Le Prince & L'Idiot

Chapitre 36 : Femmes & Filles, Mères & Soeurs

6801 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:31

 

FEMMES & FILLES, MÈRES & SŒURS

 

 

Il est debout dans la neige, seul.

Des pas crissent derrière lui, quelqu'un lui pose la main sur l'épaule. Il se retourne, aperçoit une tête balayée de cheveux bruns et une barbe hirsute.

- MERLIN !

La voix éraillée d'Arthur le fait sursauter et il cligne des yeux, perdu.

Il ne sait plus où il est, ni pourquoi.

Ses oreilles se débouchent soudain et le vacarme de la bataille s'y rue, assourdissant, tandis que les hautes flammes qui embrasent les palissades crépitent dans la nuit, effaçant toute trace de la montagne blanche dont il rêvait. Des hommes se battent autour de lui, des épées s'entrechoquent avec des éclats de métal brillants dans l'obscurité. Des gens éructent de douleur et de rage, partout.

Ah. C'est vrai. Camelot est assiégé et il doit veiller sur Arthur.

Il oscille un instant sur ses longues jambes, tend la main pour s'appuyer contre le mur de pierres étrangement froid dans cette fournaise.

- Réveille-toi, pour l'amour du ciel ! gronde le roi hors d'haleine en le secouant par l'épaule. "Si tu ne restes pas concentré, tu vas te faire tuer ! Merlin ! Merlin, tu m'écoutes ? Tu es trop fatigué, retourne aux caves !"

Le serviteur secoue immédiatement la tête pour protester, mais sa vision se brouille de nouveau. Ses tempes battent, il a le cœur au bord des lèvres, l'impression qu'il va s'évanouir.

- Merlin ! hurle Arthur à côté de son oreille. "C'est un ordre ! Redescends à l'infirmerie !"

Les yeux bleus se lèvent vers lui, suppliants, mais le roi ne cède pas. Il a eu trop peur en voyant son ami rester parfaitement immobile, apathique, tandis qu'une grêle de boulets et de flèches s'abattait en sifflant sur les remparts.

- File ! Tu me seras plus utile en bas, c'est promis !

Merlin se fraye un passage à travers les combattants le long des escaliers, après un dernier regard vers son maître, et Arthur le regarde disparaître dans la fumée épaisse, le cœur serré.

Ç'en est fini des beaux discours, des résolutions héroïques. A ce moment précis, il est prêt à tout pour sauver ceux qu'il aime, quitte à trahir les promesses qu'il leur a faites.

Il ne laissera pas Merlin mourir. Jamais.

Une autre explosion retentit, un souffle brûlant ravage les remparts et Arthur, le visage baigné de sueur, le front maculé de traces noirâtres, crispe la main sur son épée et retourne au combat.

La nuit est étouffante et toutes les étoiles ont été avalées par la fumée épaisse qui s'élève de partout, chargée de suif.

Le pont-levis a été pris, il y a des heures.

Des boulets fracassent les tours, répandant une pluie de gravats et de poussière. Les flèches déchirent les rideaux, s'encochent dans les aspérités des murs, fendillent les vitraux. De temps à autre une fenêtre éclate et une envolée de morceaux de verre scintillants ruisselle sur les combattants. Les communs flambent malgré les efforts d'un groupe qui charrie des seaux d'eau en s'abritant sous des boucliers et des bouts de planches. On se bat de tous côtés. La cour des gardes est jonchée de morts et de blessés des deux camps.

Merlin se fraye un passage au milieu des combattants, son épée au bout de ses longs bras maigres. Les lèvres serrées, son menton anguleux fièrement levé et ses oreilles décollées dépassant comiquement sous le casque un peu trop grand, il frappe sans relâche les livrées jaunes et noires. Sa haute silhouette mince évite les coups des ennemis par chance ou par souplesse, mais ce n'est pas avec maladresse qu'il les attaque.

Gwaine y a veillé, Merlin sait manier une épée, presque aussi bien qu'un chevalier.

- A moi !

La voix de Sir Léon domine le tumulte et le serviteur se hâte en boitant en direction des écuries dans lesquelles rougeoie un autre incendie. Les poutres calcinées menacent de s'écrouler sur les chevaux qui hennissent de terreur, cabrés, tirant sur leurs longes, et des étincelles craquent dans un brouillard jaune irrespirable. Tyr, le palefrenier aux joues rondes et au collier de barbe noire, écarquille les yeux avec stupéfaction et tombe à genoux en lâchant sa fourche, les mains pressées sur la plaie béante dans son ventre, au moment où le serviteur le rejoint. Merlin se débarrasse du soldat qui l'a tué, mais n'a pas le temps de s'arrêter : Sir Léon est seul pour contenir un groupe d'hommes à la poterne.

D'autres ont vu le péril et se précipitent pour les aider. Parmi eux il y a Will, le jeune écuyer frondeur, rouge et hors d'haleine, dont la lame mouline dans les airs plus qu'elle ne se montre efficace, mais qui n'hésite pas à se jeter en hurlant sur ses adversaires.

- A la grand' porte, ils ont besoin d'aide ! ordonne Sir Léon quand ils ont tué les soldats d'Odin qui avaient repéré ce point faible, et laissé le plafond des écuries s'écrouler devant l'entrée de service.

Merlin termine de détacher les chevaux que Will claque sur la croupe pour les disperser dans la cour des gardes, puis ils s'élancent tous les deux en direction de la grande arche blanche. Des gémissements s'élèvent partout autour d'eux, des bras se tendent dans les lueurs orangées des flammes, sur le fond du décor horrible de barricades brisées.

Merlin entend siffler une flèche qui lui frôle la joue, coupante comme un rasoir, et se jette à terre tandis qu'un cri de douleur retentit.

- Will !

Sir Léon hésite, mais l'écuyer haletant lui fait signe de continuer.

- La grand' porte, vite, mon commandant !

Will est tombé sur un genou. Il oscille et s'écroule, les doigts crispés sur la flèche qui dépasse de sa poitrine. Merlin se redresse et rampe jusqu'à lui, le tire à l'abri sous une charrette renversée tandis que le chevalier disparait dans le brouillard de fumée et de poussière en direction des coups de bélier qui ébranlent le château.

Le serviteur passe son bras sous les épaules de l'écuyer qui crachote une écume rougeâtre.

- J'… j'aurais… j-jamais… cru qu'j… m'battrais… 'vec toi… un jour…

L'adolescent se cambre, des larmes dégoulinent sur ses joues sales tandis qu'il lutte contre la douleur.

- T-t'es… plutôt bon… 'vec une – épée – j'ai m-mal… oh, Merlin… ça fait… mal

Il tousse et gémit, ses ongles s'enfoncent dans le bras du jeune homme qui le tient contre lui comme un petit frère.

- Si… ce gosse… M-mordred… s'en sort… d-dis-lui… qu'ça… vaut… la peine… v-vivre à… Camelot…

Ses yeux ombrageux se voilent et sa voix gargouille.

- J'étais c-content… d'le r-rencon-trer… dis-lui… c'est p-pas d'être… bâtards… q-qui nous… défin…

Son corps s'affaisse et Merlin lui ferme les paupières, le visage ruisselant de larmes, avant de l'allonger avec précaution sur les pavés et de s'élancer de nouveau vers la cour d'honneur.

Si la Grande Porte est défoncée, le gros des troupes pénétrera dans l'enceinte du château et la bataille pourrait bien s'achever là, alors que l'aube est encore loin.

Perceval charrie des poutres dans un capharnaüm de combats et d'appels, Sir Léon est parmi ceux qui défendent le groupe massé derrière les battants, clouant des planches et calant des barres de fer pour les consolider.

Les murs vibrent à chaque secousse du bélier et les bras des travailleurs sont douloureux, leurs muscles noués par l'onde de choc. La petite femme de Perceval s'agite au milieu d'eux avec un baquet de clous et des marteaux, sa courte dague passée à la ceinture de son surcot de laine céruléenne, les encourageant sans relâche.

Merlin traverse la place sans s'arrêter, grimpe les grands escaliers blancs quatre à quatre, son épée au bout du bras. Il se retourne au moment d'entrer dans la citadelle, jette un regard en arrière.

Et soudain le monde entier semble se ralentir.

Dans la cour bleuie par la nuit, une énorme flamme se gonfle et les portes de bois explosent, projetant des débris de tous côtés, une tempête de chaleur et de destruction qui engloutit la voûte blanche.

L'épouse de Perceval se tourne vers lui et lui adresse un sourire plein d'amour, pendant un instant suspendu dans le temps.

Tous les sons reviennent d'un coup et le corps souple de la jeune femme est lancé dans les airs, avec les dizaines d'autres qui travaillaient à ses côtés. Ses longues tresses d'or se défont dans un poudroiement de soie, puis elle retombe brutalement sur les dalles de la cour, comme un pantin brisé, sous les yeux exorbités d'horreur de son mari.

Merlin titube alors que la gueule du bélier s'engouffre par la brèche avec des dizaines de soldats. Il secoue la tête pour se débarrasser du vertige qui lui retourne l'estomac, essuie d'un mouvement vif le sang ou les larmes qui coulent dans son cou et se rue dans les escaliers qui mènent aux caves avec une seule idée en tête, avertir Guenièvre : ils arrivent !

Il fait irruption dans l'infirmerie où Gaius recouvre d'un drap Sir Elyan étendu sur une table. A côté de lui, le fils du chevalier est secoué de gros sanglots, les mains crispées sur l'épée de son père.

- Ils seront là d'une minute à l'autre ! Enfermez-vous ! Ne laissez personne entrer !

Georges échange un bref regard avec son rival, puis le laisse ressortir avant de tirer sur les lourdes portes du caveau et de les verrouiller. Puis, le front inondé d'une sueur glacée, il ramasse une masse d'armes et se campe derrière, bientôt rejoint par quelques hommes en état de se lever, bras en écharpe ou tête bandée.

- Ne fais pâs cette tronche, pôil-de-cârotte. On pourrait crôire que tu âs peur, lance une voix haut-perchée un peu moqueuse.

Le serviteur parfait, dont les aisselles trempées auréolent la chemise, jette un regard furibond à la Dolma qui vient de se placer à côté de lui, une fourche à la main.

La nourrice a un air féroce et ridicule, avec les mèches d'un blond grisonnant échappées de sa guimpe et le tablier noué haut sous sa poitrine tombante, son menton en galoche et sa silhouette un peu bossue vêtue de noir.

- Ils vont s'enfuir rien qu'en vous voyant, riposte Georges, les sourcils froncés sous son bob de cheveux roux. "Ce sera une victoire écrasante."

La femme plisse ses yeux vert tilleul et ses lèvres se retroussent en un sourire amusé sur ses dents abimées.

- J'ai toujours bien joué les rôles des sorcières aux chaudrons bouillonnants, dit-elle. "Voyons ce que je vaux dans lâ vraie vie. Probâblement pâs grand'chose, j'imâgine."

Gaius les rejoint, du pas lourd et hésitant de son grand âge, ses doigts noueux enroulés autour d'une lance.

- Ne dites pas cela, marmonne-t-il en repoussant d'un mouvement de tête ses cheveux blancs qui lui gênent la vue. "Vous êtes importante. Chacun d'entre nous l'est."

- Alors tâchez de ne pâs mourir non plus, vieux hibou ventripotent, réplique-t-elle.

Georges s'humecte les lèvres.

- Il y aura vraiment beaucoup de ménage à faire, demain, dit-il d'un ton lugubre.

 

oOoOoOo

 

En bas, la dernière explosion a fait trembler les murs et provoqué des cris d'effroi dans la foule des femmes et des enfants terrés dans les cavernes.

Guenièvre essuie l'une après l'autre ses paumes moites sur ses cuisses, puis serre de nouveau son épée à deux mains. Ses yeux noisette surveillent anxieusement les escaliers étroits qui descendent dans les cavernes.

Merlin s'est posté derrière elle avec Mordred dont les yeux bleu éthéré semblent luire dans l'obscurité.

Les clameurs et les clashs de métal résonnent en haut.

Ils se rapprochent.

Sous le plafond de pierre noire scintillante, les réfugiés sont blottis les uns contre les autres, terrifiés. La femme du guerrier à queue de cheval presse ses lèvres contre le front du bambin qu'elle tient dans ses bras. Un vieux lancier embrasse une amulette puis la glisse de nouveau dans son col.

L'escalier s'éclaire soudain de lueurs noires dansantes, comme si des démons s'animaient et jaillissaient des pierres. Avec un tintamarre de ferraille cabossée, un chevalier roule en bas des marches, la gorge tranchée.

Et soudain les soldats d'Odin déferlent dans les caves en une marée hurlante.

Tout le monde s'éparpille en criant et il n'y a plus rien d'organisé, plus rien de beau ou de compréhensible.

Guenièvre se bat comme une furie, comme si elle pouvait protéger tout le monde, mais elle ne le peut pas.

Sans aucune pitié, les hommes en uniforme jaune massacrent indifféremment ceux qui essaient de résister et ceux qui tombent à genoux pour les supplier.

Les jambes encore flageolantes de son récent accouchement, la marchande de chandelles se dresse entre son bébé et un soldat qui la transperce de son épée sans hésiter. Elle s'effondre et le nourrisson se met à vagir sur un ton aigu.

Un vieil homme branlant essaie vainement de défendre une petite mémé ridée et, son visage ratatiné tout blanc, tombe sans un cri sous les coups violents de l'ennemi.

Le ménestrel s'est écroulé sur la pierre dans laquelle était plantée l'épée de légende. Un filet pourpre se glisse dans les aspérités du rocher, tombant goutte à goutte sur l'instrument brisé, à ses pieds.

Mordred essuie d'un revers de manche le sang qui dégouline le long de sa tempe, un peu hébété. Il y a plus aucune trace de l'enfant de dix ans sur son visage durci et pâle comme de la craie.

Les soldats ne cessent d'arriver et Guenièvre, désespérée, repousse au fond de son cerveau l'idée qu'il n'y a plus personne pour les retenir, là-haut.

Arthur et les autres sont-ils tous morts ?

Non. Non, non, non.

Il y avait des milliers d'hommes sous les remparts, c'est normal qu'on ne puisse tous les empêcher de passer…

Arthur est encore en vie. Elle le sait au plus profond de son cœur, comme la lueur d'une bougie, comme la présence douce et chaude d'un oiseau blotti dans sa poitrine.

Oui, mais elle n'a pas senti lorsque Lancelot est mort, alors peut-être n'est-ce que son imagination, un stupide tour qu'elle se joue à elle-même pour entretenir son courage, pour se donner la force de continuer à lutter.

Elle se mord les lèvres et continue de lever son épée en criant.

La fourrure de lapin est gorgée de sang et de sueur, ses manches de lin crème sont devenues rosâtres, ses longs cheveux sombres sont emmêlés et une coupure traverse sa joue satinée.

- Guenièvre !

Elle tourne la tête, cherche la voix.

Merlin lui fait signe du fond de la salle et elle comprend après quelques secondes de stupeur épuisée ce qu'il essaie de dire.

Il faut fuir.

Quitter la salle souterraine, se répandre dans les couloirs du château, jouer sur le terrain qu'ils connaissent pour échapper à leurs bourreaux. Ils étaient dans les caves pour se protéger de la grêle de boulets et de flèches, mais qu'importe à présent.

Mourir terrés ou mourir en voyant le soleil se lever sur les tours blanches de Camelot…

Elle arrache un de ses gants et fourre deux doigts dans sa bouche pour siffler de façon stridente.

Les chefs qu'elle a désignés pour protéger les différentes salles se transmettent le signal et les combats s'enroulent imperceptiblement pour faciliter la fuite des plus faibles.

Guenièvre presse des femmes et des enfants à travers le trou dans lequel s'était faufilée Albion, puis se fraye un passage au milieu d'eux pour les guider vers les escaliers. Dans le dédale des caveaux, elle court à perdre haleine, s'arrête à peine pour frapper les soldats qui se dressent soudain devant elle.

Merlin la suit en tenant Albion par la main, Mordred entraîne Morgane en surveillant leurs arrières.

Quand ils débouchent à la surface, la reine chancelle devant le spectacle apocalyptique. Le château flambe dans la nuit. Il y a des gravats partout, des bouts de verre brillants qui se reflètent comme des étoiles sur les décombres noirs, des morts et des combats, des capes rouges qui claquent et des gémissements étranglés, des lances plantées dans les coffres et les buffets, des rideaux dévorés par le feu, des dalles brisées, des meubles renversés, de la vaisselle en morceaux, du sang en rivière dans les escaliers immaculés et les couloirs remplis de fumée.

Arthur est dans la cour avec une centaine de chevaliers et se bat comme un fou, les reflets des flammes dansant sur son armure, ses cheveux blonds en vrac sur son visage tendu – beau, terrifiant, majestueux – le roi qui fut et qui sera, son ami et son mari.

Le cœur de Guenièvre fait un bond de soulagement et elle sourit malgré elle pendant un quart de seconde.

Il est vivant.

Elle reprend courage, se retourne et disperse les gens qui la suivent.

Que chacun s'efforce de vivre jusqu'au matin, en échappant à l'armée d'Odin.

Merlin dévale les escaliers en l'oubliant, son épée à la main, pour aller rejoindre le roi. La jeune femme avise un des couloirs de service et calcule rapidement qu'il la conduira jusqu'à la tour de la cloche.

Si elle…

Un cri perçant interrompt le cours de ses pensées et elle se glace.

Debout devant la grande porte, Albion contemple la cour d'honneur, tétanisée. Ses cheveux blonds duveteux forment un halo autour de son petit visage horrifié. Ses yeux d'ambre écarquillés, le menton tremblant, elle fait face à la guerre qui ravage son monde d'enfant et à son père qui tue.

Elle tient d'une main sa minuscule dague et de l'autre son ours en tissu.

Le vent de la nuit agite l'ourlet de sa tunique de laine bleue.

Elle veut être la princesse courageuse qui porte le nom d'un pays et d'un rêve. Elle voudrait être aussi brave que le roi, lui faire honneur, le rendre fier, se battre comme un lion et défendre le peuple sur lequel elle règnera un jour.

Mais elle n'a que sept ans.

Elle n'est qu'une petite fille avec une dent de lait qui bouge, qui croit aux contes de fées et aime s'habiller de soie rose, à qui son chat manque et qui a peur de l'orage.

Alors elle lâche la dague qui tombe avec un bruit sonore et elle serre fort son ours contre elle, sans bouger alors que des soldats se ruent sur elle.

- Maman ! hurle-t-elle de toutes ses forces, de grosses larmes claires débordant sur ses joues potelées. "Maman ! Maman, viens me sauver !"

Guenièvre frissonne de tout son corps et se jette dans la mêlée, fait tournoyer son épée et ramasse l'enfant, l'installe sur sa hanche tout en reculant pour faire face à l'ennemi.

Albion fourre son nez contre l'épaule de la jeune femme, cache sa peur dans l'odeur douce de sa peau, nouant ses petits bras autour du cou de la reine.

- Maman, maman, maman, sanglote-t-elle.

- Je suis là, souffle Guenièvre dans le vacarme de la bataille. "Je suis là, tout va bien…"

Mordred a sauté devant elles pour les protéger et les pousse maintenant vers le couloir de service, avec Morgane qui promène un regard désorienté sur le château en flammes.

Ils courent dans le couloir en évitant les débris, haletants, grimpent quatre à quatre l'escalier en spirale. Les soldats d'Odin sont sur leurs talons, comme une bête assoiffée de tuerie.

Ils se barricadent dans la pièce sous la cloche, tout en haut. Guenièvre dépose Albion sur une chaise en paille et aide Mordred à placer la lourde barre de fer devant la porte. Puis, hors d'haleine, elle considère leur refuge.

- Nous ne tiendrons pas longtemps, dit sourdement l'enfant aux yeux bleus éthérés.

- Je sais.

Elle s'approche de la fenêtre en ogive, plisse les paupières pour examiner l'horizon à travers les volutes de fumée sombre qui remplissent la nuit, cherchant désespérément une lueur d'argent dans l'obscurité.

- Si nous pouvions seulement rester en vie jusqu'au matin… si l'aube pouvait venir plus vite…

- ça ne changera rien, jappe Mordred.

Elle repousse une mèche frisée derrière son oreille, tressaille quand sa manche effleure la coupure dans sa joue, lui sourit tristement.

- ça changera tout, au contraire, dit-elle. " Les pleurs de la nuit s'effacent à l'aurore. L'espoir revient toujours quand le soleil se lève. Les hommes sont ainsi faits, Mordred. Ils ont besoin de lumière pour croire aux miracles."

Il lâche un grognement incrédule.

Albion s'est rapprochée, a attrapé un pli de la tunique de la reine. Elle renifle doucement, son ours blotti contre son cœur.

- C'est vrai ? demande-t-elle d'une petite voix tremblante. "Quand ça sera le matin, ça sera fini ?"

Guenièvre s'agenouille et lui sourit, lui caresse les cheveux et les joues, lui donne une pichenette affectueuse sur le nez.

- Oui, promet-elle. "A l'aube, ce sera fini. On n'aura plus peur. Il n'y aura plus de méchants, plus de cris. On entendra gazouiller les rossignols dans le jardin de roses et il y aura des gouttes de rosée sur les feuilles pour le petit déjeuner des fées."

Albion se pelotonne dans les bras qui s'ouvrent pour elle et bâille en posant sa tête sur l'épaule de la reine.

- J'aimerais bien qu'on y soit déjà… est-ce que Sir Pellinore reviendra ?

- Oui, murmure Guenièvre en la berçant. "Oui. Il boudait, mais il aura faim et viendra sûrement réclamer un bout de ton bacon en ronronnant comme un soufflet de forge. Et ton père le grondera, mais il sera le premier à lui donner un morceau de pain beurré, comme d'habitude."

- Comme d'habitude, soupire l'enfant à moitié endormie.

Guenièvre enfouit son menton dans les légères boucles blondes et ferme les yeux pour écraser les larmes qui remplissent ses yeux noisette.

- Dors, ma chérie. Maman est là.

Mordred les regarde, les lèvres serrées, son épée à la main. Morgane penche la tête de côté, dans l'étrange silence qui absorbe la clameur lointaine de la bataille, les cliquetis d'acier et les pas lourds qui montent l'escalier, le bruissement des flammes qui consument Camelot.

C'est l'heure la plus sombre.

Il fait un peu froid.

La brise nocturne vient comme un souffle rafraichir leurs fronts.

Des coups de hache s'attaquent soudain à la porte et Albion se réveille en sursaut, avec un cri de terreur aigu. Elle s'agrippe à Guenièvre, mais celle-ci la pose sur le sol.

- Protège-la, dit-elle à Mordred. "Je compte sur toi, chevalier de Camelot."

Le garçon hoche gravement le menton, attrape la main de sa cousine et la fait passer derrière lui.

- Vous avez ma parole, ma reine, répond-t-il.

Guenièvre sourit, puis elle va se placer face aux portes, prête à affronter les soldats qui ne tarderont pas à se ruer à l'intérieur.

Elle respire profondément.

Lancelot, Mithian, Arthur… prêtez-moi votre force…

Le bois éclate, des échardes giclent, un éclat de métal étincelle dans l'obscurité, des voix rauques s'interpellent de l'autre côté.

Une goutte de sueur coule lentement, tiède, le long de sa colonne vertébrale.

Puis la porte cède et quatre hommes font irruption, haletants et grognant comme des animaux. Guenièvre en abat un du premier coup, fait reculer un deuxième et surveille le troisième tout en parant les coups d'estoc.

Le quatrième la blesse à la hanche, l'envoie bouler au sol quand elle crie de douleur, déséquilibrée. Aveuglée par la transpiration et la peur, elle lâche son épée, entend hurler Albion et lutte contre l'inconscience dans un brouillard gris qui absorbe tous les sons.

De longues boucles de jais voltigent devant ses yeux, une robe noire se gonfle en tournoyant, un éclair d'acier cingle la nuit.

Un homme tombe à sa droite, un autre recule et se heurte à la chaise empaillée.

Guenièvre cligne des paupières et réussit à se concentrer assez pour comprendre la scène.

Morgane a ramassé son épée et elle se bat seule contre les soldats.

Une goutte de sang perle sur ses lèvres décolorées et un peu de rose s'épanouit sur ses joues pâles. Ses yeux scintillent et un rire ironique bulle dans sa gorge.

Elle danse.

Souple et féline, elle ondule en faisant glisser son épée comme un ruban tranchant dans la nuit, creuse le dos et s'arque, tourbillonne sans cesser de sourire d'un air narquois, et Guenièvre se souvient de la jeune fille adroite qui pouvait désarmer Arthur, il y a des années.

Mordred contemple sa mère, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés d'admiration et de stupéfaction.

Elle est belle, elle est jeune et elle est libre, enfin, de sa prison.

Elle se bat pour son fils, pour le pays qui l'a vue naître, pour le droit de mourir debout.

Elle est Morgane, princesse de Camelot, fille d'Uther Pendragon.

Ses longues boucles noires cascadent sur ses épaules et luisent à la lueur des flammes qui dévorent le château.

Quand le dernier homme tombe, elle se dresse en face de la porte avec son épée cramoisie et essuie d'un revers de manche son visage éclaboussé de sang, dans un geste qui la fait ressembler à son fils plus que jamais.

- Pas mal, pour une fille, n'est-ce pas ? lance-t-elle en se retournant vers eux.

Les coins de sa bouche frémissent d'un rire élégant contenu, mais ses yeux étincellent de sauvagerie.

Puis sa respiration se bloque, elle étouffe un gargouillis et s'écroule.

Mordred se précipite vers sa mère.

Guenièvre se traine vers eux, crispant les lèvres pour réprimer un gémissement. Sa blessure à la hanche imbibe sa tunique, trempe ses chausses et fait vaciller la pièce devant ses yeux à chaque mouvement.

- Mère, bredouille Mordred sans oser la toucher. "Mère, êtes-vous blessée ? Mère, je vous en prie…"

Guenièvre parvient jusqu'à lui et se laisse lourdement tomber sur les dalles. Elle palpe le corset, les plis de satin noir, cherchant un accroc, et finit par trouver la blessure sur laquelle elle presse la robe chiffonnée.

- Morgane, bégaye-t-elle. "Morgane, revenez à vous. Ne vous endormez pas. Allons, il faut lutter !"

Sa voix s'enroue.

- Ma Dame ! S'il vous plait !

Albion lui effleure l'épaule, puis s'agenouille entre son cousin et sa belle-mère.

- Ma Dame, appelle-t-elle doucement.

Les cils de Morgane volètent, puis elle ouvre les yeux et sourit. Son regard se pose sur sa nièce, un peu brouillé.

- Morgause… murmure-t-elle.

- Non, dit la petite fille, gentiment mais fermement. "Je suis Albion."

Morgane sourit encore. Sa main glisse faiblement jusqu'au visage de l'enfant et lui caresse la joue.

- Je vous ai sauvée, dit-elle. "Etes-vous fière de moi ?"

Albion hoche le menton gravement.

- Vous n'aviez pas besoin de prouver quoi que ce soit, siffle Mordred. "J'étais là pour veiller sur vous, Mère !"

Ses yeux ont pris une teinte d'un bleu d'encre.

- Non, souffle la jeune femme. "C'était à moi de veiller sur toi. Mordred. Toutes ces années…"

Une moue tord la bouche du garçon.

- Taisez-vous, souffle-t-il.

Morgane rit, puis ses yeux reviennent sur Guenièvre.

- Tu es là, toi aussi, dit-elle pensivement.

- Je suis là, ma Dame, répond l'ancienne servante.

Morgane étouffe un gémissement de douleur et cherche une position plus confortable. Albion court chercher son ours en tissu et le glisse sous la nuque de sa tante, puis s'agenouille à côté de son cousin et lui prend la main sans rien dire.

Il ne la retire pas, tendu et furieux, les yeux fixés sur sa mère.

- Guenièvre…

- Oui, ma Dame ?

- Les choses auraient pu être différentes, n'est-ce pas ?

Guenièvre incline la tête, la gorge nouée.

Pendant quelques instants, il n'y a plus dans cette pièce jonchée de débris, au sommet d'une tour, que deux fillettes qui faisaient des couronnes de bleuets et se les mettaient sur la tête en jouant, qui gloussaient de rire en se déguisant avec des voiles et des paillettes, qui se confiaient des secrets et se tenaient par le cou quand le tonnerre grondait, qui s'aimaient comme deux sœurs en dépit de leurs rangs.

- Je l'ai haï, souffle Morgane. "Il pleurait et ne disait rien."

Ses yeux de perle se voilent et sa respiration s'affaiblit.

- Guenièvre ?

Sa voix n'est plus qu'un souffle.

- Tu crois qu'il me tendra les bras ?

Guenièvre se penche et pose un baiser sur le front de la princesse.

- Votre père vous attend, ma Dame. Il vous a pardonné depuis longtemps.

Un sourire effleure les lèvres pâles de Morgane, puis elle soupire.

- Merci, Guenièvre…

Ses yeux se ferment lentement, une goutte transparente glisse sur sa pommette et tombe sur les dalles, puis elle ne bouge plus.

- NON ! crie Mordred en se pliant en deux, les bras serrés sur son estomac. "Non, maman… maman… je vous en prie…"

Albion lui attrape le bras et s'y pend malgré les mouvements qu'il fait pour se débarrasser d'elle. Des larmes ruissellent sur les joues de la petite fille, mais le visage du garçon est parfaitement sec.

Guenièvre pleure silencieusement.

Dehors, la bataille fait toujours rage, mais ils sont seuls en haut de la tour, sous la bouche noire de la cloche.

Mordred finit par se calmer et ne bouge plus, les yeux fixés sur sa mère.

Albion ne l'a pas lâché et finit par somnoler contre son épaule.

Guenièvre enlève sa fourrure de lapin et soulève sa tunique pour nettoyer un peu sa blessure et confectionner un pansement de fortune.

Il fait un peu plus clair et la fumée ne les suffoque plus autant. Un vent frais se faufile sous le toit pointu.

Mordred défait délicatement les mains de sa cousine qui ne proteste pas, ensommeillée, se redresse lentement et marche jusqu'à la fenêtre en ogive. Pendant un instant il reste immobile, le visage impassible, puis il fait soudain volte-face et se précipite dehors.

Ses pas s'évanouissent très vite dans l'escalier en spirale. Guenièvre n'a pas eu le temps de faire un geste pour l'arrêter.

Albion se lève en titubant un peu et cahote jusqu'au rebord de pierre.

- Oh, s'écrie-t-elle.

Elle tourne la tête et le cœur de la reine se gonfle d'espoir en voyant la joie enfantine dans les yeux d'ambre de la princesse. Elle se hisse péniblement sur ses jambes flageolantes, s'aide de son épée pour claudiquer jusqu'à la fenêtre et se fige, le souffle coupé.

Sur les collines qui environnent la grande plaine de Camelot, dans la brume fugace qui se dissipe comme une mousseline dorée, des centaines de cavaliers sont apparus. La rosée scintille sur leurs casques et leurs lances en myriades de gouttelettes aussi brillantes que des diamants. On y voit les oriflammes bleu et argent de Mercia, les panaches blonds et les bannières d'un vert profond de Nemeth, les étendards noirs et rouges d'Essetir.

- Ils sont venus, hoquette Guenièvre avec un sourire qui tremble sur son visage maculé de sang et de traces de fumée, repoussant en arrière ses longs cheveux frisés emmêlés.

Une clameur retentit, plus forte que le fracas des boucliers et le roulement des sabots qui se ruent dans la pente, un cri puissant comme le rugissement de milliers de cœurs unis.

- POUR L'AMOUR D'ALBION !

Guenièvre rit et sanglote, serrant contre elle l'enfant émerveillée qui contemple la charge venue de tous côtés, magnifique et terrifiante, encerclant l'armée d'Odin prise au piège.

- Ils crient mon nom ! dit la petite fille excitée.

Vibrant, balayant tous les autres sons, le souffle du dragon remplit soudain le ciel écarlate, résonnant jusqu'aux confins de la terre.

- Mordred, souffle la reine.

L'aube glisse ses rayons d'or dans les décombres blancs et ourle le visage inerte de Morgane.

- C'est fini, maman ? demande Albion.

- Oui, balbutie Guenièvre en se penchant pour lui embrasser le front à travers ses larmes. "Oui, c'est fini."

Dans la plaine remplie de lumière, de mort et de gloire, ses alliés déferlent au secours de Camelot.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : "Des fleurs aux tiges trop courtes"

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