Le Prince & L'Idiot

Chapitre 38 : C'est ainsi que l'histoire se termine

Chapitre final

6359 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 05:27

 

C'EST AINSI QUE L'HISTOIRE SE TERMINE

 

 

- Idiot, idiot, idiot, scandent les enfants dans la rue boueuse.

Arthur s'arrête, un peu ébloui. Il met sa main en visière pour les observer et son cœur se serre en voyant leurs formes dansantes dans la lumière. Ils sautillent en rond autour d'un garçon maigre aux oreilles décollées, qui tourne sur lui-même pour leur sourire...

- Sire ?

Arthur tressaille et revient au présent. Il adresse un signe du menton à Sir Léon qui l'observe d'un air un peu inquiet et se remet en marche.

La mélopée s'estompe. Les enfants ont disparus, évaporés au milieu des étals du marché.

Le roi descend la grand' rue de Camelot, sa longue cape rouge ondulant derrière lui, le soleil accroché dans ses cheveux blonds, et il se sent plus seul que jamais.

 

C'était il y a tellement d'années, déjà.

 

Des guirlandes de fleurs, des rubans et des drapeaux aux couleurs éclatantes pendent aux fils tendus entre les maisons blanchies à la chaux.

Un boulanger sort de son échoppe des galettes de miel et de gingembre aux alléchantes croûtes épaisses. Plus loin, une femme coiffée d'un turban orangé installe des fromages sur des claies de bois. Sa voisine déploie de riches étoffes aux teintes vives, hélant le chaland d'une voix forte et joyeuse. Le tenancier de l'auberge du Soleil Levant goûte le cidre frais et doré que lui verse un tonnelier dont le rire froufroute dans ses épaisses moustaches grises. Deux paysannes aux hanches larges se disputent au-dessus de leurs paniers de laitues. Un vieux scribe dodeline sur le dos d'un âne placide tiré par la bride par un gavroche qui mâchouille un épi de blé.

La brise ensoleillée tintinnabule dans les flacons de verre pendus sous l'auvent de l'apothicaire. Une jeune fille en robe claire chantonne au coin d'un balcon lacé de roses trémières, sur la mélodie d'une vielle dont un ménestrel assis près de la fontaine pince les cordes avec mélancolie. Le maréchal-ferrant, son dos cuivré ruisselant de sueur, simplement vêtu d'un tablier de peau sur ses braies, tape son marteau à grands coups réguliers pour ferrer le cheval alezan d'un chevalier qui sifflote. Des dames montées sur des chaussures compensées minaudent en admirant des perles et des chaînettes d'argent présentées sur des coussins de velours rouge. Trois lavandières en sabots se frayent un passage dans la foule, chargées de brassées de draps blancs crissant de propreté et fleurant bon le savon.

Un épagneul aux longues oreilles pelucheuses s'étire en bâillant sur un seuil de pierre. Un homme au visage buriné, protégé par un chapeau de feutre patiné par l'âge, charrie sur son épaule une corbeille remplie à ras-bord de gros raisins noirs et sucrés. L'odeur chaude du safran se mêle à celle des bouquets de thym et des grappes d'oignons, au fumet des poulets dorant sur une broche. A la porte du château, le cuisinier bedonnant surveille le déchargement de sacs de farine dans un poudroiement blanc étincelant. Les gardes font leur relève, échangeant des plaisanteries grivoises et les lourdes clés cliquetant à leurs ceintures.

Il y a toujours beaucoup d'animation dans la ville basse. Il y règne en continu le bourdonnement d'une vie simple, avec ses joies et ses peines, dans une contrée en paix.

Il s'est écoulé sept ans depuis le siège de Camelot. Il reste des cicatrices de cette terrible épreuve sur le paysage : des endroits où la plaine est encore pelée, des échafaudages accolés aux tours qui ont été le plus bombardées, des hachures noires indélébiles sur les murs au-dessus des fossés.

Les troubadours ont trouvé matière à chansons dans les souvenirs des uns et des autres : la chevauchée héroïque de Sir Gwaine, Excalibur retrouvée et brandie par le roi, le peuple combattant avec les chevaliers jusqu'au dernier matin, l'arrivée glorieuse des armées alliées sur les collines.

Le nom de Merlin a aussi sa place dans les poèmes épiques. Mais les légendes sont ainsi faites que la vérité devient un conte de fée. On raconte qu'il était un ange ayant pris la forme d'un jeune garçon, certains croient qu'il s'agissait d'un vieux magicien avec une longue barbe blanche, des histoires prétendent qu'il n'était autre qu'un dragon enchaîné dans les caveaux du château, qui murmurait des conseils au souverain d'Albion.

Seul Arthur et un petit nombre de personnes se rappellent de l'idiot maladroit qui aima si fort un prince que cela changea le monde.

Après le siège, Numéro Quatre est venu habiter dans les appartements du médecin de la cour. Il a veillé sur lui comme un fils, arrangeant les couvertures autour du vieillard courbé par l'âge et le chagrin, réapprovisionnant la réserve de bois, préparant le gruau aux champignons qu'aimait le grand-père de Merlin et balayant l'atelier rempli de grimoires, de fioles et d'herbes médicinales. Quand Gaius s'est éteint, un soir au printemps suivant, le guerrier silencieux lui a fermé les yeux et a embrassé son front ridé. Puis il a fait son sac et il est parti avec la permission du roi. Il est mort quelques années plus tard, après avoir obtenu la soumission des Territoires du Nord, complétant avec ce traité l'unification d'Albion. Son corps repose sous un cairn au sommet d'une montagne couverte de neige, comme celui de Gwaine.

Perceval ne s'est pas remarié.

Geoffroy de Montmouth travaille toujours à ses chroniques, mais pique plus souvent du nez sur ses vélins que ce qu'il ne remplit de parchemins. Le fils de Sir Elyan mélange ses encres et le sert comme apprenti.

Georges seconde l'intendant du château et compte bien un jour lui succéder. En attendant, ses blagues sur le cuivre continuent de rendre chèvre les autres serviteurs.

La renommée de la reine s'est accrue, sa sagesse et sa bonté sont louées jusqu'au-delà des frontières. Guenièvre n'en tire pas orgueil, mais s'applique au contraire davantage. Elle cache au fond de son cœur les paroles prononcées autrefois par une très vieille femme et redoute le jour où une autre des prédictions deviendra vraie.

Mordred grandit, mais il ne trouve pas la paix. Avec les années, les désirs qui s'agitent en lui, désespérés de s'échapper comme des rats en cage, ne cessent de le ronger, de s'amplifier.

Il n'y a plus Gwaine pour soulager ses accès de colère d'une blague affectueuse, parce que l'ancien ivrogne comprenait bien plus que n'importe qui le tourment intérieur de l'enfant, sa soif de prouver qu'il a le droit d'exister.

Il a perdu Will et rien n'a changé dans ses relations avec les autres écuyers. Il est toujours "le bâtard", la tique, celui qui ne devrait pas être là, ne pas souper chez le roi, ne pas lever la tête.

Arthur se montre bon envers lui – peut-être trop indulgent souvent, comme s'il ne pouvait se résoudre à confronter Mordred aux conséquences des choix que l'on fait – mais il ne s'est plus jamais assis avec le garçon comme il l'avait fait dans la caverne, il ne l'a plus jamais touché, comme s'il ne pouvait effacer de sa mémoire ce que Mordred a fait – ou peut-être ce qu'il est.

Quand le petit prince nait, trois ans après le siège, la douleur de Mordred se décuple au point qu'il disparait plusieurs jours et revient crotté comme s'il avait erré dans tout le pays. Arthur ne dit rien, Léon non plus. Perceval l'a suivi et leur a expliqué que l'adolescent avait passé ces trois jours à la tombe de sa mère, prostré au pied du tertre couvert d'un épais tapis d'émeraude parsemé de scilles.

Mordred le sait : il ne sera jamais cet enfant qui est chéri, aimé, accueilli, désiré. Il voudrait haïr le bébé qui obtient des sourires d'Arthur, que Guenièvre berce dans ses bras, qu'Albion couvre de baisers, que le peuple en liesse a fêté pendant plus d'une semaine – mais il n'y parvient pas. Au contraire, un irrésistible besoin de le protéger se lève en lui comme une tempête. Il rôde près de la nurserie et la Dolma le chasse comme un grand cabot qui s'approcherait d'un panier de chatons.

Finalement, c'est Arthur qui le lui amène, un soir d'été où les criquets chantent dans le jardin rempli de roses, en haut sur la terrasse. Dans l'obscurité, le feuillage des arbres frissonne doucement à la brise nocturne, sous la voûte sombre piquetée de milliers d'étoiles.

Le roi ne s'attendait pas à trouver son neveu sur le banc, mais il le retient quand l'adolescent fait mine de s'en aller, la tête basse.

- Tu veux le prendre dans tes bras ? demande-t-il avec un geste de menton vers le nourrisson.

Il y a tellement de douceur dans ses mots, comme s'ils étaient tapissés d'une lointaine douleur, que Mordred accepte d'un hochement de tête, impressionné.

Pendant quelques minutes, il contemple l'enfant qui dort contre lui, inconscient du monde qui l'entoure et du futur qu'il l'attend, des enjeux et des décisions qui reposeront sur lui. Puis il relève la tête et croise le regard d'Arthur.

- Tu fais partie de la famille, toi aussi, murmure l'homme blond dans la nuit feutrée. "Tu le sais, n'est-ce pas, Mordred ?"

La gorge de l'adolescent se serre.

Oh, si seulement c'était vrai.

Il est près d'éclater en sanglots, de céder, d'abandonner sa colère, de tout oublier.

Si seulement Arthur voulait juste tendre la main et lui ébouriffer les cheveux, comme autrefois…

Mais le roi se contente de reprendre le prince et de le caler contre son épaule. La tendresse qu'il y a dans le moindre de ses gestes déchire le cœur de Mordred.

Il a tué le père qu'il haïssait.

N'est-il pas juste qu'il n'obtienne jamais l'amour du père qu'il désire tant avoir ?

Alors il cherche ailleurs ce qu'il ne peut recevoir de Camelot, fuit les dîners avec la famille royale, prétend qu'il préfère sa liberté – et Arthur la lui accorde, un pli soucieux au front.

Il est seul.

Si seul.

Personne ne se rend sur la tombe de Morgane, à part Guenièvre et Albion – et pour cela Mordred les met à part de tous les autres.

Les gens crachent au sol, ils disent que le chemin qui mène au tertre sous lequel la princesse demeure est maudit. Les rumeurs vont bon train à la taverne, les histoires s'enrichissent de détails chaque année, devenant de plus en plus insensées, de plus en plus cruelles. On parle de la folle en disant "la sorcière", on raconte que lorsqu'elle a combattu sur la tour, ce n'était pas ses grands cheveux de jais qui flottaient autour d'elle, mais les ailes d'un corbeau, déployées tandis qu'elle arrachait des lambeaux de chair sanglants à ses adversaires.

Mordred s'enivre et se bat, se réveille avec des migraines atroces, sans une larme.

Chaque jour à l'entrainement il se rue sur ses adversaires sans se retenir, trouvant un soulagement fugace dans l'épuisement, dans l'adrénaline qui pulse sous ses tempes.

Il nourrit ses pensées amères, s'enfonce de plus en plus dans l'obscurité. Guenièvre a beau sonder ses yeux d'azur, elle ne voit qu'une paroi de verre infranchissable. Albion essaie aussi, mais elle sent bien que son affection fait souffrir son cousin, alors elle s'écarte elle aussi.

Un soir où il rumine devant sa chope d'hydromel dans la salle aux solives basses de l'auberge du Soleil Levant, un groupe de jeunes gens s'assoit à sa table : ils viennent de loin, leurs manteaux sont poussiéreux et leur accent roule sous la langue, comme le son d'anciens mots magiques. Parmi eux, il y a une jeune fille du nom de Kara et Mordred est fasciné par son insolente beauté. Il a seize ans et il crève d'envie d'être aimé. Dans les bras veloutés de la fille, épuisé mais comblé, il se sent enfin à sa place. Sa joue transpirante posée contre les seins blancs, il fait couler entre ses doigts les cheveux fins de Kara et l'écoute distraitement parler, sans se rendre compte qu'elle l'empoisonne de ses idées, lentement, sûrement.

Camelot est un pays riche où tout homme est accepté, mais le pouvoir appartient toujours à la noblesse…

Si le peuple était libre de se commander lui-même…

S'il n'y avait plus de roi…

Un sursaut arrête Mordred sur la pente dangereuse où l'entrainaient les anarchistes.

"Non, pas Arthur."

Kara est furieuse, menace de rompre tout lien avec lui, l'appelle traître et lâche, et dans sa fureur hurle : "bâtard royal, c'est bien tout ce que tu es !"

Mordred devient livide, ramasse ses vêtements et sort en claquant la porte derrière lui.

Quelques jours plus tard, Kara et ses amis tentent d'assassiner Arthur – pour délivrer le pays de l'oppresseur, comme ils disent.

Ils sont tous capturés, condamnés à être pendus, et Mordred ne peut s'empêcher de se mordre les lèvres jusqu'au sang lorsque la corde étrangle brutalement la gorge délicate qu'il couvrait de baisers. Il quitte la cour d'honneur aussitôt qu'il le peut et se réfugie dans les latrines des gardes où il vomit jusqu'à ce qu'il ne crache plus qu'un filet de bile.

Arthur le trouve dans la tour de la cloche, ce soir-là. Le roi a remarqué l'agitation de son neveu pendant l'exécution – Guenièvre aussi, c'est elle qui l'a pressé de ne pas remettre au lendemain la confrontation avec le jeune homme.

Arthur ne sait pas par où commencer, alors il cherche dans ses souvenirs ce qu'il était à seize ans. Il se lance dans le récit de sa première amourette à tout hasard et, de fil en aiguille, en vient à parler de son mariage arrangé avec Lady Elena, puis de son père, des mensonges de celui-ci, de ses doutes et de l'immense déception qu'il a ressentie à l'époque.

Mordred l'écoute passionnément.

Dans l'obscurité de la tour, assis contre le mur baigné d'un pâle rayon de lune, le garçon se décide enfin à parler, d'une voix étranglée. Il déballe tout en vrac – sans prendre de gants, comme un enfant à bout de souffle ou comme un jeune soldat assis près du feu avec un vétéran.

Il y a si longtemps qu'il se retient.

Le roi l'écoute en silence, ses yeux de lin attentifs, sans l'ombre d'un jugement.

Pendant que Mordred met à nu ses angoisses et ses erreurs, il cesse de voir la peau laiteuse de sa sœur et ses boucles de jais, il oublie la forme du nez et les contours du visage qui lui rappellent tant Lord Agravaine. Il n'y a plus qu'une paire de yeux bleus éperdus, solitaires et tellement désireux de faire leurs preuves, d'entendre un mot d'amour et de fierté.

Des yeux exactement comme l'étaient les siens, il y a de cela des années, quand ils ont croisé ceux de Merlin.

Alors il se souvient du cadeau qui lui a été fait.

Lorsque l'aube se glisse dans la pièce qui a vu mourir Morgane et que le garçon se tait, exténué, vidé, Arthur tend la main à son neveu pour l'aider à se relever.

- La nuit nous quitte, il est temps de prendre un peu de repos, dit-il. "Viens, fils."

Et en quittant la pièce, il passe sans y penser une main dans les cheveux de l'adolescent, les ébouriffant affectueusement.

Mordred tressaille, puis lève la tête.

- Pas question de trainer au lit, cependant. Je t'attends tout à l'heure sur le terrain d'entrainement, dit Arthur d'une voix bourrue. "Tu m'affronteras."

- Oui, Sire ! répond promptement le garçon en claquant les talons.

Puis il hésite, sourit.

- Merci, souffle-t-il.

- Hum, lâche le roi en détournant la tête et en s'engageant dans les escaliers.

Il entend un autre merci qu'il ne méritait pas et cette pensée lui réchauffe étrangement le cœur, même si sa gorge s'enroue.

Si Merlin était là, il serait fier de lui.

 

Les sabots des chevaux clapotent sur les pavés quand une patrouille passe à côté d'eux et le roi rend leur salut aux chevaliers qui reviennent. Il s'arrête près du poste de garde et échange quelques mots avec les deux hommes qui jouent aux dés sur un tonneau, à l'ombre fraiche de l'arche blanche.

Sir Léon s'enquiert du capitaine unijambiste qui a pris sa retraite la semaine précédente et, pendant ce temps, Arthur ferme les yeux pour respirer l'odeur familière des vieilles pierres.

Il est de retour sept ans en arrière et tout va bien.

La sensation étrange, comme une épingle oubliée au pli d'un vêtement de luxe ou un grumeau dans une soupe savoureuse, disparait.

Sous les étoiles, une pièce d'or avec deux faces parfaitement ciselées voltige gracieusement.

Camelot a changé et Arthur ne parvient plus à ressentir cette parfaite paix et sécurité que donne un foyer.

Ce n'est pas seulement parce que les tapisseries ont été remplacées, que les meubles sont neufs ou que les étables ont dû être entièrement reconstruites et que certains étages ont été réaménagés autrement, ou parce que beaucoup de ses conseillers ne sont plus ceux qui l'ont accompagné au début de son règne.

Même lorsqu'il combat dans la lice avec ses chevaliers, ses frères d'armes, et se relève couvert de poussière, courbaturé et endolori de cette bonne façon qui vous envoie dormir sans rêves.

Même lorsqu'il se promène avec Guenièvre, main dans la main, et qu'ils parlent de lorsqu'ils auront des cheveux blancs et qu'ils se retireront du pouvoir pour vivre des jours simples dans une chaumière au fond des bois.

Même lorsqu'il se roule sur le tapis en se bagarrant pour rire avec son fils qui glousse de joie. Même lorsqu'il écoute, amusé quoique vaguement inquiet, Albion qui déclame des vers en prenant des attitudes un peu trop dolma-esques.

Même lorsqu'il contemple son royaume baigné de lumière, à l'aube, au sommet des remparts.

Il ne se sent plus jamais tout à fait chez lui.

Il manque toujours quelque chose.

Quelqu'un touche sa manche et il revient dans le présent.

- Sire ?

Cela fait deux fois aujourd'hui que Sir Léon doit sortir son souverain d'un rêve éveillé et le chevalier fronce les sourcils. La cicatrice en travers de son visage est rose et boursouflée à la chaleur, mais malgré l'air effrayant qu'elle lui donne, Arthur discerne le souci que se fait son bras droit.

- Tout bien, Sir Léon, dit-il légèrement.

Il repart en frottant machinalement la barbe blonde soyeuse qui adoucit la ligne carrée de sa mâchoire.

Il écarte ses souvenirs et se concentre sur la menace qui pèse sur son royaume : les Saxons. Ils font route vers Camelot, selon les rapports, mais cette fois-ci Arthur est bien décidé à ne pas les laisser s'approcher et à aller les combattre.

Sept ans de paix.

Il ne permettra pas que cela s'arrête ici.

Dans la cour d'honneur, ils tombent sur une nuée de jeunes filles qui caquettent avec entrain avec leur troupeau de haquenées aux crinières soigneusement peignées et aux magnifiques harnois de velours brodés d'or. Au milieu du groupe, quatre des cinq filles de Sir Léon secouent leurs frisettes vénitiennes en riant : leur petite sœur qui sait à peine marcher est dans les bras de leur mère, à côté de la Dolma qui, elle, est encombrée du vieux Sir Pellinore, ventru et ronronnant. La nourrice surveille ce déploiement de gaité et d'insouciance d'un œil de duègne. Il y a bien longtemps que la femme ne nourrit plus de poupon, mais elle ne semble pas avoir pris une ride depuis le jour où elle s'est présentée de façon théâtrale dans la salle du trône.

Albion se hisse sur sa selle sans l'aide du palefrenier, souple et agile comme une amazone chasseresse, et dispose sa longue robe de brocart vert émeraude d'un geste rapide mais artistique. Elle a quatorze ans, une silhouette fine et cambrée, des pieds trop grands à son goût qu'elle cache dans des bottes de cavalier, une chevelure de miel abondante, les yeux doux de sa mère et les canines un peu pointues de son père.

Elle adresse un signe joyeux au roi, puis récupère son arbalète qu'elle accroche dans son dos d'un mouvement vif plein de grâce et d'indépendance. Une poignée de carreaux est glissée dans sa ceinture de cuir et elle a enfilé son gant de fauconnerie. Elle claque la langue et lance son cheval au galop sans se soucier que le reste de sa cour la suive.

Depuis le balcon, Guenièvre, somptueuse dans sa robe pourpre, regarde partir la princesse en secouant la tête d'un air amusé. Puis elle retourne à l'intérieur après avoir lancé un baiser au roi qui l'attrape sans se soucier des regards pétillants des gamines et des soupirs de la gent masculine obligée d'accompagner ces damoiselles dans les bois, où leurs gloussements vont certainement alerter jusqu'à la dernière souris des champs.

- Papa !

Arthur tourne la tête, se penche et cueille le bambin de quatre ans qui court vers lui au moment où celui-ci se jette dans ses bras.

Son fils a ses yeux bleus, les boucles brunes et le teint mat de Guenièvre, la gouaille de Gwaine, le courage de Lancelot et le cœur de Merlin.

- Comment s'est passée ta journée, Emrys ? demande le roi tandis que le petit garçon fait gambader son dragon de bois sur la tête de son père.

- Je m'ai battu avec Perceval et j'ai gagné ! babille l'enfant. "Mon poney a mangé une carotte. I m'obéit pas, i veut que voir Mo."

Le jeune homme est en train de descendre les escaliers, les coudes au corps, suivi plus lentement par le géant qui sourit avec bienveillance.

- Le prince s'est encore échappé de la nurserie, explique Mordred, l'air penaud. "Nous l'avons cherché partout et puis… après… ce n'était pas très difficile de mener à bien nos tâches même s'il était là."

- Ce n'est pas une nourrice qu'il lui faut, mais dix gardes, soupire Arthur. "Messieurs, je vous présente toutes mes excuses. Je donnerai des ordres pour qu'on ligote le petit monstre."

- Ah non ! proteste l'enfant dont les yeux intelligents ont parfaitement suivi l'échange et la plaisanterie sous-entendue. "Je veux pas. Je veux voir mon poney et manger du pain d'épice!"

Le roi fronce les sourcils, mais Emrys ne s'y trompe pas et ses petits doigts potelés lissent les rides aux coins des yeux qui trahissent son père.

- Avant de donner des ordres, tu dois apprendre à obéir, dit Arthur. "Un prince montre l'exemple."

- Oui, Sire, grogne le petit garçon en baissant les yeux mais en regardant à travers ses longs cils sombres.

Le roi le pose par terre et l'enfant sautille jusqu'à Mordred qui l'attrape et le charge sur son dos.

- Les éclaireurs sont-ils de retour ?

- Oui, Sire, répond Perceval.

- Alors allons à la Table Ronde, dit Arthur, en adressant un sourire à son coquin de fils qui se cache derrière la nuque du jeune homme qui est son meilleur compagnon de jeux et son professeur préféré. "Emrys, je te veux de retour dans la nurserie avant que ta mère ne te réclame. Mordred, rejoins-nous dans une heure. J'aurais un message pour les écuyers."

Il s'arrête un instant pour ébouriffer les cheveux noirs de son neveu, puis grimpe les grands escaliers blancs avec le géant.

- Où sont rassemblés nos ennemis, Perceval ?

- A Camlann, Sire, répond son vieil ami.

- A Camlann, ce sera, donc.

La cour est baignée de soleil et l'eau ruisselle à la fontaine, scintillante. Mordred et Emrys jouent à s'éclabousser et rient aux éclats en se poursuivant.

 

C'est comme ça que l'histoire se termine.

 

L'histoire d'un souverain puissant conduit par la main d'un enfant.

L'histoire de deux hommes, deux amis, deux frères.

L'histoire d'Arthur Pendragon, roi de Camelot, étendu sur les rives d'un lac, le matin après la bataille de Camlann, ses cheveux blonds maculés de sang et sa cotte de mailles pesant lourdement sur son corps qui s'affaiblit.

Il a été blessé à mort en se jetant entre l'ennemi et son neveu qui allait être frappé en traître par un saxon. Le garçon a tué le meurtrier, puis il a trainé Arthur à l'écart et s'est agenouillé à côté de lui. Le roi a réussi à lui sourire malgré la douleur qui convulsait ses traits. Il a levé son bras dans un dernier effort de volonté et avec sa bonne vieille épée, que Merlin aimait tant aiguiser et qui est restée au fourreau pendant sept ans de paix, il a fait Mordred chevalier de Camelot.

La lumière du soleil joue à travers l'épais feuillage des arbres. L'air froid est craquant, avec un goût acidulé. Le ciel bleu se déploie au-dessus de lui et de pâles nuages bordés d'un liseré champagne s'y effilochent comme des morceaux de coton. La prairie est perlée de rosée nacrée.

Les paupières d'Arthur se ferment lentement et la douleur sur son visage crispé disparait peu à peu. Il n'entend plus les sanglots du garçon à côté de lui.

Il s'est bien battu – jusqu'à la fin. Il n'a jamais abandonné, s'est toujours tenu debout, fort et courageux.

Il est temps de partir, maintenant.

Le vent bruisse dans les branches verdoyantes des chênes.

- Arthur…

Il est debout dans une brume lumineuse. Il sent sur sa joue une brise qui apporte un parfum de fleurs de cerisier et de fraiche herbe verte.

Il regarde autour de lui – et soudain il est là.

Grand, maigre, tout en jambes, avec sa tignasse de cheveux noirs, ses yeux bleus sincères et son large sourire.

- Merlin !

- Je vous attendais, dit son serviteur qui ne boite plus.

D'autres silhouettes arrivent derrière lui.

La gentille fille aux yeux de chat qui est morte dans les bras de Merlin, il y a très longtemps, le salue d'un signe de tête timide, les mains croisées sagement devant sa robe de satin indigo – une toilette comme celles que portait Morgane autrefois. Freya, il lui semble qu'elle s'appelait.

Balinor n'a plus son affreuse veste de cuir, mais il n'a pas changé depuis les jours où il bavardait avec passion jusque tard dans la nuit, ouvrant les yeux naïfs d'un prince qui le voyait comme un frère aîné. Sous son bras est blottie une petite femme aux cheveux rassemblés sous un fichu, l'air doux et réservé. Elle a de grands yeux pervenche et son sourire plein d'amour est celui de la mère qu'Arthur n'a jamais eu : ce doit être Hunith.

Uther s'avance et la gorge d'Arthur se serre en voyant son père. Sa silhouette altière aux courts cheveux grisonnants est celle du roi qu'il a connu, respecté, haï et pleuré, mais il y a une demande de pardon au fond de ses yeux. Près de lui vient Morgane, de longues torsades de jais cascadant sur sa robe élégante, son regard clair aussi innocent et heureux qu'avant que leur monde ne vole en éclats à cause du défi de Morgause, serrant dans ses bras le livre et le manuscrit avec lesquels ils l'ont ensevelie.

Gaius est là aussi et hoche le menton avec approbation, les bras noués dans le dos. Ses vieilles joues sont pleines, sa silhouette bedonnante éclatante de santé, comme il y a quinze ou vingt ans en arrière. Son sourcil magistral n'est pas plié et ses yeux bienveillants accueillent Arthur comme un fils.

Le roi étouffe un sanglot et sourit à travers ses larmes lorsqu'ils s'écartent pour laisser Mithian, vêtue d'une envolée de soie crème. Elle range une mèche châtaine derrière son oreille et lui adresse un clin d'œil malicieux, les joues roses. "Merci" articule-t-elle silencieusement et il n'a qu'une envie, courir vers elle et la serrer fort, très fort, lui raconter combien leur fille est merveilleuse et rattraper tout ce temps qui leur a échappé.

Puis Gwaine apparait, avec une pâquerette au coin de la bouche, son sourire gouailleur et sa barbe brune, et rejette en arrière ses cheveux d'un geste nonchalant, accoudé sur l'épaule de Lancelot en armure qui regarde son ami et souverain d'un air incroyablement fier.

Enfin Numéro Quatre s'avance, met un genou en terre et lui présente Excalibur.

- Mon roi, dit-il.

Il a la voix douce et grave d'un homme capable d'un grand courage et d'une grande bonté.

Arthur accepte l'épée, la fait tourner sur son poignet. Elle est lourde et froide, si réelle.

Son regard va des uns aux autres puis revient vers son serviteur.

- Sommes-nous à Avalon ? demande-t-il. "Tous ces lacs se ressemblent."

Merlin hausse les épaules.

- Est-ce que c'est important ?

- Est-ce que ça t'arrive parfois de répondre aux questions qu'on te pose, Merlin ? Bon. Est-ce que je suis mort ?

Le jeune homme penche la tête de côté.

- Ils vous appellent le "Roi Qui Fut et Qui Sera". Il fallait bien que vous partiez à un moment, si vous deviez revenir un jour.

Les pensées d'Arthur tourbillonnent, lui donnant le vertige, et son estomac se noue.

- Camelot… Guenièvre… Emrys et Albion….

- Perceval et Sir Léon veilleront sur eux, assure gentiment Merlin. "La Dolma aussi, et puis Mordred, à qui vous avez offert une page blanche pour écrire sa propre vie..."

Il fait un pas en avant. Sa main effleure la manche du roi et Arthur frissonne de tout son corps.

Il regarde les doigts calleux, puis relève la tête et ses yeux de lin rencontrent les yeux de saphir ourlés de cils sombres.

Son cœur se serre si brusquement qu'il en perd le souffle.

- Tu m'as manqué, murmure-t-il d'une voix rauque, en attrapant le bras de son serviteur, de son ami, de son frère.

- Je suis là, chuchote Merlin.

Son sourire enveloppe le roi de paix et de chaleur.

- Je ne vous quitterai plus jamais.

Une goutte de rosée tombe sur le lac et des cercles ondulent à l'infini sur la surface moirée dans laquelle se reflètent les montagnes enneigées.

Arthur sait, maintenant, ce que ce sourire signifie depuis le début.

Il est rentré à la maison.

 

 

FIN

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