Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 2 : Un rôle à tenir

4540 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/02/2017 23:01


Cybard était en train de passer l'une de ses nombreuses chevalières à son doigt lorsqu'un coup puissant fut frappé par la porte de sa chambre. Comme il n'y était pas préparé, il lâcha le bijou de surprise, qui roula sur le sol jusque sous son lit. Il se mordit l'intérieur de la joue, furieux contre sa maladresse.

- Une minute ! réclama-t-il.

Il s'accroupit par terre et étendit son bras sous le sommier pour explorer les ténèbres à tâtons. Alors que son index rencontrait enfin l'anneau doré, le battant s'ouvrit, en dépit de ses exigences. Le roi Gildas entra dans la pièce avant que son fils n'ait eu le temps de réagir.

- Pourrais-je savoir ce que tu fais dans cette position, mon fils ?

- Je... Euh... J'ai fait tomber un objet, Père. Tout va bien, à présent. J'ai pu le récupérer.

Le souverain contint le soupir qu'il brûlait de pousser. Cybard n'avait pas le moindre réflexe et parvenait à peine à coordonner ses dix doigts sans provoquer un quelconque accident. Le fait qu'il soit incapable de se battre convenablement à l'épée n'avait rien d'étonnant lorsqu'on le connaissait bien.

- Je suis venu féliciter le héros du jour, annonça Gildas après quelques secondes. Vingt-cinq ans, mon fils, c'est exceptionnel.

- Ce n'est qu'un chiffre, Père, et le signe qu'une année supplémentaire s'est écoulée.

- C'est également l'âge auquel je suis monté sur le trône. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis ici. Je crois qu'il serait grand temps que nous parlions, tous les deux. D'homme à homme, certes, mais surtout de roi à futur roi.

- Je vous écoute.

Gildas joignit ses mains dans le creux de son dos et se mit à arpenter la pièce d'un pas lent. En dépit de la vieillesse qui commençait à le ronger, il conservait en lui une part de majesté qu'il ne devait pas uniquement à sa couronne et aux habits d'apparats qu'il avait revêtus pour l'anniversaire de son fils.

- Comme tu le sais, l'Arkanie traverse une ère de paix et d'abondance. Nous n'avons pas eu à souffrir de beaucoup de discordes avec nos ennemis, ni de problèmes internes. À quelques exceptions près, les récoltes ont été bonnes, et les épidémies peu nombreuses.

- La chance semble nous sourire.

- Elle peut aussi tourner du jour au lendemain, sans crier gare. Un changement brutal est susceptible de se produire n'importe quand, demain ou dans un mois. Si jamais la situation qui est la nôtre venait à basculer dans le chaos... Ma jeunesse est derrière moi, et je doute d'avoir la fougue nécessaire pour parvenir à contrôler les événements, quels qu'ils soient.

- Je vous en conjure, Père, ne dites pas cela. Vous allez porter malheur au royaume, mais aussi à vous-même. Vous avez encore un long chemin de vie à parcourir.

- Ton optimisme est louable, mais je crains que tu n'en fasses toujours preuve d'un peu trop. Ce que j'essaye de te dire, Cybard, c'est que tôt ou tard, tu te retrouveras à ma place. À ce moment-là, il te faudra être prêt.

Le prince s'efforça de conserver une expression neutre, mais il commençait à se sentir mal à l'aise. Il n'aimait pas aborder avec quiconque son futur rôle de roi, car il avait l'impression de ne pas encore être de taille à l'endosser. Il doutait d'ailleurs d'en être jamais capable.

Il n'avait pas la moindre autorité. C'était à peine s'il osait donner des ordres à ses domestiques, aussi comment pourrait-il gouverner un peuple en entier ? Il confondait les lois, les noms et les dates à cause de son caractère distrait et il n'avait ni la valeur ni la bravoure des chevaliers. L'Arkanie méritait mieux qu'un souverain qui s'annonçait aussi médiocre que lui.

- Père, je ne crois pas que... L'instant n'est-il pas mal choisi pour discuter de cela ? Les invités arrivent au château. J'ai même cru apercevoir le duc Rustic dans la cour. Ne pouvons-nous remettre cette conversation à plus tard ?

- Non, il est important que nous l'ayons maintenant.

- Important ? Pourquoi donc ?

- Il est temps que tu prennes ton avenir en main et que tu te familiarises avec les devoirs qui sont les tiens. Un roi, ou en l'occurrence un prince, ne s'appartient pas. Il doit agir de la meilleure façon possible pour son pays, et toi, tu t'apprêtes à lui rendre ton premier service.

- Quel genre de service est-ce ? s'enquit Cybard.

Il fronça les sourcils. Il avait envie de se montrer dévoué envers son royaume, ainsi qu'envers son peuple, mais il ne pouvait s'empêcher de se montrer suspicieux. Quelle action son père allait-il exiger de lui ? Plusieurs possibilités lui traversèrent l'esprit, mais il n'en retint aucune.

- Lydéric de Calverne sera présent, aujourd'hui.

- Je suis ravi qu'il ait accepté de faire le déplacement jusqu'ici. C'est un homme que j'admire beaucoup et pour qui j'éprouve un grand respect. Sa présence à mon anniversaire m'honore.

- Lui aussi te tient en très haute estime. Il juge que tu es un garçon intelligent et honnête, des qualités qu'il affectionne tout particulièrement. C'est grâce à cela que nous sommes parvenus à un accord, lui et moi.

- Au sujet de l'alliance ? Fort bien. L'entente entre nos deux pays est telle qu'il serait sot de ne pas l'officialiser. J'ose comprendre que vous avez l'intention de la signer au cours des festivités ?

- Non.

Cybard était sur le point de poursuivre le flot de ses remarques qu'il souhaitait perspicaces, toutefois la réponse de son père le contraignit à s'interrompre. L'espace d'une seconde, il se demanda s'il avait bien suivi la conversation, car il ne voyait absolument pas où celle-ci allait le mener.

- Te souviens-tu de la princesse Énimia ? s'enquit Gildas.

- Notre rencontre date, mais j'en garde une image favorable. C'était une enfant pleine de charme et de douceur. A-t-elle accompagné ses parents ?

- Hélas non, elle a préféré rester à Encerran. Tu auras cependant l'occasion de la retrouver dans un futur très proche. Le roi Lydéric et moi-même, afin d'assurer la solidité de l'accord que nous sommes sur le point de passer, avons pris la sage décision de vous marier l'un à l'autre.

Le prince cligna des paupières, les yeux exorbités. Il ne parvenait pas à croire ce qu'il entendait. Était-ce une mauvaise plaisanterie ? Une farce que son père avait décidé de lui jouer pour ses vingt-cinq ans ? Freya était sûrement derrière tout cela, car cette situation lui ressemblait bien.

Il s'attendait à la voir surgir du couloir d'un instant à l'autre, en riant aux éclats et en se moquant de son expression abasourdie, mais cela ne se produisit pas. Il n'y avait rien d'autre que le silence, et le regard de Gildas rivé sur lui. Cybard secoua la tête afin de revenir à la réalité.

- Père, enfin ! Êtes-vous sérieux ?

- Je ne saurais l'être davantage.

- Pourquoi ? Pourquoi cela ?

- Cela me paraît évident. Un mariage entre vous sera le moyen de lier et d'unifier à jamais nos deux familles. Tu deviendrais alors prince de Calverne et Énimia princesse d'Arkanie. Les enfants que vous aurez ensemble seraient le symbole parfait de l'unité entre nos deux pays.

- Toute cette histoire est absurde. Père, je la connais à peine !

- Tu m'as pourtant affirmé à l'instant en garder un aimable souvenir. M'aurais-tu menti ?

- Non, c'est exact, mais cela ne signifie pas pour autant que je désire l'épouser. Nous ne nous sommes rencontrés qu'une seule fois, il y a des années de cela. Je serais sans doute bien incapable de la reconnaître si je me tenais en face d'elle. N'est-ce pas un peu précipiter les évènements ?

- Cybard, tu as atteint un âge où il commence à devenir temps pour toi de prendre femme, et je n'en vois pas de plus indiquée qu'elle. Lydéric tient beaucoup à ce mariage. Quant à moi, je ne pense pas que tu puisses en contracter un qui soit plus favorable.

- Plus favorable, certainement pas, mais plus heureux, sans aucun doute. Père... Vous étiez éperdument amoureux d'Auréa lorsque vous vous êtes unis à elle. Vous l'avez fait par amour, non par devoir.

- Il s'agissait d'une seconde noce. J'avais déjà un héritier et j'avais déjà accepté un mariage politique par le passé, avec ta mère.

- C'est donc tout ce qu'elle représentait à vos yeux ? répliqua Cybard, offusqué. Un contrat ?

- Non, bien sûr que non. À cette époque, l'Arkanie était divisée et, pour ramener la paix sur l'ensemble du territoire, mon père a insisté pour que j'épouse la fille d'un seigneur du sud, en échange de leur loyauté. J'aurais pu prendre n'importe quelle jeune femme, mais c'est ta mère que mon coeur a préféré.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas laisser le mien décider à son tour ? Pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être heureux comme vous l'avez été avec Mère, et comme vous l'êtes encore avec Auréa ?

- Parce que tu dois agir de façon bénéfique pour ton pays. Si j'étais à ta place, je me soumettrais à ce que l'on attend de moi sans hésiter. Tel est le devoir qui nous incombe.

- Si vous étiez à ma place, certes, mais vous n'y êtes pas. Je refuse d'épouser la princesse Énimia. Je suis désolé pour elle, néanmoins je ne peux consentir à unir mes jours et ma destinée avec une personne envers qui je n'éprouve aucun sentiment. Je veux qu'on me laisse une chance de connaître l'amour, le vrai.

- Cesse donc ces enfantillages, veux-tu ? tonna Gildas.

La réaction de son fils l'avait rendu furieux et il frappa le bureau à proximité duquel il se tenait avec son poing. Le bois sursauta à cause du choc, Cybard à cause de la peur. Il n'avait pas l'habitude de tenir tête à quiconque, lui qui courbait généralement l'échine sans ciller. En cet instant, toutefois, il ne pouvait s'y résoudre.

- Cela n'a pas fait de vous un mauvais souverain, me semble-t-il, alors pourquoi n'y aurais-je pas droit, moi aussi ? interrogea-t-il.

Sa voix tremblait. Le prince manquait de courage pour s'opposer de la sorte à son père, mais il s'efforçait d'en rassembler le plus possible afin de résister. C'était peut-être son avenir qui se jouait au cours de cette conversation.

- Les choses ne se passent jamais deux fois de la même façon. J'ai, par devoir, consenti moi aussi à beaucoup de sacrifices, même si tu n'en as sans doute pas conscience. Mon mariage n'en était pas un, certes, mais il y en a eu d'autres. D'autres que la vie t'épargnera peut-être, contrairement à moi.

- Comment pourrais-je rendre un peuple heureux si je ne le suis pas moi-même ? Et qu'en sera-t-il de la princesse Énimia ? Elle n'a sans doute pas plus d'affection pour moi que je n'en ai pour elle. Souhaitez-vous vraiment attacher ensemble deux existences qui ne sont pas promises l'une à l'autre par le sort ?

- Sache que tu ne deviendras jamais roi avec de la poésie !

- Qui vous dit que j'ai envie de le devenir ? Qui désirerait cette vie-là, une vie qui fait de nous sa marionnette ?

- Tu es mon fils, c'est inscrit dans ton sang, dans tes origines. Tu n'as pas le choix.

- Si, je l'ai.

Avant que Gildas n'ait le temps de réagir, Cybard le contourna pour se diriger vers la porte de sa chambre, qu'il ouvrit à la volée. Son père hurla son nom, mais il refusa de revenir sur ses pas. Il disparut de l'autre côté du chambranle et le battant se referma derrière lui en claquant.

***

Judicaël entretenait une conversation captivante et passionnée avec Alpaïde quand Freya sortit du box de son cheval. Elle lui adressa un sourire reconnaissant, auquel il répondit par un signe de tête discret. La suivante ainsi suspendue à ses lèvres, cela accordait à la princesse un long moment de répit.

Le Véronien proposa à la jeune fille une promenade dans la direction opposée et celle-ci, absolument charmée, acheva de se détourner de sa maîtresse. Judicaël était un excellent orateur : il avait à peine besoin d'argumenter pour convaincre les gens de suivre son bon vouloir.

Freya attendit patiemment qu'ils soient sortis de l'écurie pour rabattre son capuchon sur son visage. Il se retrouva plongé dans la pénombre et ses cheveux d'ordinaire si voyants furent entièrement dissimulés par le tissu. Elle espérait que cela suffirait à masquer aux yeux du monde sa véritable identité.

Les quelques écuyers présents ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Ils avaient beaucoup trop de travail, ce matin-là, pour se concentrer sur autre chose. Ils leur fallait soigner et nourrir les montures de tous les invités, qui continuaient encore à affluer. Ils étaient débordés de travail.

Freya laissa derrière elle l'odeur poussiéreuse de la paille, les hennissements bruyants et le tumulte des garçons qui se pressaient, des seaux métalliques entre les mains. D'ordinaire, elle aimait assez se réfugier dans l'écurie, où elle appréciait le naturel sauvage des chevaux, mais elle avait beaucoup plus important à faire.

Elle sortit dans la cour, immense et bondée en ce jour si particulier. Deux carrosses étaient arrêtés devant les escaliers, d'où plusieurs nobles sortaient. Des dizaines de domestiques les encerclaient, ainsi que l'exigeait le protocole. Au milieu de toute cette effervescence, personne ne risquait de la remarquer. Cela la soulageait.

La demeure royale était entourée par de hautes fortifications, destinées à la protéger en cas d'attaque, bien qu'il n'y en ait pas eu depuis fort longtemps. Lorsque Freya décidait d'échapper quelques heures à son rôle de princesse, elle évitait généralement de quitter les lieux en empruntant le pont-levis.

Le château renfermait de nombreux passages secrets qui permettaient de se déplacer en toute discrétion d'une aile à l'autre, mais également de franchir le mur d'enceinte sans attirer l'attention. Un tunnel, accessible par la crypte, conduisait hors des murailles.

Cybard et Freya avaient découvert l'existence de ces voies grâce à un plan trouvé dans la bibliothèque, indiquant la position de chacune. Si son frère ne les utilisait presque jamais, la jeune femme les arpentait régulièrement.

Pour une fois, cependant, elle n'aurait pas besoin de se donner cette peine. Beaucoup de monde allait et venait depuis le lever du soleil, si bien que les gardes la prendrait sûrement pour une simple domestique, envoyée au village par ses maîtres. Elle rajusta une dernière fois sa cape, de façon à s'assurer que rien dans son apparence ne la trahirait, puis s'efforça d'adopter une démarche moins noble qu'à l'accoutumée.

Le son de ses semelles au contact du sol en pierre écrue se perdait dans la cacophonie ambiante. Des conversations fusaient de toute part, celles des nobles qui célébraient leurs retrouvailles autant que celles des serviteurs qui se hâtaient de décharger les malles, car nombre de visiteurs s'attarderaient à Maarmé durant toute la durée des festivités.

Comme Freya s'y attendait, les hommes en faction de part et d'autre du pont-levis la remarquèrent à peine. Ils ne prêtaient aucune attention aux gens qui sortaient du château. En revanche, ils s'intéressaient de près à ceux qui y entraient. La sécurité était renforcée pour l'anniversaire du prince et ils vérifiaient soigneusement l'identité de chacun, afin d'éviter toute intrusion.

Au retour, la princesse devrait utiliser l'accès secret pour regagner le bâtiment sans être repérée. Il était boueux, à cause de l'humidité produite par les douves, mais en retroussant le bas de sa robe, elle ne se salirait pas trop, du moins l'espérait-elle. Sa mère était une femme intelligente et perspicace. Il lui suffirait d'un infime détail pour comprendre que sa fille s'était encore adonnée à l'une de ses escapades en solitaire.

Freya avait à présent quitté l'enceinte et marchait vers la grand-rue de Maarmé, située juste en face. Elle aussi fourmillait d'activité. Les commerçants tenaient leurs étals devant leurs boutiques, les villageois se rassemblaient devant eux pour leur acheter quelque denrée, les enfants couraient joyeusement...

La jeune femme sourit. Elle aimait beaucoup venir ici. Elle trouvait la cité plus vivante que le château, car il n'y avait pas de protocole pour y rendre l'existence monocorde. Chacun agissait comme bon lui semblait, sans que son attitude soit soumise à des règles quelconques.

Ce n'était pas seulement pour passer inaperçue aux yeux des gardes que la jeune femme se déguisait lorsqu'elle se rendait au village. Elle ne tenait pas à ce que ces humbles gens remarquent qu'elle se promenait parmi eux. Si tel était le cas, ils s'inclineraient, la loueraient ou lui témoigneraient leur respect, or elle n'y tenait pas. Elle aimait l'affection que lui portaient les sujets de son beau-père, mais elle appréciait encore plus son anonymat qui lui permettait de se fondre parmi eux.

Une terre ocre recouvrait le sol et une fine pellicule de poussière orna bientôt ses mules. Il lui faudrait penser à changer de chaussures dès qu'elle rentrerait. Elle espérait avoir le temps de repasser par sa chambre avant qu'il soit l'heure de déjeuner. Elle n'avait aucune envie de manquer le début des réjouissances organisées en l'honneur de son frère.

Comme le délai qu'elle avait devant elle était mince, elle lutta contre son désir de s'arrêter à hauteur de chaque étal. Elle était venue pour chercher un objet en particulier et elle devait le récupérer le plus vite possible.

***

Alix tapota la sueur qui ruisselait sur son visage avec un mouchoir crasseux, noirci par la suie qui maculait sa peau. Elle s'accorda quelques secondes de répit avant de remettre à l'ouvrage. Elle se saisit de la masse et se remit à marteler le métal brûlant posé sur l'enclume face à elle.

Ce travail était éprouvant, mais elle en avait l'habitude. Son père adoptif, Virgile, était le meilleur forgeron de Maarmé et, depuis qu'elle était capable de tenir un marteau, il lui avait appris à exercer son art. Elle n'avait pas encore un niveau équivalent au sien, mais elle parvenait à produire des pièces d'une qualité satisfaisante.

De taille moyenne, elle ne paraissait pas très robuste, en dépit de ses bras musclés. Ses cheveux auburn avaient été remontés sur sa nuque pour ne pas gêner ses mouvements, dégageant une mâchoire carrée. Elle possédait des lèvres charnues, que la concentration pinçait inconsciemment. Ses yeux sombres, qui prenaient une teinte rougeâtre à la lumière du feu, ne quittaient pas le morceau de fer qu'elle était en train de façonner.

Quand elle eut terminé, elle plongea la lame qu'elle venait de fabriquer dans un baquet d'eau et abandonna sa masse à ses pieds. Elle dénoua les bandes de tissu qui lui enveloppaient les mains afin de les protéger. Grâce à cela, sa peau conservait une certaine douceur, malgré la rudesse de son métier.

La forge était plongée dans la pénombre. Les volets étaient fermés et seule la lumière dansante du feu éclairait l'atelier. Alix aimait beaucoup travailler dans l'obscurité, elle se sentait mieux ainsi. Comme elle remplaçait actuellement son père, blessé et dans l'incapacité de manier un marteau, elle avait tenu à prendre ses aises.

Une odeur douceâtre de bois calciné flottait dans les airs, familière à la jeune fille, puisqu'elle berçait son existence depuis ses sept ans, âge auquel elle avait été recueillie par Virgile. Elle l'huma avec délicatesse avant de se diriger vers une table, adossée contre le mur.

Divers objets, fabriqués par ses soins, s'entassaient dessus. Elle prit un broc métallique, à moitié rempli d'eau, et se désaltéra. La chaleur étouffante qui régnait dans la pièce, nécessaire pour modeler le fer à sa guise, lui donnait soif. Elle but de longues gorgées, puis reposa le récipient à sa place.

Au même instant, deux coups furent frappés par la porte. Bien que le bâtiment paraisse fermé depuis l'extérieur, tout le monde savait qu'il était ouvert en l'absence de l'écriteau mentionnant le contraire. Alix mit un peu d'ordre dans son apparence, dans le but de faire bonne impression, puis alla accueillir son visiteur.

Une silhouette encapuchonnée se tenait sur le seuil. Recouverte de la tête aux pieds par une cape noire, la forgeronne ne distinguait rien d'elle, pas même son visage. Elle découvrit seulement qu'il s'agissait d'une femme lorsque celle-ci prit la parole :

- Bonjour. Il y a quelque temps, je suis venue passer une commande, qui devait être terminée pour aujourd'hui au plus tard.

- Votre nom, s'il vous plaît ?

- Alpaïde.

Sous sa cape, Freya esquissa un sourire amusé. Elle avait pris l'habitude de donner, en cas de besoin l'identité de sa domestique. Au village, personne ne la connaissait nommément.

Alix sortit un épais registre du tiroir d'une table de travail. Il paraissait ancien et ses pages avaient été brunies par la saleté, si bien qu'il était presque illisible par endroits. Malgré cela, elle parvint à retrouver sa cliente parmi la longue liste des personnes qui sollicitaient leurs services.

- Je vois que votre visite remonte à trois semaines. Il me faut vous informer que mon père s'est accidenté quelques jours après ça et qu'il n'est pas en mesure de travailler avant sa complète guérison.

- Oh... Dois-je comprendre que l'objet n'a pu être fabriqué ?

Freya baissa la tête, déçue. Elle compatissait pour ce malheureux forgeron, mais elle ne pouvait s'empêcher d'être dépitée à l'idée qu'elle ne pourrait pas offrir à son frère la surprise qu'elle lui réservait. Elle retrouva bien vite espoir lorsqu'Alix lui annonça précipitamment :

- Si, il l'est. Je me suis efforcée de réaliser toutes les commandes passées à mon père. Je suis loin d'être à sa hauteur, aussi le résultat risque-t-il d'être... imparfait. Je baisserai le prix en conséquence, rassurez-vous.

Alix était une commerçante honnête. Elle préférait gagner moins d'argent plutôt que de laisser penser aux gens qu'elle tentait de les voler. Elle n'était qu'une apprentie, pour l'instant, et elle n'était pas encore digne de réclamer un dédommagement égal à celui que Virgile pourrait toucher.

Elle délaissa un instant son interlocutrice, pour lui rapporter ce qu'elle était venue chercher. Il s'agissait d'un élégant bouclier, à la fois fin et léger, mais tout de même assez robuste pour supporter des assauts puissants.

- Vous avez tort de vous sous-estimer, affirma Freya. Vous avez fait un travail magnifique et je vais vous donner la somme qui était convenue.

Elle sortit des plis de sa cape une petite bourse en cuir, qui contenait un grand nombre de pièces d'or. Elle s'efforça de la dissimuler aux yeux de la forgeronne. Personne, au village, ne possédait autant d'argent. Elle redoutait qu'en la voyant avec une telle somme en sa possession, elle ne se pose des questions.

Elle lui tendit son dû, qu'Alix reçut en la remerciant. Elle remarqua à cet instant la bague que portait sa cliente. C'était un bijou d'une extrême finesse, serti par une émeraude. Elle le reconnaissait, elle l'avait déjà vue, quelques mois plus tôt, lorsque le carrosse de la famille royale avait traversé Maarmé.

Il était au doigt de la princesse Freya, qui avait salué avec grâce la foule venue les acclamer. La jeune fille s'étonnait elle-même de se souvenir d'un détail aussi insignifiant que celui-ci, pourtant c'était le cas. Soudain mal à l'aise, ses joues s'empourprèrent. Elle inclina la tête et murmura dans un souffle :

- Altesse.

L'intéressée, qui s'apprêtait à prendre congé, se figea. Elle hésita quelques secondes. Elle aurait pu démentir, essayer de convaincre la forgeronne qu'elle faisait erreur, mais son instinct lui soufflait qu'il ne s'agissait pas de la bonne décision. Finalement, elle ôta son capuchon, dévoilant sa chevelure rousse et son teint de porcelaine.

- Pourrais-je savoir ce qui m'a trahie ?

Alix, trop abasourdie pour parler, désigna sa main. Elle peinait à croire que la princesse d'Arkanie se trouvait dans son modeste atelier. Elle avait toujours éprouvé un respect infini et une profonde admiration à son égard, plus encore que pour tout le reste de sa famille.

- Même si j'avais pensé à retirer cette bague, je n'aurais pu m'y résoudre. Je tiens beaucoup à elle pour accepter de m'en défaire, ne serait-ce que brièvement, avoua Freya. La prochaine fois, je songerai plutôt à prendre des gants.

- Altesse... Pourquoi être venue jusqu'ici ? C'est un immense honneur de vous recevoir, bien sûr, mais... Oh, je suis confuse ! Si j'avais su, je...

- C'est justement pour cela que je me cache. Pour que vous ne sachiez pas. Je me rends souvent au village, mais tout le monde l'ignore. C'est beaucoup plus simple ainsi. Cela me permet de me fondre parmi le peuple en toute quiétude. Il est beaucoup plus agréable de flâner dans les rues de Maarmé sans escorte.

L'ébahissement d'Alix ne décroissait pas suite à cette rencontre inattendue. Elle bredouilla encore une phrase inaudible, avant que son interlocutrice lui indique qu'il était temps pour elle de regagner le château, sans quoi quelqu'un finirait par remarquer sa disparition.

- Je comprends, Altesse, et je m'en voudrais de vous retenir plus longtemps. Je suis si flattée d'avoir pu vous rencontrer personnellement.

- Quel est ton nom ? interrogea doucement Freya.

Puisqu'elle était démasquée, elle n'avait plus besoin de se contraindre à vouvoyer la jeune fille quand le tutoiement lui paraissait beaucoup plus naturel. La gêne de cette dernière s'accentua à l'idée que la princesse puisse s'intéresser à un pareil détail.

- Alix, révéla-t-elle.

- Eh bien, Alix, j'ai été ravie de faire ta connaissance. Le prince sera sûrement enchanté par ton bouclier, je t'en remercie.

La forgeronne s'inclina avec déférence, puis insista pour lui ouvrir la porte, pendant que Freya remettait son capuchon. Au moment de disparaître dans la grand-rue, elle lui adressa un signe de la main, qui laissa Alix pantoise. Elle avait encore du mal à croire que tout ceci venait réellement de se produire.

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