Le Prince & L'Idiot

Chapitre 18 : Tiens bon, Merlin

3430 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 04:55

 

TIENS BON, MERLIN

 

 

La peur qui referme ses griffes sur l'estomac d'Arthur lui donne le tournis.

Il lâche son épée sans y penser et dévale la pente enneigée, le souffle coupé, le cœur broyé d'angoisse.

Sous la lune pâle, la glace brisée à la surface du lac scintille de façon féérique, moirée comme du quartz. L'eau noire est à peine agitée par un remous léger.

- MERLIN ! Oh, dieux… Non, non, non ! Merlin, Merlin !

Il étouffe, il s'est tordu le genou, ses braies sont trempées et ses bottes pleines de neige. Il ne sent pas le sang sur son visage, le bleu sur sa mâchoire, ni les blessures à son bras et sur son flanc.

Il scrute le lac, désespéré, l'endroit où la surface craquelée a cédé sous le poids de son serviteur, le trou sombre et gluant qui a englouti Merlin.

La cotte de mailles. Oh non. Il a coulé. Il a dû heurter sa tête. Sait-il nager ? Oh, Merlin, ne meurs pas, je t'en prie, ne meurs pas ! C'est de ma faute. Tout est de ma faute !

Le sol glisse et l'herbe est cristallisée sur la berge. Il plonge ses bras dans l'eau, siffle entre ses dents à la brûlure du froid, tâtonne à bout de nerfs dans le liquide épais qui le perce de milles aiguilles.

Et attrape quelque chose.

Une manche. Une main.

- Merlin !

Ses doigts se referment sur le bout de tissu, un poignet, et il hisse le jeune homme inconscient hors de l'eau en une seule fois, lâchant un grognement qui ressemble à un râle.

Il n'a jamais été aussi content que son serviteur soit si maigre.

Merlin crachote faiblement, tousse, et Arthur pourrait presque sangloter de soulagement.

Il se penche sur lui et un coup violent explose contre sa tempe, l'envoie rouler dans la neige.

On le redresse, on tord sans ménagement ses bras dans son dos. Arthur cligne des yeux pour dissiper le brouillard, et sa gorge se bloque quand il se rend compte qu'il est entouré par trois guerriers du Dorocha, dressés dans l'obscurité comme des fantômes.

L'un d'eux donne un coup de pied dans le corps inerte de Merlin, comme s'il allait le renvoyer dans les profondeurs du lac et Arthur lâche un cri suppliant, instinctif, plus fort que lui.

- NOOON ! Attendez ! S'il vous plaît, ne le tuez pas… c'est juste un idiot. C'est mon serviteur… il n'a rien fait de mal…

Le casque en forme de tête de mort se tourne vers lui, sinistre sous le rayon de lune, et le gant de peau blanc glisse vers le pommeau de l'étrange épée recourbée.

Pendant un instant terrible, Arthur pense qu'ils vont mourir, maintenant, tous les deux.

Puis la créature fait volte-face dans un ample mouvement de sa cape couleur de cendre. L'un des guerriers ramasse Merlin comme un sac de pommes de terre et le jette sur son épaule, tandis que l'autre enfonce son genou dans le creux du dos d'Arthur pour l'obliger à se lever et à suivre.

Ils remontent la pente à marche forcée, sans se préoccuper des halètements de douleur de leur prisonnier. Les bras du roi tremblent irrépressiblement, il ne sent plus ses pieds et des cristaux de glace s'accrochent à ses manches, à son manteau, aux cheveux noirs de Merlin dont le corps ballote devant lui. Sa cotte de mailles humide luit sous le rayon de lune.

Arthur claque des dents et lutte de toute sa volonté contre le froid qui pénètre ses os.

Il faut qu'on s'occupe de Merlin. Qu'on le sèche, qu'on le réchauffe, qu'on le frictionne, qu'on lui fasse boire une des potions miracles de Gaius – là, maintenant.

Il va mourir, autrement.

Il va mourir, c'est sûr. Ils sont prisonniers.

On le pousse et il trébuche, s'écrase sur son genou foulé et étouffe un gémissement. Ils sont arrivés à la clairière où sa troupe campait. Les feux sont toujours allumés, mais il n'y a plus une âme en vie nulle part.

Massacrés.

L'intégralité de ses hommes.

Les sacs sont éparpillés pêle-mêle, il y a du sang et des aiguilles de pin dans la neige foulée, et l'un des guerriers du Dorocha est assis sur le tronc à côté de la soupe.

Leur chef, semble-t-il, à en croire les massives fourrures de loup sur ses épaules.

On laisse tomber le corps de Merlin à ses pieds et quelqu'un courbe la nuque d'Arthur de force.

Il attend les questions, un rire sarcastique, sa condamnation – n'importe quoi. Mais il n'entend rien, à part un sourd grondement, comme celui d'un animal, suivi d'un bruit rocailleux indéfinissable qui fait courir un frisson sur sa nuque.

Ses yeux ne quittent pas Merlin et il l'examine autant qu'il le peut à la lueur des flammes.

Il est extrêmement pâle, les lèvres violettes, les ailes du nez et les cernes creusés par des ombres bleuâtres, secoué de frissons violents.

Arthur relève les yeux, se mord les lèvres. Il voudrait défier l'ennemi, lui faire face avec dignité, prouver le courage et la fierté du souverain de Camelot… mais s'il se montre arrogant, que vont-ils faire de Merlin ?

Il est déchiré en deux.

- Que nous voulez-vous ? gronde-t-il. "Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ? Répondez !"

Il n'obtient pas de réponse, mais un autre coup, visiblement pour le faire taire.

Pourquoi ne disent-ils rien ?

Savent-ils seulement parler ?

Qu'est-ce qui se cache sous leurs casques monstrueux ?

Il avale sa salive, s'efforce de calmer les tressautements de sa mâchoire. Il a si froid, c'est une vraie torture.

- Ecoutez, je sais pourquoi vous m'avez épargné. Je vous donne ma parole que je n'essayerai pas de m'échapper. Maintenant laissez-moi m'occuper de mon serviteur. Il va mourir si…

Une botte lui laboure le ventre et il s'effondre, le souffle coupé.

Il entend encore des grognements inhumains, puis on le soulève, le traine vers un arbre et le ligote à un tronc. Il se débat, mais c'est peine perdue. Ses yeux s'agrandissent d'horreur quand il s'aperçoit qu'on l'a attaché à proximité du monticule de corps de ses hommes.

Le visage d'un jeune écuyer est tourné vers lui, les yeux béants et vides.

Arthur détourne les yeux, remonte ses genoux devant lui, autant qu'il peut pour rassembler de la chaleur.

Il a échoué.

Il a laissé mourir trente de ses hommes.

Il est tombé aux mains de l'ennemi – lui, le roi de Camelot.

Il n'aurait jamais dû séparer son armée en huit groupes. Il a cru qu'ils étaient assez loin dans les terres pour ne plus avoir à craindre la menace des Dorocha, que ceux-ci devaient être occupés à attaquer les villages du sud du pays – dont il a organisé la protection avant de partir.

Pourvu que les autres soient en vie.

Il s'est montré pitoyable. Crédule. Stupide. Comment a-t-il pu penser un instant qu'un royaume paisible et un souverain compréhensif pourraient être vus avec bienveillance par ses voisins ? Il aurait dû être plus dur, montrer sa puissance avec davantage d'autorité – de cruauté, même s'il le fallait. Il a offert Camelot comme un agneau à la gueule des loups qui l'entourent.

Il ne récolte que ce qu'il a semé.

Mais plus que tout, il aurait dû écouter Lancelot. Il n'aurait jamais dû laisser Merlin venir avec eux.

Guenièvre et Mithian vont avoir leur cœur brisé que leur grand ami est mort seul, dans la neige, loin au nord…

Sa gorge s'étrangle et les larmes qui lui montent aux yeux brûlent sa cornée irritée par le froid.

Il ne va pas pleurer.

Non, il y a encore de l'espoir.

Dans trois jours, les autres rejoindront la forteresse d'Ismere. Ils réaliseront que son groupe manque à l'appel, ils viendront à la rescousse.

Trois jours.

Merlin ne tiendra pas jusque-là.

Est-ce qu'il respire encore ?

De là où il est, Arthur ne peut pas distinguer l'haleine condensée de son serviteur, ni le moindre mouvement.

S'il meurt, il ne se le pardonnera jamais.

Ses doigts lui font si mal, gonflés et percés par le froid. Ses bottes se sont transformées en chausses de plomb, une douleur sourde palpite dans son genou, son nez est gelé, ses lèvres saignent. La nuit est glaciale et il est mouillé, il est blessé, découragé, seul.

Arthur ne se rend pas compte qu'il n'a pas bien plus de chances de survivre que son serviteur.

Les Ombres Blanches s'installent pour la nuit. Ils ne sont que quatre – ils devaient être cinq avec celui qu'Arthur a tué au sommet de la colline.

Si peu et ils ont assassiné de sang-froid trente hommes entraînés au combat, en moins d'une heure.

Que sont-ils ? Humains ? Monstres ?

D'où viennent-t-ils ? De Caerleon ? Tout droit de l'enfer ?

A qui répondent-t-ils ?

L'un des guerriers du Dorocha s'approche du corps prostré de Merlin et s'accroupit.

Arthur se raidit.

Le casque en forme de tête de mort s'incline sur le côté, pensif. Un bras se tend, écartant un peu la cape blanche, retourne le serviteur pour mieux l'étudier. Puis l'ennemi semble se décider, ôte ses gants qu'il passe à sa ceinture et il se met à défaire les sangles de la cotte de mailles.

Arthur ne respire plus et tout le sang s'est retiré de son visage.

Qu'est-ce qu'ils vont lui faire ?

Non. Non. NON.

Il tire sur ses liens, s'écorche la peau des poignets, grince des dents.

- Hé vous ! Laissez-le ! rugit-il. "Je vous interdis ! NE LE TOUCHEZ PAS !"

Personne ne tourne le regard vers lui.

L'Ombre Blanche, pendant ce temps, enlève ses bottes à Merlin, jette la cotte de mailles de côté, lui retire sa chemise, son pantalon.

Son serviteur – son ami – son petit frère est étendu dans la neige, complètement nu, dans un cercle de brutes sanguinaires.

Arthur est aveuglé par la fureur et la peur, à moitié étouffé par les efforts qu'il fait pour se libérer et… soudain, il s'immobilise.

L'inconnu, près du feu, est en train de frictionner Merlin avec une couverture.

Et lorsqu'il a terminé, il le rhabille avec des vêtements pris au hasard dans un sac, l'enveloppe de deux autres couvertures et lui glisse deux doigts dans la bouche pour le forcer à avaler le contenu de sa gourde.

Arthur voit des points noirs danser devant ses yeux et des étincelles flasher derrière ses paupières tandis qu'il essaie de reprendre le contrôle de son souffle et de son cœur qui cogne sous ses côtes comme s'il allait s'échapper.

Les gestes du guerrier Dorocha ont été précis et rapides, mais sans tendresse, sans âme. Aucun des autres n'a paru vouloir l'en empêcher, mais ils n'ont pas manifesté le moindre intérêt non plus.

POURQUOI ?

L'Ombre Blanche se déplie lentement, ramasse Merlin comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'un chaton et se dirige vers le prisonnier. Sans un mot, il lâche le serviteur sur les genoux d'Arthur, puis contourne l'arbre et défait les liens. Pendant que le roi, aussitôt délivré, palpe fébrilement le visage exsangue du jeune homme et lui tapote les joues, l'inconnu passe la corde autour du torse d'Arthur et le rattache en lui laissant les bras libres.

Merlin est si froid.

Il tremble et son souffle est presque imperceptible.

Arthur le serre contre lui pour essayer de lui communiquer de la chaleur, sans se rendre compte que ses manches et son pantalon trempé imbibent les couvertures plutôt que n'aident.

- Réveille-toi, Merlin… allez, Tête de bois… qu'est-ce que tu fais ? Pourquoi tu t'es mis au milieu ? Tu ne fais jamais ce qu'on te dit… le pire serviteur que j'ai jamais eu…

Sa voix craque.

Il est épuisé, à bout de nerfs, et il finit par sombrer dans un sommeil agité sans même s'en apercevoir.

Quand il s'éveille, c'est à peine le matin. Un rayon doré ourle la pointe d'un sapin couvert de neige, un petit oiseau brun sautille à côté de lui en gazouillant, picorant et laissant de minuscules empreintes sur le tapis blanc.

Arthur a chaud.

Terriblement chaud.

Il met quelques secondes à comprendre pourquoi, à se rappeler de ce qui s'est passé, puis il se redresse vivement.

Le moineau s'envole dans un bruissement d'ailes.

Merlin est toujours couché contre lui, ses longues jambes étendues dans la neige, sa tête blottie contre l'épaule du roi, ses bras enfouis dans les couvertures rêches dont l'a enveloppé le Dorocha, la veille.

Il est mortellement pâle, à part pour les taches de fièvre sur ses pommettes. La transpiration embrouille ses boucles noires sur son front et ses frissons n'ont pas cessé. Il est brûlant et il tousse de temps en temps, un son rauque qui gargouille de façon affreuse.

- Merlin ? appelle doucement Arthur.

Sa gorge râpe douloureusement et plus il se réveille, plus il sent ses muscles endoloris, les coupures sur ses joues, ses orteils parcourus de fourmis mordeuses.

- Tu ne peux jamais la fermer, d'habitude… allez, Merlin… ouvre les yeux… je suis le roi, tu es supposé m'obéir…

Les cils sombres palpitent et Arthur sourit avec une gratitude débordante aux yeux bleus confus.

- Ah. Enfin.

- J'… sss…en… r'ta… ? balbutie Merlin.

- Oui, hoquète Arthur d'une voix éraillée. "Fameusement en retard. Je te préviens que tu vas nettoyer les écuries pendant des semaines pour m'avoir fait une peur pareille. Un lac, Merlin ! Qu'est-ce que tu avais besoin d'aller faire trempette dans un lac en plein hiver ?"

Le serviteur ne comprend pas et ses paupières se referment déjà de toute façon, mais le roi a l'impression qu'il peut affronter le monde entier, maintenant.

Un grognement lui fait lever les yeux.

L'un des guerriers du Dorocha se tient devant lui. Peut-être celui de la veille, celui qui a fait preuve de compassion, ou peut-être un autre. Ils se ressemblent tous, à part celui avec les fourrures de loups sur les épaules.

Ils ne font pas moins peur à la lumière du jour.

L'Ombre Blanche défait la corde et tire Arthur par le bras pour le mettre debout. Merlin glisse au sol avec un gémissement inconscient.

- Qu'est-ce que… attendez, qu'est-ce que vous faites ? Non !

Ils entraînent le roi malgré ses protestations, ne jettent pas un regard en arrière vers le tas de couvertures dont émerge un plumeau de cheveux noirs, ne ralentissent pas.

Arthur a beau se débattre, il ne peut rien faire. On lui attache les poignets avec une autre corde qui est nouée au pommeau d'une selle et il est forcé de trébucher à la suite des cavaliers dans la neige épaisse. Il se retourne autant de fois qu'il le peut, jusqu'à ce que la clairière disparaisse entre les arbres et avec elle tous ses espoirs.

Il serre les mâchoires et se laisse envahir par une rage qui le consume.

Tiens bon, Merlin.

Je reviendrais te chercher.

A la prochaine occasion, il fuira.

 

oOoOoOo

 

Le soleil est éblouissant dans la plaine d'un blanc pur.

Lancelot met sa main en visière et scrute les collines, les lignes d'arbres noirs squelettiques à l'horizon sur le ciel bleu d'azur, le lac gelé et miroitant en bas dans la vallée.

Derrière lui, quatre-vingt-dix hommes aux visages burinés par le froid gravissent la pente moelleuse, tout en aidant les blessés hissés sur les chevaux.

Dix-neuf rescapés sur les groupes attaqués.

C'est tout.

Parmi les morts, Sir Bertrand et Sir Montague.

Perceval et Gwaine ont été capturés avec une douzaine d'autres, mais rien ne garantit qu'ils ne soient pas subitement exécutés par les Ombres Blanches.

Cette expédition vers Ismere est une campagne maudite.

Le poing de Lancelot se referme plus étroitement sur la poignée de son épée.

- Pensez-vous que le groupe d'Arthur aie aussi été attaqué ? demande Sir Léon en amenant sa monture à la hauteur de celle du chevalier aux yeux noirs.

- J'en ai bien peur.

- Espérons qu'il est en vie, à défaut de leur avoir échappé. Si nous pouvons négocier sa libération en échange de…

Le chevalier aux frisettes blondes tourne la tête en direction du prisonnier attaché au bout d'une longe. L'homme lui lance un regard méprisant. Il n'est pas très grand et sa cape bordée de fourrures blanches fait ressortir sa barbe brune embroussaillée et sa peau tannée. Ses gantelets sont noirs et un croissant de bronze pend à une chaîne autour de son cou.

- … il y a peut-être une chance.

- Hum, dit Lancelot.

Il se retourne sur sa selle et surveille la progression des troupes. Puis il talonne son cheval.

- Allons, en route. Ils ont dû camper de l'autre côté du col.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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