Le Prince & L'Idiot

Chapitre 14 : Les mots qu'il n'avait jamais osé dire

6350 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 05:03

 

 

LES MOTS QU'IL N'AVAIT JAMAIS OSE DIRE

 

 

Lorsqu'il ouvre les yeux, Arthur laisse échapper un soupir de contentement avant de réaliser qu'il ne sait pas du tout où il se trouve.

Il est propre, vêtu d'une chemise de lin fraîche, allongé dans des draps légers qui sentent la lavande. Quand il passe la main dans ses cheveux, machinalement, ils sont souples et doux. Ses muscles sont reposés, la blessure dans sa cuisse apaisée et lointaine, la fatigue et la fièvre de ces derniers jours envolées.

Cette chambre est claire, tendue de rideaux crème, et le soleil y entre à flots par la fenêtre ouverte, illuminant la table de bois ciré sur laquelle est posée une pile de vêtements bien pliés, à côté d'une aiguière en argent.

Il se redresse contre les moelleux oreillers brodés, savoure ce sentiment de bien-être, de confort, pendant encore quelques minutes… avant de se rappeler qu'il est en fuite, que Camelot est tombée, que son père est prisonnier et que sa sœur les a trahis.

Son regard s'assombrit, il cherche son épée des yeux et quelqu'un frappe à la porte.

- Entrez, lance Arthur en fronçant les sourcils.

Il s'attend à voir Gaius, Merlin, ou peut-être Sir Léon avec une explication sur comment il est arrivé dans cette pièce, mais c'est un petit homme grisonnant qui entre à la place, vêtu d'un surcot bleu foncé sobre mais élégant. Il sourit au prince et s'approche du lit tranquillement, les mains dans le dos. Il a les traits burinés, une moustache broussailleuse et le ventre un peu bedonnant d'un homme qui aime la bonne chère et passe plus de temps dans des salles de conseils que sur le terrain d'entraînement.

- Bonjour, Arthur, dit-il d'une voix agréable. "Bienvenue à Nemeth."

Le prince s'est assis en le reconnaissant et fait mine de se lever.

- Votre Majesté. Permettez-moi de…

Le Roi Rodor fait un geste de la main pour signaler qu'il n'est pas besoin de formalités.

- Restez couché, Arthur, vous n'êtes pas encore remis de votre blessure. Je sais l'épreuve que vous venez de traverser, dit-il d'un ton plus grave. "Vos chevaliers m'ont délivré un rapport détaillé. C'est une tragédie et mon cœur saigne pour mon vieil ami Uther Pendragon. Bien entendu, vous aurez tout mon soutien pour reprendre votre citadelle perdue."

Le jeune homme incline le menton avec reconnaissance.

- Je suis navré que nous nous revoyons dans ces circonstances… marmonne-t-il sombrement. "Tant de vies sont et seront perdues à cause de Cenred et… de mes sœurs."

Rodor tend le bras et tapote amicalement l'épaule du prince.

- Courage. Reposez-vous, je vais faire quérir le médecin, lui dire que vous êtes réveillé. Il n'a quitté votre chambre qu'un instant, pour aller se rafraichir. Il y a trois jours que vous dormez, vous savez.

Arthur fait la grimace.

- Trois jours ! Quel temps perdu…

Le roi rit gentiment.

- Non, du temps gagné, au contraire. Vous n'auriez su vous battre et reconquérir un royaume dans l'état où est arrivée votre petite troupe. Des hommes valeureux, mais épuisés, et je suis bien aise de les voir maintenant reprendre leurs épées avec une nouvelle vigueur. Vous en aurez besoin.

Il se lève et croise de nouveau les bras dans le dos.

- Si le médecin vous en déclare capable et si vous vous en sentez la force, dînerez-vous avec nous ce soir ?

Arthur incline poliment la tête.

- Ce sera mon plaisir.

- Vos chevaliers partageront notre table, bien sûr, continue le roi avec un large sourire. "J'ai rarement vu un homme aussi intelligent et aussi dévoué que ce jeune Lancelot. Quant aux autres, n'importe quel souverain serait fortuné de les avoir dans les rangs de son armée."

Le prince se rengorge, même s'il sait qu'il devrait corriger tout de suite les assomptions de Rodor.

Sa troupe est composée d'un seul chevalier – le reste étant un assemblage hétéroclite d'un valet, un médecin, une soubrette, un vagabond, un pilier de taverne et un ancien fermier. Tous d'une loyauté indéfectible envers lui. Tous également précieux pour lui.

- Je vous remercie, votre Majesté. Camelot a une dette envers vous et nous ne l'oublierons pas.

Le visage rond de Rodor se plisse avec bienveillance.

- Nul besoin de le mentionner. Vous auriez fait de même pour Nemeth.

Ses yeux pétillent.

- Ah, j'oubliais, dit-il. "Vous serez certainement heureux d'apprendre que votre jeune frère est en bonne voie de guérison. Mithian l'adore et je dois dire que tout le château a été gagné par son bon cœur."

Son expression se fait compatissante.

- Uther Pendragon n'a peut-être pas eu beaucoup de chance avec ses filles, mais il a certainement été béni des dieux avec ses fils, quoi que l'on puisse dire. Je suis heureux que vous partagiez un tel lien avec ce garçon, malgré sa… condition. Je peux comprendre pourquoi un homme aussi fier que votre père ne souhaite pas le présenter ouvertement à la Cour, mais il me plaît que vous ne mettiez pas de telles distances entre lui et vous. Si je puis demander, est-il le fils d'une courtisane ? Il ressemble énormément à votre sœur Morgane, alors je…

Il s'interrompt devant le regard ahuri d'Arthur.

- Quel frère ? bredouille le prince.

- Eh bien, Merlin, bien sûr ! s'exclame Rodor chaleureusement. Puis ses yeux s'agrandissent. "Ce n'est pas votre frère ? Mais il ne cesse de réclamer après vous – "comment va Arthur, quand puis-je voir Arthur" – et les attentions que les autres ont pour lui m'ont laissé penser qu'il était… important…"

Un sourire bourru nait sur le visage d'Arthur.

- Oh, il est important. Mais ce n'est pas mon frère, c'est mon serviteur. Je… je suppose qu'il est – un peu – comme un jeune frère, ajoute-t-il après réflexion.

Et il lui semble que prononcer ces mots – et pourquoi les a-t-il dits maintenant, ici, à un homme qu'il connait à peine ? – enlève un poids invisible dans sa poitrine.

L'expression du roi se fait indéchiffrable.

- Je suis navré de ces confusions, reprend le prince doucement. "Sir Léon est la seule personne de notre groupe qui soit de sang noble, à part moi. Merlin est le petit-fils de Gaius et les autres sont des roturiers."

Ses yeux bleus sincères soutiennent le regard profond de Rodor.

- Ce sont mes amis. Ils sont courageux, fidèles, humbles et chacun d'entre eux donnerait sa vie pour Camelot, continue-t-il avec ferveur.

Et je me fiche de savoir ce que l'on pense de cela. Je ne les renierai pas. Ils sont dignes de s'asseoir à la table d'un roi.

L'homme penche la tête de côté de nouveau et il sourit avec bonté.

- Oh, nul besoin de compléter votre pensée à haute voix, Arthur, dit-il. "Je comprends, sans doute bien plus que vous ne pouvez l'imaginer. Mon meilleur ami était un garçon d'écurie, lorsque j'avais votre âge. Je n'ai jamais connu d'homme plus digne d'être appelé monseigneur."

Arthur hésite.

- Qu'est-il devenu ?

- Une flèche, lors d'un siège. Loyauté va de pair avec sacrifice, pour des âmes aussi nobles.

Le roi fait quelques pas en direction de la porte, puis se retourne une dernière fois.

- Puis-je vous demander quelque chose, Arthur ?

Le prince acquiesce.

- Est-ce qu'il le sait ? Merlin. Sait-il à quel point il est important ? Le lui avez-vous dit ?

Arthur secoue la tête et son visage s'assombrit.

- Non, répond-t-il sourdement. "Ce n'est pas… ce n'est pas quelque chose que je peux lui dire. Ce ne serait pas juste – et ce serait dangereux. Et mon père…"

Si son père l'avait entendu, un peu plus tôt, il aurait certainement banni Merlin au-delà des Grandes Mers de Meredor avant la fin de la conversation.

Rodor incline le menton.

- Je comprends, répète-t-il. "Mais… Arthur, n'attendez pas le moment où la mort le fauchera pour reconnaître ouvertement cette amitié qui se donne sans rien espérer en retour. La vie est courte et l'âge vous apprendra que la fidélité se paie, mais que le dévouement ne s'achète pas. Vous êtes un homme chanceux de vous être attaché le cœur de ces gens – et vous serez un souverain sage si vous les honorez."

Le roi de Nemeth quitte la pièce après ces paroles et Arthur contemple longuement la porte en bois après son départ.

Un jour… quand ils seront de retour à Camelot… quand son père aura renoncé à se débarrasser de Merlin… quand le monde tournera de façon plus juste…

Quand il sera roi à son tour…

Alors il se souviendra des paroles de Rodor.

Pour l'instant, il les enfouit au plus profond de lui-même et sourit avec chaleur à Gaius quand le médecin se présente à sa chambre. Le vieil homme examine la blessure, déclare qu'il ne peut pas être plus satisfait de la progression de sa guérison et l'avertit qu'en dépit des légers vertiges qu'il risque de ressentir, il va pouvoir se lever et dîner avec la famille royale. Lancelot et Sir Léon succèdent à Gaius, tous deux reposés, rafraichis et vêtus de façon quasiment identique avec des tuniques de bonne qualité prêtées par le capitaine de la garde. Ils amènent des rouleaux de cartes et semblent avoir passé les deux derniers jours à envisager toutes les possibilités pour reprendre la citadelle. Les parchemins sont posés sur la table, mais le médecin leur interdit de les consulter pour le moment.

Gwaine débarque ensuite, avec son sourire gouailleur et une pâquerette au coin des lèvres, suivi presque immédiatement par Perceval et Merlin qui pousse un cri de joie en voyant Arthur réveillé et grimpe quasiment sur le lit dans sa joie de le retrouver.

Arthur est content de voir que tout le monde va bien, même si toute cette agitation lui donne un peu le tournis. Il les écoute parler avec un vague sourire, laisse Gaius les chasser au bout d'une heure et se rendort en paix. En fin d'après-midi, il se sent assez fort pour descendre aux jardins et accepte l'aide du médecin pour s'habiller. Merlin – c'est étrange – est introuvable. Le médecin sourit d'un air énigmatique : apparemment le prince a un rival de taille.

Arthur clopine en s'appuyant d'un côté sur le vieil homme, de l'autre sur une canne, le long des escaliers, jusqu'à la cour intérieure où se trouvent les autres. Avant même d'arriver, il entend de loin le rire franc de Gwaine et les gloussements irrépressibles de Merlin. Il passe sous une arcade entrelacée de lierre, se retrouve à marcher sur un chemin de dalles rondes tracé dans une épaisse pelouse émeraude. La cour est bien plus grande qu'il ne s'y attendait : un grand chêne l'ombrage, étendant ses puissantes racines à l'ombre. Des roses trémières égrènent leurs corolles dans les massifs touffus, grimpant et cascadant sur les vieilles pierres blondes.

Il y a un bassin avec des nénuphars, des arbustes dont l'odeur est enivrante, un rayon de soleil doré et tiède qui chatouille sa joue quand il s'assoit sur le banc au pied de la tour. Sous le chêne, Lancelot et Guenièvre lisent un livre ensemble, leurs deux têtes proches l'une de l'autre, les petites mèches sur le front de la jeune fille frôlant presque la frange du jeune homme, leurs mains probablement jointes derrière un pli de la couverture sur laquelle ils sont installés. Perceval et Gwaine jouent à se lancer une balle de tissu d'un côté à l'autre de la cour – et le géant qui sautille sur place porte un surcot beige un peu trop petit pour lui, tandis que son ami swingue de ci de là dans une veste de cuir un peu trop grande.

Et puis il y a…

Merlin, cheveux noirs ébouriffés, yeux bleus étincelants assortis au cobalt de sa tunique, qui agite un ruban au bout duquel se balance un bouchon et qui est poursuivi par – Arthur l'aurait deviné en mille – un chaton noir surexcité.

Et quelqu'un d'autre. Une robe de soie crème qui virevolte, de longues boucles châtaines piquées de perles et de minuscules fleurs blanches, des joues colorées par le jeu, un rire aussi innocent que celui de son serviteur.

- Arthur ! crie celui-ci quand il se tourne et aperçoit son maître.

Il se penche, cueille le chaton et court vers le prince qui se résigne à devoir – encore une fois – subir une confrontation inévitable avec la gente féline.

Il ne s'attendait pas cependant à voir aussi se hâter dans sa direction la jeune personne qu'il ne connait pas.

Sur le banc à côté de lui, Gaius étouffe un petit sourire narquois.

- Arthur, vous êtes levé ! s'écrie le garçon. "Vous n'avez pas mal ? Voulez-vous quelque chose ? Je peux aller vous chercher à boire, les cuisines sont tout près."

Le prince secoue la tête, tapote un peu la tête du chaton qui pédale pour échapper aux bras de Merlin.

- Non, je suis très bien comme ça. Relâche donc cette pauvre bête qui ne t'a rien fait, Merlin. Tu dis de la chasse, mais je crois que les daims sont bien plus heureux d'être achevés d'une flèche, plutôt que d'être torturés pendant des heures comme tes chats.

- Je crois les chats y trouvent leur compte, en réalité, dit une voix amusée. "S'ils détestaient tant ces attentions, ils sauraient disparaître, le château est vaste."

Arthur lève les yeux et dans le poudroiement de soleil, il distingue un visage triangulaire aux grands yeux d'ambre ourlés de longs cils, de fins sourcils sombres arqués avec ironie, une bouche rose qui chiffonne un sourire malicieux.

- Bonsoir, Votre Altesse, dit la jeune fille en faisant la révérence. "Je suis enchantée de voir que vous allez mieux."

- C'est Mithian, dit Merlin en se redressant avec fierté. "C'est une vraie princesse."

- C'est évident, lâche Arthur après quinze bonnes secondes de pause.

Puis il fronce les sourcils et rougit, furieux, en détournant la tête, ce qui n'arrange rien parce que ses yeux tombent sur Gaius dont les vieilles épaules grelottent d'un rire silencieux tout à fait inapproprié.

Il fait vraiment très chaud pour une soirée d'été.

- Mithian a beaucoup de chats, explique Merlin d'un ton ravi. "Elle a aussi une arbalète et Sir Léon a dit qu'elle avait un œil de faucon et aussi elle a battu Gwaine à la course à cheval."

- Je vois que vous avez pris du bon temps pendant ces trois jours, grogne le prince en fixant la pointe de ses bottes.

Il sursaute quand elle s'accroupit soudain, sa robe crème étalée autour d'elle dans l'herbe, pour le regarder dans les yeux très sérieusement.

- Nous attendions impatiemment votre réveil, dit-elle fermement. "Mais ces quelques jours de repos étaient importants pour le moral de vos hommes d'armes, avant que ne revienne le moment de se battre. Reprendre Camelot ne sera pas facile."

Arthur déglutit.

C'est peut-être parce que les paroles de Mithian ont du sens.

Ou peut-être parce que sa robe comprime les courbes satinées dans son décolleté.

Il relève la tête et s'aperçoit que Perceval et Gwaine sont en train de s'approcher, que Lancelot a refermé le livre sous le chêne, tandis que Guenièvre roule la couverture.

Merlin pose le chaton dans l'herbe et se penche vers son maître pour l'aider à se lever.

- Venez, Sire. On va vous montrer notre salle de conseil.

C'est Gaius qui soutient Arthur, finalement, parce que les côtes du serviteur ne sont pas encore en état de servir de béquille à un homme de la carrure du prince. Mithian les suit sans un mot jusqu'à la pièce où les réfugiés de Camelot ont établi leur quartier général et où ils trouvent Sir Léon qui accueille le fils de son roi avec un large sourire, laissant de côté la liste qu'il consultait.

Trois jours il a dormi.

En trois jours ils ont dessiné les points d'accès de la citadelle, tiré des bouts de laine sur les cartes, planté des poignards sur les emplacements clés, rassemblés cottes de maille et surcots à leurs tailles, poli leurs casques et aiguisé leurs épées. Ils savent quels chevaux les emmèneront sur le champ de bataille, ils ont rencontré ceux qui affronteront l'ennemi à leur côté, se sont entrainés avec eux, n'attendent plus que les ordres de leur seigneur.

Arthur hoche le menton avec approbation, la gorge nouée.

Loyaux, humbles, organisés.

Ce sont les siens.

Il sourit difficilement, plonge son regard dans chacun des leurs, l'un après l'autre.

- Pour l'amour de Camelot, dit-il d'une voix qui croasse un peu.

- Pour l'amour de Camelot, répondent-ils sans hésiter, debout autour de lui.

Quelque part derrière lui, mêlées au timbre grave des hommes, il a entendu deux voix claires de femmes.

Trois autres jours passent à la vitesse de l'éclair et c'est déjà le moment de partir. Arthur s'est habitué si vite au rythme de Nemeth qu'il a l'impression d'avoir toujours déjeuné en compagnie du Roi Rodor, discutant avec lui comme cela n'a jamais été possible avec son propre père ; toujours échangé des frappes sur le terrain d'entraînement au milieu des hommes simples qui se sont portés volontaires pour la mission de sauvetage de Camelot ; toujours terminé sa journée dans les jardins, assis sur le banc à écouter le rire de Merlin qui joue avec ses chats, tandis que la robe crème de Mithian tournoie sur le gazon.

Guenièvre et Lancelot se sont approchés timidement de lui, le premier soir, après le dîner. Il n'a pas eu besoin d'écouter ce qu'ils avaient à dire pour comprendre. Il a tendu le bras, pressé amicalement l'épaule de son ami, souri à la soubrette qui baissait les yeux, donné sa bénédiction et promis qu'il apporterait le meilleur vin de Camelot à leur mariage – une fois qu'ils seraient tous de retour à la maison.

- Vous n'êtes pas fâché ? a demandé Merlin en l'aidant à se déshabiller pour la nuit. "Ou jaloux ?"

Arthur a secoué la tête – et laissé filer le dernier tiraillement au fond de lui, comme un brin de laine dans l'eau.

- Un homme doit savoir quand s'effacer, a-t-il répondu. "Guenièvre mérite son bonheur et je ne suis pas… pas prêt. Pas assez fort pour affronter mon père et épouser une servante… pas assez passionné non plus. Je…"

Il a réfléchi, essayé d'être aussi honnête que possible.

- Je l'aime, je pense. Mais pas comme lui. Pas au point de tout sacrifier. Pas assez."

Merlin s'est mordillé les lèvres.

- Et puis… elle, elle vous aime bien, mais pas comme un mari. Vous n'êtes pas assez poli.

Arthur lui a jeté un oreiller en guise de réponse, mais il avait le cœur plus léger.

La veille de leur départ pour Camelot, il est monté sur les remparts pour remplir ses poumons d'air frais et contempler la vue magnifique. La rivière scintillante au fond de la plaine de Nemeth, les montagnes d'Asgorath dont le soleil couchant embrasait les crêtes, les champs de blé et les forêts verdoyantes, ce pays regorgeant de paix et de richesses juste à la lisière de Camelot déchirée par la guerre.

Il n'a pas remarqué qu'elle s'était accoudée à côté de lui jusqu'à ce que ce damné chaton ne vienne frotter sa tête contre son coude en ronronnant.

- Merlin, qu'est-ce que j'ai dit au sujet de… s'est-il exclamé en se tournant et les mots se sont effrités sur sa langue lorsqu'il s'est aperçu que ce n'était pas son serviteur.

La princesse a souri, penché la tête de côté, calant sa joue dans sa paume en le regardant d'un air amusé.

- Il est à l'armurerie, là où vous l'avez envoyé tout à l'heure, a-t-elle dit.

Le chaton noir marchait en cahotant sur le rebord de pierre et Arthur l'a vaguement gratté sous le menton pour se donner une contenance. La brise du soir soulevait ses cheveux blonds un peu trop longs sur la nuque.

- Qu'est-ce que vous regardez ? a demandé Mithian très doucement, très sérieusement.

- Je pense à Camelot, a répondu le prince lentement. "A mon peuple qui va encore être pris au milieu des combats. A mon père… je ne sais pas s'il est toujours en vie. A… mes sœurs. Ma sœur. Morgane."

Il a étouffé un reniflement amer.

- Je ne comprends pas. Je n'ai pas compris quand je l'ai vue et je ne comprends toujours pas. Pourquoi elle a… pourquoi était-ce nécessaire de nous trahir, de jeter le royaume aux mains de Cenred alors qu'elle…

Il a respiré profondément.

- Peut-être que cela aurait été plus facile si elle avait essayé de tuer notre père le premier jour. J'ai essayé. Ça a… apaisé ma colère, même si ça n'a rien résolu.

- Lui avez-vous pardonné ? A votre père. Je… même si je ne sais pas ce qui a provoqué cette haine, il me semble… moi, mon père est… enfin, ce n'est pas – possible d'être heureux avec un tel… une telle…

Arthur a pris le temps de contempler les traits fins de la jeune femme qui se concentrait pour choisir les bons mots.

- Ce n'est pas étonnant que vous vous entendiez bien avec Merlin, a-t-il finalement murmuré. "Lui aussi, c'est ce qu'il dit… le fou. Mon père n'a que du mépris pour lui, et pourtant… Merlin a essayé de lui sauver la vie. Il recommencerait s'il le fallait."

Mithian sourit doucement.

- C'est pour vous, Arthur. C'est pour vous qu'il fait tout ce qu'il fait.

Le prince a haussé les épaules.

- Pourquoi ?

Le ciel s'assombrissait et quand il a tourné la tête vers elle, ses yeux brillaient dans l'obscurité et la brise agitait ses longues boucles châtaines.

- Parce qu'un jour vous serez un grand roi. Parce qu'il le sait. Et parce qu'il vous aime. C'est votre force, Arthur. C'est la même chose pour chacun de vos hommes ici, pour ceux de nos soldats qui se sont inscrits pour faire partie des forces qui délivreront Camelot. Vous attirez à vous les gens, vous savez les unir pour une cause plus grande que leurs buts égoïstes, vous leur donnez envie de vivre, de se tenir debout et de se battre. Vous êtes né pour mener des peuples et pour établir la paix – non seulement dans votre pays, mais au-delà des frontières, jusqu'à ce que les cinq royaumes n'en forment plus qu'un.

Et à ça, il n'a rien répondu, parce qu'il n'y croyait pas.

Parce qu'il n'osait pas y croire.

Mithian a ramassé le petit chat qui s'est blotti dans ses bras et elle a rangé derrière son oreille une longue mèche ondulée.

- Mon cœur sera avec vous, demain et les jours prochains, Votre Majesté. Soyez prudent.

Il a souri – sincèrement, cette fois.

- Je ferai mon possible. Ce sera la guerre, princesse.

Elle a hoché la tête, esquissé une révérence, fait un pas de côté avant de se raviser.

- Quand… quand vous aurez reconquis Camelot, quand ce sera de nouveau la paix… voudriez-vous… accepteriez-vous… reviendrez-vous à Nemeth ?

Arthur a secoué la tête.

- Probablement pas avant des mois – peut-être plus d'une année. Il faudra reconstruire, il y aura un tas de travail à faire et…

Elle l'a interrompu.

- Alors… pourrais-je venir à Camelot ?

Elle semblait presque suppliante. Il a de nouveau souri, tendu la main et tapoté la minuscule tête du chaton.

- Vous serez la bienvenue, déclare-t-il gentiment, facilement. "Merlin n'aura de cesse que vous ne rencontriez les centaines de chats qui sont à lui dans la ville. Et mon père sera heureux de faire votre connaissance. Je vous emmènerai chasser, cette fois. Je suis certain que mon tir d'arbalète vaut le vôtre…"

Il n'ajoute pas "et vous allez me manquer. Vous, votre père, le jardin rempli de roses. Ces trois jours où j'ai été moi-même alors que pourtant le monde s'était écroulé autour de moi. Merci, Mithian" mais peut-être qu'elle l'entend, parce qu'elle sourit et qu'elle prend le bras qu'il lui offre pour redescendre les escaliers.

A l'aube, le jour suivant, quand les cavaliers s'éloignent à travers la ville basse en une longue colonne où se mêlent les surcots verts de Nemeth et les capes rouges de Camelot, le roi se tourne vers sa fille et remarque les larmes qui tremblent au bout de ses longs cils, mais qu'elle ne laisse pas couler.

- Tu as peur pour eux, mon enfant, dit-il doucement.

Mithian secoue la tête, les lèvres serrées et ses fins sourcils froncés.

- Si j'étais un homme, je pourrais aller me battre avec eux, murmure-t-elle.

- Un champ de bataille n'est pas la place d'une femme, gronde doucement Rodor en posant son bras sur les épaules fragiles de sa fille.

- Guenièvre est avec eux, proteste la princesse d'une voix sourde.

Le roi soupire, puis il hoche pensivement le menton.

- Guenièvre est différente. Il y a une force en elle, qui n'est pas celle d'une jeune fille ordinaire. Comme si… je ne sais pas. Ne te compare pas à elle, Mithian. Vos destinées sont tracées sur deux chemins qui ne se rencontreront jamais.

Et pourtant, elles se sont déjà croisées et cela arrivera encore.

Comme deux étoiles mêlées dans le reflet d'un étang, lorsqu'on y jette une pièce d'or.

 

oOoOoOo

 

Arthur détourne les yeux de la voute céleste piquetée de milliards de points argentés et revient vers le centre de la grande pièce du château en ruines où ils ont établi leurs quartiers pour cette dernière nuit avant l'attaque de la citadelle.

Les soldats de Nemeth sont installés à l'étage en dessous et on entend leurs voix lointaines, le bruit des sacs tirés et des cottes de maille.

- Vous croyez qu'on voit la fumée depuis Camelot ? demande Merlin en ajoutant une bûche dans la cheminée.

- Si c'est le cas, j'espère que ça leur flanque les foies, grogne Gwaine qui aiguise son épée.

Gaius s'est assis à côté d'un pilier et vérifie sa boite de médecine. Arthur plie un sourcil, intrigué, tire sur le tissu poussiéreux qui recouvre la table au milieu de la pièce, et contemple la surface ronde gravée de runes.

- Venez, appelle-t-il.

Ils obéissent sans discuter, se posent en désordre autour de la table, leurs yeux interrogateurs fixés sur lui.

Il leur sourit.

- Ce château appartenait aux anciens rois de Camelot, explique-t-il. "Et cette table aussi. Une table ronde, autour de laquelle aucun homme n'est plus important qu'un autre. J'ai demandé un jour à Balinor pourquoi une société qui haïssait les privilèges des nobles avait choisi un nom aussi pompeux que "seigneurs des dragons". Il a répondu que les anciens rois, ceux qui avaient vécu à l'époque où la terre était dévorée par le feu, croyaient en l'égalité de tous les hommes."

Ils écoutent attentivement pendant qu'il parle.

La nuit est solennelle.

Tous différents, tous égaux.

Arthur, Merlin, Guenièvre, Lancelot, Perceval, Sir Léon, Gaius, Gwaine.

Un prince, un serviteur, une femme, un homme de lettres, un paysan tout en muscles, le chevalier le plus méthodique du royaume, un scientifique, un clochard au grand cœur.

Comme un échantillon de toute l'humanité.

Avec leurs faiblesses et leurs défauts.

Avec leurs forces et leurs espoirs.

Ensemble.

C'est le moment.

Arthur prend une grande respiration.

- Sans vous – chacun de vous – je ne serai pas là. Je… je suis fier de bâtir le monde à vos côtés.

Il se tourne vers sa gauche.

- Lancelot, tu m'as appris que les valeurs d'un chevalier ne devaient rien à un titre de noblesse. Qu'un homme doit se battre pour la justice, la liberté, et tout ce qui est bon. Merci.

Ses yeux sourient doucement à la jeune femme assise à côté de son ami.

- Guenièvre, tu m'as obligé à regarder qui j'étais et à choisir qui je voulais devenir. Merci.

Il croise le regard ému du chevalier blond.

- Léon, tu t'es battu pour mon père, pour Camelot et pour moi. Ce sera un honneur de combattre à tes côtés, d'égal à égal. Merci.

La chaise grince quand le jeune homme barbu se tortille pour cacher son émotion.

- Gwaine, tu m'as appris qu'il n'y avait jamais "plus d'espoir" tant qu'on pouvait encore se relever – et qu'une chope d'hydromel partagé avec un ami a plus de valeur qu'un tas de pièces d'or. Merci.

Le géant ne dissimule pas ses larmes, lui.

- Perceval, l'homme le plus fort du monde – et le plus humble. Tu es toujours là, quoi qu'il arrive. Merci.

Arthur se penche pour attraper les yeux du vieil homme qui baisse la tête.

- Gaius, si le ciel me permet d'atteindre votre âge, je voudrais pouvoir me retourner et voir que j'ai servi mon peuple sans relâche, comme vous l'avez fait. Merci.

Tout le monde renifle, plus ou moins discrètement, et le prince lui-même sent ses yeux humides.

Il se carre dans sa cotte de mailles et se tourne vers sa droite.

Les deux saphirs sont là, levés vers lui, irradiant de fierté.

- Merlin…

Il n'a pas le temps de terminer sa phrase.

- Merci, souffle le garçon.

Et il n'y a plus rien à ajouter, alors le prince passe rapidement sa manche sous son nez et lâche un petit rire un peu étranglé.

- Je vais faire quelque chose que mon père n'approuvera pas, annonce-t-il. "Mais que le peuple reconnaîtra comme juste."

Et devant la cheminée où brûle un feu clair, il adoube Lancelot, Gwaine et Perceval, chevaliers de Camelot.

C'est la fin d'un ancien monde et l'avènement d'un nouveau.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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