Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 9 : La goutte d'eau qui fait déborder le vase

7738 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 17:44

J'ai écrit ce chapitre pour pouvoir faire le défi "Une bouteille à la mer", qui en sera la suite d'une certaine façon. Et en l'écrivant, j'ai réalisé que mon goût prononcé pour le Hurt/Comfort (et, diraient d'aucunes, pour le Hurt/Hurt :-D) avait changé, s'était... dilué, si on peut dire. J'ai à présent envie d'écrire des histoires un peu différentes. Je pense d'ailleurs que ce changement, que je n'arrivais pas à comprendre ou même à percevoir, explique en grande partie mes réticences à écrire durant ces trois dernières années. Voici donc un chapitre pas vraiment Hurt alors que la situation est pourtant relativement critique, et Spock pas vraiment au mieux de sa forme.



Chapitre 9 - La goutte d’eau qui fait déborder le vase



Dans les appartements protocolaires que les Télopsiens avaient réservé aux ambassadeurs de la Fédération – des appartements luxueux, dignes d’un prince de sang des Hautes Terres de Vlärth, ainsi que l’avait fait remarquer l’Intendant du Palais Nuageux –, Spock leva son verre puis heurta, avec une force mesurée, ceux du capitaine et du docteur McCoy. Une coutume humaine que le premier officier avait toujours trouvée illogique mais à laquelle, par la suite, il devrait se féliciter d’avoir participé en cette occasion précise. Pendant que le médecin en chef et le capitaine échangeaient une plaisanterie à propos d’une erreur linguistique commise par Jim durant la négociation avec le Roi des Pluies, il porta le verre à ses lèvres, avala une gorgée du liquide amer et sirupeux aux reflets roux dont le goût n’était pas sans rappeler l’alcool d’abrinatu qu’il avait fini par goûter avec Leonard quelques temps après leur aventure sur Octantis…

… et, presque immédiatement, la partie vulcaine de son esprit, qui enregistrait mécaniquement les plus infimes variations de température extérieure comme intérieure, qui analysait le mécanisme de son corps aussi finement qu’elle captait les moindres sons, repérait les moindres mouvements inhabituels dans un diamètre d’une dizaine de mètres, fit résonner en lui un signal d’alarme qui déclencha chez lui un double réflexe.

L’alcool ne produisait, en temps normal, aucun effet sur lui. Dans un but strictement scientifique, le docteur McCoy avait un beau jour testé ses limites en la matière, sans résultat probant. Spock pouvait boire dix verres du whisky andorien le plus fort sans ressentir la moindre perte d’équilibre ni éprouver la moindre levée d’inhibitions supposées. Une seule gorgée de cette liqueur télopsienne n’aurait pas dû brûler ainsi les parois de son œsophage et de son estomac, ni élever brutalement son rythme cardiaque à 250 battements par minute, ni engourdir ses sensations avec une rapidité que l’on pouvait qualifier de foudroyante.

Son premier réflexe fut donc, après avoir laissé tomber son propre verre, d’envoyer valser d’un revers de main brusque et mal coordonné celui que Jim, assis en face de lui, s’apprêtait à porter à ses lèvres. Leonard, adossé à une console dorées serties de rubis, n’avait pas encore commencé à boire, si bien que Spock put se concentrer sur le deuxième réflexe intimé par son corps. Ses neurones avaient évalué avec efficacité les effets rapides du poison qui commençait déjà à paralyser ses terminaisons nerveuses, il ne restait plus qu’au réflexe vomitif inhérent à toute espèce humanoïde de jouer son rôle. « Réflexe » n’était d’ailleurs pas un terme approprié pour un Vulcain, chez qui toute information passait nécessairement par le cerveau avant d’atteindre les muscles, mais Spock n’en trouva pas d’autre pour qualifier le besoin impérieux de rejeter l’agent étranger qui était en train de commettre d’irréparables dégâts dans au moins deux des neuf systèmes indispensables au bon fonctionnement de son corps.

Il essaya de – et crut réussir à – viser une sorte de corbeille ouvragée dont la fonction première était probablement de contenir des fleurs ou autres éléments décoratifs.

Puis il sentit ses jambes se dérober sous lui et s’effondra à terre, luttant contre les spasmes induits par le poison qui s’attaquait à son système nerveux. La douleur n’était pas insoutenable, mais son cerveau, réagissant contre sa volonté – peut-être pouvait-on, après tout, parler de réflexe dans ces conditions – avait trouvé adéquat de bloquer au maximum toutes les fonctions qu’il estimait non essentielles, telles que le mouvement et la parole, pour se concentrer sur la lutte contre le poison, un puissant alcaloïde local proche de la strychnine, qui eût été léthal pour un être humain.

Le tout n’avait pris qu’une vingtaine de secondes.

Derrière le bruit des vagues de sang qui pulsait contre ses tympans, il entendit la voix de Jim :

– Spock, vous m’entendez ? Si vous m’entendez, serrez ma main.

Le Vulcain pouvait parfaitement sentir la main de Jim pressée contre la sienne, mais il lui était aussi impossible de la serrer que d’ouvrir les yeux ou de prononcer le moindre mot pour rassurer ses amis. Il pouvait sentir le poison courir le long de son système nerveux comme un acide brûlant, du feu liquide, de la lave en fusion. Il pouvait sentir ses cellules vulcaines lutter contre l’action de la neurotoxine, imposant pour cela à son corps une immobilité totale. Moins il bougeait, moins le poison se répandrait en lui. Logique. Logique, mais importun.

– Pousse-toi, Jim, intima la voix calme et rassurante du docteur McCoy, tandis que deux mains le poussaient avec habileté en position latérale de sécurité. Spock, ajouta le médecin tout en surélevant légèrement la tête du premier officier, je vais vous toucher la main. Si vous êtes en mesure de le faire, établissez le lien de guérison entre nous [1] et transmettez-moi ce que vous pouvez, symptômes, diagnostic, quoi que ce soit qui puisse m’aider. Je n’ai pas de tricordeur avec moi, ni de trousse de secours, comme vous le savez.

La dernière phrase prononcée était lourde de menaces pour les individus hauts placés qui avaient décidé ce que les messagers de la Fédération devaient apporter avec eux lors d’une mission d’ambassade telle que celle qui leur avait été dévolue sur Télops. Spock sourit intérieurement puis, sentant la main du médecin en chef serrer la sienne, il s’empressa de lui envoyer un message télépathique qui se voulait rassurant mais qui, s’il pouvait en juger par la promptitude avec laquelle Leonard retira ses doigts, s’était avéré probablement un peu trop fort ou trop pressant.

– Bones, qu’est-ce qui se passe ?

La voix du capitaine, sans égaler celle du médecin en sang-froid, demeurait relativement posée quoique empreinte d’une certaine angoisse.

– Tout va bien, tout va bien, j’ai été… surpris, c’est tout. La bouteille de liqueur est empoisonnée, mais Spock a rejeté les trois quarts du poison ingéré, il n’est pas en danger.

– C’est lui qui le dit, fit remarquer le capitaine. Ou qui le… transmet, je ne sais pas comment. Tu sais que Spock est passé maître dans l’art de mentir sur son état de santé.

Le Vulcain entendit distinctement le soupir du docteur McCoy, à quelques centimètres de son oreille droite.

– On ne peut pas mentir télépathiquement. En revanche, sans communicateur, tant que nous ne saurons pas qui a voulu nous tuer…

– Compris.

Spock entendit le son des pas de Jim qui s’éloignait, puis le bruit d’un verrou brusquement repoussé tandis que le médecin reportait son attention sur son patient.

– Désolé, Spock, j’ai été surpris, je recommence. Essayez… un peu moins fort si vous pouvez. Etat physique, température, rythme cardiaque, tout ce que vous pouvez me donner sera bienvenu.

De nouveau, la main du docteur McCoy se posa sur celle du premier officier. Ce dernier pouvait entendre, un peu plus loin, le grattement sourd d’un meuble relativement lourd que l’on traîne sur un sol pierreux, et il ne put s’empêcher d’admirer l’efficacité de leur trio. Jim, qui pensait toujours avant toute chose à la protection de son équipage, devait être en train de barricader la porte dans l’éventualité où quelqu’un – le Roi des Pluies, son fils, la Grande Conseillère, l’Intendant du Palais, la Maîtresse des cérémonies occultes ? –, après avoir cherché à les réduire au silence, viendrait s’assurer de leur mort. McCoy avait immédiatement pensé au lien de guérison et laissé de côté ses préjugés humains pour venir en aide à son coéquipier…

– Oui, Spock, on vous aime aussi, mais maintenant que nous sommes relativement en sécurité, vous allez me donner des informations médicales utiles au lieu de vous montrer illogiquement sentimental.

Une sorte de gargouillis, qui était peut-être un rire nerveux ou une manifestation maladroite de soulagement éprouvé par Jim, résonna en écho aux paroles du médecin en chef. Le problème de la télépathie était l’impossibilité pour l’émetteur de dissimuler au récepteur ses… émotions. Impossible, donc, de prétendre ne pas en avoir. Il était extrêmement difficile d’exprimer de cette façon des pensées uniquement rationnelles et logiques – probablement une des raisons pour lesquelles les Vulcains, quoique particulièrement doués dans ce domaine, évitaient prudemment ce mode de communication.

Spock fit de son mieux pour faire passer les informations le plus doucement possible le long du lien de guérison que les deux officiers avaient renforcé au fil des années. Le poison avait globalement été évacué de son organisme, mais il avait touché le système nerveux. Rythme cardiaque à 268 battement par minute – élevé, mais sous contrôle. Température à 34,2°C – plus élevée que la normale, à surveiller. Paralysie partielle de certains muscles, langue enflée, spasmes incontrôlables dans les pieds. Douleur élevée mais supportable.

– Bref, un neurotoxique quelconque auquel ni Jim ni moi n’aurions survécu, conclut le docteur McCoy d’une voix remarquablement neutre en dépit de la colère et de la peur que Spock pouvait sentir bouillonner sous la peau du médecin. Je peux quelque chose pour vous ou bien votre système immunitaire vulcain est capable de se charger de tout ?

Le premier officier prit quelques secondes pour réfléchir, sachant que ses pensées seraient transmises à son ami par l’intermédiaire de leur lien. Ils étaient coincés sur Télops sans possibilité de prévenir le reste de l’équipage, puisque leurs communicateurs avaient été laissés sur l’Enterprise en gage de confiance. Confiance, mon œil, oui ! Vous allez voir comment je vais vous changer le protocole ! (Un des autres inconvénients de la télépathie était la porosité des deux esprits en contact. Spock n’en revenait toujours pas que le médecin eût accepté de lui laisser ainsi une fenêtre ouverte sur son esprit, uniquement pour pouvoir « mieux le soigner en cas de problème ».) En raison de la situation, Spock devait être opérationnel le plus rapidement possible pour aider les deux autres à lutter, le cas échéants, contre ceux qui avaient cherché à les empoisonner. Dans l’état actuel des choses, il n’était qu’un poids mort pour le capitaine et le médecin en chef. Ne dites pas ça, Spock, ce n’est pas… Bref, une transe algique serait nécessaire, mais il pouvait la remettre à plus tard puisque son corps avait rejeté naturellement la plus grande partie du poison. Ce qu’il lui fallait, c’était un choc léger qui lui permît de retrouver ses facultés motrices, temporairement inhibées à la fois par le poison et par son système immunitaire…

– Jim, va faire couler un bain, pas trop chaud, dans les 32°C environ.

Le bain tiède était une bonne idée, étant donné la température de son propre corps qui ne cessait de monter. Il permettrait en outre de faire baisser la fièvre. Oui, un bain tiède était certainement une bonne idée. Une bonne idée, se répéta Spock. Le bruit de l’eau qui coulait provenait à présent de la luxueuse salle de bains que les Télopsiens avaient mis à disposition de leurs hôtes, mais pas assez fort pour masquer le grommellement du docteur McCoy :

– Je ne vous sens pas très motivé par mon idée.

Le premier officier s’astreignit à vider son esprit et à ne penser à rien. Trop de choses étranges se passaient lorsqu’il se retrouvait immergé dans l’eau et il ne voulait pas…

– Je vais rompre le lien, murmura le médecin. Dites-moi juste oui ou non pour le bain.

Spock apprécia la délicatesse dont faisait preuve son ami. Il y avait certaines choses, dans l’esprit de l’un et de l’autre, qui devaient rester strictement personnelles. Ils parvenaient à le sentir, ce qui impliquait un degré de confiance et d’intimité que le Vulcain n’aurait pas imaginé possible.

Oui.

Spock ferma totalement ses récepteurs télépathiques tandis que quatre mains, après lui avoir ôté tunique et pantalon, l’arrachaient au sol non sans difficulté (la masse musculaire d’un Vulcain étant bien supérieure à celle d’un humain) et le portaient jusqu’à la baignoire d’albâtre sertie de rubis qu’il n’avait fait qu’apercevoir en entrant dans les appartements.

L’eau était tiède, mais lui sembla froide en raison de la fièvre qui battait dans les extrémités de son corps. La douleur reflua, le poison, l’acide, le feu, la lave se diluèrent dans la bienfaisance de l’eau…

… et il sut, une seconde avant que son esprit ne se laisse malgré lui embarquer dans le labyrinthe de son passé, quel souvenir allait, cette fois, lui revenir en mémoire.

Non.

...

Le monde est noir. Non, ce n’est pas exact. Le monde n’existe plus. Il s’est envolé, évaporé, dilué dans la fumée de l’explosion. Partout, où qu’il tourne son esprit, toujours la même obscurité pesante, angoissante, désespérée. Le silence, cependant, n’est pas total : il a entendu non loin de lui la voix mouillée de larmes de sa mère, et celle, plus grave et neutre, de son père. Reconnu l’accent chuintant de maître Sakhu. [2] Perçu le grondement apeuré d’I-Chaya et senti sa fourrure sous les doigts inertes de sa main droite. Mais les mots prononcés tout autour de lui n’ont pas de sens, ou du moins leur sens n’atteint pas son esprit.

Et la seule voix qu’il voudrait désespérément entendre demeure muette.

Il peut encore réfléchir, se souvenir, spéculer, anticiper. Ses connaissances, sa mémoire, ses facultés cognitives sont intactes. Il a conscience que son corps se trouve quelque part sur Vulcain, peut-être chez lui, peut-être à l’hôpital de ShiKahr, peut-être au centre de Phanghar, inerte dans un lit quelconque, branché à toutes sortes de machines qui s’acharnent à comprendre ce qui lui est arrivé. Son esprit, lui, plus alerte qu’à l’ordinaire, peut-être en raison de l’élévation anormale de la température de son corps, sait parfaitement ce qui lui est arrivé.

Il a eu seize ans.

Et la corde, au centre de son esprit, s’est brisée.

Il ignore combien de temps s’est écoulé depuis l’anniversaire de sa naissance – une heure, une journée, une semaine, une année ? Son corps, projeté en l’air par le souffle inattendu de l’explosion, est retombé au sol comme un pantin désarticulé. Pourtant, il n’a rien, pas une fracture, pas une lésion, pas un hématome, rien, absolument rien. Il le sait, peut-être a-t-il entendu un guérisseur le dire à ses parents, peut-être sa moitié vulcaine en a-t-elle conscience. Physiquement, tout va bien.

Mais la corde gît au sol, aussi inerte que ses muscles, aussi immobile que ses os, aussi muette que ses cordes vocales.

Il ne s’agissait peut-être plus d’une corde, à y bien réfléchir, mais d’un pilier qui soutenait la voûte de son esprit. Autour de lui, tout est en ruines. La corde vibrait et résonnait depuis qu’ils ont créé le lien, ou plutôt depuis que le lien s’est créé tout seul, à leur insu, le jour où ils ont dessiné ensemble pour la première fois sur la table basse du salon, le jour où Lucy lui a offert son premier cadeau, pour ses quatre ans. Toujours sans qu’ils s’en rendent compte ni l’un ni l’autre, le lien a grandi. Fil ténu, cordelette, câble d’acier, colonne, pilier porteur. Il a occupé jusqu’à très récemment dans son esprit une place centrale et la note qu’il émettait, un mi bémol (« la deuxième note de la Lettre à Elise que j’apprendrai à jouer un jour », disait Lucy qui n’avait jamais touché à un piano de sa vie), faisait vibrer tout ce qu’il entendait, voyait, sentait.

Le pilier de son humanité.

Et soudain, le jour de ses seize ans, ce lien s’est rompu.

Il a vaguement conscience qu’on le porte hors du lit. Le monde est toujours noir, mais la gravité est légèrement différente et il peut sentir, à travers les mains puissantes qui l’ont extirpé des couvertures, un vague sentiment de trouble et d’angoisse diffuse. Il en déduit qu’il s’est trompé, et que la personne qui le porte ainsi n’est pas son père, car son père n’éprouve jamais ni trouble ni angoisse, diffus ou non.

Soudain, sa peau entre en contact avec un liquide qui lui semble glacé par contraste avec sa peau brûlante. Quelqu’un est en train de l’immerger dans une baignoire d’eau froide – ce qui lui semble une idée particulièrement désagréable…

Son esprit se tend, alerte, aux aguets. Sous l’onde liquide tremble et frémit le mi bémol, au bord de sa conscience.

– Spock ?

Ce n’est pas possible. La corde est cassée, le pilier réduit en miettes.

– Spock, tu es là ?

– Lucy ?

Sa voix est croassante, incertaine, fiévreuse. Il n’a peut-être même parlé que dans les ténèbres de son esprit.

– Oh, Spock, je suis tellement désolée !

– Désolée de quoi ? demande bêtement le jeune Vulcain.

Tout ce qu’il veut est entendre cette voix encore et encore, jusqu’à ce que la corde soit de nouveau tressée, le pilier stable et solide, la voûte de son esprit reconstruite. En se concentrant, il peut presque voir Lucy au milieu des ruines de son esprit, comme si souvent vêtue de rouge, ses cheveux auburn attachés en queue de cheval haute, les yeux gonflés comme si elle avait pleuré.

– Désolée de t’avoir emmené à Ash-Yumau pour ton anniversaire. Je ne voulais pas… Je ne comprends pas.

Spock acquiesce. Il ne comprend pas non plus ce qui s’est passé. Ash-Yumau, l’oasis de la Cascade, est l’un des lieux les plus connus de Vulcain, havre de paix au milieu du désert de La Forge, mine inépuisable de connaissances pour tous les scientifiques de la planète, un endroit où la biodiversité a explosé des centaines de millions d’années auparavant – et, plus important, où elle a été préservée loin de toute influence humanoïde. Que s’est-il passé là-bas ? Qu’a-t-il pu se passer ?

– Je crois que c’était… que c’était une mine, souffle Lucy, les larmes au bord des yeux. Une mine du temps de la Pré-Réforme.

Cette idée est totalement stupide puisque l’oasis est un havre de paix, une mine inépuisable de connaissances, un lieu où la biodiversité a été préservée loin de toute influence humanoïde. Or, les animaux ne savent pas construire de mines.

– Et pourtant, ce truc a explosé quand nous sommes passés, insiste la jeune fille. Tu ne peux pas nier la réalité en lui opposant des connaissances théoriques.

– Tu ne pouvais pas savoir, répond Spock, abandonnant le terrain philosophique pour reprendre pied sur un sol plus solide. Personne n’aurait pu le savoir. Et sans cela, ça aurait été… un magnifique cadeau d’anniversaire.

Quelque part de l’autre côté de cette eau qui relie leurs esprits il ne sait trop comment, Lucy éprouve une profonde incrédulité face aux propos de son frère.

– Comment peux-tu dire ça ? explose-t-elle, et les larmes qui menaçaient de jaillir à tout moment coulent sur ses joues.

Le jeune Vulcain lui répond tout naturellement qu’à partir du moment où ils sont de nouveau ensemble, tout ira bien, ils reconstruiront le lien perdu, et ils auront d’autres cadeaux d’anniversaire à s’offrir mutuellement. D’ailleurs, il n’a pas eu le temps de lui donner le sien.

… et puis, brutalement, il comprend, ou du moins il entrevoit une partie de la vérité.

– Lucy… où sommes-nous ?

Sa sœur s’essuie les yeux presque rageusement et elle s’efforce de lui sourire. A-t-elle senti l’angoisse sourde qui vient de lui étreindre le cœur ? A-t-elle perçu l’accélération du battement de son cœur ? Senti le nœud épineux qui s’est logé dans sa gorge, la douleur qui remonte vers ses oreilles lorsqu’il avale ? Elle reprend, plus calme, d’une voix qui se veut détachée :

– Dans ton esprit, je pense… ou dans le mien, je ne sais pas. Plus probablement le tien, je dirais, étant donné que c’est toi qui possèdes des facultés télépathiques.

Elle balaye l’endroit, quel qu’il soit, du regard, et considère, atterrée, les nombreux débris qui en jonchent le sol. Spock insiste, car il sait que la question est importante – effrayante, mais importante :

– Mais ton… ton corps… où est-il ?

Lucy hausse les épaules comme si cette question était secondaire.

– Je ne sais pas. Tu ne crois pas qu’on devrait faire un peu de ménage par ici ? ajoute-t-elle en désignant les morceaux du pilier. Je peux t’aider si tu veux.

– Lucy, implore-t-il.

Il sent sa voix prête à se briser comme le lien qui les retenait, il sent son esprit prêt à s’effondrer s’il n’obtient pas de réponse. La jeune fille se tourne vers lui et hoche la tête.

– Excuse-moi. Je ne sais vraiment pas, je n’ai pas de réponse à te donner. Je suppose qu’on nous a emmenés à l’hôpital après l’explosion. Je suis peut-être même dans la même chambre que toi !

– Alors pourquoi le lien est-il rompu ? Pourquoi est-ce que je ne peux plus sentir ta présence ?

– Je suis là, proteste sa sœur.

– Oui, mais…

Il ne sait plus quoi penser. Il aimerait expliquer à Lucy qu’il ne perçoit plus leur lien télépathique que comme un écho, propagé et prolongé peut-être grâce à l’eau dans lequel on l’a plongé, qui en aurait inexplicablement conservé la trace. Le mi bémol qui résonne dans son esprit en ce moment n’est qu’une sorte de… fantôme.

Mais il ne peut pas. Les mots restent prisonniers de sa gorge, de ses cordes vocales, ou peut-être de son cœur. Le dire serait accepter que, peut-être, Lucy n’est pas dans la même chambre que lui, ni dans aucune autre chambre. Bien évidemment, elle n’est pas Vulcaine, elle n’a pas de katra à transférer à qui que ce soit – mais si leur lien télépathique avait, d’une certaine façon, permis…

– Spock, je suis dans ton esprit. Je t’entends penser. Arrête de vouloir tout analyser comme ça. La vérité, c’est que nous ne savons pas ce qui se passe, ni toi ni moi.

– Mais si…

De nouveau, il s’interrompt. Les mots sont trop douloureux à formuler, même à penser. Mais Lucy semble ne pas avoir le même problème que lui.

– Si tu te réveilles, et pas moi, tu devras vivre avec. Le deuil est un processus inhérent à toutes les espèces humanoïdes.

– Tu ne dirais pas ça si calmement si c’était l’inverse !

Il a bien conscience que son attitude à cet instant est totalement humaine – sa voix tremble, montée dans les aigus, sa respiration est saccadée, son cœur bat la chamade dans sa poitrine et ses yeux sont baignés dans un liquide salé, bref il n’a plus aucun contrôle ni sur son corps ni sur ses émotions – alors que Lucy demeure calme, lucide, comme détachée. Dix mille fois plus Vulcaine que lui.

– Si c’était l’inverse, Spock, dit-elle à voix basse, en détachant chaque syllabe, si je devais me réveiller, et pas toi, moi aussi je passerais par toutes les étapes du deuil. Moi aussi j’aurais du mal à m’en remettre. Et pour moi aussi le temps ferait son office, comme il le fait pour tout le monde.

– Tu mens ! hurle-t-il. Tu fais semblant pour me forcer à rester calme !

– Et ça ne fonctionne pas très bien, soupire Lucy. Ecoute, je ne sais pas ce qui se passe, ce qui nous est arrivé, ce qui nous arrive, mais je sais que nous devons essayer, chacun de notre côté.

– Essayer quoi ? demande le jeune Vulcain en serrant les poings.

– De nous réveiller. Plus on reste ici, dans cet entre-deux, moins on aura de chance de pouvoir en sortir. Je sais, tant qu’on est ici, on reste ensemble, mais pense à Maman, à Sarek, à nos amis. Si nous sommes tous les deux dans le coma, ils doivent être malades d’inquiétude. Ils attendent qu’on se réveille. On ne peut pas les laisser tomber.

Spock avale douloureusement sa salive. Ce que dit sa sœur est plein de bon sens, mais…

– J’ai peur, avoue-t-il.

– Moi aussi, mais nous n’allons pas rester ici pour l’éternité ! Regarde-moi ce désordre ! s’écrie Lucy en désignant les restes de la colonne brisée qui jonchent le sol.

– Ce n’est pas drôle !

La jeune fille hoche la tête d’un air désolée.

– Je sais. Mais tu dois te réveiller, pour Maman, pour Sarek. Et pour moi aussi. Tu imagines ce que je ressentirais en sachant que c’est à cause de moi que tu…

Sa voix se brise. Spock tend spontanément la main vers sa sœur, mais sans la toucher. Il sait très bien que ses doigts ne rencontreraient que du vide. Ils ne sont pas vraiment là.

– Ce n’est pas…

– Bien sûr que c’est de ma faute. C’est moi qui t’ai emmené à Ash-Yumau pour ton anniversaire. C’est moi qui ai mis le pied sur cette mine. Tu sais très bien que je me sentirai coupable toute ma vie, alors bouge tes fesses et réveille-toi !

Les derniers mots de Lucy lui font prendre soudain conscience de l’eau tout autour de lui. Il a été plongé dans un bain tiède, probablement pour faire baisser sa température – et il sent en effet la fièvre refluer en lui. Il lui suffirait d’ouvrir les yeux, et il se retrouverait dans le monde réel, sur Vulcain…

– Alors vas-y !

La voix de la jeune humaine s’est faite pressante, presque une supplication.

– Mais si… si tu…

– Il n’y a qu’un moyen de le savoir.

Spock sait, au fond de lui, que sa sœur a raison. Ce qu’il voudrait lui expliquer, c’est ce pilier brisé qui ne se reformera jamais si Lucy ne se réveille pas. C’est son humanité, qu’elle a mis tant de temps à lui faire accepter, qui restera à jamais enfouie sous les fondations de son esprit, en mille morceaux.

– Et bien tu vivras en Vulcain. Peut-être que c’est ce dont tu auras besoin pour faire ton deuil. Et peut-être que tu choisiras en effet la voie vulcaine. Et peut-être aussi que, quand le chagrin se sera atténué, quand tu n’auras plus besoin de tout mettre à distance, quand tu pourras te souvenir de moi sans avoir mal, peut-être que tu laisseras ta moitié humaine revenir et s’exprimer. Tu ne peux pas le savoir.

Autour de lui, il perçoit d’autres voix, plus fortes que celles de sa sœur. Il reconnaît celle de son père, celle d’un homme qu’il ne connaît pas, probablement un guérisseur. Les mots qu’ils prononcent commencent à faire sens dans son esprit…

– Lucy ! hurle-t-il.

Il voudrait bouger, courir vers elle, mais il ne le peut pas. Le corps de sa sœur commence à se diluer, ses contours deviennent flous, mais elle continue à le regarder en souriant, les yeux brillants de larmes, avec une tendresse si intense qu’il se sent vide en pensant que, peut-être, il ne verra plus jamais ce regard.

– Spock, je…

– Non ! Non, ne le dis pas, ce serait trop dur !

L’image de Lucy s’efface.

Il ouvre les yeux.

...

De nouveau parfaitement alerte et conscient, capable de bouger, de parler, libéré par son formidable système immunitaire vulcain du poison qu’il avait ingurgité moins d’un quart d’heure auparavant, il demeura les yeux clos, sans faire un mouvement. Non loin de lui, le docteur McCoy et le capitaine débattaient de l’identité de leur agresseur. Visiblement, rien de grave ne s’était produit pendant les 7,27 minutes que le premier officier avait passées dans cet état modifié de conscience qui n’était pas vraiment une transe algique. Il aurait cependant dû interpeller ses camarades, ouvrir les yeux, quitter cette baignoire…

Une force supérieure le maintenait cloué à sa place.

Dix-huit ans auparavant, il avait ouvert les yeux pour se rendre compte que Lucy ne s’était pas réveillée et ne se réveillerait jamais. Et il avait enfoui au plus profond de son être le souvenir de cette ultime interaction avec sa sœur, réelle ou imaginaire. A raison. Comment avait-il pu ainsi lui interdire de lui dire une dernière fois « Je t’aime » ? Comment avait-il pu se montrer aussi insensible, aussi…

– Etant donné les circonstances, je peux difficilement t’en vouloir.

Spock sursauta. Il s’y était attendu, pourtant, mais la voix, si différente de celle qu’il avait connue l’avait pris en surprise – plus mûre, plus grave, moins désinvolte. Elle était de nouveau là, dans son esprit, avec dix-huit ans de plus, vêtue de rouge, comme elle avait été à son chevet lors de son souvenir fiévreux du kahs-wan, comme elle avait été là sur l’île créée par Jim à la surface de la « planète des illusions ». [3]

Les remous causés dans l’eau tiède par son sursaut involontaire avaient alerté ses deux compagnons. L’instant d’après, la voix du médecin en chef retentissait tout près de son tympan gauche :

– Spock, tout va bien ? Vous êtes réveillé ?

Il hésita un instant. Il avait la certitude qu’ouvrir les yeux ferait instantanément disparaître la silhouette élancée qui était apparue dans son esprit. Une solution simple, facile, dont il se serait certainement contenté quelques semaines auparavant. Aujourd’hui… il se sentait prêt à affronter les fantômes de son passé.

– Je suis réveillé, docteur, répondit-il à voix basse, comme s’il redoutait de faire fuir l’apparition, mais Lucy lui sourit et lui fit signe qu’elle pouvait l’attendre.

– Comment vous sentez-vous ? enchaîna Jim.

– Je suis parfaitement fonctionnel, capitaine. Rythme cardiaque revenu à la normale, température à 32,8°C…

– Plus de douleur nulle part, plus de paralysie ?

– Non, docteur, à peine une crampe au niveau de l’estomac.

– Mais vous ne voulez pas sortir.

La phrase prononcée par le médecin n’était pas réellement une question. D’une façon ou d’une autre, Leonard avait perçu la réticence de son coéquipier à quitter la baignoire – et, de toute évidence, ne la comprenait pas. S’il était de nouveau « fonctionnel », pourquoi demeurer dans un élément pour lequel son espèce n’avait aucune affinité ?

– Non, je souhaiterais rester encore quelques minutes dans cette position, si vous ne requérez pas mon aide de manière urgente.

Il y eut un léger silence, que les deux humains durent mettre à profit pour échanger un regard perplexe et peut-être inutilement inquiet.

– Nous étions en train d’essayer de déterminer qui, dans ce Palais, était à l’origine de cette tentative d’assassinat, mais comme personne n’est venu vérifier que nous étions bien morts, ni essayer de nous tuer à nouveau, rien n’empêche que vous ne barbotiez encore quelques minutes si ça peut vous faire plaisir.

– Bones ! protesta le capitaine.

– Je ne comprends pas, Spock, insista le médecin en chef. Si vous allez parfaitement bien, comme vous le prétendez, pourquoi ne pas quitter cette baignoire ?

– Docteur, la transe dans laquelle j’ai été plongé n’est pas une transe algique ordinaire. Elle a été induite par le poison et la réaction de mon système immunitaire, et non déclenchée par ma volonté. La manière d’en sortir est également différente. Je pourrais sans aucun problème me lever maintenant, mais quelques minutes supplémentaires passées immobile dans l’eau devraient me permettre d’annihiler totalement les effets du poison et tout risque de séquelle.

– Je ne voulais pas dire… commença le docteur McCoy, une trace de culpabilité dans la voix. Je suis désolé si je vous ai paru agressif, ce n’était pas mon intention. Prenez bien évidemment tout le temps qu’il vous faut. Nous sommes juste à côté de vous.

– Merci, docteur. Cela ne prendra que quelques instants.

Après quelques secondes de silence, les deux hommes reprirent leur conversation interrompue. Spock se tourna de nouveau vers l’intérieur de son esprit.

– Qu’est-il arrivé à l’axiome foireux « les Vulcains ne mentent pas » ? ironisa Lucy en se croisant les bras sur la poitrine.

– Je n’ai pas menti, répondit Spock. Je me trouve en effet dans un état proche d’une transe et j’ai besoin de rester dans l’eau, les yeux clos, pour pouvoir te parler.

Lucy redevint immédiatement sérieuse et l’espoir rayonna sur son visage.

– Tu ne vas pas… me chasser ?

Le Vulcain resta silencieux. Comment pouvait-il expliquer à sa sœur – ou au reflet de sa sœur qui vivait quelque part dans son cerveau – qu’il ne l’avait « chassée » que parce qu’il avait peur ? Lui répondre, la laisser interagir avec lui, l’aurait forcé à reconnaître qu’elle existait toujours en lui, quelque part. En somme, cela serait revenu à admettre ce qu’il s’était évertué à nier pendant près de dix-huit ans. Mais aujourd’hui, après s’être pour la première fois souvenu de cet ultime adieu, il ne pouvait pas l’abandonner une deuxième fois…

– Tu oublies encore que je suis dans ton esprit et que j’ai accès à tes pensées.

– Dans ce cas, tu sais que je ne vais pas « te chasser ».

Lucy risqua un geste vague qui pouvait désigner tout et rien.

– Ils n’ont pas… besoin de toi ? Tes amis ?

– Je peux rester quelques minutes, ne t’inquiète pas pour ça.

Un étrange silence s’installa. Comment engager la conversation avec une sœur morte depuis près de dix-huit ans ? Lucy gardait les yeux baissés, ne disait rien non plus, comme dépassée par la tournure des événements.

– Tu as eu des dizaines de « transes », comme tu les appelles, et tu n’as jamais eu l’idée de me parler. Pire, quand j’ai essayé d’établir le contact, tu t’es empressé de le couper. Tu peux comprendre que je sois devenue… prudente.

Spock acquiesça. La prudence était une notion qu’il comprenait parfaitement. Mais aujourd’hui, après la réminiscence qui s’était imposée à lui, il lui fallait des réponses.

– Comment se fait-il que nous puissions être en contact, justement ? demanda-t-il, oppressé mais déterminé à aller jusqu’au bout de cette nécessaire conversation. Je ne comprends pas. Les humains n’ont pas de katra, et pourtant… on dirait qu’un morceau du tien s’est logé dans mon esprit.

– C’est une possibilité, répondit Lucy en le regardant enfin dans les yeux. Le fait que tu sois plongé dans l’eau rendrait ton esprit plus perméable aux émotions que j’aurais… laissées en toi.

Spock secoua la tête. C’était impossible. Les humains n’avaient pas de katra.

– Qui le sait ? Peut-être que tous les humanoïdes en ont un mais que seuls les Vulcains sont capables de s’en rendre compte et de l’extraire de leur corps pour le transférer dans une autre conscience en attendant qu’il soit emmené au Mont Seleya. Peut-être que notre lien télépathique a rendu mon katra… détachable ?

Spock s’astreignit à respirer lentement. Il avait conscience que les battements de son cœur recommençaient à accélérer, non en raison du poison dont son corps était à présent débarrassé, mais d’une brusque bouffée d’espoir. Il avait beau savoir que le katra n’a jamais rien à voir avec la personne qui l’a possédé, il se prenait illogiquement à imaginer pouvoir de nouveau converser avec sa sœur, comme par le passé.

Et à voir la lueur qui s’était allumée dans les yeux de cette dernière, elle éprouvait exactement la même chose. Nouvelle impossibilité qu’il choisit de ne pas relever.

– J’ai… une autre théorie. Veux-tu l’entendre ?

– Bien sûr !

– Tu ne vas pas prendre peur et me jeter ? Parce que c’est assez flippant, je te préviens.

– Soit tu es une manifestation de mon subconscient humain et je suis en train de me parler à moi-même, soit une partie de toi a bien subsisté en moi et a mené dans mon esprit une existence semi-autonome. Ces deux alternatives me semblent tout aussi… inquiétantes l’une que l’autre. Je ne parviens pas à imaginer quelque chose d’encore plus angoissant qui pourrait m’amener à te « jeter ».

Lucy lui offrit un sourire, un de ces sourires qui s’étendaient sur ses lèvres lorsque, plus jeune, elle était amusée par l’obstination de son frère à se raccrocher à la logique si un événement lui semblait potentiellement troublant.

– Tu te souviens, demanda-t-elle brusquement, comme si elle se jetait à l’eau, de la soirée que nous avons passée aux Zul-makh haulat ? [4]

Spock ne put s’empêcher de tressaillir à cette évocation. La mention de son anniversaire, et des nombreux cadeaux que Lucy lui avait offerts à cette occasion, faisait partie de ce qu’il avait relégué tout au fond de son esprit et qu’il s’était interdit de rappeler à la surface de sa conscience.

Cela ne voulait pas dire qu’il ne se souvenait pas.

– Bien sûr, répondit-il d’une voix moins assurée qu’il ne l’aurait voulu.

– Nous étions au milieu des roches-miroir, reprit la jeune femme. Et nous avons parlé de la théorie des univers multiples. Je t’avais demandé s’il existait, à ton avis, à des milliards d’années-lumière de nous, un autre Spock et une autre Lucy qui étaient restés chez eux ce soir-là et avaient raté cette soirée aux Zul-makh haulat

– … et s’il existait une autre Lucy et un autre Spock qui ne se connaissaient pas, qui ne s’étaient jamais rencontrés, compléta le Vulcain.

Impossible à présent d’espérer contrôler son rythme cardiaque. Il savait qu’il avait existé, dans un autre univers, une Lucy et un Spock qui ne s’étaient jamais rencontrés. Il le savait parce qu’il en avait parlé à…

– Dans ton univers, reprit Lucy, interrompant le fil de sa pensée, après ce qui s’est passé à l’oasis d’Ash-Yumau, tu t’es réveillé et pas moi. Mais dans un autre univers… c’est moi qui me suis réveillée, et pas toi. Ça ne te semble pas délirant ?

– Non, répondit Spock en avalant douloureusement sa salive. Je n’arrive pas à croire que je suis en train de parler de ça, là, avec… toi, qui que tu sois et d’où que tu viennes, mais ça ne me semble pas délirant. La théorie des univers multiples tend même à prouver que c’est probable.

Le visage de Lucy refléta soudain une émotion intense, absolument indéchiffrable pour le Vulcain qu’il était. Elle se mordit les lèvres et serra les poings, et Spock comprit qu’à son tour elle essayait de réprimer les battements de son cœur, d’étouffer en elle un espoir aussi vain que celui qui s’était emparé de lui lorsqu’ils avaient parlé du katra.

Et il eut soudain la certitude, aussi illogique fût-elle, que sa sœur existait quelque part, indépendamment de lui. Elle n’était pas une émanation de son esprit. Quelque chose de Lucy avait survécu, en lui peut-être, ou peut-être ailleurs.

– Spock, déclara-t-elle sur un ton concentré, presque dur, je pense que nous vivons chacun dans un univers différent. Dans le mien, tu ne t’es pas réveillé et j’ai dû affronter tout ce que je t’avais prédit : je suis passée par toutes les étapes du deuil, j’ai eu du mal à m’en remettre, mais le temps a fait son office, comme il le fait pour tout le monde. J’ai quitté Vulcain, j’ai rencontré plusieurs personnes qui sont devenues mes amis les plus chers. Avec eux, je sillonne la galaxie, j’accomplis des missions, je ris, je pleure, je vis. Malgré la mort de mon frère, que j’ai réussi à surmonter, je continue à vivre. Et je vois qu’il en est de même pour toi. Alors je te pose la question : serait-il possible que dans mon univers, moi seule aie survécu, et que tu aies survécu seul dans le tien ?

Spock s’apprêtait à répondre lorsqu’un craquement retentit, brisant la bulle miraculeuse dans laquelle ils avaient réussi à se retrouver, tandis qu’une voix bien différente de celle de sa sœur s’élevait non loin de lui :

– Spock, s’écriait Jim, ils sont en train d’enfoncer la porte ! Alors si vous pouvez vous réveiller, réveillez-vous maintenant parce que nous allons avoir besoin de vous !

Le Vulcain jeta un regard désolé vers sa sœur, qui secoua la tête.

– Vas-y vite, ils ont besoin de toi. Tu sais où me trouver, si tu veux reprendre cette conversation.

Il acquiesça. Dans sa gorge, la douleur qu’il avait réussi à calmer un moment s’était faite plus aiguë, remontait de nouveau jusqu’à ses oreilles.

– Ce sont les canaux lacrymaux, je crois, murmura Lucy en s’essuyant elle-même les yeux. Ça peut faire mal quand on se retient de pleurer.

Il ouvrit les yeux. Essuya la goutte d’eau qui avait perlé au coin de l’un d’eux.

Et, serrant les poings, s’apprêta à défendre sa vie et celle de ses amis.



[1] Dans bon nombre de mes fanfics, Spock et McCoy ont une relation privilégiée, qui passe notamment par un lien de guérison établi entre eux dans une autre histoire intitulée "L'autre moitié". C'est à ce lien que je fais ici référence.


[2] Sakhu est un Vulcain de mon invention, le maître de méditation de Spock, qui l'incite dans plusieurs chapitres de mes histoires à suivre la voie vulcaine.


[3] Voir les deux chapitres précédents de cette fanfic. A deux reprises, Spock voit et entend une Lucy plus âgée qu'elle ne l'a jamais été, comme si elle avait continué à grandir et à vieillir dans son souvenir malgré sa mort.


[4] J'ai raconté cette scène dans une autre fic ("Bon anniversaire, Spock"), qui relate tous les cadeaux que Lucy a offerts à son frère de ses 4 ans à ses 15 ans. "Zul-makh haulat" signifie en Vulcain "les roches-miroir" et il s'agit d'une étendue d'obsidienne au cœur du désert (non-canon), qui reflète les constellations et où Lucy emmène Spock le soir de ses 12 ans.

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