Le Prince & L'Idiot

Chapitre 37 : Des fleurs aux tiges trop courtes

7146 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/11/2015 09:40

 

DES FLEURS AUX TIGES TROP COURTES

 

 

Arthur fait un pas en arrière, chancelant. Un rire soulagé se chiffonne sur son visage épuisé, il lève son épée pour se protéger du soleil qui se lève, éblouissant.

Il est debout.

Il est vivant.

C'est l'aube et il est là, dans les ruines de son château, entouré de cadavres que la chaleur commence à faire gonfler, sous les oriflammes cramoisies et déchirées flottant à la brise matinale au-dessus des tours qui fument.

C'est fini.

Il tourne lentement sur lui-même, promène son regard sur les hommes vaillants qui ont combattu à ses côtés, soldats et civils en train de se redresser d'un air hébété, leurs armes souillées au bout de leurs bras exténués.

Des clairons retentissent et les rois alliés font leur entrée dans une cavalcade fière sur les pavés luisants de sang et de larmes.

Bayard, sa tête blanche couronnée et sévère, pousse au bout d'une lance Odin qui trébuche, poings liés. L'homme à la barbe poivre et sel toise son ennemi sans un remord au fond des yeux. Le loup noir hurlant sur son surcot jaune pissenlit a l'air d'un chien qui bave.

Lot arbore une moue cruelle, le roi de Nemeth observe ses aînés avec intérêt.

La nuque d'Arthur est raide, et il n'y a pas un seul endroit de son corps qui ne lui fasse pas mal. Il s'approche d'un pas lourd et fait face à son ennemi.

Il est là, le roi de Cornouailles qui a ordonné à un assassin de le tuer, qui a fait enlever et torturer Merlin, qui a envoyé des milliers d'hommes à l'assaut de Camelot et causé plus de pertes en un siège de quatre jours qu'une guerre de trois mois n'aurait pu n'en coûter.

Il est là, l'homme dont Arthur a tué le fils en duel, il y a de cela des années, quand il n'était qu'un jeune chevalier impétueux.

Le roi de Camelot secoue la tête, las.

- Cela aurait dû prendre fin il y a longtemps, murmure-t-il.

Odin le fusille des yeux et crache au sol.

- Allez-vous me faire l'affront de votre pardon, Pendragon ? Je vous en prie, ne salissez pas mon nom avec cette bienveillance répugnante dont vous vous êtes fait la réputation !

Les traits tirés d'Arthur se creusent douloureusement et sa gorge se serre.

- Je vous en prie ? répète-t-il dans un souffle. "Merlin a eu beau implorer, vos bourreaux ne l'ont pas épargné. Vous avez fait tant de mal, pour venger un fils qui est mort en homme d'honneur..."

Il passe une main sur son front, sans se douter qu'il y laisse une trainée brunâtre.

- Je ne vous tendrais pas cette main que vous refusez, dit-il doucement. "Mais je l'offrirai à votre royaume. Il ne s'agit pas de bienveillance, Odin. Il s'agit de justice, d'équité… et d'apprendre à comprendre ce qui anime le cœur des autres."

Il adresse un signe de tête aux trois rois qui l'écoutent sans rien dire, le visage imperturbable.

- Qu'on l'emmène et que son sang ne souille pas la terre de Camelot.

Odin se raidit, outragé, mais Bayard hoche le menton gravement. Lot lâche un petit reniflement en faisant faire demi-tour à son cheval, le neveu de Rodor sourit avec admiration.

Quelques instants plus tard, ils ont quitté la cour d'honneur.

C'est fini.

C'est vraiment fini.

Plus tard, il y aura des réunions, des conseils, un banquet à tenir pour les alliés venus les sauver, de nouveaux traités à écrire, mais pour l'instant, c'est l'heure de compter les morts, de panser les blessures, de se retrouver.

Le soleil monte lentement au-dessus des toits d'ardoises troués, dans le grand ciel bleu où s'effilochent des nuages blancs.

Arthur tourne lentement sur lui-même en remettant son épée au fourreau. Ses épaules tremblent de fatigue. Il lève les yeux vers les grands escaliers et son visage s'éclaire.

- Guenièvre !

Il court vers elle et elle saute de marche en marche, en se hâtant vers lui malgré sa blessure. Il l'attrape dans ses bras, la serre fort contre lui et l'embrasse à pleine bouche.

- Tu es vivante !

Elle écarte les mèches blondes qui lui tombent sur la figure, rit à travers ses larmes. Elle est si belle, malgré ses cheveux frisés en broussaille et ses cernes, la coupure noirâtre dans sa joue.

- Arthur… oh, Arthur, je vous aime tant, glousse-t-elle avant de lui rendre son baiser passionnément.

Dans la cour d'honneur, le guerrier à la queue de cheval s'accroupit pour recevoir dans ses bras ouverts ses trois enfants. Les jeunes mariés de la veille tourbillonnent dans les rayons de l'aurore. Deux soldats pleurent en se tapant sur l'épaule. Le potier rallume sa pipe en hochant le menton, ses larmes traçant des chemins clairs dans son visage maculé de fumée.

Des brancards passent, certains recouverts d'un drap, d'autres accompagnés de quelqu'un qui serre la main d'un blessé.

Des gens éteignent les incendies, d'autres sont simplement debout, la tête renversée pour contempler l'aube miraculeuse. Le vent agite les rideaux en lambeaux de l'étage royal.

Des enfants jouent avec des cailloux dans une flaque aux reflets d'arc-en-ciel, à côté de la fontaine.

Sous les arcades, Perceval est assis, la tête entre les mains, accablé de douleur. Sir Léon s'approche et s'installe sur le rebord de pierre. Sans rien dire, il passe son bras autour des épaules de son ami et ils restent ainsi, sans bouger.

Un palefrenier rassemble les chevaux éparpillés, une gamine en tablier rappelle les oies et les poules. Une vieille femme traie sa chèvre et tend un bol de lait crémeux à un chevalier harassé. Un clébard aboie quelque part.

Les uniformes bleu-et-argent de Mercia, ceux vert-et-or de Nemeth et ceux noir-et-rouge d'Essetir fleurissent la cour d'honneur comme un parterre de tulipes.

Sur les terrasses, des coccinelles ourlent le lierre du jardin de la reine. Le banc de pierre est brisé et un boulet écrase la pelouse. Des merles picorent dans la terre brune retournée, mais les massifs verdoyants et les grappes de roses sont intacts et la brise les fait ondoyer doucement.

Georges balaye en haut des Escaliers du Griffon. Il s'arrête un instant, redresse une chaise, l'époussette. Un soupir de soulagement soulève sa poitrine et il continue à faire le ménage dans le couloir baigné de lumière parcheminée.

La Dolma et Albion soulèvent ensemble la dalle à côté de l'armoire et la petite fille, les yeux brillants, sort de leur cachette les deux dragons de bois. Sa nourrice lui caresse les cheveux et Sir Pellinore, le gros chat blanc ventru, se frotte contre ses jambes en ronronnant.

En haut de la tour de la cloche, Gaius se recueille devant le corps de Morgane, les mains jointes sur ses longues robes de laine bordeaux. Les yeux pleins de larmes, Merlin s'approche de Mordred et l'entoure de ses bras. Pendant un instant l'enfant se raidit, puis il détourne le regard de sa mère, enfouit son visage dans les plis de la tunique du serviteur et sanglote en silence, pauvre petite chose secouée de hoquets désespérés.

Le soleil glisse sur le dragon de pierre qui s'enroule le long de la tour du cor, nacrant les écailles rugueuses.

Dans les champs alentours, les tentes des alliés font place à celles de l'armée d'Odin et des colonnes de prisonniers se forment, comme des anneaux gris sur la plaine dévastée.

Un corbeau se pose sur une lance brisée et croasse d'un ton rauque.

Les bottes d'Odin se balancent sous le chêne centenaire.

C'est fini.

 

oOoOoOo

 

Arthur pose ses mains sur les créneaux et contemple ses terres, heureux de savoir que les fumées qui montent vers le ciel enflammé du soleil couchant ne sont que celles des foyers. Il se sent vidé mais étrangement apaisé. Il a présidé des conseils et des funérailles sans relâche depuis deux jours et il est enfin temps de prendre un peu de repos.

Camelot se remettra de ses blessures, comme il l'a toujours fait, lentement, courageusement, avec patience. Le peuple est plus uni que jamais après les souffrances traversées ensemble.

Tout ira bien.

Des gravillons roulent sous les semelles de son serviteur qui vient le rejoindre.

- Il va y avoir un orage, dit-il.

Arthur acquiesce.

- Oui. La pluie nous fera du bien. Il fera moins chaud.

Merlin se frotte les yeux du poing, comme un enfant qui a sommeil. Le roi sourit, attendri.

- Tu es fatigué ? Moi aussi. Je crois qu'on a tous mérité une bonne nuit de repos.

- Oui, murmure le jeune homme. "Je suis fatigué, Arthur…"

Quelque chose dans sa voix fait lever un sourcil à son ami.

- ça va ? Ce n'est pas encore une histoire de vache qui ne donne plus de lait, j'espère… commence-t-il de façon bourrue. "Je t'ai dit que ce n'était pas du ressort du médecin de la cour et que tu n'avais pas besoin de…"

Il pâlit soudain.

Un filet de sang coule du nez de son serviteur qui le touche et regarde le bout de ses doigts d'un air un peu étonné.

- Oh, souffle-t-il.

Puis il s'écroule.

Le roi n'a que le temps de le rattraper avant que sa tête n'aille heurter le mur.

- Merlin !

Il le soulève, jetant les longues jambes maigres par-dessus son bras, appuyant la tête brune contre son épaule, et se rue dans les escaliers, épouvanté.

Quelque chose de terriblement résigné et de coupable passe sur le visage de Gaius quand il ouvre la porte. Il s'efface, désigne le lit sur lequel déposer Merlin, puis s'approche à pas lents, comme s'il n'était pas pressé.

- Que se passe-t-il ? suffoque Arthur. "Il s'est évanoui comme ça, sans prévenir ! Il allait bien !"

Le vieil homme secoue la tête tristement.

- Non, Sire, répond-t-il d'une voix à peine audible. "Il se meurt depuis le début de la bataille."

Il passe sa main sur le front de son petit-fils, une caresse plutôt qu'un geste précis pour sentir la fièvre.

- Vous vous rappelez de cette chute qu'il a faite en revenant des remparts, le premier soir ? Il s'est plaint de maux de tête, il a vomi, il saignait souvent des oreilles. Je… je n'ai pas fait attention, c'était des symptômes pris séparés, il y avait toujours une autre raison possible… mais hier, il était assis là, sur les dalles. Il a levé ses yeux bleus, m'a demandé si je savais où était sa mère."

Sa gorge se bloque, à ce souvenir comme devant le regard frappé d'horreur d'Arthur.

- ça n'a duré que quelques instants. Ensuite il s'est relevé et il était de nouveau comme avant. Il y a un écoulement de sang dans sa tête, Votre Majesté. Encore quelques heures et il ne s'agira plus d'une simple désorientation ou d'une apathie passagère. Il perdra conscience et il ne se réveillera plus.

Le roi vacille, blanc comme un linge.

Gaius le saisit par le bras, tire un tabouret vers lui et l'y assoit.

- Merlin va mourir ? répète Arthur d'une voix sans timbre.

Le vieil homme avale sa salive et toutes ses rides se crispent douloureusement.

- Oui, Sire.

Au loin le tonnerre gronde et une première goutte tiède s'écrase sur les tourelles de Camelot qui se découpent sur le crépuscule cramoisi.

Tout est silencieux.

Tout est si normal.

Les fioles sur les étagères, la marmite pendue au clou dans la cheminée, les livres sur les marches d'escalier en bois, les bouquets d'aubépine et de sauge pendus aux solives, le tissu rêche rayé sur la paillasse, les encres et les parchemins sur la table avec les pots d'onguents, une pile de draps frais dans une corbeille d'osier, l'usure des ferronneries d'un coffre ancien près de la fenêtre.

La pluie se met à crépiter contre la vitre et une lueur d'orage, blanche et mauve, remplit la pièce familière.

Le roi tressaille avec le premier éclair.

- Non, souffle-t-il.

Il se tourne vers le lit et rencontre les yeux bleus de Merlin, grands ouverts.

- Arthur…

Le sourire qui monte jusqu'aux oreilles décollées fait place à un froncement de narine un peu perplexe.

- Oh. Je suis tombé ?

- Oui, mon garçon, dit Gaius en lui tendant un bout de tissu humide pour qu'il nettoie les traces rouges qui mâchurent son visage. "Non, ne te lève pas. Reste allongé encore un moment."

- D'accord, dit docilement Merlin.

Sa poitrine soulève doucement sa tunique fine. Il avale sa salive et sa pomme d'Adam ondule sous sa peau. Le tic habituel froisse le coin de son œil, il remonte un genou et tapote sa jambe handicapée. Un de ses ongles est violet d'un coup qu'il a dû recevoir pendant la bataille ou en plantant des clous pour réparer une porte dans le château. Ses boucles noires ont besoin d'être un peu taillées et tombent en désordre sur son front.

La respiration d'Arthur se bloque soudain à l'idée de tous ces petits détails qui le rendent si vivant et il voit danser des mouches devant ses yeux.

- Sire, sire ! Votre Majesté ! ARTHUR !

Il revient à lui la tête entre ses genoux et le sang battant avec furie contre ses tempes.

- ça va ? demande Merlin avec inquiétude, assis au bord du lit.

Le sourcil de Gaius est plié avec compassion et sévérité.

- ça va, marmonne le roi.

Il se redresse lentement, respire profondément jusqu'à ce que la pièce se soit stabilisée et accepte avec gratitude la timbale d'eau que lui tend le vieux médecin.

- Vous avez mal quelque part ? interroge son serviteur d'un ton pressant. "Il ne faut rien cacher, c'est stupide. Oh. Je parie que vous avez passé la nuit sur le traité au lieu de vous reposer, Tête de Cuillère que vous êtes. Voilà pourquoi vous êtes à deux doigts de vous évanouir comme une fille ! Je vais le dire à messire Geoffroy et il l'écrira dans ses chroniques : ah, il est beau, le roi de Camelot ! Et quel gros malin !"

Arthur étouffe un rire qui ressemble à un sanglot.

- Tais-toi, Merlin.

Pendant quelques instants, il n'y a que le bruit de la pluie dans la chambre, puis les yeux de saphir s'accrochent aux yeux de lin, sincères et remplis d'amitié.

- Tout ira bien, Arthur.

Gaius tressaille et le roi se raidit.

- Tout le monde doit mourir un jour, vous savez, ajoute Merlin en penchant la tête de côté, très sérieux. "Certains naissent pour labourer les champs, d'autres deviennent de grands médecins, d'autres encore de grands rois. Et puis, un jour, ils meurent, c'est comme ça. Moi, je suis né pour être votre serviteur. Et j'en suis fier. Je ne voudrais rien n'y changer. Mais maintenant je dois partir et vous ne devez pas dire non, parce que c'est normal."

- Il n'y a jamais rien eu de normal avec toi, bredouille Arthur. "Tête de bois."

Merlin pouffe de rire.

- ça, c'est mon mot, proteste-t-il avec espièglerie.

Après ça, il n'y a plus rien à dire, sinon des adieux et c'est ce que chacun vient faire, tour à tour.

C'est la chose la plus étrange du monde que ces gens si différents qui défilent dans la chambre et que Merlin salue avec sa joie simple habituelle, comme s'il ne partait que pour quelques jours.

Sir Léon lui serre le bras comme à un chevalier, puis lui ébouriffe les cheveux avec affection.

- Tu vas me manquer, mon ami, dit-il gravement.

Perceval se laisse envelopper dans les bras du serviteur qui ressent sa peine.

- C'était un honneur de te connaître, p'tit bonhomme, murmure-t-il.

La Dolma lui pose un baiser sur le front, sans rien dire. Georges se balance d'un pied sur l'autre en tortillant le bord de sa tunique, un pli imprimé au-dessus du nez, les lèvres pincées et les joues rouges, puis cafouille quelque chose qui ressemble à tuétaismeilleuramiqueserviteuretjet'aimaisbien. Geoffroy de Montmouth le contemple longtemps, puis quitte la pièce après avoir brièvement serré l'épaule de Gaius.

Mordred ne dit rien, les yeux baissés, le front sombre.

- Je voudrais que Sir Gwaine soit là, marmonne-t-il au bout d'un moment, d'un ton buté.

- Je suis désolé, souffle Merlin.

- Will est mort, ajoute le garçon. "Ma mère aussi."

- Je sais, dit simplement le serviteur.

Mordred relève la tête et ses yeux bleu éthéré sont brillants de larmes.

- Je suis tout seul ! tempête-t-il.

- Non, proteste le jeune homme tristement. "Non, ce n'est pas vrai."

- Alors reste pour me montrer ! crie l'enfant avec colère.

- Je ne peux pas, dit Merlin d'une toute petite voix. "Je suis désolé. Je ne peux pas."

Mordred s'en va en claquant la porte et Gaius console son petit-fils bouleversé.

Albion et Guenièvre viennent peu après. La petite fille grimpe sur la paillasse et se blottit contre son ami, la reine s'assoit au bord du lit et passe son bras autour des épaules du serviteur.

- Merci pour tout ce que tu as fait, Merlin, dit-elle d'une voix enrouée, en s'efforçant de sourire. "Merci de ce que tu es."

Albion pousse un gros soupir.

- Ton dragon, je le garde pour moi et je vais donner celui de Père à mon petit frère quand j'en auras un, annonce-t-elle. "Je lui ferai des bisous tous les jours et pis aussi je vais avoir un faucon qui s'appelle comme toi. Quand est-ce que tu reviens ? C'est loin, Avalon. Ne va pas là-bas, Merlin."

Merlin rit.

- Je dirais à Mithian comme tu es devenue jolie et aussi que tu sais bien lire, maintenant. Mais n'échange pas les dragons, Albion. Arthur aura besoin que tu l'aimes très fort et que tu le lui montres.

- Il gronde, chuchote la petite fille presque malgré elle.

Guenièvre ne dit rien mais son sourire est triste.

Merlin tapote le nez en trompette de l'enfant.

- Il gronde mais c'est pour cacher qu'il est malheureux, explique-t-il. "Il fait le méchant quand il a peur et il fanfaronne quand il est perdu. C'est pour ça qu'Arthur ne doit pas être tout seul. Tu dois bien t'occuper de lui, lui rappeler qu'il faut rire et le faire courir après les chats pour qu'il ne prenne pas trop de poids."

La reine pouffe de rire, mais des larmes sont accrochées à ses cils.

- Nous prendrons soin de lui pour toi, Merlin. Je te le promets.

- Je te le promets, répète Albion avec gravité.

Puis elle plante un baiser sur la joue du serviteur et se laisse glisser du lit.

- A bientôt, Merlin, lance-t-elle en agitant sa petite main gracieuse avant de quitter la pièce. "Bonne nuit."

- Bonne nuit, princesse, répond le jeune homme avec tendresse.

- Adieu, Merlin, souffle Guenièvre en se penchant pour embrasser son ami sur le front. "Je ne t'oublierai jamais."

Quand tout le monde est venu, la nuit est bien avancée et il fait sombre, malgré les bougies que Gaius a allumées partout.

Il s'assoit sur le tabouret à côté du lit et examine son petit-fils.

- Tu n'es pas trop fatigué ?

- Non, dit Merlin en bâillant. "Peut-être que je ne vais pas mourir aujourd'hui, en fait."

Le vieux médecin lui adresse un sourire affectueux.

- Il n'y a personne comme toi dans le monde entier, tu le sais ? Tu serais tombé de la lune, que ça ne m'étonnerait pas.

Le jeune homme lui fait un clin d'œil.

- Mais la lune ne s'appelle pas Hunith ! Je vais être content de la voir… et Balinor aussi – mon père, je veux dire. Je pourrais l'appeler papa, il n'y aura plus de roi pour m'en empêcher. Et puis je vais voir Lancelot, et Freya, aussi. Je me demande si je leur ai manqué !

- Ils t'attendent avec impatience, j'en suis sûr, dit Gaius, la gorge serrée.

- J'aurais bien voulu que Derian revienne, avant que je m'en aille…

- Et Gwaine ?

Merlin sourit mystérieusement.

- Je crois qu'il a pris un peu d'avance sur moi. Est-ce qu'il y a des pintes d'hydromel en Avalon, Gaius ?

- Sûrement, croasse le médecin qui a de plus en plus de mal à cacher son émotion.

- Il ne faut pas pleurer, avertit son petit-fils. "Sinon Arthur aura trop de peine…"

- Tu as raison, bafouille le vieil homme.

Ses mains noueuses disposent mieux les coussins derrière la tête du jeune homme. Il y a des étoiles cramoisies sur le lin blanc et les boucles noires qui s'enroulent près de ses oreilles sont poisseuses. Merlin se s'est pas aperçu qu'il était davantage couché qu'assis, maintenant.

- J'ai mal à la tête, dit-il avec une grimace involontaire.

Gaius se lève pesamment pour préparer une potion dont il sait très bien qu'elle ne changera rien.

La porte grince et Arthur se glisse à l'intérieur.

- Ils sont tous partis ? demande-t-il d'un ton irrité.

- Oui, répond le médecin avec patience. "Merci de leur avoir permis de venir, Sire. C'était très important pour lui."

Le roi se racle la gorge.

- Bien, grommelle-t-il. "Bien."

Il s'avance dans la pièce, retrouve sa place sur le tabouret à côté du lit, là où il a passé tant d'heures après le drame de Daobeth.

- Hé, lance-t-il.

- Vous allez me dire des trucs, aussi ? demande le serviteur avec intérêt.

Le roi a un petit reniflement amusé.

- Des trucs ? Non, Merlin.

Il redevient sérieux.

- Mais je vais rester là. Je serais avec toi, jusqu'à… jusqu'à ce que ce soit l'heure de partir.

- Est-ce que je peux dire quelque chose, moi, alors ? demande le jeune homme en jouant avec les lacets de la manche du roi.

Arthur sourit.

- Quoi, que je chante comme une casserole ? plaisante-t-il maladroitement. "Tu me l'as déjà dit la dernière fois que tu as demandé la permission de parler."

Merlin glousse de rire.

- Nan. Quoique, c'est vrai, alors si quelqu'un vous dit le contraire, méfiez-vous en. Ce n'est pas un ami !

- Mais toi, tu l'es, gémit Arthur dont l'expression se craquelle.

Il attrape la main de son serviteur et la serre dans les siennes.

- Qu'est-ce que je vais faire sans toi, Merlin ? souffle-t-il.

- Vous allez être roi de Camelot, comme vous l'étiez. Le roi le plus grand que cette terre ait porté. Le roi présent et à venir. Vous allez continuer de bâtir Albion, jusqu'à ce que d'autres pays au-delà de la mer et jusqu'aux confins du monde veuillent avoir le même rêve que vous. Vous allez continuer à dire aux gens qu'il y a de la place pour chacun, tant qu'on se pousse un peu. Vous allez leur montrer comme votre cœur est grand : si grand que vous aviez de la place pour moi, pour Numéro Quatre, pour les bâtards et pour les idiots, pour les ivrognes et pour les vagabonds.

Les yeux bleus de Merlin sont brillants de ferveur.

- C'est cela que vous êtes, Arthur. C'est pour cela que vous êtes né.

Il s'aide de ses coudes pour se relever et ses bras viennent entourer le roi qui ne recule pas.

- J'aurais voulu pouvoir vous le dire quand vous aviez l'âge d'Albion, chuchote-t-il en posant sa main sur la nuque blonde comme il le ferait pour un enfant. "Je vous aime. Je suis désolé de tout le mal qu'on vous a fait. Vous n'êtes pas tout seul, Sire. Vous n'avez pas besoin d'être meilleur ou d'être différent. Je suis fier de vous."

Arthur ferme les yeux. Il tremble de tout son corps tandis que les mots coulent sur lui en lavant des années de souffrance et d'amertume, des années à essayer de jouer un rôle sans jamais obtenir de reconnaissance. Ses bras se referment autour de son ami et il le serre fort contre lui, en réponse, parce que sa gorge est trop nouée pour laisser passer le moindre mot.

- Ne cessez pas d'avancer, murmure Merlin. "Ne cessez pas de vous battre pour ce en quoi vous croyez, Arthur Pendragon. Ne renoncez jamais."

Il parle du nez sans se rendre compte qu'un filet de sang serpente de nouveau sur sa lèvre supérieure, tachant la chemise crème du roi.

- Mer.. ci… Mer.. lin… merci… pour… tout…

- Ne pleurez pas, dit le serviteur d'une toute petite voix. "Sinon, je vais pleurer aussi."

Le roi se contente de resserrer son étreinte.

- Ce n'est pas grave, lâche-t-il d'une voix éraillée. "On a le droit de pleurer... c'est toi qui me l'a appris…"

Parce qu'il y a des choses plus dures qu'une bataille : comme d'être au chevet d'un frère qui se meurt, comme de devoir dire adieu au compagnon qui a partagé tous nos voyages, comme de savoir qu'on laisse derrière soi son meilleur ami.

Alors Merlin pleure aussi, le visage blotti contre l'épaule très large d'Arthur qui renifle sans honte.

Gaius s'est reculé au fond de la pièce pour dissimuler ses propres larmes.

La pluie crépite sur l'appui de la fenêtre. La ville dort et les gouttières la bercent de leur mélodie aigreline.

Arthur a reposé doucement Merlin sur ses oreillers et se tient penché sur lui, partageant le babillage simple qui lui est offert.

- Il pleut. Messire Geoffroy aura mal dans ses rhumatismes.

- Georges lui portera des couvertures et fera un bon feu dans sa cheminée, ne t'inquiète pas.

- Sir Pellinore devient gras.

- C'est parce qu'il vole mes tartines. Merlin, dans quelle sorte de royaume vivons-nous où les chats mangent dans l'assiette du roi ? Je savais que j'aurais dû garder ces chiens...

- Ce sera bientôt l'anniversaire de Guenièvre. Elle aimerait bien avoir une robe en velours rouge avec des broderies sur le col.

- Je la ferai faire par la plus habile des couturières.

- Albion s'est entraînée avec son arbalète pour vous faire une surprise. Emmenez-la chasser avec vous quand l'automne commencera.

- Ce n'est plus une surprise si tu me le dis, Merlin. Tu ne sais vraiment pas garder un secret !

- Ma tête me fait mal…

- Je sais. Je suis désolé…

- Est-ce que ça veut dire que vous allez me donner un jour de congé ?

- Non. Deux, plutôt.

Le dos d'Arthur se creuse douloureusement avec les heures, mais il ne le sent pas. Il continue de tenir la main de son ami, comme si c'était tout ce qui comptait.

Et ça l'est.

Derrière la fenêtre, la pluie tombe toujours avec un bruit délicat et discret. La nuit fait place à l'aube, de nouveau, et le ciel se remplit de couleurs délavées comme une peinture qui se dissout.

- On a eu de bons moments, hein…

- Les meilleurs moments.

Le jeune homme sourit, très doucement. Puis ses paupières se ferment et sa tête s'enfonce légèrement dans l'oreiller, comme s'il s'endormait.

- Merlin ?

La voix étranglée du roi réveille en sursaut Gaius qui s'était aussi assis au chevet de son petit-fils.

- Est-ce qu'il… est-ce qu'il est…

Le vieil homme se redresse, prend le pouls de son patient, soulève une paupière, place son oreille sur le torse maigre. Puis il se laisse tomber lourdement sur la chaise de l'autre côté de la paillasse et passe une main très lasse sur son visage. Ses bajoues tremblotent et ses lèvres se pincent.

- Gaius, hoquète Arthur. "Gaius, est-ce qu'il est… je vous en prie…"

Le médecin de la cour hoche lentement la tête.

- Oui, souffle-t-il. "Il est mort. Notre Merlin est parti."

Le roi se fige.

Puis il se penche de nouveau sur son serviteur, reprend la main qu'il tenait jusque-là et la serre gentiment. Ses yeux de lin s'embuent et ses mâchoires vibrent comme si elles allaient se briser, mais il sourit.

- Dors, Merlin. Tu as bien gagné ton jour de congé.

Dehors, le ciel pleure des larmes d'or et de sang.

 

oOoOoOo

 

Les branches des saules ploient au-dessus du lac. La brise les soulève doucement. L'eau se ride en une caresse brillante. De temps à autre, un poisson fait clapoter la surface dans laquelle le ciel bleu se reflète. Des insectes s'agitent en tourbillon doré dans le rayon de soleil. Il fait frais sous les ombrages.

Arthur marche dans le sous-bois, habillé de pied en cap en armure, sa longue cape rouge flottant sur le tapis d'herbe verte épaisse. De temps à autre il s'arrête, s'accroupit et cueille une fleur qu'il ajoute à son bouquet.

- Père, j'ai trouvé une fleur qui a des ailes !

Albion court vers lui en soulevant d'une main sa robe de soie bleue, ses cheveux blonds si clairs dansants autour de son visage rond.

Elle lui présente fièrement le dent-de-lion et fait la moue en voyant qu'il est dépouillé. Arthur rit à sa déconfiture, puis lui en tend un autre. La petite fille lui fait un grand sourire. Elle gonfle les joues, souffle avec lui pour éparpiller les légères plumes duveteuses.

- Au-revoir, au-revoir ! lance-t-elle à la ronde.

- Est-ce que ton bouquet est prêt ? demande le roi.

- Oui, Sire, dit Albion en le sortant de derrière son dos.

Elle le tient très serré et les fleurs sont un peu froissées, mais Arthur approuve d'un geste de menton avant de lui montrer le sien.

- Oh, comme il est joli, s'écrie l'enfant.

L'homme blond se relève, lui tend la main. Ils marchent ensemble vers la crique, à pas lents.

- Merlin ne va pas revenir, n'est-ce pas ? dit la petite fille au bout d'un moment, en levant la tête vers son père.

- Non, en effet, répond Arthur. "Mais ce qu'il nous a appris restera pour toujours avec nous. C'est comme ça que nous nous souviendrons de lui et que nous supporterons son absence."

- Qu'est-ce qu'il vous a appris, Père ?

Le roi s'arrête un instant, regardant à travers les arbres la foule rassemblée sur les bords du lac, puis il incline la tête pour sourire à sa fille.

- A t'aimer, Albion.

Elle sourit de toutes ses perles blanches, avec un trou dans la rangée du haut, là où manque sa dernière dent de lait.

Ils vont jusqu'à la barque et les gens s'écartent pour les laisser passer. Presque tout Camelot est rassemblé : des serviteurs qui pleurent silencieusement, des chevaliers aux bras en écharpe ou appuyés sur leurs béquilles, des paysans endimanchés et des villageois avec leurs familles.

- Nous voici, Gaius, dit le roi. "Merci de nous avoir attendus."

Albion dispose les deux bouquets au milieu des joncs, du lierre et des roses qui tapissent le fond de la barque. Personne ne dit tout haut que les fleurs ont des tiges trop courtes, comme si des enfants à qui l'on n'a jamais appris à le faire les avaient ramassées.

Puis Arthur sort Excalibur de sa ceinture et glisse le pommeau de l'épée sous les mains croisées de Merlin.

- Garde ça pour moi, veux-tu… murmure-t-il.

Il contemple une dernière fois son ami, la gorge serrée. Sa main ébouriffe les souples boucles noires, ses doigts effleurent une pommette haute et pâle. Il donne une pichenette légère au menton anguleux sur lequel quelques brins sombres se hérissent.

- On se rase, pour se présenter devant son roi, Merlin, souffle-t-il avec un sourire qui tremble.

Le serviteur ne riposte pas, pour une fois.

Immobile, il semble dormir, vêtu de sa plus jolie chemise de lin cobalt, avec ses bottes bien cirées – Georges y a veillé. Gaius et Guenièvre l'ont lavé et habillé avec soin, ont peigné ses cheveux et glissé des sachets d'aubépine et de romarin dans ses poches.

- C'est l'heure, Sire, dit doucement Léon en posant sa main sur l'épaule du roi.

Arthur se redresse lentement. Sa cape rouge traine dans l'eau agréablement froide par cette chaude journée de fin d'été. Il aide Perceval à pousser la barque vers le centre du lac, puis remonte sur la berge et se place à côté de Guenièvre qui entrelace ses doigts avec les siens.

Gaius est debout, très digne et très vieux dans ses longues robes de cérémonie, ses cheveux blancs séparé par une raie et la peau marbrée par trop de nuits de veille. Son sourcil broussailleux est plié et des larmes roulent le long de ses vieilles joues. A côté de lui, la Dolma et Geoffroy de Montmouth sont silencieux. Georges est là, aussi, ainsi que Mordred dont le visage de craie est parfaitement sec et qui est vêtu tout de noir.

Numéro Quatre est en retrait, sous un arbre, les vêtements poussiéreux et les bottes éculées, l'air épuisé. Il est rentré tout à l'heure et a apporté la nouvelle de la mort de Gwaine au col de Kemeray à Sir Léon qui s'habillait pour les funérailles de Merlin.

Le roi lui fait signe et il s'approche en hésitant, accepte l'arc, puis la flèche que lui tend Perceval.

La barque s'éloigne et la brise leur caresse le front.

- Nous sommes ici pour Merlin d'Ealdor, fils d'Hunith et Balinor, dit le roi d'une voix forte qui ne tremble pas. "Il a vécu parmi nous en mettant tout son cœur dans chaque tâche qui lui était confiée. Il nous a montré un exemple et redonné espoir dans les moments les plus sombres, sans jamais rien réclamer pour lui-même. Il était plus qu'un serviteur. C'était l'ami et le frère de tous les hommes."

Numéro Quatre tend la corde et lève l'arc. La flèche enflammée traverse le ciel lumineux avec une courbe gracieuse, comme un oiseau, et va se planter dans la barque.

Un grand garçon maigre aux oreilles décollées se retourne et son visage anguleux s'éclaire d'un large sourire. Il y a quelque chose de magique dans ses yeux bleus sincères.

Un cadeau précieux, irremplaçable.

Une amitié qui ne juge pas, qui ne trahit pas, qui s'offre sans rien demander en retour.

Une main tendue, trois mots si simples qui ont le pouvoir de transformer une vie.

Des larmes coulent sans interruption sur son visage, mais Arthur sourit d'un air apaisé en contemplant le brasier qui se reflète sur la surface du lac.

- Adieu, Merlin, murmure-t-il. "Ne t'inquiète pas pour nous."

Guenièvre se pelotonne contre lui et il resserre l'étreinte de son bras autour des épaules de sa femme.

- Tout ira bien, chuchote-t-elle.

Albion appuie sa tête contre la hanche de son père, sa menotte blottie dans la grande main du roi.

- Tout ira bien, pépie-t-elle doucement.

Arthur hoche le menton.

- Je sais.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : "C'est ainsi que l'histoire se termine"

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