Le Prince & L'Idiot

Chapitre 30 : Etrangers de la même famille

7846 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 05:53

 

ETRANGERS DE LA MÊME FAMILLE

 

 

Lorsque les premiers narcisses ouvrent leurs corolles jaunes comme des lucioles sur la terre noire, un carrosse fait route vers Camelot à travers la plaine, tandis que les serviteurs aèrent les chambres des invités et suspendent de riches tapisseries sur les murs de pierre. Albion fait des bouquets avec Merlin et les installe sur les tables, pépiant joyeusement à l'idée de rencontrer sa tante qu'elle n'a jamais vue.

Le serviteur est étrangement silencieux. Il a surpris hier une dispute entre Guenièvre et Arthur et, s'il n'a pas compris pourquoi le roi était aussi furieux, il en a suffisamment entendu pour savoir qu'il s'agit de quelque chose que la reine avait gardé secret dans l'espoir d'éviter à son mari d'être blessé.

Les clairons annoncent que les invités sont en vue et tout le monde se rassemble dans la cour.

En haut des grands escaliers blancs, Guenièvre, vêtue d'une longue toilette de satin cassis et coiffée d'un diadème qui retient en arrière son voile, baisse les yeux à côté d'Arthur. Le roi a revêtu son armure et sa cape d'apparat. Ses yeux bleus sont orageux, ses sourcils froncés et ses lèvres pincées comme lorsqu'il bouillonne de colère intérieure. Albion se tient entre eux, ses cheveux d'un blond sablonneux tressés soigneusement, frémissante d'excitation. Elle porte une robe rose tulipe assortie à l'éclat de ses joues et à sa petite bouche, avec une collerette gris perle et des manches bouffantes ornées de crevés, comme c'est la mode en ce moment.

Merlin et les chevaliers se tiennent en rang d'honneur sur les marches, attendant nerveusement l'arrivée de Morgane dont ils se souviennent du départ misérable dans une charrette. La jeune fille qui oscillait avec un air de folie, marmonnant des malédictions et sanglotant sous une crinière embroussaillée de cheveux noirs, sera-t-elle redevenue la princesse aux yeux remplis de rêves d'aventure qui a grandi aux côtés d'Arthur ?

Le carrosse se range dans un clapotis de sabots et de roues cerclées de fer.

Arthur se redresse en respirant profondément et s'efforce de plaquer un sourire contrit sur son visage. Personne ne sait pourquoi, quelques jours avant le retour de sa sœur, il a soudainement perdu son enthousiasme et personne ne redoute cette confrontation plus que Merlin, qui se souvient parfaitement du regard d'accusation qu'il a croisé juste avant de dévaler l'escalier et de perdre connaissance.

Il n'y a que deux endroits que le jeune homme évite à tout prix dans le château : le bureau de l'intendant où il a affronté Morgause et découvert que Morgane les avait tous trahis, et le couloir sous l'étage de la nurserie dont la seule pensée lui donne la nausée.

Certains souvenirs ne devraient pas être remués.

Le fait qu'Arthur - qui lui a promis que ce retour serait l'occasion de se réconcilier et de repartir à zéro - soit devenu brusquement si sombre n'est pas pour le rassurer et le serviteur ne cesse de jeter des coups d'œil en direction de son maître qui regarde fixement le carrosse.

Un laquais ouvre la portière et place un petit marchepied sur le sol.

Le premier à descendre de voiture est un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu d'un plastron de cuir foncé, aux cheveux noirs plaqués en arrière et aux sourcils réguliers. Il a un port de tête royal, un visage aux mâchoires assez larges, des favoris à peine grisonnants et des yeux sombres très expressifs. Les coins de sa bouche aux lèvres fines se relèvent avec une sorte d'ironie, tandis qu'il rabat sa cape de lin bistre sur son épaule.

- Bienvenue, mon oncle, le salue Arthur.

- Nous sommes honorés par votre invitation, Votre Majesté, répond Lord Agravaine en s'inclinant brièvement, avant de se tourner vers le carrosse pour tendre la main à la personne qui en sort.

Le roi retient son souffle, Albion ouvre la bouche en o, Guenièvre relève la tête, les yeux humides.

Une traine de velours émeraude glisse sur les pavés, la lumière printanière caresse le teint d'albâtre du visage triangulaire et des épaules nues. De longues boucles dignes du plumage d'un corbeau cascadent librement jusqu'aux hanches sur lesquelles se croisent des anneaux d'or et les yeux de perle de Morgane se lèvent sous l'aile de ses cils.

Dix ans après, la jolie jeune fille audacieuse est devenue une femme dont la beauté a quelque chose de glacial.

Elle sourit et fait la révérence, levant haut son menton délicat.

- Mon frère.

- Morgane, souffle Arthur, envahi par un tourbillon de sentiments contradictoires et de souvenirs déchirants.

Albion regarde tour à tour ses parents pétrifiés, sans comprendre, puis fait un pas en avant.

Guenièvre la retient en lui posant une main sur l'épaule.

- Oh, dit Merlin, les yeux fixés sur le carrosse.

Les chevaliers suivent son regard et se figent eux aussi.

Les lèvres peintes en rouge de Morgane se plient en un sourire qui se veut sarcastique, mais qui ne parvient pas à cacher un mélange de douleur et de fierté.

Albion penche la tête de côté, étonnée.

- C'est qui ? demande-t-elle en pointant du doigt le garçon de neuf ou dix ans qui vient de sauter à terre et se tient debout à côté de la jeune femme.

Sous un casque de cheveux noirs, deux yeux bleus étrangement limpides sertis dans un visage à la peau très pâle défient la cour.

- Voici mon fils, Mordred, dit Morgane d'une voix très calme.

Un murmure ébranle les nobles rassemblés derrière les chevaliers qui se troublent malgré leurs efforts pour rester stoïques.

Arthur cille à peine et Merlin comprend soudain la raison de sa dispute avec Guenièvre.

La reine a dû le prévenir. Elle savait forcément que l'enfant existait, elle a dû le voir quand elle est allée passer trois mois au château du bord de mer après la mort de Lancelot.

Dans l'embrasure de la porte, derrière tout le monde, Gaius ferme les yeux.

Il sait.

Il est le seul à qui le roi en a parlé après avoir appris cette nouvelle accablante et en souffre presque autant que le jeune souverain.

C'est une chose de ramener Morgane à Camelot, mais comment faire face au bâtard qui l'accompagne ?

La honte est sur la famille des Pendragon et le vieil homme pleure intérieurement sur la déchéance de celle qu'il aimait comme sa propre fille.

L'enfant n'a pas de père. Un vagabond charismatique, un beau parleur pratiquant la sorcellerie, aurait séduit la princesse exilée et causé ce malheur, d'après Lord Agravaine. Le séducteur s'appelait Alvarr et l'oncle d'Arthur l'a fait exécuter pour contrebande et agitation des foules, avant même de savoir que l'homme rencontrait Morgane en cachette sur la plage.

Guenièvre a supplié son mari d'imaginer la solitude de sa sœur, ce qu'elle a pu ressentir en rencontrant quelqu'un qui semblait la comprendre, la crédulité et la vulnérabilité de la jeune fille, l'horreur de celle-ci en apprenant la mort d'Alvarr, mais Arthur n'a retenu qu'un chose de son récit : pendant toutes ces années, Guenièvre savait et elle n'a rien dit.

La reine se refuse à demander pardon pour cela. Pendant les trois mois passés sur les rivages de Meredor, elle n'a pas réussi à renouer avec Morgane qui était comme une sœur pour elle, à retrouver leur amitié, la complicité partagée pendant des années à grandir ensemble, à toucher le cœur de la femme perdue dans ses amers souvenirs. Elle s'est sentie inutile et vide. Mais elle a vu le farouche amour de Morgane pour son fils et a pris la résolution de les protéger, de garder leur secret.

Et quand le roi lui a fait part de sa décision, atterrée, elle lui a avoué la vérité en espérant qu'il fasse preuve de compassion.

Elle n'a pas eu tort. Même s'il n'approuve rien de tout cela, il n'en veut pas à Morgane. En revanche, il a eu beaucoup de mal à passer par-dessus l'idée qu'on lui ait caché la vérité pendant toutes ces années…

- Arthur ?

- Père ?

- Mon neveu ?

- Sire ?

Toutes les voix le ramènent au présent et il fait un effort sur lui-même pour se concentrer. Il se penche vers Albion et désigne Mordred qui l'observe d'un air étrangement impassible pour un enfant aussi jeune.

- Voici ton cousin, explique-t-il. "Il ne connait pas le château, alors je compte sur toi pour jouer avec lui et te montrer gentille."

Un léger souffle passe entre les lèvres laquées de Morgane, comme si pendant un moment elle avait redouté l'animosité de son frère.

- Bien, Père, dit la petite fille blonde en adressant au garçon un sourire auquel il manque une canine dans la rangée du bas.

Elle s'élance et le prend par la main pour l'entrainer, frôlant au passage Morgane qui la dévisage avidement.

- Tout va bien, ma dame ? chuchote Lord Agravaine en attrapant le coude de sa nièce qui tremble un peu.

- Comme elle lui ressemble… souffle la jeune femme. "A Morgause…"

Le gant de cuir noir resserre sa prise sur le bras fin de la jeune femme, assez fort pour qu'elle étouffe une grimace.

- Rappelez-vous vos promesses de bien vous comporter, siffle-t-il à son oreille avant d'adresser un sourire à Arthur qui s'approche, escortant Guenièvre.

L'échange n'a duré que quelques secondes et tout ce que les gens ont vu, c'est une sollicitude pleine de tendresse.

- Mon neveu. Encore une fois c'est un plaisir d'être reçu chez vous.

Le roi hoche le menton.

- Vous êtes les bienvenus, répète-t-il, échangeant une ferme poignée de bras avec son oncle.

Guenièvre salue l'homme qui marque un instant de pause, ses yeux sombres jaugeant la reine, avant de plonger dans une révérence respectueuse.

- Votre Majesté.

- Lord Agravaine, répond-t-elle, luttant pour ne pas baisser les yeux sous ce regard clairement désapprobateur malgré le déploiement d'une excellente étiquette.

Morgane a repris le contrôle de son émotion passagère et s'est redressée. Elle toise son ancienne servante et sa tête s'incline à peine.

Le coin de sa bouche de carmin tique avec dédain.

- Guenièvre.

- Ma Dame.

Arthur fronce les sourcils à ce renversement des statuts, mais ne dit rien, toujours contrarié et encore sous le coup de la vague de nostalgie en revoyant sa sœur pendant toutes ces années.

Il voudrait l'embrasser sur le front et en même temps l'idée lui répugne.

Il se sent nauséeux, en colère, à deux doigts de pleurer et très heureux – complètement perdu.

Et ce n'est qu'après plusieurs semaines qu'il retrouve le sentiment de paix qu'il avait ressenti le jour où il a pris la décision de pardonner à sa sœur et de la laisser revenir.

Lord Agravaine est pour beaucoup dans le rétablissement de cet équilibre. Son oncle est un homme intelligent et raffiné, mais qui sait rester discret et humble. Arthur apprécie les conversations qu'il a avec lui, les suggestions précieuses faites en toute simplicité pendant les conseils, l'adresse à l'épée du seigneur et surtout le soin attentif que montre Agravaine à l'égard de Morgane.

Ça n'a pas dû être facile pour son oncle de découvrir que la nièce placée sous sa garde était tombée enceinte sans être mariée et il a fait preuve de beaucoup de bonté en acceptant l'enfant.

Il est évident que Morgane ne se serait pas remise d'avoir été séparée de Mordred. Arthur se rend compte avec les jours qui passent que la santé mentale de sa sœur est restée fragile, comme si seul un mur de verre se dressait dans son esprit entre la jeune fille folle et cette femme aux manières parfaites dont les yeux sont si froids, et qui ne semble vivante que lorsque son fils s'approche d'elle.

Il a fini par se réconcilier avec Guenièvre, pour le plus grand soulagement d'Albion qui a déjà bien trop de choses à gérer pour ne pas avoir aussi à s'inquiéter des disputes de ses parents.

A commencer par Mordred qui est – de loin – le garçon le plus bizarre qu'elle ait jamais rencontré.

Cela n'aide pas qu'il soit trois ans plus âgé qu'elle et qu'il ne parle quasiment jamais.

Et puis, ça n'a pas vraiment démarré du bon pied.

- Il marche comme un pigeon à qui il manque une patte, a-t-il soudain commenté à voix haute, après qu'elle ait essayé vainement de lui poser un tas de questions, alors que Merlin marchait devant eux pour les accompagner à la nurserie.

Le dos du serviteur s'est raidi un peu, mais il n'a rien dit. Albion était furieuse que l'on fasse de la peine à son meilleur ami et a mis les poings sur les hanches, se dressant sur la pointe des pieds pour être à la hauteur de cet invité-cousin-mal-poli.

- C'est parce que c'est l'homme le plus courageux de tout le royaume, a-t-elle riposté fermement.

Merlin s'est arrêté pour les attendre, mais n'est pas intervenu, contemplant la petite fille avec affection.

- Pff. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule, a lâché Mordred. "Quoi, les braves sont supposés boiter pour montrer leur valeur, maintenant ?"

Elle a soutenu farouchement le regard bleu perçant.

- Non, a-t-elle grondé. "Mais Père a dit qu'on reconnait un héros à ses cicatrices."

- Tch.

La Dolma est sortie dans le couloir pour les accueillir et la discussion s'est interrompue pour prendre un tour encore pire quand le garçon a dévisagé la nourrice avant de demander à Albion si cette femme était la gagnante d'un concours de laiderons.

La Dolma est devenue violette de colère et Merlin s'est dépêché d'emmener les enfants à l'autre bout du château.

Après ça, rien ne s'est arrangé, malgré tous les efforts d'Albion pour obéir au roi, jour après jour.

Lorsqu'elle lui a présenté le gros matou blanc qu'elle charrie partout en le tenant sous les aisselles – la pauvre bête se laisse faire placidement – Mordred a plaqué une main sur sa bouche et l'a repoussée.

- Les chats me font éternuer. Remets ça où tu l'as trouvé.

- Ce n'est pas "ça", c'est Sir Pellinore, a rectifié Albion, vexée. "Et t'es pas marrant."

Il a cassé le petit chariot de Perceval en essayant de s'asseoir dedans, mais heureusement le chevalier a promis qu'il pourrait le réparer, quand elle le lui a amené, en larmes.

Il trouve les poupées ennuyeuses et l'a traitée de bébé en découvrant qu'elle dormait toujours avec son ours en tissu.

Guenièvre lui a suggérée de faire une promenade à cheval avec son cousin, en lui disant que les garçons n'aiment pas trop les chats et les jouets. Albion n'a pas répondu, mais elle n'est pas d'accord : le fils de Sir Elyan qui a le même âge ne rechigne pas pour endosser le rôle du papa – ou du roi – quand elle et les filles de Sir Léon jouent à "on serait une famille".

Mordred se montre arrogant et donne des ordres d'un ton sec à Tyr, le palefrenier aux bonnes joues rondes surlignées d'un collier de barbe qui est toujours disponible pour seller le poney de la princesse et l'aider à le brosser.

Malgré les protestations du petit homme dodu, le garçon insiste pour choisir une monture qui a fière allure mais pas très bon caractère, et l'inévitable arrive. Ils ont à peine franchi le pont-levis qu'un reflet de soleil sur un étal de louches en métal effraie le cheval qui se cabre. Une paysanne évite de justesse un coup de sabot qui aurait pu la tuer et Mordred roule sur le sol.

Arthur n'est pas content et convoque les deux enfants, ainsi que le palefrenier et Merlin qui les accompagnait, dans la salle du trône. Albion est très effrayée en écoutant les reproches de son père au sujet de l'accident qu'ils auraient pu causer. Elle rougit de honte quand il réprimande les deux hommes pour n'avoir pas empêché Mordred de prendre un autre cheval et se mord les lèvres de colère quand son cousin s'en sort comme une fleur à cause de son poignet foulé qu'Arthur estime être une punition suffisante.

Guenièvre écoute les doléances de la petite fille en lui caressant les cheveux et renouvelle ses encouragements à se montrer patiente, tandis que la Dolma grommelle que ce n'est qu'un sale gamin.

Albion préfère l'avis de sa nourrice mais, pour faire plaisir à la reine, elle s'efforce d'essayer de comprendre son cousin. En l'observant à la dérobée pendant le dîner, elle s'aperçoit qu'il jette de fréquents coups d'œil au roi, comme s'il mourrait d'envie de s'approcher de lui.

Cela la radoucit un peu.

Elle lui montre à quel endroit on peut grimper sur le mur pour avoir vue sur le terrain d'entrainement pendant que les chevaliers s'y exercent à l'aube avec Arthur et, pour la première fois depuis qu'il est arrivé, Mordred lui sourit. Quand son poignet a guéri, elle suggère qu'il vienne à son cours d'escrime avec Gwaine et le roi accepte après avoir brièvement consulté Lord Agravaine.

Morgane n'a pas eu son mot à dire, mais elle semble trouver l'idée excellente.

De façon inattendue, Gwaine s'attache au jeune garçon morose mais déterminé qui progresse avec une sorte d'instinct farouche, plus vite qu'Albion qui apprécie la classe mais n'est pas aussi passionnée. Le chevalier barbu propose très vite de donner des leçons supplémentaires à Mordred, de le laisser se joindre aux entrainements des écuyers de douze ans, et la permission est accordée.

Pour remercier le roi, Morgane offre de donner des cours de chant à Albion. Arthur, qui n'avait jamais considéré cela comme un point d'éducation essentiel jusque là – Guenièvre privilégie le développement du bon sens chez l'enfant, même si elle la forme aussi aux devoirs d'une princesse – accepte avec plaisir, tout heureux de voir sa sœur s'impliquer dans la vie quotidienne de Camelot.

Lord Agravaine en profite pour mentionner – comme ça, rapidement, dans la conversation – qu'il y a évidemment des limites à ce qu'une ancienne servante peut apporter à une héritière royale.

Le roi disperse la réflexion d'un simple froncement de sourcils : il n'y a que quelques mois que son oncle est arrivé, il est évident qu'il ne se rend pas encore compte de tout ce que Guenièvre fait pour le bien du royaume.

Les chevaliers apprécient Lord Agravaine qui n'hésite pas à se joindre aux patrouilles et qui, sans partager la franche camaraderie qu'ils les lient au roi, se montre bon compagnon.

Le printemps fait place à l'été. Alors que les jours s'allongent et se remplissent de chaleur, de soleil, les murs frais du château continuent de garder leur ombre et leur fraîcheur. Albion est contente de passer ses après-midi dans la jolie chambre de Lady Morgane à faire des vocalises, pendant que Merlin transpire en accompagnant le roi à cheval pour voir où en sont les moissons et le remplissage des greniers.

Après la leçon de chant, la jeune femme se prépare pour le dîner, assise devant sa table à toilette sur laquelle est disposé le miroir chevalet ouvragé d'or ainsi qu'une fine aiguière et un bassin dans lequel flotte une grosse éponge. Elle sourit pour accorder sa permission à Albion dont les yeux demandent silencieusement si elle peut toucher les boîtes à fard et les pots d'onguents.

La petite fille tripote la houppette à poudre, ouvre les coffrets de vermeil et d'argent pour admirer les bijoux, passe la brosse de poils de sanglier dans ses cheveux blonds puis la repose avec soin.

Morgane applique de la teinture de cochenille sur ses lèvres bien dessinées et Albion la regarde, la bouche entrouverte.

- Vous êtes belle, souffle-t-elle.

- Veux-tu essayer ? propose Morgane en trempant délicatement le pinceau dans le liquide rouge onctueux.

Albion dit non, mais sa tête fait oui.

La jeune femme rit doucement et pose quelques légères touches de maquillage sur les lèvres de l'enfant qui s'admire dans le miroir.

- Mère ne se met pas de poudre, dit Albion en articulant exagérément pour ne pas faire de bavures avec le rouge. "Père dit qu'elle n'a jamais eu besoin de maquillage pour faire tourner les têtes et qu'il ne voit pas pourquoi elle commencerait maintenant à s'en mettre."

Morgane lâche un reniflement narquois.

- Les hommes ne savent pas ce dont ils parlent, dit-elle en brossant sa chevelure de jais si soyeuse. "Je fardais parfois Guenièvre, quand elle se rendait chez Gaius et que son amoureux y demeurait entre deux voyages..."

Elle hésite un instant, puis ajoute à mi-voix :

- Ce n'est pas ta mère, tu le sais, n'est-ce pas ? Vous ne vous ressemblez même pas.

- Je sais, dit gravement Albion. "Mes cheveux ne sont pas frisés comme les siens, ils sont ondulés, comme ceux de ma maman et de Père. Ma maman est morte quand j'étais très très très petite. C'est pour ça que la Dolma prend soin de moi."

Elle penche la tête de côté et ses yeux d'ambre brillent.

- Ma maman était très courageuse. Ce n'est pas sa faute, si elle est morte. Elle a perdu la bataille même si elle s'est battue jusqu'au bout. Ça arrive, des fois.

Morgane parait sur le point de dire quelque chose, puis se ravise.

Arthur n'a pas dit à sa fille qu'elle avait tué sa mère en venant au monde, alors que c'était la vérité. Uther, lui, avait laissé croire à Morgane qu'elle avait causé la mort d'Ygraine en naissant, alors que celle-ci s'était en fait suicidée à cause de l'infidélité de son mari.

Parfois, dans l'esprit faible et torturé de la jeune femme, les deux hommes se confondent. Mais aujourd'hui ils sont bien distincts.

- Viens, Morgause, allons dîner, dit-elle en se levant et en prenant la main que la petite fille lui tend avec confiance.

- Oui, ma Dame, répond docilement l'enfant qui ne comprend pas très bien pourquoi sa tante lui donne ce nom quand elles sont seules.

Si elle a toujours un peu de mal à s'entendre avec Mordred, en revanche elle aime beaucoup sa tante qu'elle trouve toujours si triste et qu'elle voudrait voir sourire. Guenièvre l'encourage à passer du temps avec Morgane, même si elle refuse toujours doucement de l'accompagner pendant la leçon de chant.

Albion voit les regards furtifs échangés pendant les repas, la façon dont les lèvres de Morgane se pincent quand les serviteurs s'approchent d'abord de la reine pour la servir avant de se tourner vers la sœur du roi. Elle a deviné que Guenièvre et Morgane avaient été amies, des années auparavant, mais elle ne parvient pas à les rapprocher de nouveau, comme si quelque chose d'inébranlable se trouvait maintenant entre elles.

Elle ne sait pas qu'il s'agit de la couronne que l'on posera un jour sur sa tête.

Les nuages s'enfuient dans le ciel et les rayons dorés du soleil caressent les champs verdoyants et les vignes chargées de gros grains juteux et voluptueux. Les greniers sont remplis de sacs de farine et de viande salée.

Arthur a un peu plus de temps et le passe avec Mordred sur le terrain d'entrainement. Le garçon irradie de fierté à l'idée de lui montrer ses progrès, sous l'œil gouailleur de Gwaine. Le roi le désarme rapidement, mais le félicite et lui ébouriffe machinalement les cheveux en quittant la pelouse, sans se rendre compte que le geste affectueux a figé le jeune garçon.

Les sourcils de Lord Agravaine se sont joints sur son front alors qu'il les observait, les bras croisés. Il a suivi le roi après un dernier coup d'œil indéchiffrable.

Mordred a mis du temps à se rendre compte que Gwaine lui parlait et a dispersé la question mi-inquiète mi-railleuse du maître d'armes d'un simple haussement d'épaules.

Il est orgueilleux, solitaire, sauvage et indépendant. Il y a longtemps qu'il a appris à s'endurcir contre des moqueries comme celles qu'il essuie lorsqu'il s'entraine avec les écuyers – "hé, bâtard, ta mère s'est plutôt bien roulé dans la boue pour une fille de roi" – mais il ne s'attendait pas à la vague d'émotion qui l'a submergé en sentant la tape paternelle glisser sur sa jeune tête.

Soudain il sait pourquoi il ne parvient pas à se montrer sympathique envers Albion qu'il trouve pourtant mignonne et gentille.

Il ne sait pas que Merlin et beaucoup d'autres ont deviné depuis longtemps ce qu'il cache sous son attitude froide et arrogante.

Il a fini par s'attacher au serviteur boiteux, même s'il a compris qu'il devait éviter de le mentionner devant sa mère qui ne l'aime pas. Il se résout à accompagner sa cousine en promenade à travers le royaume, se permettant de temps à autre un sourire ironique aux réflexions naïves de Merlin. Il craint Numéro Quatre qui semble toujours voir jusqu'au tréfonds de son âme, mais apprécie l'amitié simple et un peu rustre de Perceval. Sir Léon le met mal à l'aise : le chevalier semble ne pas lui avoir pardonné d'avoir ruiné les jeux de ses filles. Il évite Gaius et la Dolma autant que possible : il trouve que le vieux médecin sent le ranci et la nourrice lui fait clairement comprendre qu'elle ne l'apprécie pas.

Son préféré reste Gwaine et il s'est aussi fait un ami en la personne de Will, l'un des écuyers, un garçon frondeur et impétueux d'une quinzaine d'années, que ses origines modestes isolent du reste du groupe.

A la fin de l'été, de violents orages éclatent chaque jour après les journées étouffantes de chaleur. Le ciel se gonfle de nuages violets et noirs. Des éclairs blancs fusent à travers le château tandis que le tonnerre roule, terrifiant, et que de grosses gouttes tièdes s'écrasent sur les pavés de la cour.

Albion cherche son chat, Sir Pellinore, sans se douter qu'on la cherche partout. Le matou grognon et obèse a encore entamé une tourte dans les cuisines et l'un des gâte-sauces, exaspéré, l'a aspergé d'eau sale et d'épluchures de légumes. Avec un miaulement courroucé, le minet s'est enfui en rasant les murs, son gros bidon raclant le sol.

Elle finit par le retrouver à l'étage que Merlin refuse toujours de traverser, quitte à faire un énorme détour, et se penche pour le prendre dans ses bras. Quand elle se redresse, une bourrasque se glisse par une fenêtre ouverte et éteint les torches. Plongée dans l'obscurité, avec le bruit de la pluie qui tambourine contre les vitres et des volets qui claquent, la petite fille lâche un cri de terreur.

Sir Pellinore, écrasé contre elle, se débat et lui échappe de nouveau.

Albion le rappelle d'une petite voix tremblante, mais le chat l'ignore et s'enfuit en trottinant. Elle serre les poings, plisse les yeux pour apercevoir le bout du couloir qui fait si peur à son meilleur ami et tape du pied, énervée et effrayée, en voyant que le matou ne revient pas. Derrière elle, les escaliers ne sont plus éclairés non plus.

Elle ravale ses larmes, décidée à être aussi courageuse que tous les adultes qu'elle aime tant, digne de son statut de princesse.

- Sir Pellinore ! Revenez ici ! ordonne-t-elle d'une voix qui bégaie un peu.

Le chat blanc a disparu, mais dans l'éclair qui l'éblouit soudain, elle distingue une silhouette sombre dans le couloir.

Un monstre. Un fantôme. Quoi que ce soit que fuit Merlin, c'est là, dans le couloir, tout près, tapi dans l'ombre, prêt à lui sauter dessus.

Le tonnerre débaroule, puissant et assourdissant, et elle se laisse tomber sur le sol, les mains sur les oreilles, les paupières crispées.

Quelqu'un touche son épaule et elle pousse un cri perçant en se jetant en arrière.

- Albion ?

Deux yeux d'un bleu argenté à la lueur surnaturelle de cette nuit d'orage croisent les pupilles d'ambre dilatées de frayeur et embuées par les larmes.

- C'est moi, Mordred. N'aies pas peur.

Il l'aide à se relever et l'emmène sans se moquer de ses reniflements et des petits cris qui lui échappent à chaque nouveau coup de tonnerre, la laissant s'accrocher à son bras. Il la guide jusqu'à la nurserie et la laisse devant la porte.

Albion le rappelle avant qu'il ne s'éloigne.

- Merci, souffle-t-elle.

Il hausse les épaules avec un petit sourire un peu ironique.

- C'est rien.

- Qu'est-ce que… pourquoi…. Pourquoi t'étais là-bas ?

Il fronce un sourcil sans comprendre.

- A cet étage, précise la petite fille comme si cela voulait tout dire.

Mordred ne comprend pas et se contente de mordiller sa lèvre inférieure.

- C'est là où sont les appartements de Lord Agravaine, répond-t-il. "Je venais chercher ma mère."

- Oh, dit Albion, surprise. "Je ne savais pas que des gens y habitaient."

- On m'a dit que c'était les meilleures chambres du château, rétorque Mordred. "C'est normal que ton père y loge un invité de marque."

Pour la première fois, Albion remarque la nuance amère à peine perceptible dans la voix de son cousin, mais elle ne pousse pas la question et lui adresse une révérence reconnaissante.

- Oui, je suis bête, répond-t-elle avec un rire encore un peu froissé par la peur. "Bonne nuit, Mordred."

- Bonne nuit, princesse, répond le garçon avant de s'en aller de son pas raide habituel.

La Dolma gronde Albion d'avoir disparu à cause d'un stupide chat, Guenièvre vient l'embrasser sur le front quand elle est couchée et Arthur ramène Sir Pellinore qui s'était réfugié dans ses appartements : apparemment le chat sait très bien où se rend sa maîtresse pendant les orages.

Merlin passe la journée du lendemain avec la princesse. La pluie empêche Arthur d'aller inspecter les récoltes, mais il rappelle son serviteur en fin d'après-midi pour se rendre dans les caves du château.

Dehors, les gouttes crépitent sans intermittence sur le corps fuselé du dragon de pierre dont la gueule est en fait un cor.

En revenant de sa leçon avec Geoffroy de Montmouth, Albion fait un crochet par les appartements de Morgane. Les chevaliers sont allés en patrouille malgré le temps de chien, Guenièvre est dans la ville basse avec Gaius et les filles de Sir Léon sont parties la veille avec leur mère au domaine des parents de celle-ci pour y passer les premières semaines d'automne.

La sœur du roi lui ouvre, un peu étonnée de la voir arriver alors qu'elle n'a pas de cours de chant, et sourit avec plaisir en la laissant entrer. Albion se hisse sur le lit à baldaquin et laisse balancer ses jambes.

- Que faites-vous ? demande-t-elle.

Morgane lui montre les belles arabesques qu'elle trace sur un parchemin.

- C'est une histoire, explique-t-elle.

- Vous écrivez mieux que Père, commente l'enfant.

- Arthur n'a jamais été très doué avec une plume, il est bien trop brute, ricane la jeune femme.

Albion ne relève pas le ton sarcastique

- Est-ce que cela sera chanté pendant les banquets, ensuite ? demande-t-elle.

Morgane secoue la tête.

- Non, c'est seulement pour lire à voix haute, lentement, quand il neige dehors ou sous un arbre en été. Pour rêver et s'évader de cette vie.

- Oh, dit la petite fille avec des yeux émerveillés à l'idée d'une histoire qui ne réclame ni une fête ni la présence de la Dolma. "Puis-je le lire ?

Morgane range le parchemin dans un des étroits tiroirs de sa table à toilette.

- Non, dit-elle. "Pas cette histoire. Mais il y en a une autre que je veux bien partager avec toi."

Elle sort d'un coffre un livre élimé, attaché avec des courroies de cuir et dont la reliure est recousue au gros fil, et s'installe sur la courtepointe vert-de-gris de son lit en déployant sa robe de satin noir autour d'elle. Albion la rejoint aussitôt et attrape un gros oreiller sur lequel elle pose son menton.

- "Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort ?" commence Morgane de sa belle voix un peu grave. "C'est de Tristan et d'Iseut la reine. Écoutez comment à grand' joie, à grand deuil ils s'aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui…"

La pluie ruisselle sur la croisée et les heures passent, enchanteresses.

Albion est fascinée par l'histoire, par l'émotion dans la voix de sa tante, par la magie de l'écriture. A la lueur des bougies dont les flammes dansantes se reflètent dans les yeux pâles de la sœur du roi, elle découvre que les livres qu'aime tant Merlin ne parlent pas que de choses qui s'apprennent.

Elle ne sait pas que les romans ne sont pas considérés des lectures saines.

Elle frémit pendant la nuit où la farine est saupoudrée sur le sol, bat des mains quand le chien reconnait Tristan, pleure quand le mensonge change la voile de couleur et quand la ronce indestructible pousse sur la tombe.

- "… ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les mécontents et les désireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troublés, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l'inconstance, contre l'injustice, contre le dépit, contre la peine, contre tous les maux d'amour !" conclut Morgane en refermant le livre abimé avec précaution.

Elle essuie une larme au coin de son œil et tend un mouchoir à la petite fille qui se mouche bruyamment.

- Tu as aimé ?

- Oh oui ! s'écrie Albion.

Morgane rit doucement à son enthousiasme.

- Tristan est si courageux et si fou, glousse la petite fille.

- Un jour, j'ai rencontré un homme qui était comme lui, murmure Morgane presque involontairement. "Il avait des yeux remplis d'étincelles et des cheveux bouclés qui sentaient le sel et la mer. Il aurait pu être prince. Il parlait et il se battait comme un prince. C'est lui qui m'a donné ce livre."

- Où est-il ? demande Albion.

- Il est mort, dit simplement Morgane.

Dans le silence qui suit, la petite princesse réfléchit profondément. Puis elle s'approche de sa tante et lui met ses bras autour du cou avec affection.

- Vous l'aimiez beaucoup, hein ?

- Qui ? tressaille Morgane en se blottissant dans l'étreinte, oubliant qu'il s'agit d'une enfant, respirant cette odeur qui ressemble tant à celle, rassurante et complice, de Guenièvre, le parfum de l'époque où elles n'étaient que des jeunes filles, presque des sœurs, partageant rêves et secrets.

- Le papa de Mordred.

- Ah.

Un autre silence.

- Non, dit finalement Morgane, presque dans un souffle. "J'aimais Alvarr."

Albion ne comprend pas, mais elle sent les épaules délicates trembler de sanglots retenus, alors elle berce doucement sa tante, chuchotant des mots de réconfort comme la Dolma le fait lorsqu'elle a mal.

Quand on vient les chercher pour le dîner – elles sont incroyablement en retard et, si le roi se contente d'un froncement de sourcils réprobateur sous l'œil attendri de Guenièvre, en revanche Lord Agravaine se racle la gorge d'un air mécontent et Mordred lance un coup d'œil de reproche à sa mère – Morgane chuchote à Albion que le livre qui raconte l'histoire de Tristan et Iseult doit rester un secret absolu.

La petite fille n'a pas l'occasion de demander pourquoi car le lendemain, alors qu'elle se rend aux appartements de sa tante pour sa leçon de chant, le tocsin se met à sonner à toute volée.

Les gardes se rassemblent dans la cour, les serviteurs se massent derrière les fenêtres et sous les arcades.

Le roi dévale les grands escaliers pour venir à la rencontre de Gwaine, demandant ce qui se passe.

- Un cavalier, Sire, répond le chevalier barbu d'un air soucieux. "Il a franchi le pont-levis sans s'arrêter pour décliner son identité."

- Avons-nous pu l'intercepter ? Pourquoi une telle hâte ? Qui est-il ?

- Son cheval est mort sous lui à peine quelques mètres plus loin, dit Gwaine. "On l'amène sur un brancard. Sire, il n'a dit que quelques mots avant de s'évanouir, mais… je crains qu'il n'apporte de terribles nouvelles."

Perceval et Numéro Quatre entrent dans la cour à cet instant, chargés de la civière sur laquelle est étendu un jeune homme d'une vingtaine d'années, blond, vêtu de vêtements de paysan, les yeux clos et les joues maigres terriblement pâles.

Le médecin remplaçant de Gaius lui fait respirer les vapeurs d'une potion à l'odeur infecte et l'inconnu reprend conscience péniblement.

Arthur s'agenouille à côté de la civière.

- Qui êtes-vous ? demande-t-il. "Pour quelle raison venez-vous à Camelot ? Parlez sans crainte. Je suis le Roi Arthur."

- Je sais… balbutie le jeune homme d'une voix à peine audible. "Sire… vous… le royaume… malheur… une armée… je l'ai vue… en marche sur Camelot…"

Une cruche tombe sur les pavés et éclate en morceaux bruyamment, faisant sursauter les chevaliers qui entourent la civière.

Gwaine et Arthur se retournent d'un même mouvement.

- Merlin ?

Le serviteur est figé, les mains encore ouvertes, la cruche brisée à ses pieds, l'eau qu'elle contenait répandue sur ses chausses et sa tunique. Tout le sang s'est retiré de son visage.

- Daegal… souffle-t-il.

 

 

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