Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 7 : La championne de Freya

4478 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/06/2017 22:03

Bouche bée, le public ne détourna pas les yeux de l'entrée de l'arène, essayant d'entrevoir les traits de ce nouvel arrivant, masqués par l'ombre projetée par l'arène. Freya elle-même s'était approchée de la balustrade de la tribune, sur laquelle elle avait pris appui, et fixait désormais cette silhouette, les paupières plissées.

L'étonnement atteignit son paroxysme lorsque le mystérieux inconnu se décida enfin à pénétrer dans l'enceinte. La lumière éclaira son visage et tous, y compris les nobles, laissèrent échapper un cri de surprise. Celui qui venait de mettre la foule en émoi était en réalité une femme.

Elle ne portait pas d'armure, mais un bustier en cuir épais, de couloir noir, assorti aux bracelets qui recouvraient la moitié inférieure de ses avant-bras. Quoique mince, elle possédait des jambes musculeuses, chaussées de bottes solides. Un fourreau était noué autour de sa taille, duquel dépassait la garde finement ouvragée d'une rapière.

Elle arborait également un masque élégant, qui dissimulait le pourtour de ses yeux, ainsi qu'une bonne partie de son nez. Seules ses lèvres charnues étaient visibles, ainsi que son menton anguleux. Ses cheveux brun-roux formaient une tresse, de laquelle aucune mèche ne s'échappait.

D'une démarche assurée, en dépit des milliers d'yeux rivés sur elle, la femme traversa l'arène, ignorant le public qui l'observait sans ciller et les chevaliers qui la scrutaient avec méfiance. Elle se dirigea vers la tribune royale, au pied de laquelle elle s'immobilisa.

Elle dégaina sa rapière et plaça la lame devant son visage, avant de l'écarter d'un mouvement vif sur le côté. Elle courba l'échine dans une révérence, puis se redressa tout de suite après. Elle pencha la tête vers l'arrière, de façon à pouvoir observer les nobles qui la surplombaient. Elle prit alors la parole, son regard fixé sur Freya :

- Votre Altesse, me feriez-vous l'honneur d'accepter que je participe à ce tournoi et que je combatte en votre nom jusqu'à la victoire finale ?

Un murmure parcourut la foule, restée muette jusqu'à présent. Les chevaliers s'agitèrent, soupirant de mécontentement face au comportement de cette inconnue. Nombreux étaient ceux qui, parmi eux, souhaitaient devenir le champion de la princesse. Ils s'attendaient à voir Freya chasser cette importune de l'arène, mais sa réaction tardait.

Étonnée par cette entrée remarquée et la proposition qui s'en était suivie, la jeune noble ne s'était pas rassise. Elle avait toujours les mains serrées sur le parapet et continuait à scruter le masque en contrebas.

Cette femme, qui qu'elle soit, intriguait Freya. Elle venait de faire preuve d'une immense bravoure en osant braver tous les interdits dans l'unique but de se présenter à elle. La princesse admirait cette audace, même si elle savait qu'elle aurait plutôt dû se montrer méfiante.

Après tout, cette épéiste venait de surgir de nulle part et avait pénétré dans l'arène réservée aux chevaliers dans la plus totale illégalité. Malgré cela, sa curiosité poussait Freya à vouloir connaître la suite des évènements. Son instinct féminin l'encourageait à accorder sa chance à son interlocutrice, seule au milieu de tous ces hommes.

- Je vous accorde ce privilège, annonça-t-elle avec un large sourire.

- Comment ? s'exclama Gildas. Ma fille, tu n'y songes pas sérieusement ? Seuls les chevaliers et les nobles sont autorisés à prendre part au tournoi. Cette insensée n'a pas sa place ici.

Freya se tourna vers son beau-père pour lui adresser un regard suppliant. L'étonnement, sur son visage ridé, avait laissé place à de l'agacement. Il ne voyait pas la situation d'un très bon œil. La princesse, qui ne pouvait contenir son enthousiasme, insista :

- Vous êtes le roi, Père. Aucun règlement n'a plus d'importance que votre voix. S'il vous plaît, permettez-lui de participer.

- A-t-on jamais vu jouvencelle combattre dans l'arène ? répliqua-t-il aussitôt. Elle ne tiendrait pas une minute face à des adversaires rompus à l'usage de l'épée depuis des années.

- Elle ne me semble pas manquer de courage, souligna Freya.

- D'insolence, surtout, pour avoir fait irruption ici de la sorte. Elle mériterait que je la fasse jeter au cachot pour une telle impudence. D'ailleurs, je...

Gildas fut interrompu par un toussotement. Cybard s'était levé et vint se placer aux côtés de sa sœur. Il lui sourit tendrement, tout en posant sa main sur son épaule, puis ramena son attention sur son père :

- Puisque ce tournoi est organisé afin de célébrer mon anniversaire, j'estime avoir le droit d'exiger qu'il se déroule selon ma volonté, n'est-ce pas ? Or la seule que j'aie est de faire plaisir à ma très chère Freya. Si elle désire voir cette femme la représenter en tant que championne, alors moi aussi.

Gildas grommela et se renfrogna davantage. Il ne semblait toujours pas motivé à accepter la participation de dernière minute de l'inconnue, mais la détermination de Freya, couplée au soutien de Cybard, l'amenait à hésiter. Pouvait-il refuser une telle faveur à son fils au cours de festivités qui étaient les siennes ?

- Eh bien... commença-t-il, non sans une pointe de mécontentement. Cybard est plus roi que moi, aujourd'hui. Si c'est ce qu'il veut, il en sera ainsi, de manière exceptionnelle.

Les chevaliers, à cette annonce, ne dissimulèrent pas leur contrariété. Il leur paraissait presque insultant d'être réduits à affronter une femme, car ils ne retireraient aucune gloire d'une victoire face à elle, et seraient humiliés dans le cas, peu probable, où elle parviendrait à les vaincre.

Seul Judicaël n'était pas insatisfait de cette décision. Il fixait l'inconnue, toujours immobile au pied de la tribune royale, avec un mélange de curiosité et d'admiration. À l'instar de Freya, le sang-froid dont elle avait fait montre pour s'imposer de la sorte ne l'avait pas laissé indifférent.

La princesse, reconnaissante, déposa un baiser sur la joue de Cybard en guise de remerciement, avant d'adresser un sourire éclatant à son beau-père, qui se contenta de soupirer. Elle regagna sa place, de même que son frère, pendant que sa championne allait s'installer à l'extrémité de la file formée par les chevaliers.

Tous ou presque choisirent de lui jeter un regard noir. Aucun, cependant, n'osa protester. Puisqu'il s'agissait de la volonté du prince Cybard, ils n'étaient pas en droit de la contester.

Le page put reprendre le fil de ses présentations, dans lesquelles il avait été interrompu par l'arrivée inopinée de l'inconnue. Annoncer celle-ci lui causa d'ailleurs quelque désagrément, car il ignorait son nom, tout comme le reste de l'assemblée. Elle ne l'avait indiqué à aucun moment.

- Et... Hum... bégaya-t-il. La championne de son Altesse, la princesse d'Arkanie.

Les yeux de la jeune noble pétillèrent en entendant ces mots. Après qu'Auréa et les autres dames de la tribune royale eurent également choisi un favori parmi tous les vaillants combattants alignés dans l'arène, ils se répartirent sur la surface du terrain. Un tirage au sort fut effectué pour désigner les adversaires de chacun.

À cause de la nouvelle venue, ils étaient désormais un nombre impair. Un chevalier serait donc dispensé de prendre part à cette première joute et serait qualifié directement pour la suivante. La chance fut du côté de Judicaël.

Il alla s'installer contre l'un des gradins, pendant que les épéistes se mettaient en position. La championne de Freya se démarquait au milieu de tous, notamment par son absence d'armure. Elle semblait si petite et si fragile, entre ces colosses d'acier. La princesse l'observa avec inquiétude : bien qu'elle ne la connaisse pas et qu'elle l'ait elle-même encouragée, elle n'avait aucune envie qu'elle soit blessée.

Les hostilités furent lancées. Presque aussitôt, l'arène se transforma en un fracas assourdissant de lames, tandis que les adversaires s'opposaient dans des danses énergiques et déterminées. Tous désiraient remporter la victoire et l'honneur qu'elle leur offrirait.

Une vingtaine de duels se déroulaient de façon concomitante, si bien qu'il était impossible de tous les suivre. Comme Judicaël avait été exclu de cette joute, Freya pouvait garder les yeux rivés sur sa championne, sans se laisser distraire par les autres combats.

Elle s'en sortait bien, mieux que tout ce à quoi le public aurait pu s'attendre. Elle affrontait un chevalier arkane et n'éprouvait aucune difficulté face à lui. Même si l'avantage de l'homme résidait dans sa force et dans les coups puissants qu'il tentait de lui asséner, la femme masquée compensait avec sa rapidité et sa dextérité. Elle semblait aussi très maligne, car elle réalisait des feintes et des stratégies improbables.

À la surprise générale, la championne de Freya fut parmi les premiers à remporter son affrontement. Au terme d'un mouvement habile et calculé, elle parvint à désarmer son adversaire et à le menacer de sa lame. Il s'inclina à contrecœur devant elle, vaincu, avant de rejoindre le rang des perdants.

Freya était admirative. Elle avait observé à maintes reprises les soldats de Gildas à l'entraînement, mais aucun d'eux ne possédait une technique similaire à celle de cette inconnue. Elle maniait sa rapière d'une manière inspirée, et non pas assimilée grâce à l'expérience due à une rude préparation.

- Ta favorite est une vraie diablesse, ma fille, commenta Auréa, visiblement du même avis. Je suis impressionnée.

- Elle semble avoir un potentiel certain. Je suis impatiente de découvrir jusqu'où il va la porter. Très loin dans ce tournoi, je l'espère.

Gildas n'était pas du même avis. La prouesse de la combattante l'énervait plus qu'elle l'émerveillait. Au moment d'accepter sa participation, il n'avait pas songé un seul instant qu'elle parviendrait à remporter une joute, humiliant au passage l'un de ses chevaliers sous le regard du peuple.

Lorsque tous les duels furent achevés, les participants, vainqueurs comme vaincus, eurent le droit de se retirer pour une courte pause dans leur tente, le temps que les binômes suivants soient formés, là encore par tirage au sort. Dès que cela fut fait, la corne les invita à revenir dans l'arène.

Le page tenait désormais une nouvelle feuille entre ses mains, sur laquelle les combats à venir avaient été inscrits à l'encre noire. Il les énonça à voix haute et Freya retint sa respiration.

- Le seigneur Judicaël de Véronas contre... la championne de son Altesse, la princesse d'Arkanie.

Freya ferma aussitôt les paupières, par réflexe, tout en secouant la tête. Elle se pinça l'arête du nez en maugréant contre elle-même. Elle n'avait pas songé une seule seconde à cette éventualité au moment d'accepter l'inconnue comme représentante, et se sentait coupable à l'égard de Judicaël.

D'une main nerveuse, elle tritura son collier d'améthyste. Il serait à présent très inconvenant, et très irrespectueux à l'égard de la combattante, de témoigner son soutien au Véronien, elle qui lui avait pourtant promis de l'encourager. Puisqu'il en était ainsi, Freya allait s'abstenir, ne pouvant en choisir un au détriment de l'autre.

Son cœur penchait du côté de Judicaël, par amitié, mais la prestation de son adversaire féminine lors de la première joute prouvait qu'elle méritait de poursuivre son parcours aussi loin que possible. Si elle réitérait son exploit, elle n'aurait sans doute aucun mal à vaincre le jeune homme.

L'égo de ce dernier en prendrait sûrement un coup. Il s'était attendu à perdre rapidement et honteusement, certes, mais il ne pensait sans doute pas que cela se produirait face à une femme. Freya espérait que, si cela arrivait, il ne lui en tiendrait pas trop rigueur, malgré le fait qu'il ait toutes les raisons de la juger responsable.

Judicaël était en réalité plus amusé que dépité par ce hasard. Tout au long du précédent duel, il n'avait eu de cesse d'observer la championne. Il brûlait désormais de se mesurer à elle, même s'il savait que cette confrontation allait se conclure pour lui par un cuisant échec.

Les participants se positionnèrent face à face et levèrent leur épée. Le regard du Véronien plongea dans les yeux de sa rivale. Si son masque empêchait de distinguer ses traits, ses prunelles demeuraient bien visibles. Elles étaient sombres et semblaient exprimer une certaine dureté.

Judicaël fut arraché à sa contemplation par le début du combat. Aussitôt, son adversaire fondit sur lui. Comme il avait déjà pu le constater, elle était rapide. Il eut à peine le temps de lever sa lame pour contrer son coup et la repousser. Elle n'en fut pas déséquilibrée pour autant. Elle tournoya sur elle-même, pour enchaîner avec un nouvel assaut.

Le jeune homme comprenait mieux pourquoi, en dépit des risques, elle ne portait pas d'armure. Son principal atout était sa vitesse, or elle aurait été ralentie si elle avait dû recouvrir son corps de plaques en métal. Les hommes, plus robustes, n'avaient aucune difficulté à se mouvoir avec de telles protections, mais la championne était beaucoup trop mince pour supporter ce poids sur elle. Cela l'aurait handicapée.

Les lames s'entrechoquèrent durant une minute, au cours de laquelle Judicaël étudia avec soin la technique de celle qu'il affrontait, ou plutôt son absence. Elle ne planifiait aucun mouvement. Elle se calquait sur ceux de son ennemi, réussissait parfois même à les anticiper, de façon à répliquer de la manière la plus adéquate. La précision de ses gestes la rendait redoutable.

Judicaël voulut feinter, mais il échoua. Alors qu'il amorçait un mouvement pour tenter de l'attaquer par le flanc, elle se décala agilement sur sa droite et frappa son épée juste au-dessus de la garde, de toutes ses forces. Le Véronien fut emporté vers l'avant par son élan, ainsi que par le coup. Il lâcha son arme pour atterrir face la première contre le sol terreux de l'arène.

Un nuage de poussière se souleva autour de lui et lui arracha une quinte de toux. Pendant qu'il se redressait, il vit une main pénétrer dans son champ de vision. Sa rivale, honorable, l'aidait à se relever. Sans hésiter, il s'en saisit. La peau de la championne était douce, et rendue moite par le maniement de sa rapière.

- Merci, dit Judicaël. C'était un magnifique combat.

Elle lui répondit par un simple signe de tête, puis tourna les talons. Le jeune homme ne la quitta pas des yeux tandis qu'elle se dirigeait vers le pourtour de l'arène, auquel elle alla s'adosser en attendant que les autres duels se terminent. Une fois encore, le sien avait été l'un des plus rapides, mais tous n'allaient plus tarder à s'achever.

Dès que ce fut le cas, elle gagna la sortie. Judicaël s'empressa de lui emboîter le pas. Il se demandait où elle pouvait bien se rendre, étant donné qu'aucune tente n'avait été prévue pour elle. Il avait très envie de découvrir si, à l'écart du public, elle enlevait son masque. Il aurait tant aimé voir dans son intégralité le visage de celle qui l'avait vaincu.

Ce n'était pas le cas. Après avoir perdu sa trace un instant, Judicaël la repéra, assise sous un arbre, en train de frotter sa lame avec un mouchoir. Ses traits étaient toujours cachés et elle semblait déterminée à ne pas les dévoiler.

- De quelle contrée venez-vous ? interrogea le Véronien.

La championne sursauta. Bien qu'il ne se trouve plus qu'à quelques mètres d'elle, elle n'avait pas remarqué sa présence, trop absorbée par son nettoyage. Elle garda le silence quelques secondes, hésitant à répondre. Comme Judicaël réitéra sa question, elle s'y résolut :

- D'Arkanie. Si tel n'était pas le cas, je n'aurais pas tenu à combattre au nom de la princesse.

- Beaucoup de monde aurait désiré cet honneur, pas seulement les Arkanes.

- Faites-vous partie de ceux-là ? s'enquit-elle.

- L'idée m'a effleurée, mais je ne regrette pas d'y avoir renoncé. Vous êtes bien meilleure que moi.

À présent que Judicaël pouvait l'admirer de plus près et autrement que dans le feu de l'action, il supposa que cette damoiselle était relativement jeune, peut-être même plus que lui. Il songea un instant à lui demander son âge, avant de se raviser. Cela n'aurait pas été courtois.

- Pourquoi avoir décidé de participer à ce tournoi ?

- Vous êtes bien curieux, messire Judicaël, répliqua-t-elle avec l'ébauche d'un sourire. Je juge m'être montrée assez loquace avec vous. Il est inutile d'insister, vous n'obtiendrez plus la moindre information à mon sujet.

- Pas même votre nom ?

- Pas même mon nom.

Sur ces mots, la jeune femme se leva et entreprit de s'éloigner de lui jusqu'à disparaître entre les tentes dressées pour les combattants. La bouche entrouverte, le noble de Véronas continua à fixer l'endroit où elle s'était évaporée. Dans un murmure, il lâcha :

- Quelle fille...

Jamais il n'avait rencontré quelqu'un comme elle, à l'exception peut-être de Freya. La princesse partageait des points communs avec sa championne, tels que leur manque total de considération à l'égard des convenances et leur tempérament aussi farouche que passionné.

Il émanait de cette inconnue un sentiment d'assurance, une prétention désinvolte. C'était en partie à cause de ce trait de caractère que, au moment de l'affronter, Judicaël l'avait jugée invincible. Elle avait foi en ses capacités, ce qui lui permettait de remporter ses duels avec une pareille aisance.

Le Véronien continua à méditer au sujet de la jeune femme pendant qu'il rejoignait sa tente. S'il se pressait, il aurait le temps de retirer son armure et de rejoindre la tribune royale avant le début de la joute suivante, à laquelle il tenait à assister.

Lorsque Judicaël écarta la tenture qui condamnait l'entrée, il eut l'agréable surprise de découvrir Freya et Cybard, de l'autre côté, qui lui adressèrent un sourire réconfortant. La princesse se précipita vers lui pour placer ses mains au niveau de ses coudes et le regarder dans les yeux.

- Je suis vraiment navrée, s'excusa-t-elle. Ce qui s'est passé tout à l'heure... Je ne le désirais pas. Me pardonnez-vous ?

- Vous pardonnez de m'avoir mis sur le chemin de la plus délicieuse et envoûtante créature du royaume d'Arkanie ? répondit Judicaël avec malice. Comment pourrais-je vous en vouloir ? C'est plutôt une faveur que vous m'avez accordée, bien que vous n'en ayez pas eu conscience.

- Avez-vous eu l'occasion de lui parler ?

- Parler est un bien grand mot. Nous n'avons échangé que de brèves paroles. Elle ne porte pas un masque pour rien : elle refuse de dévoiler des informations ayant trait à son identité. Je n'ai même pas pu lui arracher son prénom, seulement qu'elle était native d'Arkanie, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un habile mensonge.

- J'aimerais beaucoup la rencontrer, avoua Freya. Pas vous, mon frère ?

Cybard acquiesça, sans grande conviction. Si l'inconnue avait réussi à piquer la curiosité de tout le monde dans les gradins, ainsi que dans l'arène, elle n'avait pas éveillé la sienne. Savoir qui elle était le laissait indifférent, mais elle paraissait intriguer Judicaël et Freya à un tel point qu'il n'avait pas envie de les contrarier.

- Hélas, elle s'est enfuie quelque part au terme de notre conversation, révéla le Véronien. À mon avis, elle ne réapparaîtra pas avant la prochaine joute, de crainte que quelqu'un essaye de s'adresser à elle.

- Dans ce cas, j'imagine que je ne la verrai pas autrement que depuis les tribunes, soupira Freya. Puisqu'il doit en être ainsi... Retournons à nos places.

- Je vous rejoins dès que possible, le temps de retirer cette armure. J'ai hâte de voir quelle prouesse votre merveilleuse championne va réaliser pour remporter son prochain duel.

La princesse eut une expression amusée. Judicaël était tombé sous le charme cette mystérieuse combattante. La majorité des jeunes femmes avait cet effet ensorcelant sur lui, mais cette fois, c'était différent. Freya elle-même reconnaissait qu'il y avait quelque chose, chez cette damoiselle, qui fascinait. Sans doute était-ce son attitude peu commune.

Elle prit le bras que Cybard lui offrait et ils sortirent de la tente pour retrouver leurs domestiques, qui les avaient attendus à l'extérieur. Bien qu'ils soient assez loin des gradins, les bruits de la foule leur parvenaient. Les conversations et les rires fusaient. Tout le monde commentait les combats qui se déroulaient sous leurs yeux, chacun espérant voir triompher son favori.

Même dans la tribune royale, les nobles discutaient entre eux. Gildas et Lydéric échangeaient l'un avec l'autre quand Cybard et Freya regagnèrent leur place. Ils s'interrompirent aussitôt. Si le prince ne le remarqua pas, distrait comme il l'était, sa sœur en déduisit aussitôt qu'ils parlaient certainement de leur alliance, voire du mariage arrangé avec Énimia.

Freya se demandait si son beau-père avait eu l'audace de prévenir Lydéric de la mauvaise tournure que prenait leur arrangement. Comme le souverain de Calverne paraissait de bonne humeur, elle en doutait. Il ne se réjouirait pas autant s'il savait que la clause de la future entente avec l'Arkanie risquait de ne pas être acceptée.

La princesse détourna le regard avant que Lydéric ne le sente posé sur lui et ramena son attention sur le centre de l'arène, où les prochains duels étaient sur le point de se dérouler. Les chevaliers encore en lice revenaient sur le terrain. Ils n'étaient plus qu'une demi-douzaine, désormais, et la championne de Freya se trouvait parmi eux, avec l'air d'être à son aise.

Trois affrontements se dérouleraient de façon concomitante pour éliminer la moitié des participants restants, comme c'était le cas depuis le début du tournoi. Après cela, une autre joute aurait lieu. Cette fois-ci, les derniers combattants s'affronteraient un par un, à la suite, jusqu'à ce qu'un vainqueur soit désigné parmi eux.

Judicaël rejoignit ses parents dans la tribune juste avant que les premiers coups d'épée résonnent en contrebas. Aussitôt, ses yeux se rivèrent sur la jeune femme, pour ne plus s'en détacher. De tout son cœur, il espérait la voir gagner. Pas seulement parce qu'elle l'avait vaincue et qu'il s'agirait d'une façon de restaurer sa dignité, mais surtout parce qu'il considérait qu'elle le méritait. L'audace dont elle avait fait preuve pour participer en témoignait.

Le sourire qu'il échangea avec Freya, après que la championne de celle-ci eut porté une estocade ingénieuse à son adversaire, lui indiqua que la princesse partageait son opinion. Elle brûlait d'envie d'encourager l'inconnue de toutes ses forces, mais elle s'abstint de le faire. Si Judicaël et elle étaient charmés par la prestation de l'épéiste, c'était loin d'être le cas de tout le monde.

Gildas, déjà mécontent au moment d'accepter son inscription, n'avait fait que se renfrogner davantage depuis qu'elle avait vaincu l'un de ses chevaliers, lors du premier combat. Rustic, lui, étudiait la championne, les sourcils froncés. Cela lui paraissait suspect qu'une femme puisse manier l'épée avec une telle facilité, et qu'elle soit surtout capable de vaincre des ennemis plus robustes et mieux entraînés.

À deux reprises, Freya entendit le mot « sorcellerie » être prononcé. Cela la fit blêmir. L'usage de la magie était proscrit dans le royaume d'Arkanie. Ceux qui étaient dotés de dons surnaturels ou qui étudiaient les arts occultes étaient condamnés à la peine capitale. Depuis qu'Auréa avait épousé Gildas, la jeune noble avait vu de nombreux accusés se consumer sur le bûcher, dans la cour du château.

Elle ne pensait pas que sa championne puisse être une sorcière. En apparence, elle ne semblait user d'aucun enchantement, juste de son talent, et lui-même donnait l'impression d'être parfaitement naturel. Elle était douée, voilà tout, mais l'orgueil des hommes leur rendait intolérable le fait d'être vaincu par elle.

Même le public n'avait pas l'air de beaucoup apprécier l'épéiste. Lorsqu'elle remporta son combat, après une élégante démonstration de ses aptitudes, seules quelques personnes applaudirent poliment. Les autres restèrent de marbre, dédaignant cette nouvelle victoire.

Freya aurait voulu acclamer sa réussite, mais elle n'en fit rien. Elle ne tenait pas à provoquer le courroux de Gildas, d'autant que la situation était déjà bien assez tendue au sein de la famille royale, à cause de la proposition de mariage. Elle ne souhaitait pas jeter de l'huile sur le feu.

Bientôt, les noms des trois ultimes combattants furent connus. En plus de sa favorite, il y avait un chevalier arkane, membre de la garde personnelle du roi, mais aussi celui que Lydéric avait désigné comme étant son champion. Bien qu'ils aient tous deux réalisé d'excellentes performances au cours du tournoi, les chances qu'avait l'inconnue de remporter la victoire étaient élevées.

Les lèvres de Freya se pincèrent lorsque cette idée lui traversa l'esprit. Si la jeune femme venait à gagner la dernière manche, qui s'annonçait comme étant la plus complexe de toute, que se passerait-il ? Si Gildas avait toléré sa participation, lorsque Cybard l'avait prié de le faire, c'était probablement parce qu'il s'attendait à la voir perdre dès le premier assaut. Il devait regretter son geste, à présent.

Accepterait-il, si la championne de Freya triomphait, de lui remettre la récompense qui revenait de droit au vainqueur ou protesterait-il, criant à une tricherie d'origine magique ? La princesse le redoutait, et le regard mauvais avec lequel Gildas observait l'épéiste ne laissait rien présager de bon pour la suite des évènements.


Laisser un commentaire ?