SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 2 : Un drôle de gratin

5910 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/10/2023 19:40

-    On prend la mer ce soir, Bellamy ! Prépare tes affaires, car le grand jour est enfin venu, demain matin nous serons pirates, chante Jack avec ferveur.

-    Mais qu'est-ce que tu racontes à la fin ? Notre butin est bon, mais trop maigre. On n'a ni navire, ni assez de vivres, ni rien du tout Jack !

-    C'est là que tu trompes, mon ami !

   Jack raconte alors à Bellamy qu'il a trouvé un navire esseulé dans une baie, à quelque lieux de la porcherie. Celui-ci semble abandonné, non pillé, et en état de prendre la mer. Pour ce qui est de l'argent, Jack lui explique que si il est passé à l'action cet après-midi, c'est parce que leur coup final se fera cette nuit. Car cette nuit, une occasion comme il n'en existe pas deux dans une année, voire dans une vie, se présentera à eux. Cette nuit sur Nassau, se tiendra une vente aux enchères clandestine animée par Pedro Noriega. Les ventes privées de l'antiquaire sont très sélectives, très peu de personne peuvent être honorés de recevoir une invitation. Pour celle de ce soir, il a convié la crème de la piraterie, l'élite de la marine, et même certains des nobles les plus influents du Nouveau Monde. Outre le prestige d'assister à une telle vente aux enchères, et malgré la valeur de certains objets en jeu, c'est le gros lot de la soirée qui attise la curiosité de toute cette belle brochette d'individus, un objet dit « magique ».

-    On va piller cette vente, Bellamy. Ensuite, on ira récupérer ce navire, et on mettra le cap vers Tortuga, c'est là-bas qu’on trouvera les premiers membres de notre équipage ! s'extasie Jack, des étoiles dans les yeux.

-    Hm... c'est une occasion en or, tu as raison et...

   Bellamy voit le poing vigoureux de son père s'écraser sur son visage, les fins de soirée à ramasser sa mère ivre morte sur le pavé, tout comme il entend les injures rabaissâtes et incessantes de sa sœur. C'est le poids de ce quotidien qui fait battre la chamade au cœur du jeune blond. Malgré un stress gargantuesque, il prononce ces mots...

-    ... je me sens prêt à lâcher ma famille, et cette île maudite. Je te suis, Jack.

   Il a peur. Si il est le moulin, Jack est le courant. Si son ami sent que le moment est venu et que les astres sont alignés, alors il doit se fier à son instinct. Seulement, Jack a-t-il un plan pour dérober un butin si prisé, au nez et à la barbe de ces hommes ?

-    Comment tu comptes t'y prendre ?

-    Ahah... c'est maintenant que j'ai besoin du seul, de l'unique, du magnificient... Bellamy le blond ! manifeste Jack, lançant un regard flatteur à son ami.

-    Je ne peux pas pondre un plan en à peine trois heures, Jack ! Tu aurais dû m'en parler plus tôt ou, enfin, je ne sais pas mais c'est que, heu...

   S'il y a bien quelqu'un, ou plutôt quelque chose qui pétrifie Bellamy, encore plus que sa sœur, c'est le stress. L'histoire raconte qu'il existe deux types de guerriers, les stratèges et les instinctifs. Le stratège a besoin d'une multitude de paramètres avant d'effectuer une manœuvre (terrain, hommes, vivres etc...), il calcule tous ses coups à l'avance, et a une faible capacité d’adaptation si ses plans sont perturbés. L'instinctif n'arrivera pas à calculer, il ne se torturera pas l'esprit à essayer d'étudier les probabilités de ceci ou qu'esse d'une bataille, et préfèrera se fier à son ressenti sur le moment. Il sera toujours capable de rebondir en cas de surprise, il est imprévisible de nature. Ces deux types de guerriers sont capables d'influer le cours d'une bataille, tout comme ils sont complémentaires. Une bonne stratégie ne serait rien sans un bon instinct, et vice-versa. Bellamy lui, bien que loin d'être un guerrier, est un stratège né. Le stress et la précipitation lui font totalement perdre ses moyens. C'est dans ces moments que Jack entre en jeu.

-    Je vais t'énoncer tout ce que tu as besoin de savoir. Arrête-moi si quelque chose réveille le petit génie qui sommeille en toi, compris ? dit Jack en s'approchant à quelques centimètres de son compagnon.

-    Mais Jack je t'ai dit que ce n...

-    Chhhhhh !

   Jack pose son doigt sur la bouche de Bellamy. Il le retire lentement, et commence son récit.

-    Étant donné que j'ai aidé Noriega à organiser l'évènement, je suis au courant de beaucoup de choses. Il y aura environ vingt invités, un peu plus, dont pas mal de péteux de la haute. Cela se déroulera dans le vieux fort abandonné de Nassau, aux alentours de minuit. Les objets en vente seront dans une grande armoire, située derrière le pupitre, sur l'estrade principale. Le gros lot sera exposé dans une vitrine à droite de ce plouc de Noriega. C'est un monocle, tout ce qu'il y a de plus banal, mais qui détient apparemment des « pouvoirs magiques »...

-    Des pouvoirs magiques ? s'étonne Bellamy

-    Oui, mon enfant, des pouvouaaaares magiqueeeuuh...

-    Arrête de te foutre de ma gueule et continue, répond le blond, très concentré.

-    Avec plaisir ! Alors, cet objet, Pedro m'a dit qu'il n'est qu'un élément d'une triade, la « Triade de l'Absolu » qu'il appelle ça.

-    La Triade de l'Absolu ?

-    Oui, trois objets qui, si réunis, feraient de leur possesseur un demi-dieu. Si tu veux mon avis, ce n'est qu'un ramassis de conneries qui font bien l'affaire de cet avare qu'est Noriega, vue la somme qu'il en demande...

-    Mais pourquoi Noriega voudrait-il le vendre, s'il a réussi à avoir un de ces trois objets ?

-    Car cet homme, Bellamy, n'en a que faire du pouvoir. Ce qu'il aime, c'est l'argent. Cet objet vaut mille pièces de huit en or, en départ d'enchère, c'est le prix de cinq esclaves ! La seule chose qui pousse Noriega à se lever le matin, c'est la fougue du troc. La totalité de ce qu'il devrait vendre ce soir lui ferait gagner cinq mille pièces d'or, environ. La participation elle-même en coute deux-cent, plus ce monocle à la noix, on en arrive à... ?

-    Ça pourrait dépasser de loin dix mille pièces de huit en or ?! Sacrebleu c'est énorme...

-    Eheh, oui, voilà ce qui motive monsieur ! Les affaires qu'il pourra faire en rencontrant tout ce beau monde, ainsi que cette quantité de monnaie, et rien d'autre. Enfin bon, on se fiche bien des motivations du vieillard. Il y aura des demoiselles de charme qui auront la tâche de séduire les clients afin de les détendre. Elles se promèneront dans la salle en proposant de l'alcool et des bouchées sur des plateaux d'argent. L'ambiance des grandes salles européennes, mais dans le misérable vieux fort de Nassau !

-    Tu as oublié d'approfondir à propos de ce monocle, Jack. Qu'est-ce qu'il aurait de magique ?

-    Chut, on s'en fou de ça ! Toujours pas de lumière ? Rien ne te monte au crâne ? Je continue ?

-    Non, toujours rien...

-    Fais un effort, Bellamy... les invités seront pour la plupart des ho...

-    Jack ! Stop. Les lumières ! C'est ça ! Tu es un génie ! crie Bellamy en se levant, bondissant dans toute la pièce tant il déborde d'excitation.

A la vue de son camarade qui le reluque comme un fou, il se calme et se rassoit.

-    Je sais bien que je suis un génie mais...

-    Roh, tais-toi, Jack. Je ne plaisante pas !

-    Mais moi non plus...

-    Les lumières ! Tu m'as bien dit que la vente se déroulera tard dans la nuit c'est ça ?

-    Exactement, aux alentours de minuit, pourquoi donc ?

-    On est deux gamins qui doivent dérober un butin devant les pires hors-la-loi des mers et certaines des plus grosses têtes de la haute. On est bien d'accord que cela est impossible ?

-    Non.

-    Oui bon d'accord, ô grand capitaine sur les mers, d'accord. Enfin bref, si on est vus tous les deux, on sera tués ou capturés sur le champ. Le tout Jack, c'est que personne ne nous voit !

-    Et comment ? On va être obligés d'agir pendant la vente car, en plus de notre coffre, et d'un sac regroupant notre peu d'affaires, nos bras ne pourront rien porter d'autre. Il nous faut dérober les bourses des participants, surement bien remplies et gardées par cet huissier débile dont j'ai oublié le nom. J'opterais pour un bon vieux : on rentre, on prend, on fuit. Mais développe, ô grand stratège sous les cieux.

-    On va éteindre la lumière. Ce genre de réception se tient de nuit pour la discrétion, si tu n'avais pas bossé pour Noriega on n'aurait jamais été au courant de son existence ! Ce genre de réception , Jack, n'est pas illuminée par des centaines de lustres, je me trompe ?

-    Hm... non, il n'y aura que quelques chandeliers qui seront disposés à travers la salle, ambiance secte satanique, si tu vois ce que je veux dire.

-    Alors c'est parfait ! Jack, on va le réussir ce coup !

   Là ou Bellamy peut perdre tous ses moyens dans la précipitation et le stress, il devient une véritable pile électrique quand ses idées prennent forme. Le blond prend le coffre sur son dos, grâce à une petite invention de son cru. Il a cloué deux lanières de cuir au bois du coffre sur la longueur de la partie plate de celui-ci, pour pouvoir l'enfiler sur ses deux épaules, et en faciliter le transport. Il a appelé son invention le « porte-coffre ». Jack dépose un baisé sur l'oreiller d'Emma, et les deux gamins se dépêchent alors d'aller recruter « l'effectif » dont Bellamy a besoin pour mener à bien son germe de plan...

   Après dix minutes de marche à l'est de Nassau, ils arrivent devant l'orphelinat catholique de l'île. Nassau est une île qui déborde d'orphelins, pour une triste raison : elle est une île pirate, de nombreux enfants naissent ici de l'union entre matelots et courtisanes. Leurs mères les pondent et ne les reconnaissent jamais, tandis que leurs pères n'auront jamais vent du fait qu'ils ont laissé un héritier en enfer. Des rumeurs disent même que certaines femmes viennent ici pour accoucher sans avoir à reconnaitre leur enfant, Nassau étant l'un des rares coin du Nouveau Monde où l'on peut donner la vie sans traces administratives. Il n'y a qu'un seul lieu encore pire ou l'on pourrait naître dans les Caraïbes, une autre île pirate plus au sud, Tortuga. On y naitrait sans trace, mais au lieu d'atterrir dans un orphelinat, on serait vendu ou laissé pour mort. Les pirates qui rayonnent ont fait de Nassau leur fief, les pirates déchus ont fait de Tortuga le leur.

-    J'ai toujours trouvé ce bâtiment magnifique, remarque Bellamy, en totale admiration devant l'architecture de l'église.

-    Tu parles, on dirait une forteresse ! Et puis les nones sont de véritables sorcières, c'est pour ça que tous les mioches qui pullulent dans la ville ne veulent jamais rentrer, lui répond Jack.

   Il est vrai que la cathédrale ressemble à la tour d'un château, une ossature faite de grands blocs de granit blanc, et un sommet carré, sans clocher. Elle jouit également d'une réputation très douteuse, pour ce qui est de la pédagogie et de l'éducation des enfants. Ils sont souvent vu en ville couverts de bleus et de cicatrices, certains se cachent même dans les cales de bateaux marchands pour fuir...

-    Si les activités de Noriega avaient été totalement légales, et que les nobles ne craignaient pas d'être vus, la vente se serait surement passée ici et on l'aurait eu dans le cul, ma tête serait déjà exposée en ville sur une pique, s'esclaffe Jack, comme s'il reconnaissait que, si leur plan venait à échouer, il serait un homme mort.

   D'ailleurs, si Noriega n'animait pas la vente la plus importante de sa vie ce soir, il se serait lancé corps et âme à sa poursuite.

-    ... donc ? Qu'est-ce qu'on fait à attendre ici ?

-    Et bah alors, capitaine Jack Sparrow, tu commences à craindre d'être vu ?

-    Ça n'a rien à voir, enfin ! Je m'impatiente de prendre la mer, le blond, et ta fâcheuse manie d'attendre la dernière minute pour me dévoiler tes plans m'insupporte.

-    Ahah ! Ne t'inquiète pas va, les enfants vont arriver d'ici dix minutes. Ils doivent être à l'orphelinat à vingt et une heure, prends ton mal en patience.

-    Mais diable, pourquoi a-t-on besoin de voir ces bamb...

-    Jack ! Chut, fais-moi confiance.

   Dix minutes passent, et les enfants arrivent en masse à l'orphelinat. Ils sont tout heureux de voir Bellamy. Ils adorent venir l'embêter gentiment à la fabrique pour récolter quelques restes de pâtisseries rassies. En revanche, ils font tous des grimaces et des gestes obscènes à Jack. Le jeune homme déteste les enfants, et a toujours eu peur de leur horde, qui s'amuse souvent à lui courir après en criant son nom, ce que Jack ne supporte pas. Ils ont l'air très animés de voir leur héros et leur victime réunis devant l'orphelinat.

-    Eheh qu'est-ce que vous faites là, vous ? Bellamy t'as des pancakes ?! Les gars ! Y'a l'moineau qui se maquille la gueule !

   L'agitation est à son comble, les gamins crient et courent autour des deux garçons. Pendant que la majorité se rue sur Jack pour essayer de lui faire les poches, Bellamy isole Luke, un petit garçon aux cheveux roux et ébouriffés qui lui tombent sur les yeux. Il est le chef de la bande, le plus calme et lucide de tous.

-    Dis-moi, Luke, ça te dit que toi et tes amis puissiez obtenir ce que vous avez toujours voulu, dès demain matin ?

-    Accouche, le farineux, qu'est-ce que tu nous veux ?

-    Alors écoute moi bien attentivement, petite crapule...

***

   Le soleil se couche et se cache derrière les mornes. Les hommes quittent les plantations de canne à sucre et se dirigent vers les tavernes de l'île, où les pirates sont déjà en train de profiter de vieux rhums, ainsi que des belles-de-nuit. Assis sur des caisses de pommes, deux vieux matelots refont le monde. L'un d'eux, la pipe au bec, semble reconnaître la silhouette d'un navire au loin...

-    Vé là l'gros rafiot... C'é çlui la d'un grand flibustier, « The Mad Beaver » (Le Castor Fou) qu'on l'appelle...

-    Qué qui vient faire sur Nassau d'ton avis ?

-    Baiser des putes ou voler du rhum ? J'en sais rien moi...

-    Ahah t'es à côté d'la plaque vieux kaoc'h, le navire qu'tu vois là, accosté sur les places du fils Jameson d'puis des heures, c'est celui d'la fameuse « Scarlett Widow » (Veuve Pourpre) ...

-    La femelle qu'on dit qu'elle vaudrait dix gredins épée en main ?

-    La femme Arthur, c'pas un animal, va la traiter de femelle si t'as les roustons...

-    J'm'en fiche bien de celle-là, on est sur Nassau, tous les jours qu'on en voit des pirates...

-    Scarlett Widow et Mad Beaver ? C'est po des pirates mon ami, des légendes vivantes... j'te l'dis-moi, s'passe un truc sur l'île...

   De l'autre côté de Nassau, sur une plage isolée dans la jungle de New Providence, à l'abris du regard des insulaires, Pedro Noriega fait les cent pas. Il est accompagné d'un homme à l'allure noble, mais très anxieux. Cet homme s'appelle Ludwig Botman, certainement l'huissier de justice le plus corrompu qui soit. Il a quitté la Hollande pour venir exercer dans le Nouveau Monde, là où les lois sont encore bancales, et que les coups de trafalgar passent inaperçus. Très intimement lié aux affaires de Noriega, c'est lui qui s'occupe des finances de l'antiquaire. Pour accueillir les acheteurs voulant se faire les plus discrets, Noriega a choisi une plage bien éloignée de tout, mais reliée par un sentier à un ancien fort de guerre, celui-là même où se tiendra la fameuse vente cette nuit. Il trépigne d'impatience en regardant le premier navire qu'il attend de jeter l'ancre. C'est un bateau de pêche. Un vulgaire bateau de pêche avec à son bord, trois passagers.

-    Enfin Mr Noriega, des pêcheurs ? Ici ? Vous stipuliez pourtant dans votre lettre que nous ne serions pas dérangés sur cette plage, peste Ludwig à la vue de cette laide embarcation.

   Pedro rigole en entendant cette remarque.

-    Mr Botman, si ces gars-là sont pécheurs, alors moi, je suis le fils de Calypso !

   Ludwig fixe Pedro, l'air dubitatif, sans saisir sa comparaison. Il se retourne et voit trois hommes descendre du bateau, enfin stabilisé. Soudain, sa perruque de boucles blanches manque de se hérisser ! Pedro Noriega n'a communiqué aucun des noms de ceux qui assisteront à la vente à son huissier, par peur d'une trahison, ou d'une fuite malencontreuse. Ludwig s'était préparé à voir des personnes influentes, comme des pirates, des corsaires, ou même des negriers. Bien qu'il sût que des capitaines de la marine étaient susceptible de se pointer aussi, voire même un commodore, il n'arrive pas à en croire ses yeux. Sur les trois hommes qui marchent dans sa direction, il en reconnaît deux au premier coup d'œil. Wyatt Windsor et Stuart Owen. S'attendant ce matin à probablement rencontrer un commodore, quelle surprise de voir débarquer... deux amiraux de la Compagnie britannique des Indes Orientales ! Le grade d'amiral est le deuxième plus important au sein de la marine, seul l'amiral en chef est au-dessus. Être amiral signifie avoir une flotte sous son commandement, ainsi qu'une autorité et un libre arbitre gargantuesque, sur les eaux comme sur terre. Un amiral est un homme riche et puissant, mais avant tout un homme de devoir. Que deux amiraux fassent halte à leur fonction simultanément relève de la folie pure. En revanche, le troisième homme ne lui dit absolument rien.

-    Amiral Windsor ! Amiral Owen ! Commodore Henry ! Bienvenue sur Nassau messieurs, j'espère de tout cœur que votre voyage s'est bien passé ! leur lance Pedro Noriega avec respect.

-    Les vents nous été favorables monsieur Noriega, mais mon cul ne supporte pas le bois de cette caraque ! rétorque l'amiral Wyatt Windsor.

   C'est un homme d'un mètre quatre-vingts, large comme une armoire à glace. Son visage est autoritaire, mais une certaine chaleur s'en dégage. Ses cheveux sont fins et noir, plaqués en arrière. Ses joues sont grises, témoignant d'une pilosité conséquente qu'il s'efforce de raser quotidiennement, ne laissant sur son visage qu'une parfaite moustache à la française. Wyatt est issu d'une famille de la haute bourgeoisie anglaise. Dans sa jeunesse, il s'est vite démarqué de ses frères par sa corpulence, et par son attrait pour les disciplines militaires. Lors de ses classes, le contraste entre son éducation et sa bienveillance, et son agressivité sur le terrain, lui ont valu un surnom qui lui colle toujours à la peau... « The Noble Devil » (Le Diable Noble).

-    Et vous êtes le tristement célèbre Ludwig Botman, si je ne m'abuse ? dit Wyatt à l'huissier hollandais, qui arrive à peine à le regarder dans les yeux.

-    Heu... hm, hm, oui, enchanté, monsieur Windsor, lui répond-il en lui tendant la main.

L'amiral ne lui tend pas la sienne en retour.

-    Tu as mis un paquet de gens que j'aime bien à sec sans raisons valables, et tu as le visage d'un homme qui n'est foutu de compter que sur sa troisième bourse, je n'aime pas les cancrelats de ton espèce. Tu as bien de la chance que ma présence ici soit illégale, ton silence vient d'acheter la gifle que tu aurais dû prendre, rétorque Wyatt.

   Il sert finalement la main moite de l'huissier, manquant de peu de la lui broyer. Noriega essaye quant à lui de briser la tension ambiante en jetant des fleurs à l'amiral Owen.

-    Monsieur Stuart Owen ! L'homme qui a forcé toute une flotte de mes affreux congénères espagnols à se rendre, il n'y a de ça même pas deux mois, se tient devant moi ! Ravi de faire votre connaissance !

-    Enchanté, bafouille Stuart en regardant Pedro avec indifférence.

   Stuart Owen est un homme énigmatique. Une bonne tête de moins que Wyatt, et un physique lambda pour un soldat de sa trempe. Il a des yeux vert foncé en forme d'amande, son regard est perçant, presque oppressant. Ses cheveux sont noirs, grisonnants, raides et coupés à ras. On peut dire qu'il est relativement laid. Très peu de choses sont connues à son sujet, hormis ses faits de guerre. Il est considéré comme le plus grand stratège de tous les temps en mer. Ses propres matelots et commandants assurent ne connaître que sa voix et son apparence, rien de sa personnalité. C'est ce tout (où plutôt ce rien), qui lui a naturellement donné ce surnom... « The Tomb » (La Tombe). 

   Stuart s'approche de Ludwig et saisi sa main en le tirant contre lui.

-    Je ne suis pas comme lui, grogne-t-il à son oreille en montrant Wyatt d'un signe de la tête. Tu ne m'inspires rien, un mot sur notre présence ici, et tu meurs.

   Ludwig est tétanisé, il a passé une journée entière à appréhender sa rencontre avec des pirates, et à attendre celle avec des soldats de la marine... 

-    Commodore Henry, c'est un honneur de recevoir l'étoile montante de la marine, félicitation pour cette ascension fulgurante ! dit Pedro aux plus jeune des trois hommes.

-    Je vous remercie monsieur Noriega, je dois une fière chandelle à notre amiral en chef de m'avoir mis sous l'aile d'hommes comme les amiraux Windsor et Owen.

   Le commodore Liam Henry est la définition par excellence du charisme à l'anglaise. Allure svelte, tenue droite, joues roses creusées, regard de velours, fine moustache, et cheveux châtains coiffés sur le côté. Il dégage une confiance en soi hors du commun. Fils d'amiral, il est né dans les Caraïbes et n'a jamais foulé le sol anglais. Ayant étudié dans la meilleure école de Port Royal, son intelligence et sa culture n'ont que peu d'égal dans le Nouveau Monde. Promis à une carrière dans le droit des affaires, il a finalement nourri l'ambition de devenir soldat à la mort de son père. Très bon stratège, il est avant tout un réel meneur d'homme, gagnant une confiance aveugle de la part de tous ceux qui naviguent à ses côtés. Encore récemment capitaine sous le commandement de l'amiral Owen, il a su briller lors d'une bataille contre une grande flotte espagnole, en étant une pièce maitresse de la victoire anglaise, c'est comme ça qu'il est devenu commodore. Personne avant lui n'avait atteint ce grade aussi jeune, un exploit qui lui a permis d'être nommé capitaine de l'Engulfer, l'une des plus récentes merveilles de charpente navale anglaise.

   Henry s'avance à son tour pour saluer Ludwig Botman, lui esquissant un petit sourire qui veut dire « je n'ai rien à rajouter ». Pedro Noriega explique alors qu'il leur a gardé des tenues plus appropriées au fort (ils sont actuellement sous couverture, et donc déguisés en pécheurs). Il leur indique aussi que, par précaution, il doit garder avec lui leurs bourses comme gage de caution, et que Ludwig s'occupera de vérifier qu'elles contiennent assez de piastres pour participer à la vente. Le commodore Henry et l'amiral Windsor discutent tranquillement avec Pedro, pendant que l'amiral Owen fixe avec insistance l'huissier, apeuré. Ils attendent patiemment que le deuxième navire de la soirée vienne amarrer.

   C'est un grand négrier en bois massif. Sa taille est impressionnante, en particulier sa longueur. La vue de ce genre de vaisseau donne à quiconque un frisson de gêne, ou d'avarice, selon le bruit qu'il dégage. Leurs cales ne sont jamais vides. Le commerce d'esclave se structure en trois étapes : les navires quittent l'Europe chargés de produits manufacturés de toute sortes, et rejoignent les côtes africaines pour les échanger contre des captifs, qui seront ensuite vendus dans les marchés d'esclaves du Nouveau Monde, une fois l'Atlantique traversé. Ils retournent ensuite en Europe, pleins à craquer de produits et de denrées coloniales. Les capitaines négriers sont d'infatigables rouages de l'engrenage du commerce triangulaire, le plus prolifique depuis la découverte des Indes Orientales. Si l'on croise un négrier bruyant, d'où émanent des cris rivalisant d'intensité avec les vagues de l'océan, la gêne et la frustration nous gagnent en imaginant le traitement et le sort réservé aux nombreux hommes à l'intérieur. Au contraire, si l'on en croise un calme comme une brise d'été, alors l'avarice nous gagne en sachant qu'il déborde de marchandises à outrance. Leurs capitaines sont souvent des hommes peu appréciés, préférant eux-mêmes s'éloigner des communautés.

   Parmi eux, il en existe un plus détesté que les autres, mais aussi craint qu'un seigneur pirate. Son nom ? Suleyman Umar, dit « The White Nigger » (Le Nègre Blanc). L'histoire de cet homme est très floue. La rumeur raconte qu'en tant qu'esclave, il aurait gagné la sympathie et la confiance de son maître, un expatrié allemand qui a fait fortune en Europe, avant de migrer pour implanter des champs de coton en Floride. Ce noble aurait par la suite donné la responsabilité de son commerce d'esclave à... son meilleur esclave ! Fanatique de la force physique, de la froideur, de l'endurance, et de l'étonnante intelligence de Suleyman, ainsi que de sa docilité, l'homme d'affaire Henrik Schultz aurait donc pris la décision d'en faire un homme libre, de lui commander un navire, et d'en faire le négrier le plus prisé du Nouveau Monde. À chaque livraison, Schultz récupère les meilleurs produits et touche un pourcentage de quarante pour cent sur ceux vendues à ses confrères. C'est via cet accord, qu'il a fait de son ancien esclave l'un des hommes les plus riches et craints des Caraïbes. Mais le paradoxe d'être un négrier à la peau noire a aussi fait de lui l'une des personnalités la plus détestée du globe. Les africains et les hommes noirs l'appellent Judas, et sont persuadés qu'il est une des réincarnations de la figure traîtresse de la bible. Dans les Caraïbes, en Europe, et sur le continent américain, les hommes blancs lui vouent aussi une grande haine, frustrés de voir un noir libre, puissant, et démesurément riche.

   Le navire arrive et jette l'ancre sur la plage devant le regard sceptique de ceux qui l'attendent. Seul l'amiral Windsor est tout sourire, il commente cette arrivée.

-    Haha ! Le Nègre Blanc et son vaisseau ! Pedro Noriega, vous nous ramenez un drôle d'énergumène. J'ai hâte de voir son visage !

-    Pff, que cette raclure t'enthousiasme autant me donne la gerbe. Vite qu'on abolisse cette connerie d'esclavage, et qu'on le donne en pâture à ses congénères, parait qu'ils sont tous cannibales... murmure l'amiral Owen.

   Suleyman Umar descend de son navire et rejoint la plage. Il est grand, environ un mètre quatre-vingt-dix. Son chemisier en lin beige trempé laisse apparaitre une musculature saillante, tracée à la perfection. Sa peau est aussi noire que le charbon, et son visage totalement fermé, il n'exprime absolument rien. Tout semble musclé chez cet homme, tant ses traits sont carrés, et que ses veines ressortent, en particulier sur son crâne chauve. Il porte un bouc soigné au millimètre près, témoin de ses moyens et de son statut d'homme libre. Il ne prend pas la peine de saluer les membres de la marine, ni Ludwig Botman. Il se rend directement en face de Pedro Noriega, hoche la tête en guise de salut, et va s'assoir sur un rocher à quelques mètres des autres hommes. Son comportement ne manque pas de faire sourire Pedro et Wyatt, qui s'amusent du caractère, et de la personnalité atypique de Suleyman. Ludwig est dubitatif, mais soulagé que la haine dans les yeux de Stuart ait changé de cible, il dévisage désormais le nouvel arrivant, comme s'il était prêt à lui arracher les tripes sur place. Liam, lui, semble impatient de troquer son déguisement contre des habits propres et de meilleure qualité. Il se demande pourquoi Suleyman est allé s'assoir, et pourquoi ils ne quittent pas cette plage.

-    Eh, le boy ! On attend quoi là, au juste ?! gueule Henry à celui qu'on appelle le Nègre Blanc.

    À peine a-t-il fini de l'interpeller, que Suleyman se lève à une vitesse folle, et vient coller son front à celui du commodore, l'air menaçant. Il attrape Henry par le col, faisant presque décoller ses pieds du sol, déchirant entre ses doigts secs son ridicule tricot de pécheur...

-    Appelle moi comme ça encore une fois, et je t'ouvrirai le crâne pour déguster ta matière grise, le blanc bec, lui dit-il, les yeux injectés de sang.

   Le commodore Henry ne peut rien faire, bien qu'il fasse mine de garder la face. Connu pour sa force et sa bravoure, il est en totale position de soumission. C'est l'amiral Windsor qui s’impose entre les deux hommes pour les séparer. À la surprise de Suleyman, Wyatt rivalise avec lui en termes de force brute, réussissant à dégager son bras et à les détacher. Mais sans que personne ne s'en soit rendu compte, l'amiral Owen s'est approché discrètement derrière le négrier, et il en profite pour passer un morceaux de liane qu'il vient de ramasser sur le sable autour de ses chevilles. Il tire de toute ses forces vers l'arrière pour lui balayer les jambes d'un coup sec, et Suleyman s'écrase au sol. Avant même d'avoir pu réagir, il se retrouve avec le canon du pistolet de Stuart lui caressant la glotte.

-    Enculé de putain de boy de merde ! Tu oses t'en prendre à un commodore en face de moi, sale raclure ! C'est ta cervelle d'esclave que je vais répandre sur ce sable et que je vais bouffer espèce de fils de p...

-    Stuart, stop ! hurle l'amiral Windsor de tout son coffre, stoppant net son confrère, figeant l'instant. Tant que nous sommes sur Nassau, je ne suis pas amiral, et toi non plus, Henry n'est pas commodore, et nous n'avons aucun pouvoir ! Notre présence ici est illégale, bon sang ! Range ton arme et aide-le à se lever, quant à toi Henry, surveille ton langage quand tu t'adresses à un homme libre, qui plus est sans ton uniforme ! Monsieur Umar, pardonnez-nous du dérangement, si vous voulez bien. Vous aussi, monsieur Noriega.

   L'aura dégagé par Wyatt est si forte que personne n'ose surenchérir après ces mots. Suleyman hoche la tête pour dire que ces excuses sont acceptées, et retourne s'asseoir sur son rocher, comme si de rien n'était. Noriega s'agace contre l'amiral Owen car il a strictement interdit le port d'arme lors de sa vente. Wyatt dit alors à Stuart de jeter son pistolet à l'eau, ce qu'il fait avec colère, n'ayant, en temps normal, aucun ordre à recevoir de son égal hiérarchique. Liam se remet doucement de ses émotions, et lutte contre son pouls pour avoir l'air détendu, mais il a ressenti jusque dans sa moelle l'intensité des pulsions meurtrières du négrier. Il s'est senti totalement impuissant, et n'en revient pas de trouver que l'étreinte, et le regard d'un homme, puissent être plus menaçant qu'une frégate espagnole. C'est dans ce climat de tension qu'un rire tonitruant, provenant des bosquets jungleux qui jonchent la plage, vient fendre l'air.

-    POUAHAH ! Que de beau monde, et quelle ambiance festive ! Tu as réuni un bien drôle de gratin, Noriega ! Wyatt... mon vieil ami Wyatt ! Toujours aussi strict et coincé du derrière, à ce que je vois, je suis bien content de te revoir tiens ! AHAHAH !

L'amiral Windsor reconnait immédiatement cette voix, il aurait pu la reconnaitre parmi des centaines...

-    Alors toi aussi, tu es de la partie, Greger...

 


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