mieux, pour tout… je… j'étais si seul. Paumé. Juste un ivrogne, sans but, sans direction, sans personne. Et il a débarqué, m'a regardé avec ses grands yeux bleus…

Quelque chose s'étrangle dans la gorge de Gwaine et il détourne la tête pour cacher l'émotion qui bulle au coin de ses paupières.

- Je m'suis mis à penser que j'pouvais faire quelque chose de ma vie. Devenir un être humain. Essayer de lever la tête et de faire face au monde comme il le fait. Je ne me leurre pas, je sais que je ne pourrais jamais être un chevalier digne de ce nom, comme mon père ou comme Lancelot, ni un mec bien comme toi. Mais… si je pouvais seulement… le voir fier de moi.

Sa voix est presque inaudible, mais Perceval l'écoute toujours. Il sourit à son ami, au-dessus de la masse de cheveux noirs blottie contre son épaule.

- Il est déjà fier de toi, Gwaine. Il sait que tu es un homme honnête et courageux. Et nous le voyons aussi. Tu n'es plus seul.

 

 

"Tu n'es plus seul."

Les mots bondissent joyeusement dans le cœur de Merlin, roulent sous sa langue, pétillent dans ses yeux céruléens. Il voudrait les lancer haut et fort dans la rue, les enfiler en mélodie comme des perles, mais les gens ne sont pas prêts.

Le seront-ils jamais ?

Alors il regarde autour de lui, intensément, sincèrement, et chaque fois qu'il rencontre des visages fatigués ou blessés, il les offre.

"Vous n'êtes pas seuls."

"Vous existez pour une bonne raison."

"Vous êtes aimés."

"Je suis content de vous avoir rencontrés."

Les gens sont si malheureux, si pressés, si oublieux, si méfiants.

Pourquoi personne n'entend-t-il les mots qu'il chante en silence ?

Pourquoi le repousse-t-on d'un haussement d'épaules, d'un grognement, d'un geste brusque ou méchant ?

Pourquoi ces rires et pourquoi veut-on toujours voir à quel point ses grandes pattes vont s'emmêler et le faire trébucher ? Pourquoi est-ce si drôle de le chasser ou de lui faire mal ?

Merlin essaie, encore et encore.

Chaque matin il se réveille avec le même désir trépidant de sourire, de dire aux gens que vivre est merveilleux, que vivre mérite d'être célébré, que vivre est un cadeau précieux.

Chaque soir il se couche et sous la couverture étouffe ses sanglots déçus, essaie de compter. Cette petite fille a répondu à son sourire avec timidité. Ce vieil homme s'est radouci. Cette grosse femme lui a ébouriffé les cheveux et lui a tendu un gâteau en l'appelant un "ange". Sûrement ils ont compris… mais pourquoi seulement eux ?

Pourquoi le monde est-il rempli de gens qui râlent, qui pleurent, qui soupirent, qui se fâchent ?

Comment Merlin peut-il les rendre tous heureux ?

"C'est impossible, mon chéri" a dit maman.

"C'est impossible, mon garçon" a dit Gaius.

Mais il veut croire que ça l'est.

Il veut encore essayer.

Merlin se sait beaucoup de défauts : il est maladroit, il est étourdi, il ne sait pas très bien écrire et il a de grandes oreilles.

Mais il se sait aussi tenace, et il en est fier.

Alors il continue, il espère, il y croit.

Et un jour au marché, quand il se retourne dans le cercle dansant d'enfants qui vont trop vite et qui lui donnent le tournis avec leur ronde et leur mélodie familière – "idiot, idiot, idiot" – il trébuche et dans le rayon de soleil, il distingue une silhouette aux larges épaules, les bras croisés.

Il cligne des cils.

La lumière joue dans les cheveux blonds de l'inconnu, puis glisse autour de lui comme une cascade d'eau quand il s'avance.

Il fait cesser la ronde, il renvoie les enfants. Sa voix est forte et impérative.

Une voix agacée, qui gronde pour cacher ses doutes et ses peurs.

Quand Merlin croise le regard du jeune homme, il voit dans ce bleu très clair de la colère, de la compassion, et beaucoup – beaucoup – de questions.

"Je suis tout seul."

"Que dois-je faire ? "

"Est-ce que quelqu'un se soucie de moi ?"

Alors Merlin sourit et il donne, comme il l'a toujours fait.

Son regard, son amour, son espoir.

"Je suis là, moi."

Et le jeune homme penche la tête de côté après avoir fait un pas de côté, comme s'il n'était pas très sûr d'avoir entendu.

- Quel est ton nom ? Ton vrai nom.

C'est la première fois que quelqu'un prend la peine de poser cette question.

C'est plus qu'un simple "merci", plus qu'un coup d'œil attendri, plus que le droit de rendre service ou un coup de pied que l'on n'achève pas, un peu surpris.

Le cœur de Merlin se gonfle de reconnaissance et, quand il rentre ce soir-là dans la chambre en soupente, il se roule en boule sous la couverture et glousse de joie.

Les yeux de lin un peu perplexes l'ont regardé en face.

Lui, tout entier.

Comme une réponse aux mots que son cœur chuchote.

Comme s'ils l'appelaient.

Alors il cherche le jeune homme aux cheveux ensoleillés et l'observe de loin.

Il se nomme Arthur.

Il se vante souvent, il aime se battre avec des armes dangereuses, il est constamment entouré d'un tas de gens qui le flattent. Il vit dans le luxe, il mange à sa faim, il est toujours vêtu de pourpre et de cuir lustré.

Son père, c'est le roi.

Il est souvent accoudé sur les remparts et il regarde les gens entrer et sortir de la ville comme s'il était prisonnier. Derrière son dos, les gens l'appellent le crétin arrogant. Il n'a personne à qui dire ses rêves. Il ne sait pas rire sincèrement.

Il est tout seul.

Alors Merlin décide qu'il va veiller sur lui.

Comme un chaton, il trottine dans l'ombre du prince qui ne s'en rend pas compte. Comme un dragon, il le défend quand on dit du mal de lui et le protège au péril de sa vie.

Et quand il devient le serviteur du prince, chaque jour devient une nouvelle raison d'y croire. D'autres viennent et se joignent spontanément à ses efforts.

Le monde peut changer, parce que quelqu'un a commencé à agir différemment.

Un jour, Arthur sera roi.

Et plus personne ne sera oublié.

 

 

Le feu crépite dans la nuit, au pied de la tour de guet en ruines.

Perceval s'agenouille avec précaution, Merlin toujours blotti dans ses bras, et déplie les longues jambes du garçon sur le matelas de fougères, tandis que Gaius se penche pour examiner son petit-fils.

- Il a de la fièvre, dit le géant.

- Est-ce que c'est sa blessure qui s'infecte ? s'inquiète Gwaine qui s'est accroupi à côté d'eux en mâchouillant un long brin d'herbe.

Le vieil homme secoue la tête, renoue les lacets du col de la tunique de Merlin.

- Non, c'est juste l'épuisement. La plaie est en bonne voie de guérison et il est jeune. Les côtes se remettront aussi avec le temps.

Il caresse le visage pâle appuyé contre le biceps de Perceval et ses sourcils constamment froncés depuis des jours se défroissent un peu.

- Mon pauvre garçon…

Merlin choisit ce moment-là pour entrouvrir les paupières et sourit quand il voit son grand-père.

- On est arrivés ? bâille-t-il.

Gwaine lâche un petit rire.

- Nope.

- Où est Arthur ?

Ils auraient pu parier que ce serait la question suivante.

- Juste là, dit Gaius en montrant la forme du prince au bout du matelas de fougères, sous la couverture de laine et la cape rouge. "Il est très faible. Sa blessure va mieux, mais il faudrait qu'il avale quelque chose, pour reprendre des forces."

- Oh, dit Merlin en se redressant.

Perceval accompagne le geste et l'empêche de basculer quand le vertige inévitable l'assaillit.

- Où tu vas comme ça, mon pote ? s'enquiert Gwaine.

- Il faut qu'il mange et il va manger, répond résolument le garçon en se dirigeant vers le feu.

Guenièvre lui tend un bout de pain et un morceau de fromage en lui souriant malgré sa fatigue évidente. Ses cheveux bruns frisés sont sales et embroussaillés. Ses vêtements la grattent, elle a mal au ventre et elle voudrait prendre un bain. Mais elle est décidée à ne pas craquer.

Les femmes peuvent être aussi courageuses que les hommes et elle ne sera pas un fardeau pour ses compagnons de voyage, pas tant qu'elle en aura le choix.

Elle observe Merlin qui s'assoit en tailleur à côté d'Arthur et s'émerveille une fois de plus à ce dévouement inlassable. Le prince grogne, repousse la main de son serviteur.

- Laisse-moi… pour une fois, fais ce qu'on te dit…

- Gaius a dit que vous deviez manger pour vous retaper, Sire, insiste le garçon. "Allez, debout, tête de cuillère. Si vous aimez tant les couches de fougères, je vous en ferai une quand on sera de retour au château et vous pourrez me donner votre vieux matelas si peu confortable."

- Tais-toi, Merlin…

- Vous savez, ce fromage n'est pas mauvais, une fois qu'on a surmonté son odeur de chaussette à la Gwaine. Ne faites pas cette moue, ce n'est pas comme si c'était du rat. Et même, le rat, c'est pas dégoutant, en fait. C'est juste… élastique. Vous devriez essayer, une fois !

Arthur est trop fatigué pour lutter contre ce flot de paroles et il n'aime pas les taches rouges que cette agitation amène sur les joues trop blanches de son serviteur.

Il cède, se soulève sur ses coudes, grignote une bouchée de pain sur laquelle, tout en bavardant, Merlin a fait fondre une tranche de fromage qui croustille.

Ce n'est pas mauvais et le prince s'aperçoit qu'il a – un peu – faim.

Sir Léon sourit depuis la pierre sur laquelle il est assis.

- Il le mène par le bout du nez, marmonne-t-il entre haut et bas.

A côté de lui, Lancelot rit en sourdine, tout en mastiquant son souper.

Le feu jette des reflets dans les yeux de velours de Guenièvre, en face de lui. Elle est si belle, même habillée de la sorte, même après plusieurs jours de fuite.

Si belle et si vaillante.

La jeune femme sent son regard sur elle et lève brièvement les yeux. Ses cils frémissent, ses joues rosissent, elle se concentre sur ses bottes couvertes de poussière, nouant ses bras autour de ses genoux.

Elle l'évite.

Elle l'attire.

Est-ce qu'elle l'aime ? Est-il un bon vieux camarade ou… est-elle amoureuse d'Arthur ? Que dirait le prince si Lancelot faisait un pas de plus vers celle qu'il aime ? Deviendraient-ils ennemis ?

Le jeune homme secoue la tête pour se débarrasser de ces pensées et avale de travers son dernier morceau de pain.

Ce n'est pas le moment. Définitivement pas le moment.

Quand viendra donc le bon moment ?

La brise nocturne court dans le sous-bois, à travers les buissons, contre les arbres.

Un frisson frôle les épaules de Lancelot et il se lève presque par instinct. Sir Léon le regarde un instant avec surprise, puis son visage se raidit et il l'imite, la main sur son épée.

Le feu crépite toujours au milieu du cercle, mais toute l'atmosphère détendue s'est soudain volatilisée.

Loin au-dessus d'eux, la lune ronde nimbe la tour délabrée d'une lueur spectrale.

- Qu'est-ce que c'est ? chuchote Guenièvre avec anxiété. "Des bandits ?"

- Vous croyez que les soldats de Cenred nous ont rattrapés ? marmonne Gwaine en se déplaçant presque au ralenti pour se placer devant le prince.

Gaius se penche pour attraper un bâton, Perceval incline la tête pour scruter l'obscurité au-delà du mur effondré qui les protège de l'haleine froide de la forêt.

Arthur s'est redressé dans un sursaut farouche et a plaqué Merlin sur le tas de fougères, le tient calé sous un bras malgré la respiration sifflante et les protestations étouffées du garçon. Il a attrapé son épée de l'autre main et ses yeux bleus brillants de fièvre sont concentrés, prêts à combattre malgré son état de faiblesse.

Un bout de fromage a roulé entre les brins d'herbe et une fourmi trottine sur la croûte.

Un tison éclate en faisant pétiller des étincelles. Les ombres bougent dans la forêt. Lentement, très lentement, une silhouette cachée sous une longue cape de bure émerge de l'obscurité.

- Qui va là ? ordonne Lancelot, menaçant.

Deux bras s'ouvrent en signe de paix et les pans du manteau s'écartent, dévoilant une robe de laine grossière et une ceinture de corde.

- Je ne demande qu'une place près de votre feu, répond une voix un peu voilée.

- C'est une vieille femme, s'écrie Guenièvre avec compassion, en se levant pour s'approcher, malgré l'air méfiant qu'affichent toujours les hommes.

Lancelot retient son souffle et Merlin regarde par-dessous le coude d'Arthur quand l'inconnue enlève son épais capuchon, dévoilant son visage ratatiné comme celui d'une pomme trop mûre et ses yeux gris clair comme deux gouttes d'eau, sous un turban de futaine bleuâtre.

- Mon nom est Finna, dit la femme en posant son regard limpide sur chacun d'entre eux, les uns après les autres. "Et vous fuyez Camelot. Demain soir verra la fin de votre voyage."

Sir Léon a l'air prêt à la trucider à l'instant, mais Perceval secoue la tête.

- C'est une druidesse, dit-il d'une voix hésitante, en indiquant du menton les tatouages noirs qui s'entrelacent sur la peau parcheminée des poignets maigres de l'intruse.

Arthur hausse un sourcil mécontent.

- Et ?

Lancelot range son épée avec calme.

- Les druides sont un peuple pacifique et n'ont que faire des querelles entre les royaumes ou même de leurs frontières, explique Gaius qui s'est détendu. "Ils sont de partout et de nulle part."

La brise froide qui s'était levée dans la forêt est retombée. Un oiseau de nuit appelle dans le lointain, un cri rauque familier. De minuscules flammèches grignotent les grosses bûches rouges qui s'enfoncent dans les cendres.

Tout est calme. La douceur du soir d'été est revenue.

Lancelot se rassoit et, comme subjugué par son air d'autorité, Sir Léon l'imite. Guenièvre offre à boire à la vieille femme qui accepte avec un sourire. Perceval enfonce un bout de pain sur une branchette, le coiffe d'une tranche de fromage et fait rôtir le tout avant de le tendre à leur visiteuse.

Arthur enlève son bras et libère Merlin qui siffle de colère et de douleur.

- Vous m'avez fait mal ! se plaint-il d'une voix aiguë.

Le prince l'ignore royalement et se redresse sur son lit de fougères pour s'asseoir contre le mur de pierres et avoir l'œil sur la nouvelle venue.

Druide ou pas druide, ils n'ont pas besoin que quelqu'un se mêle de leurs affaires.

Gwaine est parti chercher du bois. Quand il revient, il s'accroupit à côté du prince et chuchote "elle est seule", rapidement, avant de renflouer le feu.

- Tu te méfies de moi, jeune homme, lui dit la vieille femme d'un air curieusement amusé.

Le jeune homme grommelle quelque chose dans sa barbe en évitant de la regarder.

Elle rit doucement, promenant ses iris presque transparents sur eux en penchant un peu la tête de côté. Son regard s'attarde plus longuement sur Arthur et elle sourit d'une étrange façon, presque tendrement, presque respectueusement.

- Toutes ces années de vie et je n'aurais jamais pensé qu'un jour je le verrai de mes yeux, chuchote-t-elle en se penchant vers Gaius qui lève un sourcil, perplexe (et probablement un peu inquiet à l'idée d'une répétition de l'affaire Grunhilda).

- Je vous demande pardon ? marmonne-t-il.

La vieille femme glousse en coin, puis elle tend la main en direction de Merlin sous l'œil surpris des autres.

- Veux-tu venir ici un instant, jeune homme ?

Le garçon échange un regard avec le prince qui acquiesce d'un air mécontent.

Que peut-il dire, vraiment ? "Non, Merlin, n'approche pas la vieille dame inoffensive" ? Ce serait ridicule.

Le serviteur se déplie lentement, réprimant une grimace quand l'effort tire sur ses côtes, et s'approche de l'inconnue en trainant un peu les pieds. Elle sourit et ses rides plissent sa peau diaphane, accentuent les pattes d'oie au coin de ses yeux, lui donnant l'air d'une bonne grand-mère.

- Veux-tu me laisser prendre ta main ?

Merlin hausse les épaules et obtempère.

Gwaine et Arthur observent la scène, tendus et méfiants. Gaius réfléchit intensément, ses sourcils broussailleux joints au milieu du front. Lancelot et Sir Léon sont intrigués, Guenièvre attendrie.

La femme contemple longuement la paume calleuse du garçon, puis lève ses yeux émus vers lui.

- Alors c'était vrai. Le temps est venu, souffle-t-elle d'une voix à peine audible. "Le roi qui fut et qui sera, souverain puissant guidé par la main d'un enfant. La paix qui s'offre au prix d'un immense chagrin quand vainc une force qui n'est pas plus que le battement d'un cœur."

Une larme coule sur sa joue.

- Oui. Oui, répète-t-elle doucement, et sa vieille main se tend pour caresser la joue de Merlin qui ne comprend pas et dont les saphirs se posent sur elle en cherchant comment la réconforter. "C'est ce qu'ils disaient. Il n'y eut jamais et jamais ne sera d'âme plus pure. Dans ces yeux l'ancien et le nouveau rencontrent la lumière et il n'y a plus qu'un tout à la fin des mondes."

Arthur remue inconfortablement sur le tas de fougères.

Est-ce que cette mémé ne va pas cesser rapidement de parler en énigmes et de verser des larmes qui n'ont pas lieu d'être ?

Pour un peu, il aurait peur.

- Merlin, appelle-t-il abruptement.

Le serviteur hésite – peut-être pour la première fois depuis qu'ils se connaissent. Il regarde la vieille femme longuement et elle ne bouge pas, frémissante. Puis il se penche et lui embrasse le front avec une grande douceur.

Pendant quelques secondes imperceptibles, il n'y a plus de grand garçon maigre aux oreilles décollées au milieu du cercle, mais un jeune homme élancé sur lequel repose le poids de la destinée.

Merlin se redresse et ses yeux bleus affectueux sourient à Finna de tout son cœur, avec la simplicité qu'ils connaissent si bien. Il retire délicatement sa main et retourne s'asseoir à côté d'Arthur de son pas gauche habituel.

Le prince dissimule très mal un soupir de soulagement.

- Qu'est-ce que cela veut dire ? demande Gaius en se penchant vers la vieille femme. "Il m'a semblé reconnaître les paroles d'une très ancienne légende, dont certains disaient autrefois qu'elle n'était autre qu'une prophétie."

Les yeux opalescents de la vieille femme se tournent vers lui, perdus dans ce qui pourrait être une transe, et sa bouche s'amincit.

- Point de repos pour celui qui a scellé ses paupières, siffle-t-elle. "Jusqu'à ce qu'il lui soit pris plus que ce qu'il n'a laissé prendre."

Gaius se trouble et se tait. Il a soudain l'air d'une plante fanée et son pas est lourd quand il se lève pour aller s'étendre au bout du matelas de fougères. Guenièvre lui apporte une couverture, puis revient près du feu qui crépite, le seul bruit au pied de la tour.

Sir Léon se racle la gorge.

- Je vais prendre la première garde, commence-t-il en se tournant vers Lancelot qui hoche machinalement le menton, les yeux fixés sur l'étrange femme.

- Témoin du passé et gardien du futur, celui qui a vu et verra, marmonne celle-ci en se balançant un peu d'avant en arrière. "Ta loyauté sans défaillir jamais se couche aux pieds du trône alors que les temps s'enfuient et reviennent."

Elle lève le menton vers les étoiles et une autre larme coule sur sa joue. Puis son regard flamboie.

- Ame vagabonde qui trouva sa bannière, quand les plumes du ciel embrasseront la terre, un seul chemin s'ouvrira. Epée contre épée pour sauver les vies de milliers. Alors tu sauras pour sauver ton roi quel choix doit être fait, chevalier du lac.

Elle tend une main décharnée un peu tremblotante en direction de Perceval qui rentre la tête dans son cou comme pour s'y dérober.

- Et seul avec ta mémoire, seul tu te tiendras pour défendre l'éternité sur ses jeunes jambes, déclame-t-elle d'une voix désincarnée.

Gwaine sent un frisson courir le long de son échine.

Il n'aime pas ça, oh pas du tout.

Et d'ailleurs, personne ici n'apprécie cette récitation de poèmes bizarres. Ils n'auraient pas dû accepter qu'elle se joigne à leur feu et qu'est-ce qu'on attend pour la renvoyer au diable d'où elle vient ?

Son cœur rate un battement quand il s'aperçoit qu'elle le regarde fixement.

Il n'y a pas de colère dans ces yeux si limpides, pas non plus de vide vertigineux ni cette adoration pleine de tendresse qu'elle a offerte à Merlin.

Seulement une immense tristesse.

- Lorsque viendra la dernière aurore, ne crains pas, tu n'as pas échoué. Nul ne peut changer sa destinée. Ce qui était écrit sera, mais c'est de ton courage dont on se souviendra.

Le jeune homme barbu se glace, agacé, furieux, effrayé, déstabilisé.

Va-t-elle se taire, enfin ?

Sa voix est nouée dans sa gorge et il ne parvient pas à parler, à protester, à rire aigrement ou à s'énerver.

Sont-ils figés dans ce moment ? Les a-t-elle enchantés ?

Pourquoi personne ne dit-il rien ?

Il inspire profondément, essaie de se calmer et remarque que Sir Léon s'est levé et s'est placé à l'orée de la forêt, la main sur son épée. Gaius est toujours couché au bout du matelas de fougères et lui tourne le dos. Perceval termine sa gourde, puis se lève pour aller la remplir au ruisseau dans le sous-bois. Guenièvre et Lancelot sont assis de chaque côté du feu, pensifs. La jeune femme a les bras noués autour de ses genoux ; lui a posé ses coudes sur ses cuisses et s'est perdu dans ses pensées, les flammes dansant des yeux noirs.

Finna est assise sur sa pierre, enveloppée dans sa longue cape bleue épaisse, son visage ridé tourné vers Gwaine avec compassion.

Combien de temps s'est écoulé ?

A-t-elle parlé à voix haute ? A-t-il rêvé ? Les autres sentent-ils comme lui cette étrange atmosphère ?

Il jette un coup d'œil en direction du prince et se rassure.

Arthur a l'air furieux et buté, adossé au mur de pierres, son épée posée sur la couverture à sa droite.

Merlin somnole contre son épaule gauche, sa respiration sifflante à peine soulagée par la position assise. Ses jambes interminables sont étalées devant lui, un long bras maigre traine sur le tas de fougères et si ce n'est pour les taches de fièvre sur ses hautes pommettes pâles, il a l'air parfaitement paisible, parfaitement heureux, parfaitement à sa place.

Gwaine se déplie avec prudence, mais la femme ne fait pas mine de l'arrêter ou de se remettre à parler, alors le jeune homme barbu va s'accroupir à côté du prince.

- Elle est bizarre, souffle-t-il.

- Ce n'est que maintenant que tu t'en aperçois ? chuchote Arthur d'un ton exaspéré.

- Je ne crois pas qu'on devrait la laisser rester là.

- C'est dans des moments comme celui-ci que je comprends pourquoi mon père a une dent contre la sorcellerie…

- C'est pas une sorcière, c'est une druidesse, corrige une voix ensommeillée.

- La ferme, Merlin, réplique immédiatement le prince. "Dors."

- 'kay.

Gwaine étouffe un demi-rire affectueux en voyant comme le serviteur se ré-installe confortablement contre son maître, sans aucun souci pour les convenances.

Arthur se racle la gorge, un peu gêné.

- Il n'arrive pas à dormir quand il s'allonge… ses côtes, explique-t-il d'une voix bourrue. "Cela nous ralentira s'il est trop fatigué pour avancer, demain. Perceval a beau avoir la force de trois hommes, il ne pourra pas le porter indéfiniment."

- Je vois.

Gwaine ne réussit pas à cacher l'éclat amusé dans ses yeux.

- Bonne nuit, Sire, dit-il en tapotant l'épaule droite d''Arthur.

Le prince ne répond pas, les yeux toujours fixés sur la vieille femme assise près du feu.

Lancelot et Perceval se sont aussi couchés. Sir Léon veille sous la lune ronde qui ourle les silhouettes noires des arbres.

Guenièvre lève les yeux vers Finna et lui sourit.

- Voulez-vous partager une couverture avec moi ? propose-t-elle.

La vieille femme la contemple un moment en silence, son visage ridé empreint de tendresse, puis elle tend la main et écarte une mèche bouclée du front de la jeune fille.

- Merci, mon enfant, dit-elle doucement. "Merci, Guenièvre, fille de forgeron, première robe avec le pouvoir d'une épée. Sœur oubliée, mère en devenir, née servante et morte reine, il n'y a pas eu et il n'y aura pas d'autre femme comme toi. Deux fois sera ton cœur brisé, mais par grâce tu te tiendras debout, car ton amour est ce qui lie ensemble les peuples."

Guenièvre frissonne, mais elle n'écarte pas la vieille main qui lui caresse les cheveux. Ses yeux en amandes, fascinés, boivent les paroles étranges de l'inconnue qui murmure sous les étoiles.

- Au dernier souffle du dragon, quand le ciel en feu versera une pluie de sang, les larmes du roi couleront sans fin et sur tes épaules reposera la destinée d'Albion. Ne crains point, car le royaume gravé dans ton cœur restera uni tant que tes filles s'assiéront sur le trône.

- Que… comment saurai-je ? Que… que dois-je faire ? Que v-voulez-vous dire ? souffle Guenièvre qui tremble malgré la chaleur du feu tout proche.

Au fond de son corps, quelque chose se déchire aux paroles de la vieille femme.

Quelque chose de très triste.

De très beau.

D'infini.

De si fragile.

Finna sourit encore et des larmes brillent dans ses yeux si limpides.

- N'aie pas peur, enfant. Tu ne seras pas seule.

Elle caresse une dernière fois les cheveux frisés de la jeune fille, puis se lève, s'approche d'Arthur et, lentement, avec un respect profond et presque palpable, elle met un genou en terre et s'incline devant lui.

Quand elle se redresse, elle pose un dernier regard d'adoration sur Merlin qui dort, puis elle disparait entre les arbres, comme un fantôme.

Arthur échange un regard d'incompréhension avec Sir Léon.

Les braises crissent silencieusement dans la nuit tiède de fin d'été. Tous les autres dorment, à part Guenièvre qui pleure en regardant les cendres, si silencieuse et si immobile qu'ils ne s'en aperçoivent pas.

Peut-être qu'ils ont rêvé ce moment, peut-être que la vieille femme n'a jamais été là…

A l'aube, aucun d'entre eux ne parle de la visiteuse, mais tous se rappellent de ses mots mystérieux.

Ils passent le col vers midi et amorcent leur descente en direction du royaume où ils trouveront asile.

"Demain soir verra la fin de votre voyage."

Comment Finna l'a-t-elle deviné, ils n'en savent rien, mais alors que le soleil couchant scintille comme un lit de diamants sur la rivière qui sert de frontière entre Camelot et Nemeth, ils rencontrent une patrouille du Roi Rodor.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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