Fer de Lance

Chapitre 19 : Agir en conséquence

2576 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 27/03/2018 22:16

Tous les professeurs de première année étaient rassemblés dans l'une des deux salles de réunion de l'École des dresseurs pour y tenir un conseil de classe. Il n'y avait aucune place vide autour de la table circulaire, sur laquelle les enseignants avaient posé des classeurs contenant leurs notes et leurs remarques sur chacun des élèves.

- Abordons maintenant le cas de Sandra Lance, annonça M. Fontaret dans un grognement.

La plupart des personnes présentes lui firent écho. Certaines murmurèrent même à voix très basse, et il fut possible de saisir, entre autres, le mot « peste » sifflé amèrement entre des dents serrées.

- En tant que professeur principal, je demande à ce que des mesures drastiques soient prises contre elle, clama Mme Elmire. On ne peut pas continuer ainsi, elle est intenable !

- Je suis d'accord, renchérit M. Egebert. Elle perturbe tous les cours, elle est incapable de rester en place et elle refuse de travailler. Elle a la moyenne la plus basse de toute la classe, mais elle s'en moque, parce qu'elle considère que, je cite, « les maths ne servent à rien ».

- L'option la plus évidente serait un renvoi temporaire, déclara M. Fontaret, mais ça m'étonnerait qu'une telle mesure serve à quelque chose. Si les retenues n'ont aucun effet sur elle, ce ne seront pas des vacances forcées à Ébènelle qui contribueront à changer son attitude.

- Qu'en est-il de ses parents ? N'ont-ils aucune autorité sur elle ?

- J'ai bien peur qu'ils aient fait de Sandra ce que l'on nomme un enfant-roi. Fille unique, ils l'ont toujours laissé faire ce qu'elle désire et ne lui ont jamais appris le respect ni des règles ni des adultes. Que ce soit son père ou sa mère, ils n'ont été aucunement surpris par ce que je leur ai dit, les deux fois où je les ai contactés pour me plaindre du comportement de leur fille. Ils m'ont seulement dit que nous finirions pas nous y habituer.

- Si je puis me permettre... intervint M. Herman après s'être raclé la gorge. Je n'ai pas un avis aussi négatif que le vôtre à propos de Sandra Lance.

En réalité, il avait de la sympathie pour elle. Il avait toujours apprécié Peter, et ce dernier avait évoqué sa cousine à tant de reprises qu'il avait cru la connaître avant même de la rencontrer. Il s'était attendu à ce qu'elle soit l'exact opposé du garçon et il ne s'était pas trompé.

- C'est vrai, Sandra est une petite fille turbulente et elle possède indéniablement une certaine prétention, mais ce n'est pas non plus le démon que vous décrivez. Je rejoins ses parents : une fois qu'on a compris comment la prendre dans le sens du poil, c'est une enfant qui peut se révéler très sympathique.

- Quand vous dites la prendre dans le sens du poil, est-ce que vous entendez par là vous écraser devant elle et la laisser agir à sa guise ? Si vous voulez la rendre encore plus capricieuse, alors ne vous gênez pas, car il n'y a absolument rien de pédagogique dans votre stratégie.

- Parce que les cris et les punitions ont mené quelque part, peut-être ? rétorqua M. Herman. Quel intérêt de s'obstiner dans une voie qui n'apporte rien ? Sandra est remarquablement intelligente. Pas de la même façon que son cousin, qui passe ses journées et ses soirées à étudier consciencieusement, mais à sa manière. Il suffit de voir ses connaissances en pokémonologie. Quand un sujet la passionne, elle sait se montrer à la hauteur.

- Elle est encore plus insupportable dans mon cours que dans celui des autres, répliqua M. Lebattu, le professeur concerné. Elle le perturbe sans cesse et...

- C'est parce qu'elle s'ennuie. Elle s'ennuie dans les autres matières parce que ça ne l'intéresse pas et dans la vôtre parce que vous ne lui enseignez rien qu'elle ne sache pas déjà. Je pense qu'elle sera plus attentive lorsque vous aborderez des sujets qu'elle ne maîtrise pas.

- Je crois surtout que la seule leçon dont elle ait besoin, c'en soit une de modestie, suggéra Mme Elmire. Puisqu'il n'y a que ses résultats en pokémonologie qui compte à ses yeux, peut-être qu'une mauvaise note dans cette discipline lui ferait perdre un peu de sa superbe.

- Vous voudriez sous-noter une élève ? s'offusqua M. Herman. Songez-vous au sentiment d'injustice qui en découlera si elle s'en aperçoit ?

- Les sanctions ne mènent à rien avec elle, vous l'avez dit vous-même, riposta M. Egebert. Je suis d'avis que ça vaut la peine d'être essayé. Qu'en dites-vous, monsieur Lebattu ?

- Comme on dit, qui ne tente rien n'a rien, approuva ce dernier.

Malgré le soupir de M. Herman, M. Fontaret donna son aval au professeur et conclut la discussion tournant autour de Sandra Lance. À croire que son cousin et elle étaient des cas si particuliers que personne ne parvenait ni ne se donnait la peine de les cerner.

***

- Par ici, s'il vous plaît ! cria M. Johnson, les mains en porte-voix.

Il se tenait à l'autre extrémité de la salle d'entraînement dans laquelle les élèves venaient de pénétrer. Ils avancèrent en silence jusqu'à lui, Peter en léger retrait après avoir été repoussé par le coup de coude que Kévin lui infligea dans les côtes. Il se massa discrètement, sans cesser d'avancer.

- Comme promis, le deuxième trimestre marque l'arrivée des combats dans votre scolarité, annonça M. Johnson. Sur les quatre heures de dressage que vous avez dans la semaine, une leur sera consacrée. L'objectif visé n'est pas de réaliser un match digne d'un niveau de Ligue, mais simplement d'exposer votre partenaire à une situation d'adversité, afin qu'il prenne ses marques. Vous allez gagner, vous allez perdre, mais peu importe. Ce qui compte, surtout, c'est que vos pokémon apprennent à faire face, améliorent leurs techniques, leurs réflexes... Ce ne sera qu'en fin d'année scolaire que vous commencerez à étudier la stratégie.

- Et le classement, monsieur ? demanda un élève du nom de Bobby en levant la main.

- Le classement ?

- Mon frère m'a dit que tous les apprentis dresseurs étaient classés après chaque combat. Est-ce que c'est vrai ?

- Ça l'est, en effet, mais uniquement à partir de la cinquième année. Vous êtes tous des novices, c'est pourquoi il faut d'abord se concentrer sur votre formation avant d'arriver au perfectionnement. Vous aurez tout le temps d'entrer en rivalité plus tard.

Peter jeta un regard en coin à Kévin et sa bande, avant de ramener précipitamment les yeux sur le sol. Pas sûr qu'eux l'entendent de cette oreille...

M. Johnson se pencha pour ramasser un sac en toile noir qui gisait à ses pieds. Après l'avoir secoué avec énergie, il le présenta aux élèves en indiquant qu'il y avait à l'intérieur des boules qui allaient par paire. Ceux qui tireraient la même couleur formerait un binôme pour ce premier cours.

Lorsque Peter enfonça sa main dans le trou béant, ses doigts se refermèrent sur une sphère d'un jaune fluorescent. Il balaya les autres du regard, afin de voir si son futur adversaire se trouvait parmi eux, et déchanta en s'apercevant que la boule jumelle de la sienne dépassait à peine du poing serré de Kévin.

Son sang ne fit qu'un tour. Il mentirait s'il prétendait ne pas l'avoir redouté, mais fallait-il qu'il soit malchanceux à ce point pour que cela se produise ? Son bras trembla et le frisson se propagea jusqu'au reste de son corps, juste avant que les prunelles de son condisciple se posent sur lui. Les lèvres de Kévin se fendirent d'un sourire goguenard.

- Tu vas mordre la poussière, Peter le peureux.

L'intéressé ne releva pas. Il aurait volontiers déclaré forfait, mais M. Johnson se serait interrogé quant aux raisons d'un tel abandon, or Peter n'aurait pu se justifier. Il savait que s'il prononçait le moindre mot contre son camarade, il le paierait tôt ou tard, comme il payait fréquemment l'intervention de Sandra le jour de la rentrée.

Les insultes dont il était victime de la part de Kévin et sa bande avaient triplé, depuis lors, et les mauvais coups aussi. Il avait retrouvé la plupart de ses manuels gorgés d'eau dans les toilettes du dortoir, certains de ses vêtements avaient été réduits en lambeaux et il avait même découvert de la compote de baie Pommo étalée sous son oreiller.

- Si vous observez le sol, vous verrez qu'il a été découpé en plusieurs portions, désigna M. Johnson. Chacune représente l'espace dans lequel vous évoluerez. Ce n'est pas la fin du monde si vous franchissez les limites, mais essayez de jouer le jeu et de rester à l'intérieur des lignes, d'accord ? Ce sera aussi un bon moyen de ne pas percuter vos voisins. Allez vous mettre en place !

Les élèves, par groupe de deux, investirent une zone. Peter laissa à Kévin le soin de choisir la leur, se contentant de le suivre à une distance raisonnable, le long des gradins. Ils se postèrent aux extrémités du rectangle délimité et saisirent leur pokéball. Drake et son adversaire apparurent en même temps.

Le pokémon de Kévin était un Débugant au regard agressif, ce qui n'avait rien de bien surprenant à la vue de son propriétaire. Il se tenait droit, les jambes légèrement écartées, les poings déjà levés, prêts à cogner. Tout comme lui, Drake était déterminé à en découdre, ce qui était loin d'être le cas de Peter.

- Ce n'est qu'un premier essai, précisa M. Johnson, dont la voix leur parvenait affaiblie à cette distance. Je ne veux voir personne abuser de sa force, et dans la mesure du possible, je vous demanderai d'éviter d'aller jusqu'au K.O. Vos pokémon sont encore faibles, mais ils sont surtout inexpérimentés, or il est important, en combat, de savoir doser ses coups. Je vous rappelle que, selon les règles en vigueur dans la Ligue, un adversaire grièvement ou mortellement blessé entraîne une disqualification immédiate, et un bannissement des compétitions officielles pour une durée de deux ans.

- Qui aurait envie de blesser qui que ce soit ? ricana Kévin, et Peter eut du mal à déglutir.

Il s'agenouilla aux côtés de Drake et prit sa face de reptile entre ses mains pour accoler son front au sien. Bien qu'il fasse particulièrement frais dans les arènes d'entraînement, il avait la peau moite de sueur.

- Je connais ta bravoure, murmura Peter, et je sais que tu es capable de remporter ce combat, ou du moins je le crois, mais nous n'allons pas le faire.

Le Minidraco émit un sifflement à la fois interrogatif et protestateur. Si Sandra était là, elle aurait sûrement blâmé son cousin pour sa lâcheté, mais il n'avait pas le choix s'il ne voulait pas donner à Kévin une raison de plus de le haïr et de transformer sa vie en enfer.

- S'il te plaît, Drake... souffla Peter en se redressant. Ne prends pas d'initiative.

Le dragon dut percevoir le désespoir dans la voix de son maître, car son corps, tendu jusqu'alors, se relâcha légèrement, comme s'il venait d'évacuer toute la tension et l'énergie qu'il s'apprêtait à jeter dans le combat. Le coup de sifflet de M. Johnson retentit ; la lutte commença.

Kévin ouvrit immédiatement les hostilités avec Charge. Drake échangea un regard avec Peter, dont les prunelles s'étaient faites implorantes, et encaissa l'attaque, feignant plus de dégâts qu'il n'en reçut véritablement, car ses épaisses écailles le rendaient passablement résistant.

- Réplique avec Ligotage, intima Peter.

Ce n'était pas tout de devoir perdre, il fallait également donner l'illusion de résister, car de la passivité n'apporterait aucune satisfaction à Kévin, contrairement au fait d'écraser sa victime préférée avec ce qu'il croirait être l'art et la manière.

Drake s'enroula autour du Débugant, mais son étreinte n'était pas assez puissante ni pour l'affaiblir ni pour l'immobiliser. Kévin ordonna à son partenaire de se dégager des anneaux du dragon en se tortillant, puis de riposter avec Pisto-Poing. Le Minidraco aurait pu esquiver le coup, grâce à sa vitesse supérieure à celle de son adversaire, mais le reçut au niveau de la joue. Il fit ensuite mine d'être sonné et de s'affaler sur le flanc.

- Tu as de la chance que le prof ne veuille pas de K.O., persifla Kévin. Je me serais fait une joie de réduire ton reptile à l'état de sac à main.

Il jeta un regard méprisant à Peter, puis sortit de sa poche un petit crayon à papier, ainsi qu'un carnet que M. Johnson leur avait donné lors du cours précédent. Les élèves devaient y noter les capacités utilisées et résumer brièvement le déroulement du match, afin d'en garder une trace et de pouvoir apprendre ensuite de leurs erreurs.

Avant de l'imiter, Peter rejoignit le centre de la zone de combat, où Drake était en train de se redresser. Accroupi face à lui, il massa doucement l'endroit où le pokémon avait été frappé par le Débugant, puis déclara à mi-voix :

- Je suis désolé, Drake, mais c'était ce qui valait le mieux pour moi. Avec un peu de chance, Kévin se satisfera de cette humiliation.

Les yeux du dragon exprimaient de nombreux sentiments, mais c'était la peine qui dominait. Il pouvait sentir la détresse de son maître et il la partageait. Même s'il n'avait pas particulièrement apprécié de perdre volontairement face à ce Débugant, il n'aurait jamais désobéi aux instructions de Peter.

- Reviens, maintenant, invita ce dernier en pressant le bouton central de sa pokéball, qui absorba Drake à l'intérieur.

- C'est ça, ricana Kévin, tout en mâchouillant son crayon à papier. Rappelle donc ton tocard. Vous deux, vous ne faites pas le poids contre moi et Junior. On est bien trop fort pour vous.

Peter se contenta de hocher vaguement la tête. Il avait tout de même trop de dignité pour approuver ostensiblement les paroles de son condisciple alors qu'il les savait erronées. Si Drake et lui avaient vraiment voulu remporter la victoire, ils l'auraient probablement fait, ou, à défaut, le combat aurait été plus rude.

À l'instar de Drake, Peter se sentait mal d'avoir volontairement échoué, mais avait-il eu le choix ? L'acharnement de Kévin et de sa bande était bien assez difficile à vivre comme cela. Une victoire aurait accru leur haine et qui sait ce qu'ils lui auraient fait ensuite ? La défaite était le prix à payer pour éviter à cette situation calamiteuse d'empirer.

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