Le Prince & L'Idiot

Chapitre 34 : Destinée

5317 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/11/2015 21:10

DESTINÉE

 

 

L'une après l'autre, des gouttes d'eau suintent au plafond, lentement, puis tombent dans une flaque brunâtre.

Ploc. Ploc. Ploc.

Le bruit simple et creux se répercute dans toute la galerie.

Assis par terre près de la torche qui crachote une fumée jaune et sale, Mordred essaie de reprendre son souffle. Son cœur cogne violemment sous ses côtes et ses mains tremblent irrépressiblement.

Il lâche un petit rire cassé.

Puis vomit.

A côté de lui, dans une mare de sang noir, Agravaine a les yeux ouverts et fixes.

Il l'a tué.

Au moment où l'homme s'est retourné après avoir examiné la porte cachée au fond du souterrain, l'enfant lui a enfoncé son épée au défaut de l'armure de toute la force de ses bras. Une gerbe rouge a giclé avec un bruit atroce de chairs déchirées et Agravaine s'est écroulé d'un air surpris, un cri de douleur étranglé dans la gorge.

Mordred sent quelque chose de visqueux et tiède couler le long de sa joue et il n'est pas trop sûr si c'est du sang ou des larmes.

Non, pas des larmes.

Surtout pas des larmes.

Il se redresse en chancelant, ses doigts raclent la terre molle du mur pour s'y raccrocher. Ses jambes flageolent et l'arrière-goût de bile au fond de sa bouche lui donne la nausée.

Il ramasse la torche, les tempes battantes.

C'est fait.

Le corps le nargue, étendu sur le sol ferrugineux, immobile. La peau du visage est blafarde, les joues si flasques. La lumière vacillante fait glisser des reflets dans les cheveux noirs du mort et dans ses yeux vitreux.

Il était très bavard dans le passage secret. Se parlait à lui-même d'un avenir parfait si proche, d'un château loin des falaises austères de Meredor, de femmes aux seins voluptueux et aux cheveux somptueux, d'une cascade de pièces d'or et d'une place attitrée à la cour. D'une vengeance enfin obtenue – le père tue la sœur, l'oncle tue le fils – et il gloussait d'une façon tellement contente, tellement vaine, tellement détestable que Mordred en avait mal aux dents.

Il n'a pas prononcé le nom de Morgane une seule fois.

Quand il est tombé, il a à peine eu le temps de dire quelques mots avant que l'enfant, en retirant brutalement la lame, ne l'achève.

- Fou ! Je t'aurais mis sur le trône. Tu étais mon…

Mordred a sifflé comme un serpent, retroussant ses lèvres sur ses jeunes crocs.

- Non, a-t-il grondé d'une voix basse et rauque. "Non, je ne l'étais pas. Ma mère a aimé Alvarr et vous l'avez tué. Vous n'êtes rien pour moi. Je ne veux rien de vous."

Pendant un instant, l'homme l'a fixé intensément – pas un regard de trahison, non, mais un regard de surprise presque amusée – puis il s'est affaissé avec un gargouillis.

Mordred a senti ses forces se dissoudre comme une poignée de sable et il s'est retrouvé à genoux dans l'étroit passage secret rempli d'une odeur âcre et chaude, si forte qu'il en avait le vertige.

Il l'a fait.

Il a tué l'oncle qui offrait à sa nièce de jolies parures et l'écoutait raconter ses malheurs, qui savait la calmer d'une phrase affectueuse quand elle était submergée par une colère proche de la folie, qui a su se rendre indispensable au point que sans lui Morgane ne sait plus prendre de décisions.

Il a tué le seigneur qui a fait condamner à mort un traine-misère aux cheveux bouclés dont le seul crime avait été de lire un roman d'amour sur une plage, un jour où s'y promenait une princesse désespérée de trouver quelqu'un qui comprenne sa peine.

Il a tué l'ombre qui se glissait parfois dans la chambre de sa mère et dont les halètements rauques se mêlaient aux secousses sourdes du sommier et aux sanglots gémissants de la jeune femme.

Il a tué Lord Agravaine.

C'est fini.

Il est debout et son pire ennemi est là, au sol, vaincu.

Il a vengé sa mère.

Il les a libérés tous les deux de leur geôlier.

C'est fini.

Il est resté longtemps absent, sa mère doit s'inquiéter. Il faut qu'il y retourne, elle a besoin de lui.

Ses yeux d'un bleu éthéré sont secs, inexpressifs, froids, même si son menton tremble comme celui d'un enfant qui va pleurer.

- C'est fini, Mordred, dit-il à voix haute pour reprendre le contrôle de ses nerfs. "Tu as fait ce qu'il fallait faire. C'est bien."

Il crispe ses doigts sur le manche de la torche, essuie d'un revers de manche le sang qui a éclaboussé son visage, puis s'en va d'un pas vacillant.

Il a laissé l'épée souillée sur le sol et l'obscurité, très vite, engloutit le dernier reflet de la lame.

 

oOoOoOo

 

Tout n'est que fumée grise et épaisse, cris et clashs de métal, partout. Des flèches vrombissent et percent les outres remplies de graisse, de résine et de salpêtre que l'ennemi a jeté contre les murailles. Une flamme gonfle avec un rugissement, s'engouffre entre les créneaux et dans les meurtrières, consumant tout sur son passage comme un lion de feu. Des palissades et des poutres explosent, projetant des centaines de petits bouts de bois éclaté.

Daegal en a reçu un dans la joue et cette écharde le brûle plus que sa jambe écorchée en tombant dans les escaliers ou son poignet foulé. Il continue inlassablement de courir en suivant les ordres, la tête baissée, les cheveux dégoulinants de transpiration, sa chemise collée au dos. Il ramène des carquois pleins aux archers, transporte des marmites d'huile bouillie, s'accroupit entre deux soldats quand une volée de traits noirs tranchants traverse l'air, se relève et se dépêche de rejoindre l'autre bout du chemin de ronde avec le message de Sir Elyan pour Sir Léon. Sa gorge est sèche, ses yeux pleurent dans cette fumée qui les irrite, quelques fois tous les sons s'évanouissent de ses oreilles tellement il est épuisé.

Il ne sait plus depuis combien de temps ils se battent. Sûrement, l'aube ne devrait plus tarder – et avec elle, un peu de répit.

Daegal a à peine dormi la nuit dernière, hanté par les gémissements des mourants, les hurlements de douleur, les claquements du trébuchet et des visions d'yeux béants, de mains tendues, de corps déchiquetés.

Si seulement tout ça pouvait s'arrêter.

S'arrêter.

S'arrêter…

En face de lui, Arthur se bat comme un forcené. Son casque a été enfoncé par un coup et son nez sanguinolent a maculé de traces sombres le reste de son visage. On ne voit que ses yeux bleus brillants à la lueur suffocante des explosions.

Il sait que s'ils perdent les remparts cette nuit, il n'y aura plus que les murs du château et quelques portes à peine entre les réfugiés et l'ennemi. Ce sera un massacre.

Il faut qu'ils tiennent bon, encore une nuit.

Demain, peut-être… demain l'aube verra peut-être arriver les secours.

Si Gwaine et Numéro Quatre ont pu lancer le signal de détresse depuis le premier avant-poste à Stonewell, alors…

Il sait que c'est impossible, alors il se bat avec encore plus d'acharnement.

Ils tiendront.

Une autre nuit, deux, trois même s'il le faut.

Jusqu'à ce que l'aide arrive.

Il ne laissera pas les femmes et les enfants périr aux mains des soldats d'Odin – même s'il faut pour cela que tous prennent une épée, y compris les paysans, les serviteurs et les jeunes écuyers.

Son surcot est déchiré et des mailles ont sauté sur son épaule, là où il a pris un coup de masse d'armes tout à l'heure. Il trébuche quand une nouvelle explosion fait trembler le chemin de ronde, croise un bras en protection devant son visage en tombant sur un genou.

Cette fois le feu grégeois tout droit jailli de l'enfer a frappé vraiment près, illuminant la nuit, envoyant par-dessus les créneaux une demi-douzaine de soldats. La palissade est éventrée, des cendres virevoltent de tous côtés, des flammes lèchent les débris et le mur suintant d'huile.

Il attrape un seau d'eau, se le vide sur la tête, court à travers la fumée pour prêter main forte à ceux qui se relèvent tant bien que mal, sonnés et à peu près indemnes. Des crochets ondulent dans l'obscurité comme des serpents de métal, s'agrippent à la pierre, et des braillements barbares annoncent un nouvel assaut.

Daegal, figé, regarde le roi se précipiter vers la brèche. Il a l'impression d'être sous l'eau.

Plus un bruit, tous les mouvements sont ralentis, comme si la bataille se déroulait dans la vase d'un étang.

Il voit le beffroi poussé au bord des douves, les archers en joue avec les pointes de leurs flèches comme des feux-follets, leur chef qui baisse le bras, la balle de cuir lourde de sève visqueuse que vient de lancer le trébuchet…

Et il sait que le roi va mourir, là, maintenant.

Alors il lâche tout ce qu'il tenait, il oublie ses blessures et ses contusions. Il grimpe sur le plus proche créneau et il court de pierre en pierre, léger comme un elfe, comme lorsqu'il dansait sur la corde raide de ses quatorze ans.

Les soldats, les flammes, les hurlements, les étincelles bleues, tout ne devient qu'un brouillard comme une foule de belles dames et de seigneurs dans leurs atours de fêtes. Il respire le fumet des rôtis et il entend la mélodie des vielles, les voix mélancoliques des ménestrels. Il cabriole dans les airs, les clochettes de son costume tintent légèrement…

… et il dégringole avec Arthur à travers la rampe de bois qui soutenait le chemin de ronde, tandis qu'un souffle d'or rugissant les enveloppe de sa chaleur infernale.

Pendant un instant, tout devient blanc et la voix joyeuse de Merlin l'appelle.

"Reste à Camelot !"

Il aurait pu, oui. Faire le bon choix et vivre comme un être humain…

Mais il ne l'a pas fait.

"Je t'en supplie, Daegal ! Sauve Arthur… ne les laisse pas lui faire de mal…"

Il quitte la cellule en tournant le dos au serviteur qui sanglote de peur et de douleur, pendu au plafond en attendant que la torture recommence, et qui ne pense qu'à son roi.

Il est lâche.

Mais plus maintenant.

Pas aujourd'hui.

"Regarde-moi, Merlin. Je te demande pardon... je ne me tromperai plus de chemin. Je te le promets. Je vais faire ce que je dois faire. Je vais faire quelque chose de bien de ma vie."

Il aperçoit les yeux bleus pleins de larmes…

Puis un puits de souffrance l'engloutit et il ne sait plus rien.

Arthur roule sur le sol et se relève en titubant, étourdi par la chute, l'épaule démise par le choc. Il était sur les remparts, il est maintenant en bas. Il ne comprend pas.

Quelqu'un court vers lui et il cligne des yeux, hébété.

- Sire !

C'est Sir Léon et il est plus pâle qu'un mort.

Il palpe le roi, s'assure qu'il n'est pas blessé ni brûlé en bredouillant des mots incohérents au sujet d'une explosion, puis il le lâche et s'agenouille au milieu des planches brisées et du tas de détritus qui a amorti la chute de son souverain.

Fébrile, il retourne un corps maigre et Arthur refoule une brusque nausée. Ce n'est qu'un amas de chairs carbonisées, et pourtant les dents y paraissent très blanches, comme celles d'un enfant, quand la bouche s'entrouvre pour gémir.

- R…r'r…oi…

- Tu l'as sauvé, petit, chuchote le chevalier très ému. "Tu as réussi. Tu es un héros."

Arthur s'agenouille avec difficulté. Il voudrait poser sa main sur l'épaule de son sauveur, mais il a peur de lui faire mal.

- Merci, chuchote-t-il.

Les yeux ne voient plus, mais quelque chose passe sur ce masque horrible de peau à vif, presque comme un sourire ou un soupir de soulagement, et s'y fige.

- Qui était-ce ? demande le roi à voix basse quand il comprend que le jeune homme qui vient de lui sauver la vie est mort. "Pourquoi un gamin comme lui est-il au combat ? J'avais ordonné que les écuyers restent à l'intérieur."

Sir Léon inspire profondément.

- Ce n'était pas un écuyer, Sire. C'était Daegal.

Arthur avale sa salive.

- Il a payé sa dette, murmure-t-il.

Il dégrafe ce qui reste de sa cape cramoisie déchirée et en couvre le corps d'un geste solennel. Puis il ramasse son épée et se relève.

- Retournons-y, ordonne-t-il.

Il reste encore quelques heures avant l'aube et, à travers les volutes de fumée et les ombres des flammes, on distingue quelques étoiles brillantes sur la voûte d'encre, comme des paillettes sur le manteau d'un troubadour.

 

oOoOoOo

 

Gwaine entortille la bride du cheval autour d'un arbuste et musèle l'animal d'un foulard, avant de suivre Numéro Quatre qui a commencé l'escalade de la paroi.

Les aspérités des rochers égratignent leurs doigts gourds. Ils ont enlevé leurs gants pour avoir de meilleures prises, mais le froid les transperce.

La nuit est glaciale, immobile. Pas un bruissement d'insecte, pas un cri d'oiseau. Pas un flocon ne tourbillonne et même la lune semble figée comme une goutte de mercure.

Quelques gravillons roulent sous la botte du chevalier et l'Ombre Blanche lui lance un regard de reproche par-dessous son bras, en se hissant sur une plateforme étroite.

"Je sais", riposte Gwaine silencieusement. "Je fais de mon mieux ! Je ne suis pas un ancien assassin formé à agir dans la plus grande discrétion !"

"Ça se voit", répondent les yeux noirs de Numéro Quatre, narquois. "Vous êtes plutôt du genre à foncer dans le tas comme un sanglier lourdaud."

"C'est ça. Non, pas du tout. Je peux être subtil – parfois."

Gwaine souffle par les narines, rejetant en arrière ses cheveux bruns ondulés, et accepte la main que lui tend Derian pour se hisser à sa hauteur.

"Et maintenant ?"

Les doigts de Numéro Quatre voltigent, expliquant la stratégie. Gwaine approuve d'un hochement de tête. Puis il tire doucement son épée, glisse son pouce le long de la lame.

Peu importe ce qui se passera.

Il faut que le bûcher soit enflammé cette nuit pour que Camelot reçoive de l'aide.

Il croise le regard de l'Ombre Blanche, dans lequel se reflète la lune pâle, et un sourire s'esquisse dans sa barbe hirsute.

Spontanément il serre le bras de l'homme qu'il a longtemps tenu pour responsable de la mort de Lancelot.

"Ensemble ? Pour Camelot."

"Ensemble", acquiesce Numéro Quatre. "Pour Merlin."

Ils escaladent les derniers mètres jusqu'au sentier escarpé qui mène à l'avant-poste, se glissent derrière la tour de pierres en haut de laquelle se dresse le bûcher, s'accroupissent pour écouter.

"Un soldat."

"Non, deux. Un troisième à l'intérieur."

"Ce n'est pas l'accent de Camelot."

"Des tombes fraiches, là-bas, à droite."

"Odin a pris Kemeray aussi, alors. Le chien ! Il avait tout prévu !"

Les sourcils froncés, Gwaine serre les poings et amorce un mouvement pour s'élancer sur la sentinelle dont ils voient l'haleine comme un petit nuage de vapeur dans le rectangle de lumière qui se découpe devant la tour.

Numéro Quatre le retient.

"Si on le tue, l'autre va sonner la cloche et déclencher l'alerte."

"Et alors ? S'ils viennent, il suffira de tous les tuer. Et ensuite, le bûcher !"

Le front de Derian se plisse.

"Crétin ! Ils l'inonderont…"

Gwaine rigole.

- Tu sais, je comprends parfaitement quand tu me traites de crétin.

Les yeux de l'Ombre Blanche s'agrandissent, alarmés, mais le chevalier s'est déjà redressé et s'approche de la sentinelle d'un pas nonchalant, son épée à la main.

- Hé ! Salut à toi, camarade.

Le soldat en livrée jaune le fixe d'un air stupéfait, puis cherche fébrilement le cor qu'il a autour du cou tout en pointant sa lance sur l'intrus.

- Sans rancune, mais t'as pas choisi le bon roi, continue le chevalier qui fait tourner sa lame sur son poignet d'un souple moulinet.

Il redevient sérieux une fraction de seconde et frappe sans hésiter. Puis il enjambe le blessé et entre dans la tour, suivi par Numéro Quatre qui lève les yeux au ciel d'un air exaspéré.

Ils montent rapidement les marches, leurs épées à la main, abattant les soldats qu'ils rencontrent sans s'y reprendre à plusieurs fois, aussi meurtriers et efficaces que deux faucons.

En haut de la tour, ils s'arrêtent de part et d'autre de la porte et se consultent du regard avant de l'enfoncer ensemble et de se ruer sur le toit.

Vingt hommes les y attendent, rangés en plusieurs demi-cercles, leur barrant l'accès au bûcher. Leurs armures luisent sous la lune.

- Tch, lance Gwaine. "Mauvais joueurs."

Numéro Quatre se redresse et fait rouler ses épaules.

- Qu'est-ce que tu en dis ? C'est l'occasion de prouver à Arthur qu'un chevalier de Camelot vaut largement dix hommes au-delà de n'importe quelle frontière.

L'Ombre Blanche retrousse ses lèvres comme un loup qui sourit et un sourd grondement monte de sa gorge.

Et après cela, le toit devient un tourbillon de gouttelettes de sang, un théâtre de râles et de gémissements étouffés, un maelström d'éclairs de métal et de capes sombres qui tournoient.

Le rire insolent de Gwaine résonne dans la nuit glaciale et l'haleine de Numéro Quatre se mêle aux souffles de leurs ennemis. Ils sont couverts de sang mais ils ne cèdent pas, ils ne plient pas, ils se relèvent toujours. Le fantassin s'appuie sur l'épaule du chevalier pour balayer un groupe, l'ancien ivrogne bondit en s'aidant du genou de l'ancien assassin pour tomber sur ceux qui les attaquent.

Ils sont partout – ils ne sont que deux – et les soldats d'Odin reculent malgré eux, dépassés par ce nombre formidable, par cette force désespérée.

Dos à dos, ils luttent sans faiblir, comme si aucune blessure ne comptait.

Et lorsque l'aube commence à poindre, au loin, comme une douce lumière qui se répand sur la plaine et se moire sur les montagnes blanches, un chemin d'or qui traverse la terre et fait reculer l'ombre, ils sont les seuls encore debout.

- C'est fini, hoquette Gwaine avec un gloussement étranglé.

"On a réussi."

Le chevalier titube jusqu'au bûcher, s'agrippe aux barreaux de l'échelle pour grimper jusqu'à l'arche au-dessus du tas de bois. Il pousse un cri de rage lorsqu'il y parvient.

- Ils ont tout vidé !

Numéro Quatre le rejoint d'un saut et serre les poings en voyant qu'ils n'ont aucun moyen d'allumer le feu qui sauvera Camelot.

Le soleil se lève en les éblouissant et, très loin tout en bas, ils aperçoivent un nuage de fumée macabre.

- Non, gémit Gwaine. "NON !"

Numéro Quatre réfléchit à toute vitesse.

"Le cheval ! C'est suffisamment de graisse. Une des torches… On peut encore y arriver !"

Ils dévalent les escaliers de la tour, se précipitent le long du sentier jusqu'à l'endroit où ils ont caché la monture. Gwaine détache le hongre et l'animal s'ébroue, agite ses oreilles et donne un coup de tête amical à son cavalier.

- Désolé, mon vieux, murmure le chevalier en appuyant son front contre la joue du cheval. "Mais tu seras un héros. Grâce à toi, Camelot sera sauvée…"

Il fait un pas de côté et soudain la montagne caressée par les rayons roses de l'aurore devient un brouillard gris.

Une main se pose sur son épaule.

Il cligne des yeux et distingue le visage grave de Numéro Quatre.

- Je suis blessé, c'est ça ?

Il baisse le regard et lâche un petit rire amer.

- Ah.

En s'enfuyant, l'adrénaline lui donne un coup en traître derrière les genoux et il vacille. Il lâche la bride du cheval et sa main vient inconsciemment se presser contre le trou béant dans son flanc.

- C'est vraiment pas le moment…

Il coule sur le sol, rattrapé juste à temps par Derian qui s'agenouille à côté de lui. La douleur arrive, sournoise, enflant avec chaque respiration maintenant qu'il sait qu'elle devrait être là.

Il sent ses chausses trempées, le vent glacé qui effleure la plaie et joue dans les fils déchirés de sa tunique, les anneaux froids de sa cotte de mailles sur sa peau fiévreuse.

Son cerveau s'obscurcit et il lutte pour ne pas perdre connaissance.

- Dépêche-toi, balbutie-t-il, repoussant la main de Numéro Quatre qui veut examiner la blessure. "Vite… Camelot… le bûcher…"

La crinière du cheval lui frôle le visage quand l'animal se penche vers lui. Il lui embrasse les naseaux, puis agrippe le licol, cherche son compagnon de voyage et lui fourre les rênes dans les doigts.

- Le peuple… Arthur… Merlin…

Derian hésite. Puis, très vite, il presse le bras de l'homme à terre et s'éloigne en entraînant le hongre.

Dans la lumière si claire et si pure, Gwaine écoute les sons en essayant de calmer sa respiration sifflante et difficile.

Le clapotis des sabots dans la tour résonne étrangement dans le silence immaculé de la montagne. Il n'entend pas le râle d'agonie du cheval et devine plutôt qu'il ne distingue le claquement des pierres pour obtenir l'étincelle.

Il renverse la tête en arrière, aperçoit entre les brindilles de l'arbuste la fumée qui s'élève, épaisse et huileuse, guette les flammes mais elles ne viennent pas.

Il est si épuisé que des larmes de frustration perlent à ses yeux.

Ce bûcher va-t-il s'allumer un jour ?

Il sent ses forces diminuer si vite.

Verra-t-il l'espoir s'allumer de montagne en montagne ?

Saura-t-il s'il a accompli sa mission ?

Va-t-il mourir ici, bêtement, en ayant échoué absolument tout dans sa vie ?

Un feu crépite près de lui, il y a longtemps, pendant une nuit où tout semblait perdu.

Un sourire plie ses lèvres décolorées et il esquisse son geste habituel du menton pour rejeter ses cheveux bruns en arrière.

"Nul ne peut changer sa destinée."

Il est aux pieds d'une tour en ruines et des yeux translucides regardent jusqu'au fond de son âme.

Il glousse d'un rire ironique.

"Ce qui était écrit sera, mais c'est de ton courage dont on se souviendra."

Il tousse, entrouvre les yeux.

- Qu'est-ce qu'elle en savait, cette vieille folle ? marmonne-t-il.

Il fait grand jour, maintenant.

Le pays tout entier est baigné de lumière.

"Lorsque viendra la dernière aurore, ne crains pas, tu n'as pas échoué."

Lorsque Numéro Quatre revient, Gwaine est toujours assis sous l'arbuste. Les paupières closes, il semble dormir, les mains croisées sur le ventre, un sourire flottant sur son visage.

Il est mort.

De montagne en montagne, les feux s'allument pour aller réclamer de l'aide pour Camelot.

 

oOoOoOo

 

"Est-ce que j'ai fait quelque chose de bien, pour une fois ?" murmure une voix.

"Oui. C'est fini. Tu as réussi."

 

Merlin tressaille, comme s'il s'éveillait d'un rêve. Désorienté, il lève ses yeux bleus vers son grand-père qui vient de lui secouer l'épaule.

- Ils m'appellent… murmure-t-il.

Gaius jette un coup d'œil las autour de lui. Il y a tant de blessés qui gémissent et supplient autour d'eux. Il ébouriffe gentiment les cheveux noirs de son petit-fils.

- Tu ne peux pas les sauver tous, mon garçon, dit-il doucement. "Allez, va te reposer… et lave-toi un peu, tu as du sang jusqu'aux oreilles."

Le jeune homme hoche le menton, mais il ne bouge pas.

Une larme coule le long de sa joue et Gaius se penche, la cueille du bout des doigts.

- Merlin ?

Le serviteur a de nouveau les yeux perdus dans le vide.

Le médecin de la cour lui tâte le front machinalement, puis s'assoit péniblement sur le lit qui vient d'être vidé – on amènera bientôt un autre blessé pour remplacer le mort qui a été évacué.

- Va dormir un peu, veux-tu. Tu as bien travaillé. Tu n'en peux plus, regarde…

Merlin secoue la tête et essuie les autres larmes qui débordent sur ses joues, silencieuses, sans qu'il les comprenne ou puisse les enrayer.

- Ils m'attendent…

Gaius plie son sourcil.

- Tu les attends, rectifie-t-il. "Je sais. Mais tu seras plus utile si tu es en forme quand Arthur reviendra, tu sais. Écoute, je…"

Un brouhaha soudain à la porte de l'infirmerie attire leur attention et Merlin se dresse d'un bond en apercevant le roi que Sir Léon et Sir Elyan soutiennent.

- Arthur !

Il court à travers les paillasses, se précipite et se fige soudain sans oser toucher l'armure cabossée et maculée de sang. Son ami lui adresse un sourire las sous ses cheveux blonds aux mèches brûlées et il ouvre les bras.

Merlin s'y jette aussitôt.

- Vous êtes sauf !

- Je le suis, souffle le roi en le serrant contre lui. "Je le suis. La citadelle aussi."

L'aube se glisse par un soupirail, comme un voile ruisselant d'or.

Camelot est jonché de morts et de décombres, mais les remparts ont tenu.

Ils ont gagné un jour de plus.

 

 

A SUIVRE...

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