Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 11 : Comme deux gouttes d'eau

8370 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/10/2023 23:17

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Le fil du destin - (septembre octobre 2023).

Je me suis sérieusement mise à ce défi le 29 octobre pour le 31. Il est 23h17 et il me manque au moins trois ou quatre relectures, mais je n'ai plus d'yeux et plus temps, alors je vous livre ce chapitre tel quel et sans petites notes explicatives. Désolée...


Chapitre 11 : Comme deux gouttes d’eau



On peut nouer un fil rompu, mais il y aura toujours un nœud au milieu.

(Proverbe persan)


– Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée.

Jim lança vers le médecin en chef un regard fatigué.

– Je sais, Bones. Et je ne forcerai pas Spock à le faire. Les négociations n’auront pas lieu et le haut commandement de Starfleet n’en mourra pas.

Le docteur McCoy se détendit visiblement et décroisa les bras. Si le Vulcain interprétait correctement ce geste, il signifiait le soulagement et le relâchement. Il était évident que le médecin ne s’attendait pas à se voir contredit par la personne qui aurait dû se trouver en parfait accord avec lui. Pour lui, l’affaire était close. Elle l’était d’ailleurs depuis la seconde où il avait compris que seul le premier officier serait en mesure de répondre aux attentes des Mohhhani. Un peuple aquatique dont les rituels laissaient perplexes les peuples télépathes les plus avancés de la galaxie, voilà exactement ce qu’il fallait au docteur McCoy pour rejeter en bloc toute tentative de communication.

Spock, cependant, n’était pas de cet avis.

– En tant que premier concerné, j’estime avoir mon avis à donner sur la question.

Deux paires d’yeux se tournèrent vers lui, méfiants pour le médecin en chef, intrigués pour le capitaine. Il savait que la résistance la plus opiniâtre viendrait de Leonard, mais il savait également qu’il descendrait avant la fin de la journée sur la planète Mohhhan.

Parce qu’il savait. Il ne se souvenait pas avec précision de la rencontre, mais il avait su, à la seconde où il avait compris ce que lui proposaient les Mohhhani, à quel moment précis de son passé il était revenu. Et quel extraordinaire cadeau il s’était offert à lui-même, 23,76 ans auparavant.

– Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que ça ne va pas me plaire, grommela le médecin.

Spock risqua un léger signe de tête qui, lorsqu’on le connaissait bien, pouvait passer pour une vague excuse. Son côté vulcain ne comprenait pas la nécessité de s’excuser pour une action qui ne concernait que lui, mais sa moitié humaine avait fini par lui faire entendre raison : ses amis ne cesseraient jamais de s’inquiéter pour lui. Il y avait quelque chose de réconfortant dans cette certitude.

– J’ai l’intention de descendre sur la planète et de participer au rituel de l’Eau-Rêve. Et, ajouta-t-il en voyant les deux humains ouvrir la bouche pour protester, rien de ce que vous direz ne me fera changer d’avis.

Jim referma immédiatement la bouche. Le docteur McCoy la garda ouverte sans qu’aucun son n’en sorte. Et le silence se fit. Le Vulcain avait encore des difficultés à identifier les moments où il était opportun de parler et ceux où il était opportun de se taire, mais lorsque les humains le regardaient sans plus rien dire, cela signifiait généralement qu’ils s’attendaient à ce qu’il parle.

– Outre l’importance que revêt cette mission pour la Fédération, puisqu’elle permettra un contact approfondi avec les Mohhhani, elle s’avère également importante pour moi.

Les sourcils du médecin se levèrent dans une imitation plutôt réussie du premier officier, tandis que Jim hochait la tête en signe d’incompréhension :

– Pourquoi ? Vous avez vraiment envie de vous retrouver en caleçon dans une eau à 15°C, entouré d’un peuple de télépathes qui vous aideront à tenter de contacter l’enfant que vous étiez en pratiquant un complet lâcher-prise ? J’aurais imaginé que vous détesteriez chacun des mots de cette phrase et chacune des actions qu’elle implique.

Le docteur McCoy se tourna vers le capitaine, l’air profondément outré :

– Depuis quand tu me piques mes répliques ? Spock, enchaîna-t-il sans laisser au principal intéressé le temps de répondre, ce rituel est extrêmement risqué, vous le savez. Ces Mohhhani vont trifouiller dans votre cerveau et défier les lois temporelles telles que nous les connaissons. Deux facteurs illogiques qui devraient vous faire immédiatement renoncer à cette folie !

– Vos arguments sont parfaitement valides, mais j’ai l’intention de participer à ce rituel, à moins que vous ne me donniez l’ordre catégorique de ne pas le faire, ce qui serait contradictoire avec les ordres que vous avez-vous-même reçu.

Le capitaine parut déstabilisé par ce qui devait lui sembler une attaque en règle. Spock regrettait de devoir en arriver à cette extrémité, mais seuls des ordres extrêmement clairs et péremptoires pourraient l’empêcher de participer à l’Eau-Rêve.

– Vous savez très bien que je ne ferai jamais ça. Si vous me dites que vous êtes prêt pour ce rituel et que vous souhaitez le faire, je ne vous en empêcherai pas. Je veux juste être certain que vous avez pris en compte tous les paramètres.

Le premier officier inclina la tête pour remercier le capitaine. Depuis quelques temps, la communication entre eux était devenue plus fluide, plus immédiate. Ils se comprenaient même parfois sans avoir besoin de parler. Avec le docteur McCoy, les choses étaient un peu plus chaotiques, mais là aussi, les échanges s’étaient nettement améliorés au fil des années.

Le médecin l’observait, visiblement en total désaccord mais prêt à lui faire confiance. C’est peut-être ce qui poussa Spock à prononcer la phrase suivante :

– Docteur, j’ai l’autorisation des Mohhhani de descendre avec quelqu’un sur la planète – une sorte de superviseur qui vérifierait que tout se passe bien. Je suis certain que Nyota et Jim comprendront que je vous choisisse. Si vous avez l’impression qu’il y a le moindre problème, vous pourrez demander immédiatement l’interruption du rituel.

– Vous voulez dire que vous me faites confiance sur quelque chose d’aussi peu fiable qu’une impression ? Incroyable !

– Ce qui est incroyable, docteur, c’est que vous ayez pu en douter une seule seconde.

Un large sourire s’épanouit sur le visage de Leonard, sourire qui fut remplacé par une expression bien moins amène lorsque, quelques heures plus tard, les Mohhhani tendirent au médecin la tenue rituelle de l’Eau-Rêve.

– Je sais pourquoi vous avez accepté maintenant, murmura-t-il en jetant vers le Vulcain un regard oblique. C’est uniquement pour me rendre ridicule.

Spock tourna de son côté la tête vers le médecin, incapable de savoir si ce dernier parlait sérieusement ou non. Il avait fait des progrès pour détecter le sarcasme, mais parfois, certaines paroles du docteur McCoy demeuraient dans une sorte de zone grise, floue, indéterminée. L’homme ne pouvait certainement pas réellement penser que le premier officier de l’Enterprise avait accepté de participer à un rituel plurimillénaire dans le seul but d’humilier son coéquipier…

– Vous n’êtes pas ridicule, déclara Spock.

Un ricanement lui répondit.

– Vous pouvez me dire, alors, pourquoi j’hérite d’une robe rose ?

Le Vulcain ne daigna pas répondre. Le médecin savait parfaitement, parce qu’on le lui avait expliqué, que le costume traditionnel qu’il portait était celui des guérisseurs mohhhani. Qu’un humain puisse le revêtir était en soi un honneur. Il restait toujours la possibilité que l’homme plaisante ainsi pour évacuer la tension qui pesait sur ses épaules depuis que Spock avait accepté le rituel et demandé que le docteur McCoy l’accompagne. Comme confirmation de cette hypothèse, la voix du médecin s’éleva de nouveau dans l’air saturé d’humidité :

– Pourquoi, Spock ? Pourquoi avez-vous accepté ? Vous savez très bien que Jim ne vous aurait jamais forcé à le faire. Même le haut commandement de Starfleet n’aurait pas pu vous l’imposer, même au nom d’un premier contact !

Le premier officier hocha la tête. L’incompréhension du docteur McCoy était on ne peut plus compréhensible. En tant que télépathe, Spock savait à quel point les rituels qui impliquaient cette forme si particulière de communication étaient délicats. Jamais il n’avait accepté de s’y prêter, à l’exception de celui qu’avait présidé Val’Mere dans le but de rendre la vue au docteur McCoy. Mais cette fois, les choses étaient différentes. Et il savait qu’il devait la vérité à son coéquipier, à présent qu’ils étaient là, au bord de l’immense bassin creusé par les Mohhhani, dans lequel Spock s’apprêtait à être immergé. La lui eût-il déclarée avant, il y avait fort à parier que le médecin aurait catégoriquement refusé que le premier officier mît le pied sur le vaisseau de leurs nouveaux alliés.

– Je sais que je me suis rencontré moi-même dans le passé. Je sais à quel moment c’est arrivé, et je sais que je dois le faire.

Leonard le fixa avec des yeux arrondis par la surprise, la crainte ou tout autre sentiment que les Mohhhani alentour captèrent immédiatement car ils se tournèrent vers leurs deux invités, s’attendant visiblement à une explosion – mais le médecin parvint à se contenir. Les volutes de fumée qui s’enroulaient autour d’eux, répandant l’odeur relaxante des plantes nécessaires au rituel, ne devaient pas être étrangères à ce que Spock n’aurait pas hésité à qualifier de miracle, car il demeurait évident que le docteur McCoy mourait d’envie d’exprimer son mécontentement de manière bien plus radicale.

– Les Mohhhani prétendent qu’il est absolument impossible que le Rêveur se souvienne de son rêve, grinça ce dernier entre ses dents crispées.

– Je ne me souviens pas du rêve, expliqua patiemment Spock. Je sais juste que je n’aurais pas été capable de faire certaines choses, à l’âge que j’avais, sans avoir reçu l’aide d’un Vulcain plus expérimenté.

– Ça pourrait être n’importe lequel de vos proches ou de vos professeurs !

– Non, docteur. Aucun de mes proches, aucun de mes professeurs n’était à demi humain. Les conseils que je me suis donnés à moi-même ne pouvaient s’appliquer qu’à moi et ne pouvaient provenir que de moi.

– Ou de votre alter ego, suggéra le médecin.

Spock avait été un instant déstabilisé. Il n’avait pas envisagé cette éventualité, et devait admettre qu’elle était assez perturbante.

– Leonard, je ne vous demande pas de me croire mais de me faire confiance. Je crois que vous avez remarqué que l’eau…

Il s’interrompit. Comment terminer cette phrase sans évoquer Lucy ? Comment exprimer ce qu’il ressentait lorsque l’eau le transportait dans le passé, le forçait à revivre les heures passées avec sa sœur au bord du lac Yuron, à la piscine de ShiKahr ou au Lagon des Ames ? Comment lui expliquer que, depuis quelques temps, ce lien incontrôlable qu’il entretenait avec son propre passé s’était adouci, lui avait offert une consolation en lui ouvrant une fenêtre vers un autre univers, un univers où Lucy était vivante ? Leonard McCoy ignorait jusqu’à l’existence de la jeune femme. Tout le monde, à présent, ignorait qu’elle avait existé, à l’exception de son père, de son alter ego et du ministre Sakhu.

Pourtant, Spock se demandait parfois si le médecin en chef n’en savait pas plus long sur elle que ce qu’il laissait paraître. Bien que le Vulcain ait pratiqué l’ablation de ses souvenirs, le lien de guérison entre eux lui avait donné un accès involontaire à certaines zones profondément enfouies de son subconscient. Jamais le docteur McCoy n’aurait sciemment pénétré sur ces territoires interdits, mais il avait probablement entraperçu certaines pensées, certains sentiments qui lui avaient donné à réfléchir.

– C’est précisément parce que j’ai remarqué que l’eau avait sur vous un effet… disons… étrange que je ne suis pas tranquille par rapport à ce rituel ! J’ai l’impression que l’eau vous emporte ailleurs, que vous n’êtes plus avec nous par moments. Alors cette Eau-Rêve… Ne pourrait-elle pas vous emporter plus loin que vous ne le souhaitez ?

Spock secoua doucement la tête.

– Il est des endroits où je dois me rendre. Et seule l’eau peut m’y conduire.

Pourquoi ?

– Nous avons tous nos fantômes. Et vient un jour où il faut les affronter.

Le médecin le toisa longuement.

– Vous me faites peur, se contenta-t-il de dire.

Spock haussa les épaules.

– Ne croyez pas que je sois totalement rassuré non plus.

– S’il vous arrive quelque chose, Jim va me tuer, soupira le médecin.

Et ils s’avancèrent vers l’eau limpide, au bord de laquelle se tenaient deux prêtres mohhhani de grande taille, qui leur sourirent et les invitèrent d’un geste à entrer dans le bassin.

L’eau était froide, très froide selon les standards vulcains. Spock ne put réprimer un frisson. A côté de lui, Leonard se mordit les lèvres, mais ne fit aucun commentaire. Les deux humanoïdes s’approchèrent alors d’eux et tendirent les mains pour aider le Vulcain à s’allonger sur l’eau, pendant que le reste des prêtres, restés sur le bord du bassin, arpégeaient une musique languissante et hypnotique sur d’étranges instruments à vent qui semblaient faits de corne et de pierre.

Spock laissa ses deux pieds quitter le sol et sentit son corps se maintenir à flot. L’eau semblait tourner lentement autour de lui. Il ferma les yeux et s’efforça de mettre à distance ses sensations immédiates. Le froid, la musique, l’odeur de la fumée, tout s’estompa lorsqu’il se sentit tomber dans un puits sans fond.

Il fait froid. Il est trempé. Il en a marre – mais il ne serait pas Vulcain de le reconnaître, alors il serre les poings et les dents et s’efforce de ne pas couler. Dans ses oreilles résonne encore le bruit sec de la porte de la piscine qui a claqué, quelques minutes auparavant, en se refermant derrière Lucy. Spock sait qu’elle ne reviendra pas et qu’il lui faudra peut-être quelques jours pour que leur relation s’apaise. Depuis quelques temps, leurs disputes sont de plus en plus fréquentes. Comme si l’évidente harmonie qui a toujours régné entre eux avait volé en éclats, pulvérisée par l’adolescence.

Spock ferme les yeux et essaye de se représenter les sentiments qui bouillonnent en lui, d’imaginer que l’eau froide non seulement les apaise mais les aspire, les met à distance, les entraîne au fond de la piscine où ils couleront définitivement. Mais malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. L’eau qui draine habituellement vers son esprit télépathe les sentiments de Lucy et de tous les humains qui partagent le bassin avec eux n’emporte avec elle aucune des émotions négatives qui l’assaillent avec une fréquence désespérante ces derniers temps. L’eau, comme il l’a toujours pensé, est le pire des éléments.

Ses quatorze ans se rapprochent à une vitesse alarmante et Spock ne peut s’empêcher d’appréhender le pon farr tout en l’attendant avec une incompréhensible impatience. Chaque nerf de son être semble avoir été mis à nu et à vif et Lucy l’exaspère avec ses airs de sagesse. A chaque fois qu’il fait ou dit quelque chose qui n’a pas l’heur de lui plaire, elle lève les yeux au ciel d’un air de dire « moi aussi je suis passée par là, ça passera ». Le pire, c’est qu’elle a nécessairement raison. Personne ne demeure adolescent toute sa vie. Ce qui ne rend pas la période plus facile à traverser.

Ce soir, il a peut-être été un peu trop loin en reprochant à la jeune humaine le temps qu’elle passe, depuis plusieurs semaines déjà, avec Matthew Sanders. Après tout, Lucy a bien le droit de voir qui elle veut à la fréquence qu’elle veut.

– Peut-être es-tu davantage en colère contre toi que contre ta sœur ?

Spock sursaute malgré l’impassibilité vulcaine qui devrait être la sienne, laisse malencontreusement sa tête partir en arrière, avale de l’eau chlorée, tousse, force ses pieds à se reposer au fond du bassin et, tâchant de retrouver la dignité qui l’a abandonnée un moment, lève les yeux vers l’inconnu qui se tient debout au bord de la piscine. Il s’agit d’un Vulcain de grande taille, aux yeux et aux cheveux noirs, vêtu d’un uniforme scientifique de Starfleet et les mains croisées dans le dos dans une posture militaire irréprochable.

– Qui êtes-vous ?

L’autre demeure de marbre et se contente de le regarder avec une intensité quelque peu inquiétante.

– Que me voulez-vous ?

– Je suis venu pour t’aider.

Spock ne peut empêcher les muscles de son visage de se crisper et de se durcir, signe que le contrôle qu’il a sur ses émotions reste faible et susceptible de lâcher à tout moment.

– M’aider spécifiquement dans une piscine déserte au milieu de la nuit ?

Son étrange interlocuteur lève un sourcil.

– Ta sœur t’a bien enseigné l’utilisation du sarcasme. Sur ce point du moins, je n’ai rien à t’apprendre, semble-t-il.

Le jeune Vulcain fronce à son tour les sourcils, en partie parce que la mention de Lucy est troublante, en partie parce qu’un faible halo argenté entoure le nouveau venu, comme s’il s’agissait d’une projection holographique.

– Je pensais donc plutôt t’aider à entrer en état de méditation avancée, enchaîne ce dernier. Il me semble que tu as un peu de mal à atteindre le tvi-sochya ?

« Un peu de mal » est soit une formulation ironique blessante, soit un bienveillant euphémisme pour résumer la situation. Cela fait des mois que le professeur Sakhu s’efforce de l’amener à cette méditation profonde, et cela fait des mois que Spock demeure un particulièrement mauvais élève. Incapable de se recentrer totalement, d’enfouir au plus profond de lui les sentiments qui s’agitent à la surface, de trouver la fréquence d’ondes cérébrales qui lui permettra d’atteindre la paix de l’esprit. Et l’eau, contrairement à ce que Lucy et lui-même avaient imaginé, faute de trouver une meilleure solution, n’est d’aucune aide pour évacuer ces pensées parasites qui l’empêchent d’être totalement Vulcain.

Pour l’heure, la vraie question n’est pas là.

– Comment le savez-vous ?

– La question est pertinente, mais la réponse que j’ai à t’offrir ne te satisfera probablement pas. Je sais que l’approche de tes quatorze ans t’angoisse profondément et t’empêche de te concentrer sur les leçons de méditation qui devraient précisément t’empêcher d’éprouver une telle anxiété. Un tel paradoxe te semble totalement inexcusable pour un Vulcain, mais il demeure bien réel et handicapant. Ayant moi-même dépassé cette contradiction, je suis venu t’offrir mon aide.

Spock jette un coup d’œil derrière lui, tâchant d’analyser la situation. Il est bel et bien seul dans la piscine de ShiKahr en compagnie d’un être ou d’une projection holographique qui semble tout savoir de lui – un être qui, en dépit de son étrangeté, lui semble vaguement familier. Le danger ne semble pas immédiat mais la situation n’en est pas moins préoccupante car inexplicable.

– Vous appartenez à Starfleet ? demande l’adolescent pour gagner du temps. Je croyais qu’aucun Vulcain ne s’était jusqu’ici engagé dans la flotte.

Un léger sourire, à peine perceptible, apparaît sur les lèvres de son interlocuteur.

– Tu as raison. J’ai choisi de me présenter à toi vêtu de mon uniforme car ce vêtement est devenu comme un extension de moi-même, mais il n’était peut-être pas judicieux de le faire. Je sais que notre peuple n’est pas encore représenté au sein de Starfleet, mais très bientôt, un vaisseau composé de 430 Vulcains et Vulcaines sera affrété et lancé en mission d’exploration.

La nouvelle semble totalement incroyable à Spock, mais quelque chose en lui le pousse à croire ce parfait inconnu. Quelque chose lui souffle qu’il est parfaitement en sécurité avec ce Vulcain hiératique mais bienveillant, qui se présente à lui comme la réalisation de ce qu’il a toujours souhaité. Quelque chose que Lucy appellerait probablement « une intuition ».

– Vous ferez partie de ce vaisseau ?

Le Vulcain hoche négativement la tête.

– Mon choix s’est porté sur un équipage mixte, composé majoritairement d’humains, mais accueillant également d’autres espèces. Je crois en les bienfaits de la mixité et de l’exogamie.

Spock se sent verdir légèrement. Parmi les difficultés qu’il a récemment éprouvées se situe tout en haut de la liste les sentiments qu’il ne peut s’empêcher d’éprouver pour Lollie, la meilleure amie de Lucy, une humaine tout ce qu’il y a de plus humain, et l’absence totale de sentiment qu’il éprouve envers T’Pring, sa promise qui de toute façon souhaite en épouser un autre. La mention d’« exogamie » rencontre en lui l’écho d’un espoir insensé. Il retient in extremis la question bien trop personnelle qu’il s’apprête à poser à l’inconnu. La nouvelle est en soi extraordinaire : un vaisseau de la flotte composé de Vulcains, et d’autres Vulcains intégrés dans d’autres vaisseaux. Jusqu’ici, l’espèce la plus logique de la galaxie s’est contentée d’aider les humains à organiser Starfleet et à construire les merveilles de technologie qui permettent aux humanoïdes d’explorer l’univers. Mais l’avenir lui semble s’ouvrir vers des possibles auxquels il ne croyait plus qu’à moitié…

Ce qui ne répond pas à la question qui le taraude.

– Pourquoi voudriez-vous m’aider ?

– Disons qu’il s’agit d’un cadeau que je souhaite t’offrir pour tes quatorze ans.

Un cadeau ? Pourquoi un parfait inconnu souhaiterait-il lui offrir un cadeau ? La situation échappe totalement à la logique, ce qui devrait amener Spock à se méfier, à refuser, à partir – mais, contre toute attente, il reste, incapable de détacher ses yeux de l’uniforme de Starfleet qu’il rêve de revêtir.

– J’imagine que tu es familier avec la figure mythologique des Parques ? reprend l’inconnu après quelques secondes de silence.

Spock acquiesce. Sa sœur s’est découvert il y a quelques années une passion aussi brusque qu’éphémère pour la mythologie gréco-romaine et lui a raconté tout ce qu’elle a pu lire sur le sujet.

– Clotho, Lachésis, Atropos, répond le jeune Vulcain. Mais je ne vois pas le rapport entre les Moires et notre discussion.

– Et si je rajoute Syndesmos ?

Le nom familier le heurte de plein fouet, si violemment qu’il fait un pas en arrière, provoquant un remous d’eau chlorée.

– Comment pouvez-vous connaître ce nom ? s’écrie-t-il. C’était un secret entre Lucy et moi !

L’adulte en face de lui élude tranquillement la question, comme si elle n’avait jamais été posée.

– Clotho la fileuse fabrique et tient fermement le fil de la vie, Lachésis le déroule et le mesure, Atropos le coupe lorsque l’existence du mortel concerné arrive à son terme. Quant à Syndesmos, elle s’occupe des nœuds de la vie, ces moments embrouillés, ces carrefours décisifs, ces problèmes insolubles qui sont notre lot à tous. Elle les forme et laisse les humains – et peut-être aussi les Vulcains, qui sait ? – se débrouiller avec les fils qu’elle a emmêlés pour des raisons connues d’elle seule. Je viens dénouer un des nœuds avec lesquels tu te débats depuis bien trop longtemps sans parvenir à le défaire.

Spock cligne plusieurs fois des yeux, espérant presque faire disparaître par ce mouvement l’inconnu qui semble connaître les tréfonds de son être. Lucy a bel et bien inventé Syndesmos, cette quatrième Parque qui embrouille la vie en la mêlant à celle des autres, un jour où son frère se heurtait à des difficultés d’ordre social avec des camarades de classe. Même leur mère n’est pas au courant, et lorsque la jeune fille déclare à voix haute « ça, c’est encore un coup de Syndesmos » lorsque l’un ou l’autre des enfants rencontre un problème plus ou moins compliqué à résoudre, Amanda se contente de froncer les sourcils, curieuse mais résignée à l’idée que ses enfants partagent un monde commun d’où les adultes sont totalement exclus.

– Vous ne pouvez pas savoir tout ça, balbutie Spock, ce n’est pas possible. Il n’y a que Lucy et moi…

Quelque chose en lui – encore une des intuitions évoquées par Lucy ? – lui intime de raisonner avec logique sur cette dernière phrase. Il n’y a que Lucy et lui, en effet…

… et la révélation lui vient, d’un seul coup, comme une évidence qui balaye tout sur son passage.

– Vous êtes moi !

Le Vulcain hoche légèrement la tête sans rien montrer de ce qu’il peut ressentir, ce qui force l’admiration du plus jeune.

– Tu es arrivé à cette conclusion bien rapidement.

Il ne peut s’empêcher de sentir les battements de son cœur s’accélérer durant un bref instant.

– Est-elle correcte ?

L’adulte lui accorde de nouveau un bref signe de tête.

– Vous venez du futur ?

La situation est tout simplement incroyable, mais Spock n’a aucun mal à l’accepter. Peut-être parce que, quelque part, il a désespérément besoin d’aide contre Syndesmos qui s’est amusée à l’enchaîner dans un nœud gordien d’autant plus inextricable que l’adolescent resserre ses liens à chaque effort qu’il fait pour s’en libérer. Sarek et Amanda ne peuvent pas l’aider. T’Linva ou Solal, ses camarades, ne peuvent pas l’aider. Ses professeurs, y compris maître Sakhu, ne peuvent pas l’aider. Lucy elle-même ne peut pas l’aider. Alors, si quelqu’un le peut, aussi délirante que l’idée puisse paraître…

– Je viens du futur, répond calmement l’autre Spock.

– Et vous… enfin, je fais partie de Starfleet ? Je suis sur le même vaisseau que Lucy ?

Le visage de son alter ego se contracte brièvement, si brièvement que Spock se demande s’il n’a pas rêvé, puis vient la réponse, tout aussi posée que la précédente :

– Tu te doutes bien que je n’ai le droit de répondre à aucune de tes questions concernant l’avenir. Je suis ici pour t’aider à résoudre un problème ancré dans le présent, rien de plus.

Spock hoche la tête tout en dévorant des yeux ce double plus âgé de lui-même. Lucy emploierait certainement le mot « classe » pour le décrire, mais il préfère le terme « hiératique ». Cet autre Spock semble tellement… tellement sûr de lui, tellement dans le contrôle et la maîtrise qu’il sent une bouffée d’assurance s’emparer de lui. S’il doit ressembler, une fois adulte, à cet imposant Vulcain au regard grave et sage, c’est qu’il va réussir, tôt où tard, à maîtriser le tvi-sochya, à emprunter la voie vulcaine sans trébucher, à faire la fierté de son père et de ses professeurs.

Le simple fait d’en avoir conscience semble… dénouer quelque chose en lui.

– Tu es resté dans l’eau afin d’essayer d’évacuer tes émotions par le biais de cet élément, reprend son aîné, et l’idée n’est pas stupide, mais ce n’est pas grâce à un élément extérieur que tu parviendras à méditer profondément. La réponse est en toi, et uniquement en toi. Un nœud mouillé n’est pas plus facile à défaire qu’un nœud sec, crois-en mon expérience.

Spock esquisse un mouvement pour sortir du bassin, mais l’autre l’arrête d’un geste.

– Tu dois être capable de méditer dans toutes les circonstances, même les plus désagréables. Crois-moi, cela te sera utile. Reste dans l’eau, ne bouge pas, et ferme les yeux.

Le jeune Vulcain s’exécute sans une hésitation.

– Maintenant, visualise le nœud qui te tord les entrailles, l’angoisse, la colère, tout ce que tu ressens et que tu refuses, tout ce sur quoi tu te crispes depuis des semaines et des mois.

Spock n’a pas à chercher bien loin : ces sentiments négatifs qui menacent chaque jour de l’étouffer ne sont jamais très loin. Ils ressemblent en effet à une pelote de laine emmêlée, une pelote verte et rouge, sanglante, humaine et vulcaine.

– Tu pourrais bien évidemment couper ce nœud d’un grand coup de ciseaux ou d’épée, ainsi que le fit Alexandre le Grand, mais le fil de ta vie serait rompu, et pour le réparer, il faudrait un nouveau nœud. Ce n’est donc pas la solution, bien que, je le sais bien, la tentation soit grande de tailler dans le vif.

Spock acquiesce de nouveau. Il a ressenti à plusieurs reprises cette tentation dont parle son double. Couper le nœud, en demandant par exemple à participer au rituel du kolinahr afin de se purger définitivement de toute émotion. Plus d’émotion, plus de nœud, plus de problème.

– Alors, reprend son nouveau mentor, il ne nous reste plus qu’à travailler sur le fil. Plus tu tireras dessus, plus tu resserreras le nœud et moins tu seras capable de le défaire. Il faut au contraire rendre le fil le plus fin possible, l’amincir jusqu’à ce qu’il soit possible de le faire coulisser et de l’extraire délicatement, millimètre par millimètre, de la pelote verte et rouge où Syndesmos l’a entortillé.

La théorie lui semble limpide, mais il se demande comment, dans la pratique, réaliser un tel exploit.

– Le secret, je vais te le dire : il ne faut pas essayer de contrôler, mais au contraire… lâcher prise.

Spock ne peut s’empêcher d’ouvrir les yeux, abasourdi par l’énormité de ce que vient de proférer son alter ego. La philosophie vulcaine est basée sur l’emprise, le contrôle et la maîtrise des émotions.

– Je sais que tu mettras des années et des années à le réaliser, mais tu es à moitié humain. Tu ne peux pas faire comme si ce n’était pas le cas. C’est à l’autre moitié que je m’adresse lorsque je te conseille de lâcher prise. Celle qui en est capable, bien que tu en doutes à l’heure qu’il est.

L’adolescent se sent verdir. L’autre moitié est une expression qu’il n’emploie jamais à voix haute, avec personne, pas même avec sa sœur. Bien sûr, tous ceux qui le connaissent savent qu’elle existe, puisqu’ils savent que Spock est à demi humain. Mais personne ne sait comment, dans les replis les plus secrets de son esprit, il nomme celle qui, quoique étrangère, l’attire et le fascine.

– Le tvi-sochya est une forme de méditation extrêmement avancée, explique patiemment l’autre Spock. Personne ne peut exiger de toi que tu la maîtrises à quatorze ans seulement. Un seul de tes camarades – si l’on exclut T’Linva, bien évidemment – est-il capable de s’y plonger ?

Spock, déçu, ouvre la bouche pour dire qu’il se moque bien de ce que peuvent faire ou non ses camarades de classe. S’il veut atteindre le tvi-sochya, ce n’est pas par esprit de compétition, mais uniquement parce que cette méditation lui ouvrira la paix de l’esprit à laquelle il aspire depuis toujours.

Il referme la bouche. Le Vulcain en face de lui sait, mieux que quiconque, quelles sont ses motivations.

– Je ne mentionne ce fait que pour te faire comprendre que tes échecs, pour nombreux qu’ils aient été, ne sont en aucune façon le reflet de tes capacités. Commence par dénouer les tensions de ton corps avant de t’attaquer à celles de ton esprit. Concentre-toi sur le son de ma voix, je vais te guider.

Le jeune Spock ferme à nouveau les yeux et se laisse bercer par les mots vulcains que prononce son alter ego – des mots qui ne ressemblent en aucune façon à ceux prononcés par le professeur Sakhu lors de leurs leçons hebdomadaires. Des mots qui entraînent son esprit bien au-delà des limites de sa conscience.

Des mots qui, petit à petit, amincissent les fils, rendent plus lâches les nœuds serrés par Syndesmos.

Spock se tut et le silence se fit dans la piscine de ShiKahr. Au milieu du bassin, le jeune Vulcain, à genoux dans l’eau, respirait profondément, en harmonie avec les battements de son cœur. Son aîné en profita pour le regarder, empli de gratitude pour les Mohhhani qui lui avaient permis de revenir ici et maintenant pour lui offrir cet inestimable présent, à deux jours de son anniversaire. Bien sûr, l’adolescent ne maîtrisait pas encore le tvi-sochya, mais du moins avait-il une vague idée de la façon dont il pourrait retrouver son chemin. L’adulte qu’il était se rendait compte à présent à quel point l’enseignement de Sakhu avait été inadapté pour le jeune demi-Vulcain qu’il avait été. Il avait fait de son mieux, mais sans jamais comprendre l’architecture si particulière de l’esprit de son élève.

Peut-être était-il temps de partir. Le jeune Spock émergerait de son état modifié de conscience dans quelques minutes. Mieux valait qu’il ne retrouve pas son double à ses côtés, qu’il oublie définitivement cette rencontre qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Le rituel, avaient indiqué les Mohhhani, prendrait fin de lui-même lorsque sa « mission » serait accomplie. Or, il était certain d’avoir joué son rôle jusqu’au bout. Pourquoi ne reprenait-il pas conscience à son époque ?

– Est-ce qu’il peut nous entendre ?

La voix, chuchotée, qui provenait du vestiaire, l’atteignit au cœur. Il s’astreignit cependant à répondre avec calme et dignité, sans se retourner.

– Non, il est parti trop profondément pour pouvoir percevoir le monde qui l’entoure.

Ce ne serait que bien plus tard que Spock apprendrait à quitter l’état modifié de conscience à la demande – exploit que peu de Vulcains parvenaient à atteindre –, une fois sur l’Enterprise et conscient de la nécessité de revenir à la réalité en une fraction de seconde dans le cas d’une alerte ou d’un danger quelconque qui requerrait sa présence immédiate sur le pont. Pour l’heure, le jeune Vulcain ne ressortirait du tvi-sochya que lorsqu’il aurait mené à bien sa première quête initiatique.

La voix de Lucy, un peu plus proche, murmura, presque timidement :

– Tu ne veux pas te retourner ?

Il aurait été tellement plus simple de lui mentir, de lui dire qu’en vertu des lois temporelles, nul ne devait le voir dans cet espace-temps à l’exception de son double. Tellement plus simple de ne pas se retourner, de se concentrer pour revenir dans son propre présent. Tellement plus simple de fuir.

Mais il se sentait plus fort à présent.

Il se retourna.

Elle était telle que dans son souvenir, de taille moyenne, fine et nerveuse. Ses cheveux auburn, encore humides, pendaient sur ses épaules en mèches cotonneuses. Enveloppée dans une large serviette rouge dont elle resserrait les pans contre elle, elle le regardait avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue, une sorte d’émerveillement incrédule qui brillait au fond de ses yeux noisette.

– Tu as tout entendu ? demanda Spock.

Il parlait lui aussi à voix basse, non pas pour éviter de réveiller le jeune Vulcain, mais mû par un irrésistible respect pour celle qu’il lui était miraculeusement donné de revoir. Elle hocha la tête avec un petit sourire.

– J’ai tout entendu. Tu aurais dû savoir que je ne le laisse jamais tout seul très longtemps. En ce moment, c’est compliqué pour lui. Syndesmos lui donne du fil à retordre.

Il ne prétendit pas ne pas comprendre la métaphore et lui offrit à son tour un demi-sourire, empli d’une émotion qu’il était incapable de décrire.

– Je te fais confiance pour l’aider à surmonter son prochain anniversaire.

– C’est le nœud du problème, répondit Lucy, les yeux pétillants. Tu vas devenir ami avec Fali ? Ou bien tu ne peux rien me dire de peur de créer un paradoxe temporel dont l’issue engendrerait une réaction en chaîne qui pourrait déchirer le tissu même du continuum espace-temps, provoquant la destruction totale de l’univers ?

– Cette hypothèse est pessimiste. Le cataclysme pourrait être plus localisé et affecter uniquement notre galaxie.

Lucy se figea, bouche ouverte. Elle fixait le nouveau venu avec une stupéfaction qui eût pu paraître risible aux yeux de tout autre observateur.

– Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon frère ?

– Il est révélateur que tu sois plus étonnée de me voir citer un vieux film qu’apparaître devant tes yeux, revenant du futur avec 20,76 ans de plus.

– Bien sûr. J’ai toujours su que tu pouvais réaliser des miracles, mais faire une citation juste pour le fun ? Je croyais que ton sérieux était une constante universelle, le point aux coordonnées 0 : 0 : 0 : 0 de tous les univers imaginables où tu te trouvais.

– Il faut croire que même les Vulcains se trompent.

Pendant un instant, elle parut tentée de continuer cette joute verbale, mais, se ravisant, elle se contenta de pencher la tête sur le côté et de murmurer :

– Tu es… magnifique. Pas seulement l’uniforme, mais… toi, précisa-t-elle en esquissant un geste pour le désigner dans son ensemble. Je suis tellement heureuse de pouvoir voir celui que tu es devenu.

Elle tendit la main pour le toucher, et, spontanément, il fit de même, mais ses doigts passèrent à travers les siens. Il savait bien qu’ils n’étaient l’un pour l’autre que des fantômes, mais s’en rendre compte concrètement était malgré tout… difficile. L’espace d’un instant, il fut tenté de lui dire. Lui dire de ne jamais se rendre à l’Oasis de la Cascade, de ne rien faire pour le seizième anniversaire de son frère, de ne pas mourir bêtement. Il avait le pouvoir de changer le futur. De sauver sa sœur, de sauver sa mère, de sauver Vulcain, d’offrir à Jim la possibilité de connaître son père. Il se prit à imaginer une vie différente, une vie où il aurait lui-même grandi, mûri aux côtés de sa sœur. Un univers où elle se serait engagée dans Starfleet, un univers où Atropos n’aurait pas si brusquement fauché le fil de son existence.

Il tressaillit. Qui pouvait modifier le cours des vies tissées par les fileuses ? Quelles en seraient les conséquences ? Et, plus important, en avait-il quelque chose à faire ?

– Lucy…

Elle le regardait différemment à présent, les yeux tremblants, comme si elle avait pu lire dans son propre regard le sacrilège qu’il s’apprêtait à perpétrer.

– Lucy, je dois te dire…

Que pouvait-il lui dire ? Qu'elle ne verrait jamais réellement "celui qu'il était devenu", mais que, paradoxalement, sans elle, il ne serait jamais devenu cette personne capable de nouer des liens d'amour et d'amitié ? Encore des nœuds, pensa-t-il. La polysémie du mot ne l’avait jamais effleuré jusqu’à ce jour. Un nœud était un problème et non un lien.

Il était peut-être temps de reconsidérer la question.

Elle fit un pas rapide vers lui, elfe, sylphide, feu follet, et posa un doigt sur ses lèvres. Il eut l’impression de sentir sa peau contre la sienne et cet impossible contact le rendit muet.

– Ne me dis rien. Emmet Brown ne racontait pas que des conneries. Je ne sais pas si ça pourrait détruire l’univers ou la galaxie, mais ça risquerait de changer l’avenir dans lequel tu portes cet uniforme, l’avenir dans lequel je vois que tu es heureux, l’avenir dans lequel tu es capable de te conseiller à toi-même de lâcher prise et de ne pas te sentir responsable de quoi que ce soit.

– Mais tu ne sais pas… balbutia-t-il.

De nouveau, elle le fit taire d’un regard et d’une pression de la main.

– Je ne sais pas, et je ne veux pas savoir. Il ne me reste peut-être que trois jours à vivre, peu importe. Je m’en remets à Lachésis… et à Syndesmos. Tu viens de m’offrir le plus beau cadeau de ma vie, Spock, avec deux jours d’avance sur mon anniversaire.

Il chercha une réponse appropriée, mais n’en trouva pas. Et, brusquement, les contours de la piscine de ShiKahr se diluèrent autour de lui, se fondant dans une obscurité soudaine contre laquelle il n’essaya pas de lutter.

Mission accomplie.

– Spock ! Spock, par Jupiter, vous m’entendez ?

Il ouvrit les yeux pour apercevoir le visage du docteur McCoy penché sur lui, une lueur d’inquiétude au fond des yeux. Le rituel de l’Eau-Rêve avait peut-être duré plus longtemps que prévu.

– Je vous entends, docteur, répondit-il. Il n’est pas nécessaire de hurler.

Le regard du praticien le dissuada de poursuivre dans cette voie. Il scanna les alentours et constata qu’il se trouvait toujours au milieu du grand bassin des Mohhhani, soutenu par les deux prêtres, flottant dans l’eau froide.

– Il est réveillé maintenant, vous pouvez le sortir de là !

Les paroles du médecin tenaient davantage de l’aboiement que de la voix humaine, mais les Mohhhani ne s’en formalisèrent pas et aidèrent le Vulcain à se redresser et à sortir du bassin. Il se sentait curieusement engourdi, incapable de bouger seul, comme anesthésié, presque détaché de son corps. On l’enveloppa dans d’immenses serviette chauffantes tandis que des messages télépathiques chaleureux et amicaux s’enroulaient autour de son esprit, en douceur. Un picotement se propagea sur sa peau, de plus en plus vif. Il sentait revenir les sensations, disparaître la sensation d’engourdissement, tandis que les connexions neuronales se faisaient plus rapides.

– Que s’est-il passé ? murmura-t-il.

– Vous avez frôlé l’hypothermie, répondit le médecin entre ses dents serrées, parce que ça fait près de quatre heures que vous pataugez dans ce bassin bien trop froid pour vous. On repassera pour le « ça ne risque rien ».

Spock ouvrit grand les yeux, totalement réveillé par le ton cassant de son interlocuteur autant que par le contenu de ses paroles. Ils se trouvaient dans une pièce nue, peinte de jaune et très confortablement chauffée, assis chacun sur une chaise légèrement inclinée vers l’arrière et tous deux enveloppés dans une couverture identique. Les Mohhhani les avaient laissés seuls.

– Comment allez-vous ? s’enquit Spock en scannant le visage du praticien dont les lèvres avaient pris une teinte bleutée.

Le docteur McCoy balaya la question d’un revers de main.

– Il ne s’agit pas de moi, mais de vous. Quatre heures, Spock, quatre heures ! On nous avait assuré que le rêve dépassait rarement les trente minutes. Que s’est-il passé ?

Le premier officier secoua la tête, incapable de trouver les mots pour raconter l’expérience qu’il avait vécue. Avait-il rêvé ce dernier échange avec Lucy ? La jeune fille avait-elle compris à demi-mot qu’elle était condamnée à plus ou moins brève échéance ? Comment cela était-il possible ?

– Vous avez pu parler avec votre jeune double ? insista Leonard. Vous êtes certain de ne pas avoir créé une boucle temporelle ou je ne sais quelle aberration du même style ?

– J’en suis certain, mais j’ai failli le faire.

Il avait parlé tellement bas qu’il n’aurait pas été étonné de n’avoir pas été entendu, mais le docteur McCoy avait l’oreille plus fine que celle d’un Vulcain dès lors qu’il s’agissait de recueillir des confidences embarrassantes. Il posa une main sur l’épaule de son coéquipier et déclara d’une voix beaucoup plus douce que précédemment :

– Je me doutais que vous seriez tenté. Est-ce que ça va ?

– Comment ça, vous vous doutiez que je serais tenté ? répéta Spock, abasourdi.

Le médecin haussa les épaules.

– Spock, moi aussi je serais tenté de changer le futur si ma planète avait été détruite. Et je crois même que, contrairement à vous, je ne résisterais pas à la tentation. Je trouve admirable que vous ayez réussi à vous cantonner à votre « quête spirituelle », ainsi que l’ont appelée les Mohhhani. Mais qu’est-ce que vous avez trouvé à vous raconter à vous-même pendant quatre heures ?

– Je n’ai pas vu le temps passer. Peut-être que le temps ne s’écoule pas de la même façon ici et… là-bas. Je me suis contenté de me donner une leçon de méditation. Et, ajouta-t-il sur une impulsion, d’évoquer les quatre Parques.

– Spock, fit remarquer McCoy après quelques secondes de silence, les Parques n’étaient que trois. Vous êtes certain que vous allez bien ?

– N’ayez aucune inquiétude, docteur, je vais très bien. Evidemment, les Parques n’étaient que trois. Je pensais juste à une histoire que l’on m’a racontée lorsque j’étais jeune.

– L’histoire de la quatrième Parque ? demanda le médecin, dubitatif.

– Elle s’appelait Syndesmos et son rôle était de faire des nœuds pour compliquer la vie des gens. Je n’avais jamais compris jusqu’à aujourd’hui qu’elle avait aussi le pouvoir de lier les gens entre eux.

L’inquiétude se peignit de nouveau sur le visage du docteur McCoy. Il n’était pas dans les habitudes du premier officier vulcain de l’Enterprise d’inventer de nouveaux personnages mythologiques dotés de pouvoirs plus ou moins douteux.

– Spock…

– Je vous assure que je vais très bien. J’ai hâte de rejoindre le vaisseau et d’initier le premier contact avec les Mohhhani.

– De tisser des liens ? ironisa le médecin.

Spock esquissa un sourire.

– Quelque chose comme ça.

– Et... vos fantômes ?

La voix s’était faite hésitante. Leonard savait qu’il avait peut-être fait un pas de trop et il était prêt à reculer si Spock ne voulait pas lui répondre.

– Je les ai vus et je leur ai parlé.

– Et cela vous a aidé à… dénouer quelque chose ? risqua le médecin. Bon sang, je n’ai pas l’habitude d’utiliser des métaphores avec vous, sauf pour vous emmerder lorsque vous ne les comprenez pas !

Le premier officier esquissa un sourire.

– La pelote de laine est parfaitement démêlée, répondit-il.

Et il sut que, d’une façon ou d’une autre, il serait compris.

Quelque part, dans les profondeurs de l'univers, ou de l’âme, Syndesmos sourit à son tour et resserra les liens qui l’attachait, lui, mortel, à ceux qu’il aimait.

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