Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 4 : Une décision à prendre

4181 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/02/2017 23:04


Le trajet du retour jusqu'à Maarmé se passa dans le plus grand silence. Judicaël chevauchait en tête du petit groupe, sans se retourner, après que Freya lui eut indiqué de ne pas poser de question. Elle-même galopait aux côtés de son frère, sans souffler mot.

Ils atteignirent enfin les remparts du château et abordèrent le pont-levis. Les gardes, qui les avaient identifiés de loin, s'écartèrent pour les laisser entrer dans la cour. À présent que tous les invités étaient certainement arrivés, les lieux étaient plus calmes. Moins de monde s'y bousculait.

Des écuyers vinrent prendre en charge les montures qu'ils avaient immobilisées de front et les cavaliers mirent pied à terre. Freya se laissa tomber sur le sol en pierre avec légèreté, sans attendre que quiconque lui apporte son aide.

- Judicaël, puis-je abuser de votre gentillesse en vous priant d'informer ma mère et le roi du retour de Cybard ?

- Vos désirs sont des ordres, princesse.

Il s'inclina gracieusement devant la jeune femme, puis s'éloigna en premier en direction du hall. D'un geste, Freya convia son frère à l'imiter. Elle gravit les quelques marches grises qui la séparait de l'entrée, le prince dans son sillage.

- Où allons-nous ? s'enquit-il, curieux, alors qu'il s'était gardé d'ouvrir la bouche durant tout ce temps.

- Vous le saurez bien assez tôt. Venez.

Freya se déplaçait dans une allure soutenue qu'il peinait à suivre. Elle délaissa le cœur effervescent du château pour se diriger vers des couloirs moins fréquentés, qui conduisaient à l'aile ouest. Cybard fut surpris de voir qu'elle l'emmenait vers leurs appartements, mais il s'abstint de formuler la moindre remarque.

- Entrez, ordonna-t-elle en désignant la porte de sa chambre, devant laquelle ils venaient de s'arrêter.

Il s'exécuta et elle s'engouffra dans la pièce à sa suite, avant de refermer le battant. Elle prit place dans le fauteuil en velours noir installé devant sa fenêtre, tandis que son frère s'asseyait en bordure de son lit. Le mutisme de Freya le mettait mal à l'aise.

- Regardez derrière vous, finit-elle par dire.

Il se retourna lentement. Dans son dos, un objet semblait avoir été abandonné en hâte sur l'un des oreillers. Il était enveloppé dans un large morceau d'étoffe et lorsque Cybard voulut le soulever, il put supposer qu'il s'agissait de métal. Il jeta un regard interrogateur à sa sœur, qui conservait sur son visage une expression impénétrable.

- Déballez-le.

Il écarta les deux pans du tissu afin de dévoiler un somptueux bouclier, finement ouvragé, à l'apparence solide en dépit de la légèreté qui était la sienne. À deux reprises, le jeune homme tenta de s'exprimer, mais aucun son ne réussit à lui échapper.

- Il a été fabriqué expressément pour vous, à ma demande. C'est mon cadeau d'anniversaire.

- Merci, Freya. Il est vraiment magnifique, mais pourquoi ne pas avoir attendu le repas pour me l'offrir, en même temps que tout le monde ?

- C'était ce que j'avais prévu de faire, toutefois ce moment m'a semblé plus opportun. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure sur les collines, il faut que nous discutions.

- Je vous écoute.

Freya abandonna son fauteuil pour venir s'asseoir à côté de lui, où elle prit les mains de Cybard entre les siennes dès qu'il eut reposé son écu sur le matelas. Elle les pressa avec tendresse, puis plongea son regard dans le sien.

- Vous êtes un bon prince. N'en déplaise à Père, c'est le cas. Vous n'êtes pas l'image qu'il se fait d'un futur souverain, mais cela n'a aucune importance. Ce n'est pas parce que vous êtes différent de lui que vous serez plus mauvais.

- C'est le cas, pourtant. Bien que cette tâche qui m'incombe ne soit pas encore imminente, je m'annonce déjà comme le plus piètre des rois.

- C'est faux. Je sais que vous possédez tout ce qu'un peuple attend de celui qui le dirige.

- Père n'est pas de votre avis.

- Oubliez donc Père un instant, puisque c'est de vous dont nous parlons, s'exaspéra Freya. C'est vrai, vous n'êtes pas un guerrier, vous n'êtes pas un meneur d'hommes, vous n'êtes pas quelqu'un d'autoritaire, mais voyez. Voyez ce cadeau que je vous fais. J'aurais pu choisir une épée, pourtant mon cœur s'est porté sur le bouclier. Pourquoi, me demanderez-vous ? Parce que c'est ce qui vous caractérise, Cybard.

- J'avoue ne pas saisir où vous souhaitez en venir.

- C'est pourtant simple. Vous êtes centré sur la réflexion, pas sur l'action. Le moment venu, vous ferez la paix, pas la guerre. Vous n'êtes pas un expert en combat, mais je vous sais assez intelligent pour mener de main de maître n'importe quelle négociation. Vous n'aurez pas besoin d'être sévère tant que vous vous montrerez juste, et surtout compréhensif envers votre peuple. Croyez-moi, vous avez toutes les vertus qu'il faut pour devenir un bon roi.

- C'est un discours flatteur que vous me tenez là, Freya, mais je crains que vous ne soyez devenue aussi utopiste que moi. Le royaume traverse une période faste, mais elle ne durera pas. Un jour viendra où tout basculera. Nous connaîtrons à nouveau les tracas de la famine et des conflits.

- Si cela se produit, ce sera à vous de trouver des solutions. À vous de montrer que chaque problème peut être résolu sans sombrer dans la barbarie et dans le sang.

- Vraiment ? Qu'en sera-t-il si l'empire de Lunaréa décide de nous attaquer ?

Les lèvres de Freya s'entrouvrirent, tandis qu'elle clignait des yeux. Le pays gouverné par l'impératrice Liliola était situé loin à l'est des frontières d'Arkanie, mais les échos de ce qui s'y produisait leur parvenaient régulièrement, et ils n'étaient jamais plaisants à entendre.

La femme à la tête de cette immense contrée était assoiffée de guerres et de conquêtes. Son armée menait des batailles incessantes dans le but d'étendre toujours plus son territoire. Elle faisait régner la terreur sur son passage, n'hésitant pas à mettre des villages à feu et à sang, ni à tuer des innocents pour parvenir à ses fins.

Personne ne souhaitait se trouver en travers de sa route. Malgré la grande puissance militaire dont bénéficiait l'Arkanie, celle de Lunaréa était plus importante encore, grâce à ses nombreuses alliances et aux pays qu'elle avait annexés par la force. Tout le monde finissait tôt ou tard par capituler et s'incliner devant l'empire.

- Eh bien... murmura Freya, après un long silence. J'ai entendu dire que Liliola concentrait son attention sur l'est, aussi sommes-nous certainement tranquilles pour un long moment. Qui plus est, elle ne s'en est jamais prise à nous jusqu'à présent. Pourquoi commencerait-elle ? Elle sait sûrement que nous livrerions une meilleure défense que les terres qu'elle a déjà conquises. Notre armée n'égale peut-être pas la sienne, mais elle serait tout de même capable de la tenir en échec un temps considérable. L'issue serait irrémédiablement favorable à Liliola, mais je pense qu'elle aurait trop à perdre si elle tentait de nous affronter. Par conséquent... Non, je ne crois pas qu'elle le fera.

- Vous ne le croyez pas, mais vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez. Si cela devait se produire... Personne n'a le cran de s'opposer à l'impératrice, pas même les plus braves. Notre père la redoute autant que les autres, au point d'éviter de mentionner son nom, sauf quand il ne peut pas faire autrement. Moi qui n'ai pas hérité de son courage, songez à ce qui se produirait si je devais me retrouver face aux troupes lunaréennes.

- Comme vous venez de le dire, nul n'est assez téméraire pour souhaiter qu'une telle situation se produise un jour. Votre peur est légitime et il faudrait être dénué de raison pour que ce ne soit pas le cas. Sachez seulement que cela ne dépend pas de vous, mais de Liliola. Elle peut choisir de guerroyer contre nous autant qu'elle peut ne pas le faire. Si cela devait arriver... Je crois que ni vous, ni Père, ni n'importe quel roi n'y pourrait rien. Les pays que l'empire a déjà écrasés sont la preuve de l'impuissance dont le monde entier souffre face à elle.

Cybard inspira profondément. Il n'avait jamais vu l'impératrice, pas plus que quiconque en Arkanie, mais sa réputation avait déjà fait le tour de toutes les contrées. Plus le temps passait et plus elle devenait sanguinaire, autoritaire, inhumaine... Cela n'augurait rien de bon pour l'avenir.

- Cessez de penser à Lunaréa, c'est préférable, conseilla Freya. C'est un cas particulier que vous venez de citer et il vaut mieux le laisser de côté tant qu'il n'est pas utile de s'en préoccuper. Être ou non capable d'affronter Liliola ne relèvera pas de vos compétences en tant que monarque.

- Tout le reste porte à croire que je n'en serai pas un bon. Père a raison lorsqu'il affirme qu'un roi doit être prêt à tous les sacrifices pour son pays, or ce n'est pas mon cas. Regardez-moi... L'on m'affirme que, pour signer une alliance nécessaire aux intérêts de l'Arkanie, je dois accepter de me marier. Quelle est ma seule réaction ? M'enfuir dans les collines, tel un enfant qui se cache.

- Cybard...

La princesse lâcha temporairement ses mains pour venir poser ses doigts au niveau de sa nuque, où elle effleura ses cheveux quelques secondes avant de lui caresser la joue. Elle l'amena à blottir son visage dans le creux de son épaule, tandis qu'elle le pressait contre elle avec toute l'affection dont elle était capable.

- J'aurais réagi de la même manière que vous, si c'était à moi que l'on avait annoncé cela, chuchota-t-elle à son oreille. J'aurais paniqué et je n'aurais plus eu qu'une seule idée en tête, celle de vouloir conserver ma liberté à tout prix.

- Mais nous ne sommes pas libres, moi encore moins que vous. C'est ce que Père tentait de m'expliquer. En tant que prince, je ne suis pas maître de mon existence. Il me faut la mettre tout entière au service de mon pays. Freya... Songez que si je refuse, nos relations avec le Calverne pourraient en être grandement contrariées. Je risquerais également de perdre le respect du peuple, qui ne verrait en moi qu'un égoïste.

- Cybard, si vous n'aviez aucun sens des responsabilités et aucun amour pour votre royaume, vous n'hésiteriez même pas. Vous auriez déjà formulé un refus catégorique sans vous laisser par la suite hanter par cette proposition.

- Que feriez-vous si cette tâche vous incombait ? Quelle décision prendriez-vous ?

- J'ignore ce qu'il me faut vous répondre. Je pense que je n'accepterais jamais un mariage arrangé, mais mon choix aurait toujours moins de répercussion que le vôtre. Je ne suis pas destinée à régner un jour.

- Si c'était le cas...

- Cela ne l'est pas et je ne puis le concevoir. Vous êtes l'héritier légitime. Moi, je suis l'enfant que votre père a eu la bonté de reconnaître et d'élever comme sa fille, mais nous savons tous que ce n'est pas ce que je suis réellement. Ma mère n'était pas reine, elle l'est devenue, ce qui a fait de moi une princesse par la même occasion. Vous, c'est votre sang. Ce sont vos origines. Tout est royal en vous.

- Vous pensez donc que je dois accepter ?

La bouche de Freya se pinça légèrement. Elle n'avait rien voulu dire de tel, pourtant elle avait conscience que les propos qu'elle tenait pouvaient amener à songer cela. Elle ne tenait pas à influencer son frère, et encore moins à le convaincre d'obéir à son père s'il ne le désirait pas. Elle voulait seulement qu'il fasse le bon choix.

- Je pense... commença-t-elle avant de s'interrompre, afin de chercher soigneusement ses mots. Je pense que c'est un immense sacrifice que l'on exige de vous et que, moi-même, je n'aurais pas la force de m'y soumettre. En revanche, je crois que vous êtes un bon prince. Non, je sais que vous êtes un bon prince.

- Le serais-je encore si je refuse ?

- Pourquoi non ? Imaginez un instant. Vous n'épousez pas la princesse Énimia et, dans quelques années, vous vous éprenez de la fille de l'impératrice Liliola. Vous unissez à jamais votre royaume avec son empire et...

- Pour peu que je sache, elle n'a pas d'enfants.

- C'était un simple exemple qui, je l'avoue, est quelque peu gâché par ce fait. Ce que j'entends par là, c'est qu'une décision, sur le moment, paraît peut-être bonne ou mauvaise, mais cela ne définit en rien l'avenir qui viendra ensuite. Vous pouvez refuser ce mariage et réaliser de brillantes actions, tout comme vous pouvez l'accepter et échouer dans ce que vous entreprendrez. Rien n'est écrit d'avance.

- Il y a une troisième option que vous négligez sans doute volontairement : je renonce à cette union et je ne réussis pas davantage.

Freya s'écarta de Cybard pour pouvoir le regarder dans les yeux. Ses prunelles, habituellement si douces et si rêveuses, étaient en cet instant obscurcies par un voile de mélancolie. Sa peine l'attristait également. Elle aurait voulu l'en délester, mais elle ne savait pas comment s'y prendre.

Elle s'efforçait, comme toujours, de se montrer la plus compréhensive possible. Son frère se trouvait dans une situation délicate et elle se devait de l'épauler. C'était son rôle. Sa place n'était pas sur un trône, comme elle l'avait rappelé, mais là, aux côtés de Cybard, à le soutenir et le réconforter lorsqu'il en avait besoin.

- Vous êtes le seul à connaître la réponse, affirma-t-elle après un long silence. Personne d'autre, pas même moi, ne pourra vous dire ce qu'il convient de faire. Quel que soit votre choix, cependant, je serai là. Je ne vous abandonnerai jamais.

Cybard lui adressa un sourire reconnaissant et l'invita à baisser la tête afin de déposer un baiser sur son front, car elle était presque plus grande que lui. Après cela, ils se levèrent en même temps et, une fois debout, Freya déclara :

- Descendons, à présent. Vous aurez tout le temps de songer à cela dès la fin des festivités, mais pour l'heure, c'est votre anniversaire. Vous devez en profiter.

***

- Les voici, Majesté.

Judicaël désigna d'un revers de la main l'entrée de la salle de réception, dans laquelle Freya et Cybard venaient de pénétrer. Auréa sourit, heureuse de voir que le prince était revenu sain et sauf de son escapade. Elle retroussa le bas de sa robe pour fondre sur eux, le visage rayonnant.

Le protocole aurait voulu qu'elle fasse preuve de plus de réserve, mais elle ne put s'empêcher de serrer le jeune homme dans ses bras pour lui témoigner son soulagement. Jusqu'à ce que Judicaël ne l'avertisse de leur retour au château, elle avait redouté le pire. La reine s'inquiétait toujours excessivement pour ceux qui lui étaient chers.

- Mon garçon, quelle joie ! s'exclama-t-elle, radieuse. J'étais si anxieuse... Mais vous êtes revenu, et c'est le plus important ! Permettez-moi de vous souhaiter un excellent anniversaire.

- Je vous remercie. Moi aussi, je suis ravi d'être auprès de vous.

Non seulement Cybard appréciait Freya comme une sœur, mais il considérait également Auréa comme une mère. Il gardait très peu de souvenirs de la sienne, morte quand il avait huit ans. Il se remémorait seulement sa gentillesse, sa beauté et l'affection qu'elle lui portait, des qualités qu'il retrouvait chez la seconde épouse de son père.

- Les convives commençait à s'interroger au sujet de votre absence, mais votre arrivée fera taire leurs interrogations. Je vous en prie, venez donc prendre place.

Elle saisit le bras du prince et, de sa démarche gracieuse, l'escorta jusqu'à la table en U qui croulait sous les victuailles. Les cuisiniers du château s'étaient surpassés afin de servir en ce jour si particulier le meilleur repas possible. L'ensemble des plats favoris de Cybard seraient servis, de même que plusieurs spécialités issues des contrées d'origines de leurs invités.

Le jeune homme s'installa sur le siège qui lui était destiné, à la droite de celui qui devait recevoir le roi. Auréa lui caressa tendrement l'épaule et elle était sur le point de s'asseoir à son tour lorsque Gildas fit irruption. Si les conversations s'étaient déjà atténuées pour l'apparition des enfants royaux, elles s'interrompirent cette fois-ci totalement.

À l'instar de sa femme, le souverain avait vraisemblablement été informé du retour de son fils, car sa présence dans la pièce ne le surprit pas. À sa vue, il n'afficha qu'une expression autoritaire, qui n'échappa pas à l'œil aiguisé de son entourage. Auréa délaissa sa place pour se diriger vers lui et Freya, restée jusqu'alors debout auprès de Judicaël, l'imita.

- Père... murmura-t-elle, car elle fut la première à le rejoindre. Père, je vous en conjure, laissez-le donc tranquille.

- De quel droit ma fille se permet-elle de me donner des conseils ?

L'intéressée demeura quelques secondes déstabilisée par le ton sec avec lequel il venait de répliquer. D'habitude, Gildas l'autorisait à s'exprimer et ne s'offusquait jamais des remarques qu'elle pouvait faire. Il semblait cependant trop en colère pour le tolérer, cette fois-ci.

Auréa arriva au même moment afin de lui prêter secours, ce dont elle fut soulagée. Le roi aimait beaucoup trop sa femme pour songer à la contrarier. Contrairement à Freya, elle avait une chance d'obtenir le dernier mot. Elle prit sa main dans la sienne avec toute la tendresse dont elle était capable, puis souffla :

- Mon époux, faites cela pour moi, s'il vous plaît. Cybard est bouleversé par les projets au cœur desquels vous le placez, or il s'agit de son anniversaire. Acceptez d'oublier temporairement vos desseins, au moins pendant la durée des festivités.

- Lydéric attend de moi que je le tienne informé de l'évolution de notre accord. Il désire obtenir une réponse le plus tôt possible.

- Préférez-vous créer un incident diplomatique si votre fils devait à nouveau disparaître dans la nature alors que nos voisins sont venus ici dans le but de l'honorer ? Quant à Lydéric, que dirait-il ? Tous vos espoirs de signer enfin cette alliance entre le Calverne et l'Arkanie seraient anéantis.

- C'est justement pour cette raison que je ne puis accepter un tel comportement de la part de Cybard, affirma Gildas. L'enjeu est beaucoup trop grand pour qu'il se laisse aller à une pareille attitude. Elle m'est intolérable.

- Enfin, Père ! protesta Freya. Essayez de vous mettre à sa place, ne serait-ce qu'une seconde. Vous venez de lui annoncer que vous désiriez le voir contracter un mariage avec la princesse Énimia, ce n'est pas rien. Il va lui falloir du temps pour se faire à cette idée.

Mentalement, elle songea qu'il y avait fort peu de chance pour qu'il y parvienne un jour, mais elle s'abstint de le préciser. Ce qui comptait, pour l'heure, était que le roi consente à accorder un répit à Cybard.

- Je suis convaincue que Lydéric peut se montrer patient, affirma Auréa. Il vous suffira de lui dire que vous réfléchissez encore à la façon d'annoncer la nouvelle à Cybard et il comprendra. Si vous le souhaitez, je peux même me charger personnellement de cette commission.

- C'est...

- Soyez raisonnable, mon époux. C'est la décision la plus sensée. L'émoi que connait votre fils le rend très instable. Jamais il ne s'était enfui jusqu'à présent, aussi cela devrait-il vous permettre de saisir l'étendue des perturbations qu'il subit.

- Ces perturbations ne sont rien d'autres que le devoir qu'il est tenu d'accomplir.

- Certes, mais Cybard est comme il est. Vous ne pouvez le blâmer d'avoir sa personnalité, sans quoi ce serait le renier tout à fait.

Gildas s'accorda quelques minutes de réflexion, au cours desquels il observa la salle alentour. Tous les regards ou presque étaient rivés sur eux et certains tendaient même l'oreille pour essayer de surprendre leur conversation, bien que leurs échanges se fassent à voix basse.

- Une fois encore, ma mie, vous faites preuve d'une sagesse dont vous pouvez être fière. Quant à toi, Freya, si tu arrives à modérer tes élans impétueux, tu auras à n'en pas douter le même caractère que ta mère.

La princesse sourit. Auréa étant vantée au sein du peuple et de la noblesse pour ses différentes vertus, de même que pour sa sensibilité et sa grande intelligence, Gildas n'aurait pu lui adresser de plus aimable compliment que celui-ci.

- J'ose compter sur vous pour faire entendre raison à Cybard dès lors que les festivités toucheront à leur terme.

Ni la mère ni la fille ne releva. Elles échangèrent un coup d'œil qui trahissait leur scepticisme, mais gardèrent le silence. Le roi, en plus d'avoir accéder à leur requête, semblait s'être apaisé et aucune d'elles deux ne tenait à réveiller son courroux en soulignant le fait qu'elles n'approuvaient pas les mariages arrangés.

- Nous devrions aller nous installer, déclara Auréa, de manière à changer de sujet. Nous sommes réunis pour festoyez, alors... Festoyons.

Freya acquiesça d'un hochement de tête énergique et elle emboîta le pas à ses parents, tandis qu'ils se dirigeaient vers la table bondée. Alors qu'elle passait juste derrière le siège de son frère, Cybard l'attrapa par le poignet et la força à rapprocher son visage du sien pour lui demander à l'oreille d'une voix anxieuse :

- De quoi étiez-vous en train de discuter, à l'instant ?

- Détendez-vous et respirez. Mère et moi sommes parvenues à persuader Père de vous accorder un peu de tranquillité.

- Hélas, ce n'est que provisoire. Cela ne résout en rien le problème, ou devrais-je plutôt nommer cela dilemme, qui est le mien.

- Souvenez-vous de la conversation que nous avons eue dans ma chambre. Vous êtes le seul à avoir la solution, à pouvoir décider de ce qu'il vous faut choisir entre votre cœur et votre devoir.

- Je...

- En attendant, votre seule responsabilité, pour le moment, est de vous amuser. Profitez de cette fête qui est la vôtre. Les réflexions déplaisantes se chargeront bien assez vite de vous assaillir de nouveau, de même que Père.

Freya déposa un baiser réconfortant sur le sommet de son crâne, puis gagna sa place. Elle était installée entre Auréa et un noble du Calverne, dont elle ne connaissait pas l'identité. Elle aurait préféré avoir à sa gauche Judicaël ou son frère, avec lesquels elle aurait pu converser tout au long du repas, mais puisque le protocole exigeait un tel plan de table, elle n'avait d'autre choix que de le subir.

De là où elle était, elle peinait à distinguer Cybard, au contraire de Judicaël qui se trouvait dans son champ de vision. Il dut sentir son regard posé sur lui, car il se détourna un instant de la charmante convive avec laquelle il était en train de discuter avec enthousiasme pour l'observer également.

Il réalisa un clin d'œil discret dans sa direction, de sorte que Freya soit la seule à le remarquer. Sa familiarité l'amusait. Elle lui répondit de la même manière, avant de saisir sa fourchette et de s'attaquer au plat soigneusement présenté qui venait de lui être apporté par un domestique.

Puisque Cybard avait gagné un court répit dans le but de savourer pleinement son anniversaire, elle décida d'en faire de même. Il ne fallait pas qu'elle laisse l'inquiétude qu'elle éprouvait à l'encontre du destin de son frère l'empêcher de se réjouir, alors qu'elle était justement tenue de le faire en une telle occasion.


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