Le Prince & L'Idiot

Chapitre 15 : Longue vie au roi

7192 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 07:37

 

 

LONGUE VIE AU ROI

 

 

Le plan est simple.

Ils s'infiltrent dans la haute ville par petits groupes – certains avec les marchands du matin, d'autres par le passage secret qui mène à l'armurerie, et enfin par les conduits d'évacuation d'ordures (ça, c'est une idée de Merlin et Arthur aurait presque aimé que son serviteur fasse partie de l'escouade pour qu'il sente le résultat de sa suggestion).

Le reste des forces demeure caché à l'abri des arbres et attaquera lorsque le tocsin retentira.

En premier, trouver le roi.

En second, délivrer les chevaliers.

En dernier, tuer Cenred.

L'ennemi n'est composé quasiment que de mercenaires : si celui qui les paie est mort, ils se disperseront sans même chercher à résister. Le Roi Rodor a estimé que l'opération de récupération ne devrait pas durer plus d'une journée, à condition que l'on capture l'usurpateur avant midi.

Arthur espère que les nobles qui vivent au sein de la citadelle s'associeront vite à la rébellion – en admettant qu'ils n'aient pas été exécutés entre temps, lui a rappelé sombrement Léon. Pendant un instant, le prince a senti un frisson glacé courir dans son dos en se souvenant que la jeune femme du chevalier était parmi eux – et, oh dieux, comment Sir Léon a-t-il pu supporter cette angoisse pendant presque deux semaines et emmener le prince en sécurité en sachant qu'elle restait en arrière, aux mains de l'ennemi ? – puis son compagnon d'armes l'a rassuré.

- Ne vous inquiétez pas, votre Altesse. Je n'ai jamais eu à faire ce terrible choix. Nous avons découvert le mois dernier qu'elle portait un enfant, et elle s'est rendue au domaine de ses parents bien avant que Camelot ne soit attaqué. Elle va bien et je le sais.

Des félicitations seront de mise au retour de la paix.

En attendant, Arthur se coule dans les couloirs avec précaution, jusqu'aux cachots. Les unités de Gwaine et Perceval mettent les gardes hors d'état de nuire rapidement et silencieusement, puis délivrent les chevaliers et leur distribuent des armes. Sir Léon trouve les clés de la geôle la plus sécurisée et le prince se rue à l'intérieur dès la porte ouverte.

Uther est là, enchaîné, vêtu d'une tunique minable. Il est pâle et ses yeux sont hantés, mais il est en vie et il reconnait son fils lorsque celui-ci s'agenouille devant lui. Un éclair passe dans son regard brun et il se hisse sur ses pieds, passe un bras autour des épaules d'Arthur qui le soutient et prend la direction du souterrain.

C'est à partir de là que les choses se gâtent.

L'équipe de Lancelot n'a pas réussi à atteindre la tour à temps et le tocsin retentit soudain alors qu'il est à peine neuf heures. Les mercenaires se déploient et les couloirs deviennent un champ de bataille. Les serviteurs fuient de toutes parts en criant, les chambres sont saccagées, de partout des épées s'entrechoquent, très vite la cavalcade des chevaux qui viennent en renfort ébranle la rue principale de Camelot.

Arthur voudrait emmener son père en sécurité, mais il se retrouve poussé dans un escalier en colimaçon.

- Par ici, grogne Uther en pesant sur lui pour l'obliger à prendre la direction opposée à l'armurerie.

Le prince se bat d'une main et se laisse entrainer par le roi à travers les couloirs, sans vraiment réaliser où celui-ci veut aller, avant qu'ils ne se retrouvent acculés dans la salle du trône.

Lancelot et son équipe s'y trouvent déjà, affrontant furieusement les gardes qui protègent Cenred et Morgause debout sur l'estrade, à côté du haut trône majestueux.

Du sang dégouline sur le visage de Lancelot, il tombe sur un genou et pare faiblement les attaques de deux ennemis. Arthur laisse son père à l'abri d'un pilier pour bondir à la rescousse. Du coin de l'œil, il aperçoit la robe cramoisie de Morgause, les épaules découvertes, avec cette manche indécente qui s'enroule en ruban sur sa peau nue, comme un serpent de dentelle noire. La jeune femme est armée et se bat à forces égales avec un soldat de Nemeth, sa crinière blonde virevoltant dans le soleil matinal.

Belle et dangereuse. Terriblement dangereuse.

Un grincement d'acier suivi d'une douleur fulgurante dans son épaule, et Arthur voit la grande salle vaciller sous ses yeux horrifiés. Ses oreilles tintent, il entend un rire sardonique et soudain Cenred est devant lui, vêtu d'un surcot de velours noir, avec ses cheveux gras et ses yeux concupiscents.

Tout est silencieux.

Il va mourir.

Là, tout de suite.

Sans avoir sauvé son royaume ni son père.

Pendant un instant, il sent le parfum des roses comme un regret infini…

Puis une ombre s'interpose entre lui et Cenred.

Arthur secoue la tête pour éclaircir ses pensées et le fracas de la bataille revient d'un coup, remplissant ses tympans comme le bruit d'une cascade.

Le visage maculé de sang de Lancelot apparait dans son angle de vision, une main raccroche son épée dans ses doigts engourdis, un flot d'adrénaline fuse soudain dans ses veines et il est de retour.

Au pied du trône, Uther Pendragon est engagé en combat singulier contre Cenred.

Arthur voudrait se précipiter, mais d'autres mercenaires arrivent et il ne peut que continuer à se battre. Perceval passe dans son angle de vision et quelques instants plus tard – ou est-ce des heures ? – il aperçoit le géant aux prises avec Morgause.

La jeune femme réussit à cingler la cotte de mailles de l'homme et des anneaux argentés éclatent dans un rayon de soleil.

Perceval fait la grimace, mais il ne recule pas d'un pas et désarme la demi-sœur d'Arthur avant de lui tordre les bras dans le dos.

Elle siffle de rage et crache des insultes, mais elle ne parvient pas à lui échapper, ses cheveux blonds en désordre sur son visage déformé par la haine, sa robe rouge secouée par les efforts qu'elle fait pour se libérer.

Sous le plafond gothique, les deux hommes tournent l'un autour de l'autre. L'un est jeune et en bonne santé, l'autre est affaibli par sa captivité et le poison distillé dans son corps pendant des semaines, mais là où Cenred ne voit qu'un défi qu'il méprise, Uther sait qu'il joue la dernière carte pour sauver Camelot.

Et son fils.

Sa transpiration brille en giclant autour de lui, il ne sent pas la fatigue, ni la douleur, ni le sang de sa blessure à l'aine qui coule le long de sa jambe, sombre sur le tissu noir de son pantalon.

La haine dilate ses poumons, il est enivré par la vengeance et la certitude que s'il perd, Arthur ne sera pas épargné.

Lorsqu'il voit une ouverture, il n'hésite pas.

- Vous n'avez aucun droit sur ce trône !

Il est craint, il est respecté, il est debout. Il est roi de Camelot.

Le tocsin sonne à toute volée à travers la ville.

Uther retire son épée d'un geste vif et Cenred s'écroule, les yeux exorbités, le souffle coupé, les mains pressées sur le trou béant au milieu de son ventre. Morgause pousse un cri de colère strident comme celui d'une vouivre blessée et tout le monde tourne la tête dans leur direction.

Cenred est tombé à genoux, puis face contre terre. Son visage blême aux pupilles dilatées repose sur les dalles aussi grises que sa peau et une mare pourpre s'élargit sous son corps prostré.

Alors les mercenaires en rouge et noir changent d'attitude, un par un puis dix par dix et soudain c'est la débandade. Ils fuient de tous côtés, jettent des coups d'épées dans tous les sens pour se frayer un passage vers la sortie.

Ce ne sont pas des soldats ou des chevaliers. Aucune loyauté ne les retient. Ils ne seront plus payés maintenant que leur chef est mort et n'ont rien à protéger, si ce n'est leur vie et leur liberté.

Lancelot et ses hommes s'élancent à leur suite.

Très vite, la salle du trône se vide et il ne reste plus que Perceval qui retient toujours Morgause par les bras, Uther debout dans le soleil qui entre à flots par les vitraux et Arthur qui s'approche du cadavre pour vérifier que tout est terminé.

Avec un cliquetis macabre, l'épée du roi dégringole sur les dalles et, dans le silence de la grande salle, Morgause éclate d'un rire amer alors qu'Uther chancelle et s'affaisse sur le sol.

- PERE ! hurle Arthur en se précipitant pour le rattraper. "Gardes ! A moi ! Le roi…"

Sa voix s'étrangle tandis qu'il tâte la chemise grossière si loin des vêtements imposants que le souverain a porté pendant toute sa vie.

Uther tousse et crachote, sa main agrippe la manche de son fils et il ouvre péniblement les yeux, le front ruisselant de sueur, la bouche crispée de douleur.

- Ar'th'r…

Les mains du prince sont pleines de sang, gluantes et chaudes et si maladroites, si inutiles. Il n'arrive pas même à trouver la blessure fatale, aveuglé par ses larmes.

Quelque part, derrière lui, le ricanement dément de Morgause lui donne le tournis.

- Père, Père… gardes ! Perceval, quelqu'un… GARDES ! Gaius… oh, Père…

Il soutient la nuque de l'homme qui s'alourdit contre lui, de plus en plus faible, caresse les cheveux gris-fer, la joue âpre de ce père qui n'a jamais eu un geste d'affection pour lui.

- Ne me laissez pas, supplie-t-il. "Le royaume a besoin de vous…"

Uther grimace un sourire, sa poigne se referme sur l'avant-bras du jeune homme.

- Le royaume… a… un roi, Arthur… Un bon roi… qui ne… l'abandonne pas…

Arthur s'étouffe à moitié.

- Non… Non…

Les yeux sombres de son père le fixent avec sévérité.

- Ne… me fais… pas honte… Arthur…

Il y a du bruit autour d'eux, des ombres, des bruissements – et au loin des cris de bataille et des claquements de métal et le chant funeste, terrible, des cloches. Le soleil étincelle sur la cotte de mailles du prince et les bracelets d'acier encore attachés aux poignets du roi.

Le jeune homme ravale ses larmes et cligne des cils pour éclaircir son regard, la mâchoire tremblante sous l'effort.

- Je vous rendrai fier de moi, jure-t-il dans un souffle.

Uther le contemple pendant un instant, comme apaisé.

Un filet de sang coule sur son menton.

Il tend la main et touche la tempe de son fils, un geste esquissé comme pour ranger une mèche blonde poisseuse de sueur derrière l'oreille d'Arthur. Ses lèvres sont décolorées et le sang qui s'échappe de sa blessure serpente dans le creux des dalles, se mêle à celui de Cenred.

- Je n'ai pas… été… un bon père… j'ai placé… Camelot… avant vous…

- Ne dites pas ça. Vous avez fait votre devoir, souffle le prince d'une voix qui vrille dans les aigus, pathétique et étouffée.

- Je vous… aimais… murmure l'homme dont le torse se soulève de façon erratique. "Je vous aimais… tous les.. trois… mes en… fants…"

Il se contracte soudain, ses yeux roulent dans leurs orbites et sa tête bascule en arrière tandis que sa main retombe, inerte.

Un gémissement s'étrangle dans la gorge d'Arthur, un petit bruit brisé, solitaire et discordant dans l'immense salle du trône.

- Père…

Il ferme les yeux, serre contre lui le corps sans vie du roi, enfouissant son visage dans le creux de l'épaule sur laquelle il n'a jamais été autorisé à s'appuyer.

Son dos est secoué de sanglots silencieux.

Dehors, les clameurs ont décliné un peu. Le soleil se répand dans la salle par les hauts vitraux, rouge et or, royal et magnifique.

Gwaine fait irruption à l'intérieur de la pièce dans un vacarme de mailles métalliques et de bottes.

- Altesse, les mercenaires s'échappent en détruisant tout sur leur passage et il y a le feu dans l'aile nord ! s'écrie-t-il, haletant. "Vous devez venir…"

Son regard tombe sur la scène et sa phrase se termine dans un gargouillis atterré. Ses yeux bruns croisent ceux de Perceval qui bâillonne Morgause d'une main et lui broie les poignets dans le dos de l'autre.

Sir Léon arrive à son tour et ouvre des yeux horrifiés sous sa frange de boucles blondes embroussaillées. Il fait un pas en direction d'Arthur, hésite, presse une main sur sa bouche comme s'il n'osait pas interrompre, puis se racle la gorge.

- Sire. Nous avons besoin de vous, dit-il d'une voix rauque.

Pendant un instant, le prince ne bouge pas, ne semble pas l'avoir entendu. Puis il se détache lentement du corps du roi, l'allonge avec précaution sur les dalles et lui ferme les yeux.

Il ramasse son épée, se redresse lentement et ses yeux bleus sont si sombres qu'ils ont l'air presque noirs lorsqu'il parle enfin.

- Je viens, dit-il d'une voix sourde.

Son pas lourd s'ébranle et ses épaules larges remplissent la grande porte quand il s'élance derrière les fugitifs.

Le soleil de fin d'après-midi se glisse dans les couloirs lorsque la ville meurtrie peut enfin panser ses blessures. De la fumée s'élève des tours du château et dans les rues. Partout il y a des blessés, des larmes de reconnaissance et de dramatiques retrouvailles, des femmes qui pleurent à genoux dans le caniveau qui charrie du sang, de la paille et des casques cabossés. Des enfants sortent de leurs cachettes, courent vers les leurs à travers les décombres, des hommes crasseux et épuisés se précipitent vers des jeunes filles qui charrient des seaux d'eau et des bandages. Les chevaliers terminent d'enfermer les derniers mercenaires capturés dans les geôles où ils étaient eux-mêmes prisonniers la nuit dernière.

Les cloches sonnent toujours, mais lentement, pour dire que la bataille est enfin terminée.

Camelot est libre.

Et le roi est mort.

Dans les appartements royaux, Arthur dépose le corps de son père sur le lit, puis recule et laisse Gaius s'approcher. Le vieux médecin ravale à grand-peine son émotion quand il confirme le décès d'Uther et le recouvre d'un drap blanc.

Le visage de Guenièvre ruisselle de larmes silencieuses dans le coin de la pièce où elle se tient avec les chevaliers. Lancelot qui a le bras en écharpe, Perceval et Sir Léon baissent la tête, silencieux. Gwaine cherche Merlin du regard. Le serviteur est arrivé tout à l'heure avec son grand-père et la jeune femme, et malgré son sens du devoir envers les nombreux blessés, il n'a cessé de vouloir partir en quête d'Arthur.

Ah. Il est là.

Quelques pas derrière le prince, un peu caché par le rideau du lit à baldaquin. Grand et maigre et aussi immobile que l'un des poteaux en bois.

Ses yeux bleus remplis de larmes fixent le dos d'Arthur avec intensité, comme s'ils pouvaient lui communiquer de la force – comme s'il ne voulait qu'une chose, s'approcher et le toucher, s'assurer qu'il ne va pas soudain s'effriter et disparaître, englouti par la mort d'Uther.

Les épaules du prince tressaillent.

- Merci, souffle-t-il. "Maintenant… Laissez-moi, je vous prie."

Gaius s'incline et quitte la pièce après lui avoir adressé un dernier regard compatissant. Les chevaliers et Guenièvre l'imitent, mais Gwaine s'arrête sur le pas de la porte.

- Toi aussi, Merlin, dit Arthur doucement, sans tourner la tête.

Le garçon secoue le menton.

- Non, croasse-t-il avec effort.

- S'il te plait, chuchote Arthur d'une voix presque inaudible.

Gwaine avale sa salive – elle brûle dans sa gorge – et traverse la pièce pour prendre le bras du serviteur et gentiment le tirer vers la porte. Merlin se laisse entrainer, mais ses yeux ne quittent pas le prince et quand le battant retombe, il se laisse glisser sur le sol et refuse d'en bouger.

Gaius fait signe aux autres de le laisser. Il y a tant de choses à faire.

Quand la nuit tombe, à peine quelques heures après, Arthur sort de la chambre, pâle, mais le visage sec. Merlin se dresse comme un -i- dès qu'il entend grincer le loquet et le scrute avec anxiété.

- Viens, dit le prince. "On a du travail."

Des torches brûlent, hautes et sinistres, dans la grande salle où sont rassemblés les chevaliers et les nobles, les serviteurs et les soldats de Nemeth.

Chaque chef de chantier – et Lancelot les a organisés parfaitement avec l'aide de Geoffroy de Monmouth qui porte un épais bandage autour de sa tête chauve mais a heureusement été épargné lorsque les conseillers ont été exécutés après le siège de Camelot – vient se présenter devant Arthur et lui expliquer où en est sa partie.

La ville est en ruines, les gens ont besoin de soins, de couvertures, de nourriture, d'être protégés des pillards et des soldats ennemis en fuite. Il faut déterminer qui sont les traitres, qui sont ceux qui ont agi contraints et forcés, qui…

Le regard d'Arthur se trouble à peine quand les chevaliers amènent devant lui sa demi-sœur enchaînée.

- Mon frère, ricane-t-elle.

- Morgause Gorlois, épouse de feu le roi Cenred, vous vous tenez devant nous accusée de crimes qui ne peuvent pas être pardonnés, annonce gravement Geoffroy de Monmouth, son vieux visage empreint de tristesse. "Vous avez corrompu la princesse Morgane, comploté pour renverser le trône de Camelot, empoisonné votre père. Il n'est aucune excuse pour vos choix et la seule sentence qui puisse être pour vous, c'est la mort."

La jeune femme sourit de façon sardonique et tous ceux qui sont présents sentent un frisson les glacer. Mais ses yeux pâles sont fixés uniquement sur Arthur, remplis de venin.

- J'étais seule, dit-elle de sa voix onctueuse fascinante comme pourrait l'être le sifflement d'une vipère. "Je voulais être avec vous deux. Je voulais partager vos vies, je voulais que vous me sauviez, mais vous avez ignoré mon cri. Vous êtes partis en ne regardant qu'à votre chagrin et vous m'avez abandonnée."

Elle articule chaque syllabe, comme si elle enfonçait des clous dans le cœur d'Arthur, mais il ne frémit pas.

Il ne voit plus la femme vêtue de cramoisie qui se gaussait d'Uther dans la cour d'honneur, mais la jeune fille aux boucles blondes venue le défier dans une armure noire, il y a de cela des années.

- Ma mère m'a donnée à Cenred, peu après que je vous ai dit la vérité sur la mort de Dame Ygraine, peu avant qu'elle ne meure. Mais je savais. C'est le sort des filles. Créer des alliances, sceller un complot de vengeance, pousser un être faible vers la soif de pouvoir jusqu'à ce qu'il devienne un monstre de guerre, faire le plaisir des hommes – des marchandises !

Elle penche la tête de côté et elle crache ses paroles avec un sourire dément.

- Savez-vous ce que c'est que de sentir le souffle épais d'un porc dans votre cou et son poids sur votre corps, nuit après nuit, juste parce que quelqu'un, quelque part, a décidé que vous n'étiez pas digne de faire partie de sa famille ? Parce que quelqu'un qui devait vous protéger a décidé que vous n'étiez qu'un pion sur un échiquier…

Il y a de la folie dans ces yeux brûlants, mais Arthur essaie quand même, malgré les murmures de désapprobation des membres du conseil autour de lui, parce que la souffrance qui pulse dans les mots de sa sœur est plus forte que la haine qui suinte sur son visage en gouttes de sueur brillantes comme des diamants.

- Morgause… si vous vous repentez de vos actions, je suis désireux de considérer vos malheurs…

Elle éclate de rire et c'est comme si un miroir se brisait en mille morceaux quelque part dans la salle.

- Jamais, éructe-t-elle. "Jamais. Je le referai encore – dix fois, vingt fois, je réessayerai jusqu'à la fin des temps. Je veux revoir le regard dans ces yeux, le moment où son cœur est broyé, le jour où…"

Arthur détourne la tête et fait signe qu'on l'emmène.

Sur les accoudoirs de sa chaise, ses doigts tremblent.

Est-ce que cette nuit va finir jamais ?

Pourquoi les torches brûlent-elles si sombre, si épais, si étouffant ?

Il a l'impression d'être en train de se noyer.

Lorsqu'on pousse devant lui Morgane, ses longues anglaises noires en désordre sur sa robe de satin indigo, ses mains délicates attachées par une corde grossière, il veut juste courir vers elle, la détacher, la serrer dans ses bras et lui dire que le cauchemar est terminé.

C'est sa petite sœur. Sa précieuse, fragile, naïve petite sœur.

Mais elle lève ses beaux yeux de perle vers lui et malgré les traces de larmes enfantines sur ses joues, c'est une femme qui le regarde.

- Il fallait que vous détruisiez tout, dit-elle d'un ton mordant.

- Morgane, je vous en prie, proteste le prince. "Dites-moi que vous ne cautionnez pas ces actions ! Notre père, Morgane, le royaume…"

Elle grimace, repousse en arrière une longue torsade de jais et il aperçoit un instant les marques rouges sur ses poignets si fins, à l'endroit où la corde la blesse.

- Notre père, répète-t-elle avec ironie. "Uther Pendragon, pour qui ne compte et ne comptera jamais qu'uniquement son fils bien-aimé. Son héritier."

- Morgane, assurément, vous n'avez pas cru les mensonges de Morgause, s'écrie Arthur désespérément. "Père vous aimait, il aurait donné sa vie pour vous sauver !"

La jeune fille penche la tête de côté, pliant un sourcil étonné.

- "Aimait" ?

Elle hausse les épaules après un instant de réflexion, mais le mouvement n'est pas assez rapide pour cacher la façon dont le coin de sa bouche s'est froissé, comme la moue d'un enfant qui va pleurer.

- Eh bien, j'ai fait en sorte d'épargner sa vie, mais il aura réussi à la perdre quand même.

Le prince voit une lueur d'espoir.

- Voyez, vous n'étiez pas dans leurs plans, vous cherchiez à sauver Camelot, vous…

Elle rit et le son ressemble à un écho de l'affreux ricanement de Morgause.

- Oh, je n'ai que faire de Camelot, dit-elle dédaigneusement. "Je ne serai jamais reine. Et pourquoi le voudrais-je ? Je n'ai jamais voulu être ici…"

Elle mordille sa lèvre, comme une petite fille gâtée.

- Etait-ce trop difficile de me laisser choisir ma vie ? Arthur, auriez-vous empêché notre père de me vendre à un allié comme ce fut le sort de Morgause ? Ne dites pas non. Vous auriez obéi. Il vous a fallu tant de temps pour vous opposer à votre propre mariage…

Le prince passe une main lasse sur son visage.

- Que faisons-nous d'elle, Majesté ? chuchote Geoffroy de Monmouth en se penchant vers lui. "Elle est de sang royal… votre sœur légitime…"

Est-ce que la naissance clandestine de Morgause fait d'elle un peu moins sa sœur ?

Arthur secoue la tête et il a presque envie de lâcher le même reniflement de rire amer.

Non, bien sûr que non.

Il connait à peine Morgause, alors que Morgane a partagé tous ses jeux d'enfant, mais il l'a senti, malgré tout. Un lien si fin, presque imperceptible, un coin de son cœur qui s'émeut à certaines expressions, une inexplicable envie d'apaiser la souffrance à vif derrière les mots cruels.

- Sire ?

Il revient péniblement dans le moment présent, dans l'air vicié de la grande salle qui sert de tribunal.

Il cherche des yeux quelque chose, quelqu'un à qui se raccrocher, mais personne n'est là. Il a renvoyé Merlin vers Gaius pour s'occuper des blessés, les chevaliers sont sans doute en train de traquer les derniers fuyards et de sécuriser la citadelle pour la nuit, Guenièvre distribue de la soupe et des couvertures dans la vieille ville.

Il est seul.

- Emmenez-la, finit-il par dire. Mais ne la mettez pas dans les cachots, enfermez-la simplement dans ses appartements. Nous la jugerons plus tard – quand nous aurons rassemblés des témoins, que les choses seront plus claires.

- Et Morgause ?

Il se mord les lèvres, la gorge sèche.

- Nous l'exécuterons demain matin.

Morgane s'arrête et les deux gardes qui l'entrainaient resserrent instinctivement leur prise sur ses bras. Elle se retourne et ses yeux d'argent liquéfié transpercent son frère.

- Si vous faites cela, Arthur, je vous le jure, je vous tuerai.

Le prince ne bouge pas et aucun muscle de son visage ne trahit son émotion.

Il ne sait pas qu'à cet instant précis, il ressemble terriblement à son père.

A l'aube, il est toujours assis dans cette chaise, courbaturé, sale, épuisé, et le ciel a beau être magnifique, il lui semble qu'il le voit à travers un voile gris.

Il ne trébuche pas, pourtant, en montant au balcon qui surplombe la cour d'honneur.

L'air est frais et picote désagréablement sa peau moite mâchurée de traces de fumée.

Il y a peu de gens, en bas. Personne qu'il ne connait, à part quelques chevaliers aux visages hâves, marqués par leur captivité, et des soldats de Nemeth.

C'est bien. Les gars ont dû s'assurer que Guenièvre et Merlin n'assisteraient pas à cela.

Les gardes amènent Morgause, toujours aussi majestueuse dans sa robe de brocart vermillon, une expression dédaigneuse sur son visage aristocrate.

Derrière la fenêtre de la plus haute tour, Morgane s'est mordu les lèvres jusqu'au sang et n'entend pas grincer l'émail pur de ses dents.

- Morgause Gorlois, pour vos crimes vous êtes condamnée à mort par décapitation.

On la fait s'agenouiller et Morgause pose son menton sur le billot. Le bourreau écarte ses longs cheveux blonds presque avec douceur. Les yeux pâles de la jeune femme lancent des éclairs et un rictus sardonique plisse sa bouche délicate, comme pour mettre le prince au défi de croire qu'elle a peur.

"Mon frère…

Assassin…

Sois maudit, toi et ton précieux Camelot…"

La hache s'élève haut dans le ciel clair et bleu. Le silence est immense, si lourd.

Arthur incline la tête depuis le balcon pour donner l'ordre fatidique.

Il ne ferme pas les yeux.

La hache s'abat avec un craquement sinistre, broyant les os fragiles de Morgause, tranchant la chair pâle satinée, faisant jaillir une gerbe de gouttes écarlates. La tête aux longues boucles dorées dégringole du billot dans un éclat de soleil, les yeux figés, tandis que le corps souple et féminin s'affaisse comme celui d'une poupée de chiffon.

Derrière la fenêtre, Morgane pousse un hurlement d'agonie perçant, aigu, insoutenable, les pupilles dilatées démesurément, et son poing s'enfonce dans la vitre. Des dizaines de bouts de verre scintillent en cascadant du haut de la tour.

- NOOOOON !

Le prince a posé ses mains gantées sur le rebord de la balustrade et enfonce ses ongles si profondément dans la pierre qu'ils se cassent malgré leur protection de cuir.

Plus tard, dans la journée, il vient constater l'état des appartements de Morgane, les meubles renversés, la moindre glace brisée, les rideaux déchirés, les oreillers éventrés, et son cœur se serre en voyant la forme recroquevillée dans un coin sombre, secouée par de violents sanglots.

Après avoir discuté avec Gaius et Geoffroy, il rédige une lettre pour son oncle Agravaine, le frère de sa mère, et organise un convoi à la tête duquel il met Sir Léon. Le médecin de la cour fait boire une potion somnifère à sa petite sœur qui ne cesse de se balancer d'avant en arrière, les yeux vides, et on la place dans le chariot barricadé d'acier qu'il a fait remplir de coussins moelleux et de couvertures brodées.

Il reste longuement sur les remparts et regarde Morgane s'en aller vers le domaine au bord de la mer, en espérant qu'elle trouvera un peu de paix dans cet exil.

Puis il retourne à son devoir, à son pays, à l'instant présent, à la place qu'il doit prendre.

Il est seul.

Si seul.

 

oOoOoOo

 

Les conseillers ont prévu que le couronnement aurait lieu le lendemain des funérailles du roi et il y a tant à faire jusque-là.

Pas un seul instant pour revenir près d'Arthur et Merlin sent, à chaque battement de son cœur, qu'il devrait être avec le prince. Mais il y a tant de blessés à soigner, tant d'enfants terrifiés à consoler, tant de seaux d'eau à aller chercher, à peine le temps d'avaler un quignon de pain et de s'assurer que Gaius se repose un peu.

C'est Guenièvre qui lui permet enfin de s'échapper, en remarquant pour la centième fois comme il sursaute quand la porte de l'infirmerie s'ouvre, comme il guette à travers les fenêtres pour apercevoir sous les arcades, de l'autre côté de la cour, la silhouette de son maître.

- Va, dit-elle en lui prenant des mains les bandages propres qu'il lui amenait.

Et Merlin file en courant, monte les escaliers quatre à quatre, une main pressée sur ses côtes douloureuses, l'inquiétude battant à grands coups dans ses tempes tandis qu'il fait le trajet familier jusqu'aux appartements du prince.

Il reprend son souffle, essuie ses mains sur ses cuisses et pousse la porte en hésitant.

- Arthur ?

Le jeune homme est assis à son bureau près de la fenêtre.

La surface de bois sera bientôt recouverte de rapports en tout genre, de décrets à signer et de traités à étudier.

Il a les coudes appuyés sur la table, les paumes enfoncées dans les orbites comme pour soulager un mal de tête lancinant.

- ça va ? demande Merlin en s'approchant lentement.

Arthur ne relève pas la tête, la secoue simplement.

- Non, répond-t-il d'une voix sourde. "Mon père est mort, Morgane est partie pour ne jamais revenir et elle me hait…"

Ses épaules tremblent.

- … et la première chose que j'ai dû faire en tant que régent a été de condamner à mort ma propre sœur…

Il enfouit son visage dans ses mains.

- Comment pourrais-je être un bon roi ? Avec un tel commencement, c'est un règne voué à l'échec… j'ai échoué… j'aurais dû protéger mon père… comprendre Morgane… convaincre Morgause… ce sont mes petites sœurs, Merlin… j'aurais comprendre… c'était mon rôle… j'aurais dû les sauver… les sauver tous…

Sa voix s'étrangle et Merlin ne réfléchit pas plus longtemps. Spontanément, le cœur serré devant cette détresse, il ne fait qu'un pas de plus et entoure Arthur de ses bras.

- Ce n'est pas votre faute, murmure-t-il en posant son menton sur les cheveux blonds et en serrant aussi fort qu'il le peut le dos secoué de frissons et de sanglots contenus. "Ce n'est pas votre faute…"

Les pans de sa veste brune cachent le visage du prince aux yeux du monde et, dans cette obscurité qui sent le savon, l'aubépine et le thym, le prince laisse enfin couler ses larmes pendant que les mots réconfortants continuent de l'envelopper.

- Ce n'est pas votre faute… tout ira bien… chuchote Merlin avec ferveur. "Je suis désolé de vous avoir laissé un moment… je suis là, maintenant… vous n'êtes plus seul…"

Et un sourire bulle à travers les larmes d'Arthur.

Pourquoi ces mots si simples sont-ils si importants ?

Et pourquoi suffit-il que Merlin et les chevaliers soient là, quelque part derrière les conseillers et les nobles rassemblés dans la crypte au moment où l'on y dépose la dépouille de son père, pour que cela suffise à apaiser son chagrin ?

Demain sera un nouveau jour.

Il est temps de se relever et, sans les oublier, de laisser les choses du passé.

Il est prêt.

Ce soir-là, dans la chambre royale, Merlin lave la crasse de la bataille sur le corps d'Arthur.

Lentement, très lentement, il essore la grosse éponge et laisse ruisseler l'eau claire dans le dos du prince, trace les contours des muscles noueux et des cicatrices, rince le sang, la fatigue, la tristesse.

Arthur ne bouge pas, les yeux fermés.

Merlin nettoie la nouvelle blessure – une ecchymose massive sous la clavicule – essuie la peau humide avec un linge propre. Ses mouvements sont très calmes, entièrement silencieux. Il enfile la tunique de lin blanc sur la tête de son maître, noue les cordons de l'encolure méthodiquement, écarte une mèche blonde que le tissu a dérangée.

Il drape la longue cape immaculée sur les épaules larges d'Arthur et agrafe la boucle d'or avec soin, puis il vient se placer devant le prince, un genou au sol, la tête respectueusement baissée, et lui offre son épée.

Le jeune homme se lève, range la lame à sa ceinture et se dirige sans un mot vers la salle du trône où il entre seul.

Merlin le regarde s'agenouiller au milieu de l'immense pièce vide, baignée d'une lueur éthérée par la lune, puis il referme doucement les lourdes portes.

Quand il se retourne, Lancelot, Gwaine et Perceval sont là, silencieux et graves.

Merlin sourit doucement.

Le lendemain, quand les premiers rayons de l'aube remplissent le hall de l'escalier en colimaçon d'une chatoyante lumière dorée, les quatre hommes sont toujours là, montant une garde fidèle devant les portes.

Arthur pousse les battants et rencontre leurs regards.

Il incline la tête pour les saluer et s'avance d'un pas posé.

Sans un mot, ils le revêtent de son armure, fixant chaque pièce d'acier avec des gestes précis, mesurés. Perceval passe la cotte de mailles par-dessus sa tête, Lancelot boucle les spallières, Gwaine lui enfile les gantelets, Merlin agrafe la nouvelle cape d'un rouge profond, éclatant, si longue qu'elle traine sur le sol et se gonfle comme une aile quand le prince monte les escaliers jusqu'au balcon.

Tout Camelot est rassemblé dans la cour d'honneur. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Une foule innombrable, si muette que l'on entendrait presque le bruissement des nuages légers qui s'effilochent dans le grand ciel bleu au-dessus des tours.

Un oiseau s'envole dans la lumière.

Geoffroy de Monmouth s'approche d'Arthur qui s'est agenouillé.

Il prononce les mots sacrés, reçoit la promesse solennelle du jeune homme et dépose la couronne sur les cheveux blonds.

Et quand Arthur se lève et fait face à son peuple, c'est un seul cri fervent qui s'élève, un seul chant vibrant dans Camelot toute entière.

- LONGUE VIE AU ROI !

 

 

A SUIVRE...

 

 

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