SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 1 : Le Moineau et le Blond

5859 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/10/2023 19:28

Nassau la belle, Nassau la crainte. Nassau l'indomptée, Nassau la pirate... Une cité tant convoitée par la noblesse, mais si bien gardée par la flibuste. Le point culminant des Caraïbes en matière de contrebande de rhum, de dépravation sexuelle, et de jeux illégaux. Le repaire idéal pour pirates, flibustiers, négriers, boucaniers, corsaires, ou simples malfrats. Un vieux dicton de marins britanniques dit : « Quand vous amarrez sur Nassau, elle vous déshabille de tous vos titres, quittez la si vous souhaitez reconnaissance ! ». Il est vrai. Fondée par les Anglais sous le nom de Charles Town, récemment détruite et rebaptisée par les Espagnols (sans parvenir à en garder le contrôle), aucun drapeau ne surplombe officiellement les cieux de Nassau, situé sur l'île de New Providence, dans l'archipel des Bahamas. Les pirates aiment y séjourner pour le troc, les prostituées, les relations, les contrats... mais avant tout pour le rhum. Que ce soit afin de s'enivrer dans les effluves démoniaques de cette boisson, ou pour en dérober quelques futs, tout le monde y trouve son compte. La mixité de sa population (principalement française et espagnole), et son absence de gouvernement, font d'elle une terre extrêmement riche, ainsi qu'une terrible zone de non-droit. Une bataille entre deux empires pour prendre l'île, pourrait être la première de tous les temps à se finir avec deux perdants. Sans jamais qu'un papier ne soit scellé ou que deux paroles ne se soient entendues, tout navigateur, pirate, corsaire ou simple marin d'eau douce sait que s'aventurer sur Nassau, c'est prendre à deux mains ses roustons, et les hisser bien haut en guise de pavillon.

Pourtant, de l'intérieur, la vie à Nassau semble agréable. Les échoppes sont ouvertes, les tavernes sont remplies, et le port fourmille de marchands. En cette journée relativement placide, on peut aisément ouïr le bruit machinal des tonneaux de rhum roulant sur les pavés de pierres, le chant angélique des oiseaux exotiques, les cris importuns d'ivrognes euphoriques, la mélodie entrainante des guitares de musiciens ambulantes, le lourd fracas des bateaux amarrants, le souffle fluet du vent caraïbéen... mais parmi tous ces sons qui donnent vie au centre de Nassau, un cri strident et essoufflé, redondant et paniqué, les survole tous...

- Reviens ici, fumier ! crie à tue-tête un homme d'environ cinquante ans.

Il est en surpoids, les rouflaquettes grisonnantes, et son allure noble est contredite par son gilet sans manches en cuir très usé.

- Va au diable, Pedro ! lui répond un jeune homme brun, svelte, aux longs cheveux sales, surplombés par un bandana rouge délavé.

Ils se livrent une course-poursuite infernale dans les rues marchandes de la cité. L'agilité et la jeunesse du garçon lui confèrent un énorme avantage, malgré le fait qu'il porte une sacoche pleine à craquer de bijoux et d'objets de valeur. Là où il sillonne, escalade, et bondit entre tous les passants et encombrants de la rue, le vieil homme lui, fait pâle figure. Tant bien qu'il finît par s'écrouler, renversant une dame et ses deux enfants, provoquant une avalanche de chutes, et récoltant un tas d'insultes mêlées au rire strident de sa proie.

- Je vais te retrouver sale voleur ! Je vais te...

C'est avant d'avoir pu finir sa phrase, le crâne piétiné par une citoyenne tentant de se relever, qu'il aperçoit la silhouette du jeune homme qu'il poursuivait, hissée sur l'abris d'une échoppe de tapis. En mimant une révérence, le gamin prend une voix suave, affiche un sourire narquois, et déclare...

- Que ce jour reste dans votre mémoire, monsieur Noriega, comme celui où vous aurez failli attraper le capitaiouaaaahh...

- Écoute-moi bien capitaine de mes deux, c'est mon magasin sur lequel tu te tiens alors dégage vite avant que je ne te casse la gueule comme il se doit, dit le fameux vendeur de tapis en attrapant le jeune voyou par la cheville, le faisant tomber par terre.

- Au temps pour moi monsieur ! Tenez, enfilez ça ! lui répond-il en passant autour de son cou une sublime chaine en or. Cependant, c'est au vieux bougre allongé là-bas, je vous laisse régler ça entre vous, lui chuchote-t-il à l'oreille devant l'expression curieuse de la foule regroupée pour assister à la scène.

Le gamin reprend donc sa route, toujours au pas de course...

- Je te tuerai, maudit J...

***

La fabrique à pain « Bread House » est la plus appréciée de la cité (en même temps, il n'en existe que deux). Elle produit et vend de l'aube au coucher du soleil. Son pain, consistant et riche, est parfait pour éponger les litres d'alcools consommés par les locaux. Entièrement bâtie en pierre (ce qui est relativement rare à Nassau, la plupart des infrastructures étant en bois), elle se distingue nettement dans le paysage. La fabrique est tenue par une petite famille aux racines britanniques. Un père, sa femme et leurs deux enfants, tous la main à la pâte.

- Bellamy ! Combien de fois devrai-je te dire que tu dois enrouler le pain dans un torchon si tu ne veux pas qu'il sèche ! Regarde-moi ça, dix miches bonnes pour la soupe ! crie Andrew, le père de famille.

- Désolé Papa... réponds-t-il, l'air blasé.

Il est dix-huit heures passée, et la fatigue commence à le ronger. Toute la journée à mélanger, pétrir, enfourner, vendre... disons que ce n'est pas vraiment la vie dont il rêve, mais c'est à celle-ci qu'il est condamné. Bellamy est un jeune homme relativement timide et très peureux. Du haut de son mètre soixante-quatorze, son physique plutôt boudiné, ses bouclettes blondes, et ses yeux bleu azur, il n'incarne pas la virilité, contrairement à son titan de père. Même sa sœur, Emma, l'écrase psychologiquement et physiquement au quotidien. Mais là ou Bellamy surpasse tous les membres de sa famille (et de loin), c'est bien en intelligence. C'est lui qui a eu l'idée de rester ouvert plus tard afin de servir les invendus de la journée aux ivrognes déambulant dans les rues. Il a aussi directement négocié avec les marins marchands de farine, de levure, et d'œufs, obtenant des prix écrasant la seule concurrence de sa famille. Il regrette cependant certaines de ses idées de génie, qui l'obligent à bosser deux fois plus... Son plus grand rêve serait d'avoir accès à l'enseignement, et de mettre une fois dans sa vie, les pieds dans une salle de classe en Europe ! Malheureusement, même pour le gamin le plus cultivé de l'île, ce n'est qu'un fantasme illusoire.

Pendant qu'il nettoie son poste de travail aux côtés de son père dans une ambiance tendue, une femme de presque une centaine de kilos, alcoolisée et aigrie, entre dans la cuisine de la fabrique en lâchant un rot retentissant.

- Bellamy ! Y'a ton abruti de copain qui te demande, il m'a même donné un pendule en plaqué or pour que je vienne te chercher, un bel objet d'ailleurs... allez, va ! dit-elle d'un air ennuyé.

C'est Gloria, la mère de Bellamy.

- Ah super ! Dis-lui que j'arri...

- Hors de question ! Toi tu restes la ! Gloria enfin, ce petit est un voleur et un menteur, c'est une crapule finie, probablement un futur pirate ! Ton fils a du travail, il n'a rien à voir avec cet énergumène !

- Non mais tu te prends pour qui à me dire comment je dois élever mon gosse toi ?! Il aura le temps de nettoyer après ! Tu n'aurais pas envie de te la couler douce par hasard ?

- Ma parole tu es ivre comme un clando pauvre folle ! C'est moi l'homme ici, si je veux que mon fils en devienne un à son tour, mal partie comme c'est, je dois lui apprendre de vraies valeurs ! Retourne en boutique immédiatement !

- Tu me traites de folle là ?! Espèce de sac à fiente de mouette, esclavagiste que tu es, regarde-moi bien dans les yeux...

Bellamy profite de l'altercation entre ses deux parents pour discrètement s'éclipser de la cuisine. C'est l'un de ses rares talents, tellement timide et discret que quand il s'agit de se faufiler ou de se faire oublier, il excelle. Il traverse la boutique, sors dans la rue, et tourne dans le cul-de-sac séparant son commerce du bâtiment à sa droite, là où il a l'habitude de prendre de courtes pauses et de rejoindre son seul et unique ami...

- Jack ! Ne me dis pas que tu es passé à l'action sans me prévenir ! dit le blondinet à son ami qui l'attend adossé contre le mur en pierre de la fabrique.

- Mon bon vieux Bellamy ! Quelle animosité wow... c'est la chaleur du four qui joue sur tes nerfs ? Tu devrais essayer les tisanes de la vieille Moraw, de l'impasse aux plantes, rien de tel pour relâcher la pression ! lui répond Jack, très détendu.

- Arrête de faire l'imbécile ! On avait un plan bordel ! tu n'en fais toujours qu'à ta tête !

En effet. Une semaine plus tôt, le jeune Jack Teague, meilleur ami de Bellamy, a réussi à se faire embaucher par Pedro Noriega, célèbre collectionneur et contrebandier d'objets précieux exerçant sur Nassau, pour une tâche simple : transporter les achats de Noriega du port à son domicile. Cet emploi n'est en réalité qu'une des étapes d'un plan imaginé par Bellamy. Jack doit gagner la confiance de Noriega à tout prix en créant un lien fort avec son employeur, afin de ne jamais éveiller le moindre soupçon. Un jour où la cargaison sera intéressante, Jack devra emprunter un chemin à l'abri des regards ou Bellamy l'attendra. Celui-ci le battra alors suffisamment violemment pour lui laisser des marques visibles, avant de disparaitre avec les objets les plus importants, et d'en laisser quelques-uns à son ami. Jack dira alors à Noriega qu'il s'est fait agresser par des pirates qui l'auraient suivi depuis le port, avant de prendre aussitôt la fuite en mer. Ce plan est minutieux et s'approche du risque zéro. Ce plan vient de tomber à l'eau...

- Tu sais Bellamy, parfois ne pas avoir de plan, c'est ça, le meilleur plan ! lance Jack avec un air philosophique.

- Tu vas la fermer ?! Dis plutôt que la marchandise du jour était trop intéressante et que ton avidité a primé sur le reste !

- La marchandise était trop intéressante, alors une fois arrivé à la boutique je n'ai pas pu résister, et j'ai brillamment humilié ce vieux bougre. Voilà qui sonne plus correct, dis Jack en imitant le ton de son ami.

- Ce vieux bougre Jack, c'est Pedro Noriega ! Il exerce sur Nassau depuis plus de trente ans, tout le monde le connaît et tout le monde commande chez lui, même certaines grosses têtes de l'aristocratie ! Il agit avec l'immunité la plus totale, son réseau est démentiel bordel Jack, tu veux vraiment te faire tuer ?! s'affole Bellamy en s'asseyant.

Bien qu'il n'ait rien à voir directement avec le vol, et contrairement au principal intéressé, la panique commence à s'emparer de lui

- Et bien que d'éloges ! Tu oublies de préciser que son haleine est plus répugnante que l'odeur du lait fermenté et que ses goûts vestimentaires sont franchement douteux. Il n'a jamais changé de gilet depuis que je travaille avec lui, jamais Bellamy ! Il est imprégné de transpir...

- La ferme ! Arrête de tout prendre à la légère, Jack. Bon sang, suis-moi !

Méfiant de continuer cette discussion à l'extérieur, Bellamy entraîne alors Jack jusque dans la chambre qu'il partage avec sa sœur, dans les arrières de la fabrique. Malheureusement elle est là, et bien installée. Emma est une jeune fille enrobée au visage ferme, petite bouche et grosses joues, gros nez et petits yeux bleus. Ses cheveux blonds sont coupés au carré et ont l'air très gras. Son caractère est, comment dire... atypique. Bellamy pense qu'elle a un complexe d'infériorité tant elle est laide, et qu'elle le rejette sur lui. Devoir gérer Jack, se prendre des coups par son père, des insultes par sa mère, travailler quinze heures par jour, ce sont la tant de poids qui pèsent sur les épaules du jeune blond. Mais s'il y en a bien un qui écrase le tout, c'est de faire chambre commune avec sa grande sœur.

- Tu n'es pas censé bosser toi ? lance-t-elle avec agressivité.

- Si mais heu... bah en fait heu... bah... ce ne sont pas tes affaires ! Tu peux nous laisser un petit moment s'il te plait Emma ? demande Bellamy comme s'il s'excusait de vivre.

- Ah ça, hors de question, vous n'êtes pas bien dehors ?

- Non Emma s'il te plait ! Te te demande rarement quelque chose alors, pour une fois, si tu pouvais faire un effort ça me ferait vraiment plaisir ! rétorque Bellamy avec le charisme d'un mollusque.

Jack le regarde avec pitié.

- Mais c'est qu'il s'invente un caractère gras du bide ! Je t'ai dit non. Toi et ton ami le pouilleux vous dégagez tout de suite !

Alors que son frère s'apprête à s'écraser comme d'habitude, Jack s'avance et décide d'intervenir.

- Emma !... ma douce Emma... je vois que tes poignets sont affreusement nus... dit Jack d'un air charmeur en s'asseyant aux côtés de l'adolescente.

Bellamy voit clair dans son jeu mais il est trop faible mentalement pour s'interposer et puis, après tout, il a confiance en son ami...

- Tiens, enfiles ça, c'est un bracelet en argent gravé de feuilles de vigne, provenant de Florence ! regarde un peu comme il brille, on dit qu'il transformerait même un thon en sirène...

Emma ne relève pas la moquerie de Jack, tandis que Bellamy peine à ne pas exploser de rire. La jeune fille est totalement subjuguée par la beauté du bracelet qu'elle porte. Bien que la fabrique permette à sa famille de vivre correctement, le luxe n'existe pas pour les locaux de Nassau. Si on vous surprend avec des signes de richesse, vous serez très vite une cible pour tous les malfrats qui grouillent sur l'île. Elle n'a jamais porté quoi que ce soit ne valant ne serait-ce qu'un dixième de la valeur de ce bijoux.

- Eh bien Jack quelle surprise... dit-elle en se penchant délicatement vers lui.

Il semble bien avenant aussi, s'en est trop pour Bellamy qui s'empresse de décoller son ami de sa sœur.

- Bon allez stop les tourtereaux ! Jack, dis ce que tu as à dire avec distance s'il te plait.

- Wow Bellamy ! Je ne te soupçonnais pas cette force, sauvage ! Enfin bon, ma chère et tendre Emma... si tu veux bien nous laisser en privé le temps d'une petite heure, alors ce bracelet sera tiens, tu as ma parole, clame Jack avec une voix mielleuse, sous le regard noir de Bellamy.

- Hm très bien mon chère Jack, je vous laisse une heure, pas une minute de plus ! D'ailleurs, si tu veux venir seul un de ces quatre, tu es le bienvenu, dit Emma en s'éloignant, dévorant Jack du regard.

Elle claque la porte délicatement et les deux amis sont enfin seuls.

- Tu vois l'ami, c'est comme ça qu'on s'y prend avec les femmes ! avance Jack avec fierté.

- Ce n'est pas une femme Jack, c'est ma sœur ! Réplique Bellamy.

Il est excédé par la situation, mais impressionné par la capacité qu'a son ami à toujours se créer un chemin vers ce qu'il désire. Sur ces mots, les deux garçons commencent à examiner le butin de Jack. C'est un vrai trésor ! des montres à gousset, des bijoux, de l'argenterie etc... tout est fait d'or ou d'argent, il y en a pour une sacrée somme.

- Punaise Jack c'est incroyable... c'est un coup énorme que tu as fait la !

Bellamy est obnibulé par les objets, à un point qu'il en oublie même le pétrin dans lequel s'est fourré son ami.

- Pas mal hein ? Bon allez, sors-le !

Le blond sort un coffre d'un trou dissimulé sous une planche en bois, sous son lit. Ce coffre, plein d'objets rares et de pièces d'or, est le butin commun des fourberies que commettent les deux garçons ensemble depuis leur plus jeune âge. S'ils amassent tant de biens, c'est qu'ils ont chacun un rêve étroitement lié. Bellamy rêve depuis toujours d'accéder à l'enseignement Européen, rejoindre la France, et devenir un illustre professeur d'université ! Jack, lui, rêve tout simplement de devenir le plus grand seigneur pirate des Caraïbes. Leur projet démentiel consiste à amasser assez de richesses pour dérober un navire, et pouvoir se faire en nom en mer. Ensuite, Jack a promis à son ami que quand il sera sûr de sa renommée, il l'emmènera en Europe, directement dans un port Français, avant de faire marche arrière pour accomplir sa destinée.

L'atmosphère est tendue. Les deux complices savent pertinemment que la situation est critique, maintenant que Jack a fait un coup à visage découvert. Sa réputation de voleur et d'arnaqueur est déjà bien forgée sur Nassau, mais ce n'est qu'un gamin parmi tant d'autres. Sur cette zone de non droit, des petits délits à droite à gauche passent vite inaperçus, et Jack a un don pour toujours s'en sortir. Mais là, s'être attaqué à Pedro Noriega est un affront direct à l'un des gros bonnets de l'île. Jack a beau faire comme si de rien n'était, il est tout aussi conscient que son ami que, s'il se fait attraper, c'est la mort assurée.

- Et maintenant Jack ? Tu n'es plus en sécurité à Nassau, je pourrais bien te cacher un ou deux jours mais on est vus ensembles depuis bambins, on finirait par remonter ta piste et... ma famille Jack, ils n'ont rien à voir avec nos histoires.

- Jack, Jack, Jaaaaack j'ai peur ! Ma famiiilleuuh, ma grosse mère qui suinte l'alcool, mon grand père aux poings de fer, et ma tyrannique, mais si charmante sœur...

- Ferme-là ! Ton père t'a abandonné pour devenir un pirate, tu n'as personne toi ! On ne choisit pas sa famille Jack ! puis regarde ce coffre ridicule, on pourrait tenir un, voire deux mois en mer en vendant ces babioles, et ensuite ? Hein ? On ferait quoi ? On devrait encore attendre au moins deux ans, et maintenant c'est trop tard parce que tu t'es mis dans la panade sombre abruti !

- Ah ! crie Jack en pointant Bellamy du doigt, s'approchant de lui lentement, figeant l'instant, avant de reprendre en se redressant, ayant un mal fou à contenir son excitation. C'est là où tu fais erreur bonhomme ! Le capitaine Jack Sparrow et son fidèle second, le gras du bide Bellamy Lingard, prennent la mer demain à l'aube ! dit-il avec un entrain digne des plus grands orateurs, laissant son ami dans une confusion totale.

- Mais oui c'est ça, avec les trois quarts de nos nécessités économiques et sans bateau, l'imbécile Jack Sparrow et son capitaine Bellamy le blond arrivent dans la piraterie ! Prenez garde, nageant la brasse sur les mers des caraïbes, ces deux pirates vous enverront tous par le fond ! répond-il avec sarcasme, debout sur son lit en imitant Jack.

- Bellamy le blond ? Tu n'es plus fabricant de pain l'ami, tu es un pirate, prends-toi au sérieux un peu... et pour ta gouverne matelot, nous aurons avant l'aube plus de richesses encore que ce gros porc de Noriega. Et... on a un navire.

- Qu'est-ce que tu racontes encore ? Tu délires ? C'est ça les effets des plantes de la vieille Moraw ?

- Laisse moi t'expliquer mon plan, éteins tes neurones pour une fois et écoute attentivement ton capitaine...

***

Plus tôt le même jour...

La porcherie de Nassau est, au même titre que la fabrique à pain, l'une des plaques tournantes du commerce de l'île. Environ un hectare de terrain, dont une vaste plage où les porcs se promènent tous les jours. C'est la baie aux cochons. À quelques mètres de celle-ci, se trouve la bâtisse où les porcs sont logés, élevés, nourris et abattus. Les lieux appartiennent à Javier Blanco, éleveur et tenancier des porcheries de Nassau depuis plus d'une dizaine d'années. Il fournit absolument toutes les tavernes de Nassau en viande, en gélatine, et en graisse. Ses porcs sont commercialisés dans toutes les Caraïbes, atteignant même parfois le continent nord-américain... Certains nobles anglais de Port Royal s'en procurent aussi. Seuls les espagnols, fiers des bêtes de leur terre d'origine ne raffolent pas de cette viande jugée bas de gamme. Certains business fonctionnent beaucoup mieux que d'autres, et c'est le cas pour celui de Javier. Il vend des bêtes à n'importe qui accostant sur sa baie, pirates, cuisiniers, nobles etc.

Tout le monde sait que la viande est une denrée facilement acquérable sur Nassau, à conditions d'avoir le cran d'y accoster. Car oui, le port de Nassau, ainsi que ses différentes baies et criques, sont vues comme de vrais guêpiers. Jeter l'ancre sur cette île et laisser son bateau sans, ou avec une faible surveillance, c'est risquer un pillage, même dans un laps de temps très court. Seuls les pirates renommés peuvent se permettre de séjourner sur l'île plusieurs jours. Ça, Javier Blanco l'a très bien compris, c'est un natif. Il a alors exploité la forme en arc de cercle de la baie au profit de son commerce. Il a mis en place un « bateau-navette », une petite chaloupe faisant l'aller-retour sans cesse de six heures du matin jusqu'à midi. De la plage, à un ou deux kilomètres en mer, ce bateau permet aux clients de Javier de seulement effectuer un lent virage dans la baie. L'homme sur le bateau-navette achemine les porcs en les attachant dans des filets reliés à une corde, qu'il lance sur les bateaux grâce à un poids sphérique en son bout. Les matelots n'ont ensuite plus qu'à les remonter à la force de leurs bras et de partir aussi vite. Ils envoient l'argent directement au capitaine du bateau-navette. Javier s'est offert le luxe de posséder des canons de chaque côté de la baie. En cas de non-paiement, vous n'aurez pas le temps de manœuvrer que de jeunes canonniers sous-payés vous enverront par le fond...

Pour assurer cette tâche, Javier a nommé capitaine de ce bateau le fils de l'un de ses grands amis parti en mer depuis longtemps maintenant, en lui laissant la responsabilité de sa progéniture. C'est un jeune homme aussi excentrique qu'égocentrique, maladroit et fourbe, avec la drôle de manie de s'entourer les yeux de poudre de charbon depuis son plus jeune âge, si bien que, même après ses toilettes (qui sont plutôt rare), il garde toujours les yeux contournés de noir. C'est à cause de ça que ce gamin, passant des demi-journées entière à faire des allers-retours dans la baie, a été nommé par bon nombre de clients : Sparrow (moineau), car ce petit oiseau aux yeux entourés de noir est un oiseau rarement libre, et facilement domesticable...

- Debout là-dedans ! hurle Manson, un vieil homme impressionnant de deux mètres, bien que maigre comme un coucou et affreusement puant.

Il est l'homme à tout faire de la porcherie. Tous les matins, le bossu de la baie aux cochons (comme on l'appelle sur l'île) est contraint de réveiller le jeune livreur en lui vidant des seaux d'eau sur la tête. Comme d'habitude le réveil est dur. Jack vit dans un compartiment de la porcherie sur de la paille. Ses voisins de chambre sont les porcs eux-mêmes, qu'il considère tous comme ses frères et sœurs, car il bénéficie des mêmes conditions de vie qu'eux. Même avec l'habitude, l'odeur et les douleurs musculaires sont toujours aussi dures à vivre, mais Jack surpasse naturellement tout ça, il a tendance à être déconnecté du monde réel.

- Manson ! J'ai l'impression que c'est toi qui fait puer cet endroit tant son odeur devient pire quand tu te pointes ! dit Jack à son « supérieur », la tête encore dans la lune mais toujours aussi hautain.

- Je sens aussi bon que mille roses sale merdeux ! Dépêche-toi, Javier t'attends au bateau, tu as trois bêtes à livrer au commodore Liam Henry.

- Quelle mauviette celui-là, il pourrait s'arrêter au port, mooonsieuur le Commodore !

Jack se prépare, plus ou moins. Il dort habillé, il n'a qu'à enfiler son bandana rouge fétiche et boire quelques gorgées d'eau boueuse dans le bassin des porcs avant de se rendre sur la baie. C'est Javier qui prépare le bateau tous les matins, il ne fait pas confiance à Jack. A vrai dire, si Jack n'avait pas été si insistant à réclamer ce poste et ce titre superficiel de « capitaine », il passerait ses journées à toiletter les bêtes. Javier ne l'a jamais porté dans son cœur. Depuis son plus jeune âge, Jack répète sans cesse qu'il veut devenir un grand pirate, ce qui dégoute Javier. En effet, il a horreur de la piraterie, il hait ça plus que tout au monde. Sa rancœur envers Edward Teague, le père de Jack, est d'ailleurs très forte. D'apparence, il n'a jamais eu l'air d'avoir vraiment adopté le fils de son vieil ami, il ne s'intéresse qu'à ses affaires, et au tabac.

- Alors vieillard, mon navire est-il prêt ? lance Jack comme s'il allait prendre la mer à bord d'un vaisseau majestueux.

- Ton taudis flottant est prêt, livreur. Bouge ton cul et lève les yeux, on ne sert pas n'importe qui aujourd'hui, j'attends de leur part deux-cent-vingt pièces d'or, et trois kilos de tabac, allume un fumigène si le compte n'est pas bon, tu connais la chanson, lui répond Javier avec un ton désabusé.

- Je sais qui on livre l'aigri, une mauviette de la marine !

- Aies un peu de respect Jack. Cet homme est une légende en devenir des mers, il n'est pas attiré par les vices de Nassau comme tous les autres capons de son espèce. Il ne prend pas le temps de s'arrêter ici, il vaut mieux que ça. Il deviendra amiral à coup sûr. Il est jeune d'ailleurs pour un commodore, tu ferais mieux de t'inspirer de lui plutôt que de déchets comme ton père et ses confrères.

Mais avant même que Javier termine sa phrase, Jack lui a déjà tourné le dos et se lance à l'eau, dressant son majeur au ciel à son père adoptif.

- Que ces eaux puissent te maudire, Teague junior... bafouille Javier dans sa barbe.

Pour Jack, ces multiples allers-retours lui permettent depuis des années de se préparer à affronter les mers, il prend vraiment à cœur cette tache répétitive et pénible. Il ne s'en rendait pas compte depuis la plage, mais plus le navire du Commodore s'approche de sa chaloupe, plus il est impressionné. Le navire ressemble à une falaise flottante, mais est rapide comme un aigle, et brillant comme une parure de diamant. A première vue, on dirait un galion, mais c'est bel et bien une frégate. Ce qui impressionne le plus Jack, c'est le nombre de canons dont dispose le navire. Entamant sa manœuvre, il peut en compter cinquante seulement sur le flanc gauche. Deux rangées de vingt et une de dix, ce qui fait environ cent canons au total ! A la même occasion, il aperçoit le nom du navire « The Engulfer » (l'engloutisseur). Il est dit de ce navire que sa taille et sa largeur sont si conséquents, que si le vôtre n'est pas assez résistant, il se fera engloutir rien qu'en l'approchant. Il est vrai qu'en arrivant à une centaine de mètres du navire, Jack commence à sentir une sorte d'attraction. Cela ne le dérange pas car, devant rester en mouvement à la même vitesse (relativement lente) que les bateaux de ses clients, là au moins, il n'a pas à se concentrer, car son petit bateau suit naturellement le virage de l'Engulfer. Jack attache les porcs individuellement à des filets. Il lance les poids, et laisse l'équipage remonter les bêtes. Il faut aller vite pour les grosses commandes, cela nécessite la mobilisation de la quasi-totalité de l'équipage client. Une fois les trois poids lancés, Jack réclame alors le paiement au capitaine du Navire.

- Commodore Henry ! dites à vos hommes de se dépêcher et veuillez m'envoyer au plus vite mon dû, crie Jack en ayant l'impression de parler à un Dieu tant le Commodore se trouve plus haut que lui.

- Alors c'est toi le fameux moineau de la baie aux cochons ? demande le commodore Liam Henry avec un ton condescendant.

- Oui, capitaine Jack Sparrow s'il vous plait ! Je suis bien flatté d'apprendre que je suis une légende, même jusque sur vos terres pourries par vos têtes de saints et vos perruques de fille de joie ! mais je suis pressé la, dépêchez-vous, des canons meurent d'envie de couler votre gros tas alors envoyez moi mon dû !

- Ahah tu es aussi insolent que l'on me l'a dit, voir plus ! vos canons n'auraient même pas la capacité d'entamer la peinture de l'Engulfer petit homme, respire calmement et réjouis-toi, il fait bon aujourd'hui, ça annonce une tempête. J'étais curieux de voir de mes yeux à quoi ressemblait ce fameux piaf qui raconte à tous ses clients qu'il deviendra le pirate le plus puissant des Caraïbes.

- J'espère que vous êtes satisfait du voyage alors, mademoiselle !

- Tu es culoté gamin, et j'aime ça. Tiens !

Le Commodore lance une bourse à Jack, qui compte rapidement les pièces, le compte est bon. Il envoie aussi un paquet que le jeune homme estime peser plutôt cinq que trois kilos.

- J'ai rajouté deux kilos de tabac brun à ton chef, ce bon vieux Javier m'offre un service remarquable et personne à Port Royal, ni n'importe où ailleurs, n'a de si bonne viande à si bas prix ! Tu lui adresseras mes respects, Sparrow.

- Merci pour lui Commodore ! C'est vrai que quand on craint d'accoster sur Nassau, le bon vieux Javier est une perle rare ! répond-il ironiquement.

En entendant ces mots, tout l'équipage de l'Engulfer explose de rire en chœur, les matelots manquent même de lâcher le dernier porc tant ils sont hilares. Liam, lui, n'esquisse qu'un petit sourire.

- Tu as raison Jack, je crains de venir perdre mon temps sur cette île dégeulasse et sans intérêt !

Jack n'a pas les mots, il dévisage le commodore avec mépris et pour une fois, sa grande répartie est bloquée. De toute façon, il n'a plus rien à dire. Les hommes du Commodore ont fini de remonter le dernier porc et il a été payé, l'affaire est terminée, il n'a plus qu'à entamer sa manœuvre.

- Souviens-toi de ce jour Jack, comme de celui où tu auras eu l'honneur d'être le seul pirate à converser avec le Commodore Henry tout en gardant la vie sauve ! lance-t-il en prenant le large, brisant le courant qui le faisait avancer avec le bateau-navette de Jack.

- Mais... c'est ma phrase ça !!!

Trop tard, la mise en route de l'Engulfer fait bien trop de bruit et les mots de Jack se perdent dans le sillage de cet immense navire... de retour sur la plage, il donne à son patron son tabac et son or. Javier est tout content d'avoir eu un supplément.

- Allez va te promener gamin et ne soit pas en retard chez Noriega, nos bonnes relations me rapportent beaucoup de clients de son carnet d'adresse alors ne fais pas de bêtises !

- Loin de moi cette idée Javier, répond Jack d'un air moqueur.

Après avoir effectué ses livraisons, Jack peut profiter d'une heure avant de rejoindre son second poste auprès de l'antiquaire, Pedro Noriega. Il en profite souvent pour observer les navires du port, aller boire un verre et courtiser des femmes plus âgées que lui, ou faire les poches dans les rues de Nassau. Seulement depuis trois jours, en cherchant des fruits dans la jungle de New Providence, il a fait une découverte l'ayant stimulé au plus haut point. Il ne pense plus qu'à ça, matin, midi et soir. Jack a trouvé une crique où un navire a jeté l'ancre depuis maintenant trois jours ! Il est bon de savoir qu'aux alentours de Nassau, aucune embarcation sans surveillance, accostée dans n'importe quel coin de l'île, ne peut demeurer sans être attaquée, volée ou pillée en moins de vingt-quatre heures, et encore. Cependant, ce petit brick semble totalement abandonné, personne n'y a touché depuis trois jours maintenant ! Ce n'est pas un bel engin, mais il a l'air suffisamment solide, et conçu pour braver l'océan sans problème. Pour Jack, c'est la chance de sa vie. Son ami Bellamy a toujours été réticent à l'idée de dérober un bateau sur le port, car deux gamins passant à l'acte se feraient sûrement prendre d'assaut par n'importe quel opportuniste ou, tout simplement, par les propriétaires du navire. Le succès d'un tel vol est difficilement envisageable. Et là, cela fait trois jours qu'il passe tout son temps libre à observer ce navire sans ne jamais voir un seul pirate tourner autour, ni le moindre signe de vie sur son pont. Aujourd'hui encore, juché sur une roche en grignotant une mangue juteuse, il continue de l'observer, obsédé par l'opportunité unique qui se présente à lui et qu'il ne peut laisser passer. Il est décidé, demain à l'aube, il sera un pirate voguant sur les mers des Caraïbes ! Il a établi un plan bancal sur le tas qu'il faut exécuter sans hésitation et très rapidement, les évènements doivent s'enchainer vite, très vite. Car même avec un navire, Jack et son ami manquent cruellement de ressources pour prendre la mer. Premièrement, il volera la livraison du jour de Noriega, deuxièmement, il ira se cacher chez Bellamy afin de lui expliquer son plan et de le convaincre. Et troisièmement...


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