Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 5 : Douces chimères

4281 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 05/03/2017 13:01

Freya rassembla les plis de sa jupe autour d'elle pour prendre place sur un banc, aux côtés de la duchesse Brunehaut, la mère de Judicaël. Elle ne ressemblait en rien à son fils, qui aimait beaucoup s'exhiber et faire étalage de ses charmes. Elle-même ne jouissait pas d'une immense beauté, mais elle compensait aisément son absence par une allure raffinée et des manières délicates.

Elle était très mince, avec un visage long et effilé qui faisait ressortir la maigreur de ses joues. Elle possédait un nez fin, ainsi que des lèvres disgracieuses. Son regard apportait néanmoins un certain charme à son apparence. Il était pétillant, comme s'il s'émerveillait de tout ce qu'il voyait. En cet instant, il était rivé sur la salle, où la plupart des invités se mouvaient sur les mélodies des ménestrels.

- Je réprimanderai mon fils, Altesse, je peux vous l'assurer, déclara Brunehaut, de façon à entamer la conversation.

- Pourquoi cela ?

- Il ose vous faire l'affront à vous, la plus jolie jeune fille de toute cette assemblée, de ne pas vous inviter.

- Je ne m'en offense pas, affirma Freya avec un sourire. Je préfère voir les autres danser plutôt que de me livrer moi-même à cet exercice.

Elle se mit à fixer à son tour Judicaël, qui avait pour partenaire l'une des dames de compagnie de la reine Valdrade de Calverne. Ses mouvements étaient emplis d'élégance et leur seule vision aurait suffi à envoûter n'importe qui. La nature l'avait vraiment doté de tous les atouts nécessaires à un séducteur tel que lui.

Cybard aurait eu besoin d'en posséder quelques-uns, car cela lui aurait été fort utile. Il s'agitait avec maladresse face à Auréa, ce qui contrastait avec la grâce innée de celle-ci. À deux reprises, il fut déséquilibré par ses propres gestes, au point de devoir prendre appui sur sa belle-mère pour se rétablir. Comme elle était très patiente, cela faisait d'elle une cavalière idéale pour lui.

Freya et Brunehaut passèrent un moment à observer les autres invités, avant de se remettre à discuter courtoisement. La princesse interrogea son interlocutrice sur ses occupations, ainsi que sur Véronas. Judicaël ne s'intéressant à la politique que d'une oreille distraite, ils n'abordaient presque jamais ce sujet.

- Rustic m'a entretenue du projet de votre beau-père, qui consiste à signer une entente commerciale avec l'Odréan. Pensez-vous que le roi y sera favorable ?

- J'en doute. Il a presque déjà tout, et son pays est capable de satisfaire lui-même tous ses besoins. Que pourrions-nous lui offrir qu'il puisse désirer ?

Freya s'intéressait beaucoup aux relations entre les divers pays. Le royaume d'Odréan était situé au sud de l'Arkanie et, à son instar, son flanc ouest bordait la mer. Il avait acquis sa notoriété grâce à sa flotte. Les bateaux qui étaient construits là-bas permettaient, disait-on, de voguer jusqu'au-delà des limites du monde connu.

Cela éveillait toujours l'intérêt de la jeune noble et de son âme aventureuse. Elle songeait souvent à toutes ces contrées qu'il restait encore à découvrir. Les limites de l'horizon reculaient sans cesse. Elle aurait aimé savoir jusqu'où il était possible de les repousser.

Ces rêves de voyage lui étaient interdits. Tout au plus lui permettait-on, sous escorte, de se rendre parfois à Véronas, mais jamais plus loin. Un jour, peut-être, Gildas lui confierait une mission diplomatique à mener dans un pays lointain. C'était ce qu'elle pouvait espérer de mieux.

- Et l'alliance avec le Calverne ? s'enquit Brunehaut, l'arrachant à ses délires idylliques. Lydéric a-t-il enfin consenti à signer ?

Freya déglutit péniblement. Depuis le déjeuner, où elle avait réussi à convaincre le roi de laisser cette affaire de côté, elle était parvenue à la sortir de son esprit. Sans en avoir conscience, la duchesse venait de l'y ramener et l'Arkane se sentit blêmir. Elle inspira profondément, de manière à masquer son trouble, puis déclara d'une voix qu'elle souhaitait mesurée :

- Vous connaissez mon caractère pessimiste, je crie rarement victoire, alors... Pour le moment, il n'y a rien de fait.

- Il leur suffit juste de trouver une entente, je suppose.

- Encore faut-il qu'elle plaise à tout le monde, ce qui est plus difficile qu'il n'y paraît.

Freya posa un regard mélancolique sur Cybard, qui avait fini par renoncer à danser. C'était très égoïste de sa part, mais plus que jamais, elle était heureuse de n'être destinée à aucun trône. Elle souffrait assez de sa situation et des nombreuses entraves faites à sa liberté.

Elle ne devrait pas se lamenter de la sorte quand les malheurs de son frère étaient en tous points supérieurs aux siens, mais elle ne pouvait s'en empêcher. C'était ce qui lui permettait de se montrer aussi compatissante avec lui : elle savait déjà ce qu'il ressentait.

Judicaël s'inclina devant la jeune Calvernoise qui lui faisait face, s'approcha d'elle pour lui murmurer quelques mots à l'oreille, puis lui baisa la main. Il l'abandonna ensuite pour rejoindre sa mère et la princesse, qui l'accueillirent avec un sourire resplendissant.

Freya se décala sur sa droite afin de lui permettre de prendre place entre elles deux. Dès qu'il se fut assis, il héla un domestique pour qu'il lui apporte un pichet de vin. Brunehaut refusa le verre qu'il voulut lui servir, contrairement à la jeune femme qui l'accepta, à condition qu'il ne soit pas totalement rempli.

- Quelle agréable soirée, commenta Judicaël. Qu'avez-vous donc dit à votre frère pour qu'il accepte de s'amuser ?

- Rien d'irréversible, malheureusement.

Il questionna Freya du regard, désireux d'en apprendre plus sur la conversation qu'elle avait eue avec le prince un peu plus tôt dans la journée, mais elle secoua la tête. D'un mouvement discret, elle désigna Brunehaut. Elle avait beau l'apprécier, elle ne tenait pas à ce que trop de gens se trouvent dans la confidence des préoccupations de Cybard.

Elle attendit donc que la duchesse se décide à aller rejoindre son mari, encore attablé, avant de répondre à Judicaël. Il écouta ses explications, les ponctuant parfois d'un acquiescement ou d'un froncement de sourcils, sans se permettre de l'interrompre pour autant.

- Pauvre Cybard... conclut-il à la fin de son récit. Je n'ose imaginer ce qu'il peut ressentir. À sa place, je ne voudrais pas décevoir mon père, mais...

- Mais comme nous tous, vous considérez avec mépris l'idée d'un mariage arrangé. Même Mère partage cet avis. Il n'y a que Père qui refuse de prendre conscience du sacrifice qu'il lui demande.

- Je ne vous l'ai sûrement jamais révélé jusqu'à présent, toutefois l'union de mes parents a été planifiée.

Cette révélation causa une grande surprise à Freya. Rustic et Brunehaut étaient si proches l'un de l'autre qu'elle n'aurait pu le supposer. Elle avait toujours pensé qu'ils s'aimaient d'un amour sincère, exactement comme Gildas et Auréa.

- La famille de ma mère était l'une des plus importantes du Duché, très riche et de noble souche. Mon grand-père, à cette époque, venait de perdre sa femme. Sa plus grande crainte était de mourir sans avoir la certitude que la lignée de la famille perdurerait après mon père. Il a donc mis tout cela en oeuvre.

- Et le duc a accepté ? Sans rechigner ?

- Il connaissait Brunehaut. Il l'appréciait déjà pour ses qualités et pour son esprit. Ce n'était pas encore de l'amour, mais le respect qu'il éprouvait à son égard lui rendait cet arrangement tolérable. Le temps a fait le reste.

- Certes, mais en ce qui concerne Cybard, il ignore tout de la princesse Énimia. Je ne doute pas une seule seconde qu'il s'agisse d'une jeune fille absolument charmante, néanmoins elle demeure une inconnue.

- Rares sont les histoires qui s'achèvent aussi bien que celle de mes parents, ou des vôtres. C'est pour cela que je compatis avec votre frère. Père... Père aimerait que je me montre moins volage et que j'entreprenne de courtiser enfin une femme avec sincérité.

- En reste-t-il ? se moqua gentiment Freya. Vous avez presque séduit toute la gent féminine de Véronas et d'Arkanie.

Judicaël s'apprêtait à lui répondre lorsqu'ils furent interrompus de manière inattendue. Un comte se présenta devant la princesse, qu'il salua d'une gracieuse révérence. Quelques mèches noires dissimulaient partiellement un visage froid, alors que le reste de sa longue chevelure était nouée dans son dos. Ses yeux étaient clairs, presque transparents, ce qui leur conférait une pureté cristalline.

- Votre Altesse, l'audace m'a conduit jusqu'à vous et, à présent, je ne puis reculer. Me feriez-vous l'immense honneur de danser avec moi ?

Les lèvres de Freya s'entrouvrirent, pour se refermer presque aussitôt. Elle n'acceptait jamais de telles invitations, car elle savait que, le plus souvent, son interlocuteur était poussé par la seule motivation de lui faire la cour. Lasse d'écarter les nombreux prétendants qui s'étaient présentés à elle au cours des dernières années, elle les évitait désormais.

- Votre proposition me flatte, mais je me vois contrainte de la décliner. Je suis navrée. Je... Il faut que...

- La princesse vient de m'informer qu'elle souffrait d'une légère migraine. Je m'apprêtais à la conduire dehors pour qu'elle respire l'air frais.

Freya adressa à Judicaël, qui venait de voler à son secours, un regard empreint de reconnaissance. La politesse enjoignit le comte à ne pas insister et, en dépit de la profonde déception qui se lisait sur ses traits, il se contenta de s'incliner avant de prendre congé.

Afin de corroborer ses propos, le Véronien offrit son bras à Freya, qui l'accepta avec un sourire. Ensemble, ils faussèrent compagnie aux invités et quittèrent la salle de réception pour gagner la cour du château. Comme la nuit était tombée depuis un moment sur Maarmé, elle était plongée dans les ténèbres.

- Je vous remercie, Judicaël. Une fois n'est pas coutume, vous m'avez tirée d'une situation fort délicate.

- Ce fut un plaisir.

Ils marchaient de front, à la lueur des torches suspendues au mur. La nuit était douce, ce qui était rare en ce début de printemps. Le bruit de leurs pas résonnait sur le sol en pierre pour se répercuter dans le silence environnant. Le calme des lieux contrastait avec l'effervescence qui y avait régné tout au long de la journée.

Alors qu'ils étaient muets depuis plusieurs minutes, un petit rire échappa à Freya. Étonné, Judicaël se tourna vers elle. Il ne saisissait pas ce qui pouvait l'amuser de la sorte, d'autant qu'elle ne s'était pas départie de son expression grave depuis la fugue de son frère.

- Excusez-moi, déclara-t-elle précipitamment. Cela m'a échappé.

- Il n'y a aucun mal. Puis-je me permettre de vous demander la cause de cette soudaine hilarité ?

- Je songeais à l'instant que... Je crois que je peux finalement comprendre pourquoi les mariages arrangés existent, bien que je ne les cautionne toujours pas.

- Plaît-il ?

- Enfin, regardez-nous ! Cybard, vous, moi-même... Mon frère est incapable d'éprouver le moindre intérêt pour tout ce qui est concret, y compris les femmes. Vous, vous appréciez de les voir se pâmer devant vous, mais vous leur tournez le dos sitôt que vous vous lassez d'elle. Quant à moi, je fuis mes courtisans comme s'il s'agissait de dragons ou de quelque autre créature maléfique.

Judicaël ne réagit pas immédiatement. Il n'avait jamais interprété la situation ainsi, mais il devait reconnaître que la remarque de la princesse lui paraissait juste. Ils condamnaient les unions préméditées, cependant ils semblaient incapables d'en contracter une dictée autrement que par la raison.

- Pensez-vous que l'amour ne soit qu'une chimère ? demanda-t-il.

- Et vous ?

- Je n'ai jamais été épris d'aucune des femmes que j'ai intimement côtoyées. Elles se ressemblent toutes, à mes yeux, si bien qu'elles ne savent pas retenir mon attention au point de m'empêcher de voir les autres autour. Est-ce pareil pour vous ?

- Je suppose que oui. Je me sens mal à l'aise lorsqu'il me faut repousser un courtisan, mais plus encore si je tarde à le faire. Leurs propos m'ennuient. Ils font l'éloge de mes qualités, formulent maintes promesses... J'imagine que c'est tout ce qu'une femme est en mesure d'attendre de la part d'un homme, pourtant je ne peux m'empêcher de désirer plus que cela.

- Plus qu'une personne prête à mourir pour vous ou à tenter de vous décrocher la lune ? Vous êtes bien exigeante, Freya.

- Je souhaite simplement... autre chose. J'ignore encore ce dont il s'agit, mais j'ose espérer qu'un jour, je le saurai.

- Malgré le contraste de notre disposition à l'égard du sexe opposé, que je traque et que vous fuyez, nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi. Nous recherchons la même chose, bien que nous nous y prenions différemment. Nous voulons tous les deux trouver l'amour, le vrai. Celui qui sera à nos yeux une évidence. Hélas, jusqu'à présent, ni vous ni moi n'avons la preuve de son existence. C'est peut-être un leurre que nous pourchassons.

- Peut-être... murmura la jeune femme.

Au fil de la conversation, son regard était devenu mélancolique. Les propos que Judicaël tenaient étaient sensés, mais elle se refusait à les croire. Elle rêvait de transcendance. Si elle ne pouvait l'obtenir dans les voyages et dans l'aventure, que son statut lui prohibait, il ne lui restait que ses émotions pour atteindre son objectif.

Le vent se mit à souffler un peu plus fort sur la cour. Les flammes des torches accrochées aux murs du château vacillèrent, et Freya frissonna. Lorsque Judicaël s'en aperçut, il s'empressa d'ôter sa cape pour lui couvrir les épaules. Elle était douce et chaude. D'un sourire, elle le remercia de son attention.

- Je pense que vous vous éprendrez d'un chevalier, affirma le Véronien après un bref silence.

- Moi ? D'un chevalier ? J'en doute fort.

- Pourquoi non ? La bravoure et la loyauté font partie des qualités que vous chérissez, n'est-ce pas ?

- Certes, mais... Ce n'est pas ce à quoi j'aspire. Ce sont des hommes très courageux, qui protègent les valeurs de l'Arkanie, mais... Justement. Je désire quelqu'un qui m'aidera à m'échapper, ne serait-ce que par le biais de mon esprit. Eux sont soumis au protocole, ils ne font jamais le moindre écart de conduite. Je ne les en blâme pas, au contraire. S'ils n'en faisaient qu'à leur tête, le royaume s'effondrerait. Ce n'est pas ce qui me convient, voilà tout.

- Je retire mes paroles, Freya. En réalité, vous êtes beaucoup plus complexe que moi, affirma Judicaël en passant un bras autour de sa taille.

- Et pleine de contradictions. En auriez-vous jamais douté ?

- Au contraire, je le savais déjà. Les chevaliers vous déplaisent, pourtant vos yeux brillent d'une étincelle admirative dès que l'un d'eux brandit son épée pour se lancer dans un combat.

- Ma passion pour les duels est indépendante de ceux qui les livrent. Je m'extasierais de la sorte, même s'il s'agissait de roturiers ou de...

- Moi ?

Freya tourna la tête vers son interlocuteur, ne comprenant où il voulait en venir. Judicaël affichait une expression amusée et choisit de la laisser s'interroger quelques secondes, avant de révéler :

- J'ai pris la décision de m'inscrire au tournoi de demain. J'admets ne pas être le meilleur épéiste de Véronas, mais je n'ai pu résister à la tentation, d'autant que Père m'a encouragé dans cette voie. D'après lui, représenter personnellement notre famille dans un événement tel que celui-ci est une excellente idée.

- Mon ami, vous me surprenez. J'étais loin de m'attendre à cela, mais vous m'en voyez ravie. Je vous soutiendrai de tout mon cœur.

- En ce cas, faites-le avec discrétion. Comme je suis certain d'échouer dès le premier tour, je ne voudrais pas jeter la honte sur vous. Les chevaliers de votre beau-père seront de bien meilleurs participants que moi.

- En effet, mais vous, vous êtes mon confident. Vous savez à quel point vous comptez pour moi.

- Vous aussi, Freya, affirma-t-il avec un sourire en coin.

Ils marchèrent encore un moment dans la cour, jusqu'à ce que la princesse réprime un bâillement dans le creux de sa main. Elle se hâta de s'en excuser, soucieuse de ne pas paraître impolie.

- Je suis navrée. Ce n'est pas que votre compagnie m'ennuie, mais je me suis levée bien avant l'aurore pour m'assurer d'être la première à souhaiter un heureux anniversaire à Cybard. Je crois que la fatigue contre laquelle je luttais jusqu'à présent est en train de me rattraper.

- Vous feriez mieux de prendre congé et d'aller dormir un peu, conseilla Judicaël. Demain, il vous faudra toute votre énergie, ne serait-ce que pour vous remettre de l'échec qui promet d'être le mien.

- Ne vous sous-estimez pas. Croire en soi est la clé de la réussite.

Le Véronien ne releva pas et il raccompagna Freya à l'intérieur du château. En dépit du sommeil qui la gagnait, elle décida de retourner dans la salle où les festivités battaient de leur plein, pour avertir Cybard qu'elle avait l'intention de se retirer pour la nuit. Comme elle venait déjà de passer un long moment dehors, elle ne tenait pas à ce qu'il la cherche partout, inquiet.

- Comment ? Vous me quittez déjà ? se vexa le prince, la moue boudeuse.

- Voyons, mon frère ! Tous les regards sont tournés vers vous, vous êtes le centre de l'attention. N'allez pas me dire que vous avez besoin de moi.

- J'ai toujours besoin de vous, Freya. Mère projette de monter se coucher, elle aussi, et je...

Il n'acheva pas sa phrase, mais cela ne fut pas nécessaire à la jeune femme pour comprendre où il voulait en venir. Ses yeux s'étaient posés sur Gildas et trahissaient d'autant plus de crainte que le roi était en grande conversation avec Lydéric de Calverne. Cela ne lui inspirait aucune confiance.

- Votre père n'a qu'une parole, rappela Freya. S'il a consenti à vous laissez tranquille jusqu'à la fin des festivités, il le fera. Votre répit ne s'étendra sans doute pas au-delà de demain soir, alors vous devriez en profiter au lieu de trembler de peur dans votre coin. Votre sursis prendra fin bien assez tôt pour que vous songiez à le gâcher.

La princesse se dressa sur la pointe des pieds et embrassa Cybard sur la joue, qui s'efforça de prendre une mine plus rassurée. Il ne réussit qu'à moitié. Freya ne put l'en blâmer. Une journée, c'était terriblement court, or sitôt qu'elle se serait écoulée, le sujet du mariage arrangé serait de nouveau abordé.

Elle avait très envie d'aider son frère à trouver une solution, mais elle ne le pouvait pas. Lui seul en était capable, comme elle l'avait souligné au cours de leur conversation de la matinée. C'était son choix. Personne, ni son père ni elle-même, n'avait le droit de le faire à sa place.

Freya effleura la main de Cybard du bout de ses doigts, puis lui adressa un sourire encourageant avant de tourner les talons. À l'exception de son soutien constant, il n'y avait rien qu'elle puisse lui apporter.

La jeune femme repoussa poliment les quelques invités qui tentèrent de lui adresser la parole, tandis qu'elle se dirigeait vers la sortie de la salle. Elle s'engagea dans les corridors du château et, alors qu'elle gravissait des escaliers, ses paupières devinrent lourdes. Judicaël avait eu raison de lui recommander d'aller dormir. D'ici quelques minutes, Freya ne tiendrait peut-être même plus debout.

Elle atteignit enfin sa chambre, où elle surprit Alpaïde. La domestique, qui était en train de préparer sa tenue pour la nuit, ne s'attendait pas à la voir remonter si tôt du banquet. Elle sursauta lorsqu'elle vit la princesse pénétrer dans la pièce, avant de s'excuser de ne pas avoir terminé.

- Ce n'est pas ta faute, la rassura Freya. Je serais volontiers restée plus longtemps en bas, comme je le prévoyais, mais je tombe de fatigue. Je n'ai pas assez dormi, cette nuit.

En plus de s'être réveillée plus tôt qu'à l'accoutumée, elle avait dû galoper jusqu'aux collines de Maarmé, ce qui ne faisait pas partie de ses projets. Suite à cela, elle avait essayé de prendre sur ses épaules une partie des tracas qui rongeaient Cybard. Cette succession d'événements imprévus l'avait épuisée.

- Avez-vous passé une agréable soirée, Altesse ?

Freya répondit par un hochement de tête distrait. Elle était loin de s'être autant amusée qu'elle l'aurait espéré, mais elle se garda d'en souffler mot. Bien que sa suivante soit gentille et dévouée, elle ne tenait pas à la mettre dans la confidence de ses préoccupations, qu'elle jugeait trop personnelles.

Alpaïde l'aida à retirer sa robe et la princesse enfila sa chemise de nuit, après quoi elle s'assit sur le petit tabouret qui faisait face au miroir. La domestique entreprit de dénouer sa chevelure qu'elle avait coiffée avec soin le matin même, puis y passa la brosse pour la démêler.

- Merci, cela suffira, coupa Freya, bien qu'elle n'ait pas totalement terminé. Mes yeux se ferment et j'ai des difficultés à les en empêcher. Cela attendra demain, tu peux prendre congé.

- Bien, Altesse.

Alpaïde s'inclina, puis quitta la pièce sans tarder. La jeune noble se leva pendant que la porte se refermait dans le dos de sa servante et atteignit son lit au moment où le battant heurtait son encadrement. À la lueur du candélabre, Freya se glissa sous les couvertures et souffla les chandelles une à une, jusqu'à être plongée dans les ténèbres.

Le sommeil ne mit pas longtemps à prendre possession de son être. Elle était si lasse qu'il ne lui fallut guère plus de quelques minutes pour sombrer dans les limbes de son esprit. Celui-ci avait d'ailleurs choisi de se montrer très agité, cette nuit-là.

Freya était recroquevillée sur elle-même, dans le but de se protéger du froid qui mordait sa chair. Elle était assise par terre, dans la neige qui détrempait ses vêtements. Des larmes coulaient sur ses joues pour se transformer presque aussitôt en givre. Elle était terrifiée, mais elle ne parvenait pas à crier. Aucun son ne s'échappait de ses lèvres gercées.

Des reflets étranges dansaient sur le sol, recouvert d'un épais manteau blanc. Ils étaient oranges pour la plupart, mais aussi jaunâtres ou ardents par endroits. Elle aurait pu trouver le spectacle joli si elle n'avait pas levé la tête pour chercher l'origine de ce miroitement.

Un brasier incandescent, si démesuré qu'il semblait s'élever jusqu'au ciel, aussi noir que de l'encre, brûlait non loin de là. Cette fois, elle réussit à hurler. Sa frayeur était trop grande pour que son corps puisse résister davantage à cette pulsion.

Freya se réveilla en sursaut, haletante. Son épiderme était recouvert d'une fine pellicule de sueur, car elle avait beaucoup remué à cause de ce cauchemar. Ce n'était pas la première fois qu'elle en souffrait. Cela s'était déjà produit à plusieurs reprises, et elle ressentait toujours la même angoisse.

Elle était convaincue qu'il ne s'agissait pas d'un rêve anodin. Elle avait encore l'impression de sentir la peur parcourir ses veines, le souffle glacé du vent sur sa peau qu'il rendait bleutée... Il y avait forcément une explication derrière cela, mais Freya, malgré ses longues heures de réflexion, ne parvenait pas à la trouver.

Que pouvait bien signifier ce songe étrange ? Aurait-elle jamais la réponse à cette question, ou devrait-elle continuer à vivre en étant parfois hantée de la sorte dans son sommeil, sans comprendre pourquoi ?

Sachant que, même si elle devait trouver une explication à cela, ce ne serait pas dans l'immédiat, elle choisit d'essayer de se rendormir. Elle espérait y parvenir, en dépit de son cœur qui battait à tout rompre dans sa poitrine et de son corps qui continuait à trembler.

Elle ferma les paupières. Si elle voulait avoir une chance de se remettre à somnoler, elle devait chasser le souvenir des flammes et de la neige de son esprit. Pour y arriver, elle décida de se concentrer sur des pensées qui lui étaient plus agréables, comme le tournoi d'épée qui serait lancé d'ici quelques heures à peine.

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