Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 8 : Le serment

4755 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/08/2017 20:06

Le regard de Freya passa de sa favorite, qui attendait sereinement, les bras croisés sur sa poitrine, au combat que se livraient avec acharnement les deux autres chevaliers. L'Arkane avait déjà subi une défaite face à la jeune épéiste et, s'il perdait face au Calvernois, ce serait fini pour lui.

Le champion choisi par Lydéric avait un léger avantage sur lui, malgré la hargne et la détermination qu'il insufflait au duel. Il répondait à chacun des coups de son adversaire avec rage, bien que cela ne soit pas la meilleure tactique à adopter. Il s'épuisait beaucoup, or cela ne lui servait pas à reprendre le dessus.

L'Arkane rassembla son énergie dans un ultime assaut, qui fut habilement paré par son opposant. Le choc qu'encaissa sa lame était si puissant qu'elle manqua de lui échapper des mains, mais le Calvernois réussit à ne pas se laisser désarmer.

Il repoussa son rival et celui-ci, éreinté par le combat qu'il venait de mener, chancela vers l'arrière. Le favori de Lydéric n'eut qu'à le percuter avec son épaule pour le faire basculer. L'Arkane tomba sur le sol et lâcha son épée, qui rebondit un peu plus loin, dans la poussière. La pointe de l'arme ennemie vint se placer au niveau de son cœur.

- Halte ! s'écria le page. Nous avons notre vainqueur pour cette joute, et il s'agit de messire Innoc !

Lydéric se leva de son siège pour applaudir son chevalier, aussitôt imité par son épouse Valdrade. Quelques secondes plus tard, tous les membres de la tribune royale s'était joint à eux dans le but d'acclamer le noble chevalier. L'allégresse retomba lorsque le jeune homme qui commentait le tournoi reprit la parole :

- Place désormais au dernier duel. Il opposera par conséquent messire Innoc à la championne de son Altesse.

Si le Calvernois suscitait la sympathie de l'ensemble du public, seuls Judicaël, Cybard et Freya saluèrent la mention de l'épéiste. Il ne faisait aucun doute que les espoirs de l'assemblée reposaient sur les épaules du favori de Lydéric, car il était désormais le seul à pouvoir la vaincre.

Tout le monde semblait si désireux de voir cet évènement se produire que personne ne tenait rigueur au Calvernois d'avoir défait le dernier Arkane encore en lice dans le tournoi, pas même Gildas. Il continuait à observer l'inconnue d'un œil mauvais, sans se départir de la méfiance qu'elle lui inspirait.

Freya s'efforçait du mieux qu'elle pouvait de dissimuler son appréhension, mais elle songeait qu'il vaudrait peut-être mieux pour sa championne de perdre cette ultime joute. Ainsi, elle détournerait d'elle tout soupçon de sorcellerie. À l'allure déterminée que la jeune femme affichait lorsqu'elle se présenta face à son adversaire, cependant, il apparaissait clairement que tel n'était pas son dessein et qu'elle avait bien l'intention de gagner.

- Je rappelle que le vainqueur de ce tournoi remportera une cassette de pièces d'or, qui lui sera remise en mains propres par le prince Cybard, auquel nous nous permettons, une fois de plus, de souhaiter un excellent anniversaire. Que les duellistes se saluent.

La damoiselle leva son épée devant son visage et l'abaissa rapidement. Face à elle, Innoc réalisa le même geste. Ils restèrent ensuite immobiles jusqu'a ce que l'affrontement soit officiellement lancé par le page. Presque aussitôt, les deux lames se heurtèrent une première fois dans une gerbe d'étincelles.

Le Calvernois n'avait pas atteint le terme du tournoi par hasard : il était vraiment redoutable, plus que tous les chevaliers que l'inconnue avait combattus au préalable. Malgré cela, elle ne semblait pas inquiète. Freya le soupçonnait, du moins, car il était impossible de distinguer l'expression de son visage sous son masque.

De tous les affrontements qui s'étaient déjà déroulés dans l'arène au cours de la journée, celui qui était en train d'être livré pouvait être comparé à une véritable œuvre d'art, brillamment réalisée par deux virtuoses. Ils n'avaient pas les mêmes atouts, ce qui rendait leurs actions très variées et offrait au public un spectacle délectable.

- Penses-tu que ta favorite ait la moindre chance, face à un guerrier de cette envergure ? s'enquit Auréa à l'oreille de sa fille.

- Pensez-vous que Père ait l'intention de la condamner au bûcher, si tel est le cas ? interrogea Freya, la gorge nouée.

Leurs regards s'orientèrent de façon concomitante en direction de Gildas. La main du roi était crispée sur l'accoudoir de son siège et son attention ne se détachait pas des virevoltes que la mystérieuse épéiste effectuait en contrebas, afin de déstabiliser son rival. Ses dents grinçaient et il maugréait à voix basse.

- Gildas est juste, déclara Auréa. Même s'il abhorre la sorcellerie plus que tout, il ne la fera pas exécuter pas sans preuve.

- Défaire les meilleurs chevaliers du royaume et ceux des contrées voisines quand on est une femme n'en sera-t-il pas une, pour lui ?

- Assez pour le convaincre de la remettre aux Chasseurs, mais pas pour prononcer sa sentence.

Freya grimaça. Elle n'appréciait pas les Chasseurs, un groupe de guerriers très particulier, qui existait depuis une douzaine d'années et qui avait pour mission d'arrêter toute personne suspectée d'être adepte des arts occultes. Ils faisaient de nombreuses victimes et disposaient de méthodes blâmables, qu'ils utilisaient pour contraindre leurs prisonniers à dévoiler leur véritable visage.

Si la jeune femme, qui continuait à se battre avec vaillance, tombait entre leurs mains, elle subirait des tortures inimaginables. Même si elle s'avérait dépourvue de toute faculté magique, cela ne changerait rien aux supplices qu'on lui aurait déjà infligés. Être directement brûlé vif était presque préférable à cela.

- Allons... rassura Auréa en plaçant sa main sur celle de Freya. Tu sais comment est Gildas. Il redoute tant la sorcellerie qu'il a la triste manie de la déceler même là où elle n'existe pas. Peut-être renoncera-t-il de lui-même à ses doutes.

- Vous songez donc que ma championne n'est pas une sorcière.

- En effet. Si tel était le cas, elle ne serait pas venue s'exposer ainsi, au vu et au su de tous, à moins d'être dénuée de raison.

Freya fut d'accord avec ces propos. Comme toujours, Auréa était la voix de la sagesse et elle espérait que, si Gildas s'obstinait à voir en cette inconnue une pratiquante ésotérique, sa mère saurait le ramener dans le droit chemin. Il était si entêté, néanmoins, que parfois même les paroles sensées de son épouse ne suffisaient pas.

La princesse ramena sa concentration sur le duel quand la foule rassemblée dans les gradins poussa une exclamation. Pour l'instant, aucun vainqueur ne se profilait. Ce combat était le plus long que sa championne ait mené jusqu'alors, et sans nul doute le plus difficile.

Le chevalier Innoc réalisa un assaut furieux, au cours duquel il lui asséna une série de coups puissants que la damoiselle parvint à contrer grâce à sa rapidité naturelle. Elle se retrouvait à présent en fâcheuse posture, car son adversaire l'avait acculée contre le bord de l'arène.

Tandis que le Calvernois était sur le point de lui porter une nouvelle estocade, elle se jeta sur le côté et roula dans la poussière. Son absence d'armure venait de la tirer d'un mauvais pas. Si elle en avait porté une, elle n'aurait pas pu exécuter une telle manœuvre aussi vite et aussi aisément.

Le temps que son rival réagisse, l'épéiste s'était redressée, sa rapière pointée vers l'avant. Un nouvel échange s'ensuivit, où leurs armes s'entrechoquèrent bruyamment. Le public retenait son souffle. Ils partageaient le même pressentiment : la fin du duel approchait, quelle qu'elle soit.

L'imprévisibilité de l'inconnue joua encore une fois en sa faveur, de même que sa ruse. Elle para l'épée de son rival et laissa tomber la sienne par terre. Le Calvernois voulut en profiter pour l'atteindre, mais la championne de Freya esquiva sa tentative et récupéra sa lame, après l'avoir propulsée dans les airs avec la pointe de son pied.

Elle saisit la garde à deux mains et exécuta un mouvement précis, calculé avec soin, qui désarma le Calvernois. Celui-ci, abasourdi, ne comprit pas immédiatement ce qui venait de se produire, pas plus que les spectateurs. Seule la jeune femme savourait déjà sa victoire, comme le trahissait le sourire éclatant qui étirait ses lèvres, pendant que le tranchant de sa rapière caressait le heaume de son opposant vaincu.

Freya se pencha vers l'avant, afin d'être au plus près de la balustrade sans avoir à se mettre debout. Elle hésitait entre se sentir heureuse pour sa favorite ou craindre le sort qui la guettait. Ce fut l'anxiété qui triompha. Gildas observait la scène les yeux exorbités, la mâchoire tremblante.

Le silence de mort qui s'était abattu sur les tribunes suite à la défaite du Calvernois mettait la princesse aussi mal à l'aise que l'attitude de son beau-père. Cette atmosphère donnait l'impression que le temps s'était suspendu, mais il ne tarderait pas à reprendre son cours, elle le savait.

Une veine saillait à la tempe du roi, dont le visage était devenu rougeaud. Lorsque Freya le vit esquisser un geste pour se lever, elle se prépara à bondir sur ses pieds. Quoi que Gildas en dise, elle était déterminée à prendre la défense de cette damoiselle qui s'était courageusement battue en son nom.

Lydéric qui les devança. Il mit debout, affichant un air neutre, et avança vers la rambarde. Tous les yeux se rivèrent sur lui, y compris ceux de la famille royale d'Arkanie. Au grand étonnement de l'assemblée, il leva ses deux mains à hauteur de son torse et commença à applaudir.

- Que... bredouilla Gildas, désemparé.

Personne ne s'était attendu à une telle réaction de la part du roi de Calverne, d'autant que c'était son propre champion qui venait d'être terrassé par cette inconnue. Freya éprouva un intense soulagement qui la convainquit de se redresser et d'acclamer à son tour la jeune épéiste. Judicaël se joignit à elle, suivi de près par Brunehaut, Cybard, Auréa et Valdrade.

Il fallut une bonne minute pour convaincre la foule, ainsi que les autres nobles, de féliciter l'épéiste. Quand ils s'y furent résolus, cette dernière s'inclina à plusieurs reprises, dans différentes directions, afin de saluer l'hommage qui lui était fait.

Gildas les imita à contrecœur. De la sueur perlait sur son front, qu'il tapota avec la manche de son vêtement de cérémonie. Lydéric acheva sa salve d'applaudissements avant de se tourner vers lui. Le souverain d'Arkanie lui adressa un regard d'excuse, auquel son ami répondit par un sourire chaleureux.

- Eh bien ! s'exclama-t-il. Si votre royaume compte d'aussi redoutables manieurs d'épée, j'ai toutes les raisons de vouloir enfin signer cette alliance avec vous. Vous venez de nous démontrer qu'il vaut mieux avoir l'Arkanie dans son camp plutôt que contre soi.

Freya fut rassurée de voir les traits de Gildas se détendre. Puisque Lydéric ne s'offusquait pas de la défaite de son valeureux chevalier, causée par une femme, sa championne n'avait sans doute plus rien à craindre de son beau-père. La princesse déchanta bien vite en remarquant que son beau-père ne foudroyait plus des yeux le centre de l'arène, mais Cybard.

Celui-ci, malgré son naturel distrait, n'avait pas pu ne pas le remarquer. Il se détourna, gêné, et baissa la tête. Ladite alliance ne dépendait que de lui et Gildas ne manquait pas de le lui rappeler. Freya n'avait jamais eu autant de peine pour son frère qu'en cet instant. Afin de le préserver de ce contact visuel accusateur, elle déclara d'un ton précipité :

- Cybard, le moment n'est-il pas venu pour vous de remettre son prix à notre vainqueur ?

- Hum ? Oui... Oui, naturellement. Merci de me l'avoir rappelé, ma chère. Père, si vous voulez bien me confier la cassette.

- C'est que... grommela Gildas. Ce dénouement est tout à fait inattendu. Il n'était pas prévu que...

Cette fois, ce fut Auréa qui intervint. Elle plaça sa main délicate sur l'avant-bras de son mari et lui adressa son plus tendre sourire, dont elle seule avait le secret. L'effet fut immédiat : le roi se radoucit.

- Mon époux, vous aviez promis une récompense à la personne qui remporterait ce tournoi. Souhaiteriez-vous ne pas tenir parole ? Vous devriez au contraire être fier que Freya ait fait un choix aussi avisé que celui-ci en acceptant cette damoiselle pour championne. Elle n'aurait pu opter pour une personne plus talentueuse.

- Hmpf... D'accord.

Bien qu'à contrecœur, Gildas se résolut à prendre la cassette qui était restée posée devant lui tout au long du tournoi et à la tendre à Cybard, qui s'en saisit maladroitement. Malgré ses mains moites, il parvint à ne pas la lâcher. Ç'aurait été humiliant, avec tous ces visages tournés vers lui, qui l'embarrassaient déjà bien assez.

Freya décida de suivre son frère jusqu'au cœur de l'arène, de même que Judicaël. L'un comme l'autre, ils avaient très envie de se rapprocher de cette inconnue qui les intriguait tant. Pendant qu'ils descendaient les marches dans le sillage de Cybard, le page invita tous les autres chevaliers à venir saluer le public, qui en fut ravi.

L'épéiste victorieuse attendait, immobile. Elle ne cilla pas lorsqu'elle vit les trois nobles se diriger vers elle, mais elle s'inclina devant eux dès qu'ils se furent immobilisés à sa hauteur. La princesse d'Arkanie l'observa avec attention, sans avoir la moindre idée de l'identité que ce masque pouvait dissimuler.

- Dame... commença Cybard avant de s'interrompre. Comment dois-je vous nommer ?

- Votre Altesse n'a pas besoin de le faire, répondit-elle avec une pointe d'amusement.

- Oh, fort bien. Dans ce cas, ma dame, permettez-moi de vous offrir cette cassette de pièces d'or, afin de vous récompenser dignement pour votre triomphe, obtenu en ce jour. En plus de cela, j'ai l'insigne honneur de vous témoigner mes plus vives félicitations.

Cybard remit le petit coffre à la jeune femme, qui le saisit avec maintes précautions entre ses doigts pâles et fins. Elle remercia le prince d'un signe de tête respectueux, puis exécuta une nouvelle révérence. Elle se tourna ensuite vers Freya :

- Altesse, recevez toute ma gratitude pour m'avoir accordé l'honneur d'être votre championne.

- Merci à vous d'avoir remporté cette victoire en mon nom. Vous êtes si douée que ce serait plutôt à moi d'être flattée d'avoir été choisie par vous, parmi tous ces nobles pour lesquels vous auriez pu combattre.

- Non. Je ne l'aurais fait pour personne d'autre. Uniquement pour vous.

Avant que Freya n'ait eu le temps de réfléchir aux paroles que l'inconnue venait de prononcer, cette dernière avait déjà tourné les talons pour s'éloigner. Lorsque la princesse réagit, elle était en train de disparaître derrière un groupe de chevaliers. Judicaël esquissa un geste pour s'élancer à sa suite, mais Freya l'arrêta en plaçant un bras en travers de son chemin.

- Je vous en prie, laissez-moi faire.

Le Véronien parut déçu, mais il capitula. Après tout, il avait eu l'occasion de s'adresser à l'épéiste un peu plus tôt dans la matinée, et n'avait pu lui soutirer aucune information, en dehors du fait qu'elle était Arkane. Cybard venait également d'échouer au moment d'obtenir son nom. Freya doutait d'avoir plus de chance qu'eux, mais sa curiosité la poussait à essayer.

- Attendez ! s'écria-t-elle.

Elle avait retroussé le bas de sa robe pour pouvoir marcher le plus vite possible et parvint à rattraper sa championne au moment où elle quittait l'arène. Les deux domestiques maintinrent la lourde porte ouverte pour la princesse et la refermèrent sitôt qu'elle fut de l'autre côté.

Les deux jeunes femmes se trouvaient à proximité des tentes dressées pour les participants. Comme ceux-ci étaient encore réunis auprès des spectateurs, elles étaient seules. Il n'y avait pas âme qui vive dans les environs, malgré les bruits assourdissants qui leur provenaient des gradins, derrière elles.

Freya se rendit soudain compte de sa témérité. Et s'il s'agissait d'un piège ? Elle se retrouvait sans escorte et sans défense avec une parfaite inconnue, qui venait de défaire quelques-uns des meilleurs chevaliers de diverses contrées. La méfiance s'insufflait dans son esprit, pourtant son instinct lui soufflait qu'elle n'avait aucune crainte à avoir.

L'épéiste lui tournait le dos, mais elle s'était arrêtée suite à son cri. Au bout de quelques secondes, elle consentit à pivoter sur ses pieds. Freya avança d'un pas prudent vers elle, tout en demeurant à une distance sécuritaire. Tant qu'elle ne saurait pas qui de sa raison ou de son sixième sens se trompait, il lui fallait demeurer sur ses gardes.

- Votre Altesse ? interrogea l'autre, calmement.

- Je... Il y a un instant, vous avez affirmé que vous aviez fait tout cela pour moi. Pourquoi ? Je veux dire... Pourquoi moi ? Est-ce que nous nous connaissons ? Judicaël m'a rapporté que vous étiez Arkane, ce qui fait de moi votre princesse, mais je ne pense que ce soit le motif qui vous ait poussé à agir, n'est-ce pas ?

- Quelle genre de réponse espérez-vous obtenir de moi ?

- Je ne sais pas. Personne n'a réussi à vous en soutirer une seule ou presque, jusqu'à présent. Je ne vois pas pourquoi j'y parviendrais mieux qu'un autre.

Freya scruta la réaction de son interlocutrice. Elle s'attendait à la voir fuir, pour ne pas devoir se soumettre à ses interrogations, mais ce ne fut pas le cas. Elle ne bougea pas, continuant à la fixer de ses yeux sombres derrière son masque, une expression neutre sur le visage.

- Votre Altesse rencontrera peu de personnes qui lui seront plus dévouées et plus fidèles que moi. Je suis à votre service et je n'hésiterais pas à mourir pour vous si cela s'avérait nécessaire. Aujourd'hui, en vous demandant d'être votre championne, c'est mon allégeance tout entière que je vous ai accordée.

- Pourquoi cela ?

- Votre vie est précieuse, Altesse. Je suis convaincue que vous serez la meilleure princesse que l'Arkanie ait jamais connue. Veiller sur vous est un devoir auquel je me soumets avec le plus grand plaisir.

- Cela ne me révèle pas quelles sont vos motivations.

- Au contraire, je viens de le faire. C'est vous, et vous seule. Votre bonté, votre compréhension... Tout ce qui fait de vous ce que vous êtes et ce pour quoi le peuple, dont je fais partie, vous admire. Ai-je répondu à vos questions ?

Freya était bouleversée par ce qu'elle venait d'entendre. Cette inconnue, qu'elle était presque certaine de ne pas connaître, était prête à lui offrir son existence en sacrifice. Certes, tous les chevaliers du royaume avaient fait ce serment, mais cette fois, cet engagement revêtait une tout autre apparence. Celui d'une jeune femme, qui devait avoir à peine son âge, voire moins.

- De nombreux hommes, comptant parmi les plus preux du royaume, assurent déjà ma sécurité, rappela Freya. Même si je suis honorée de l'intérêt que vous me portez, je n'ai nullement...

- Ces hommes, je les ai vaincus. Pas tous, je l'admets, mais je serais capable d'y parvenir. Il n'est pas exclu que d'autres soient aussi en mesure de le faire. Si cela venait à se produire, ce que je ne souhaite pas, vous aurez besoin de moi.

- Quand bien même vous auriez raison... Comment sauriez-vous si je suis en danger ? M'épiez-vous en permanence ?

L'inconnue eut un sourire espiègle, avant de secouer la tête en signe de dénégation. Freya pensait que discuter avec elle la rendrait beaucoup moins intrigante, car cela aurait levé quelque peu le mystère qui entourait sa championne, mais elle faisait erreur. Elle avait de plus en plus de mal à la cerner.

- Je me doutais que vous ne résisteriez pas à la tentation de me suivre, ou du moins je l'espérais. Après tout, vous êtes la fille d'Auréa, et sa Majesté est connue pour posséder une soif insatiable de connaissances.

- C'était ce que vous désiriez ? Me parler seule à seule ?

- Pas vous parler. J'ai un objet à vous remettre, mais je ne voulais pas le faire en présence de regards indiscrets.

La princesse, dont la défiance commençait à l'emporter, eut un mouvement de recul lorsqu'elle vit l'inconnue diriger sa main vers sa ceinture, là où se trouvait le fourreau de sa rapière. Elle l'effleura, mais ses doigts ne se resserrèrent pas autour de la garde. Elle souleva un pan de sa chemise, dévoilant une forme incurvée, à la couleur écrue.

- Une corne ? s'étonna Freya. Est-ce donc pour cela que vous m'avez attirée ici ?

- Ce n'est pas une corne ordinaire. Elle est ensorcelée.

La bouche de la jeune noble s'ouvrit de stupeur, mais se referma presque aussitôt. Ainsi donc, les soupçons de Gildas étaient fondés, alors qu'elle avait pourtant voulu croire le contraire jusqu'à présent. Ses sourcils se froncèrent, tandis qu'elle accusait d'une voix grave :

- Vous êtes une sorcière...

- Si c'était le cas, quel mal y aurait-il à cela ? Ce n'est pas parce qu'une personne vient au monde avec des pouvoirs magiques qu'elle représente une menace, le saviez-vous ? Comme partout, il y en a des bonnes, et des mauvaises. Une épée, mise entre les mains d'un chevalier, est un outil de défense. Entre les mains d'un truand, elle devient une arme dangereuse et redoutable.

- Les sorciers ont causé beaucoup de tort à l'Arkanie, par le passé. C'est pour cette raison que le roi a...

- Certains sorciers, rectifia l'épéiste. Et d'autres ont payé, juste à cause de ce qu'ils étaient.

Freya ne releva pas. Elle avait grandi dans la haine de la sorcellerie que nourrissait son beau-père. À maintes reprises, pourtant, elle s'était demandé si exterminer tous les pratiquants des arts occultes était vraiment la meilleure des solutions.

Elle avait vu des femmes et des enfants être dévorés par des flammes incandescentes d'un bûcher parce qu'ils possédaient des dons surnaturels. Elle était convaincue, tout comme son interlocutrice, qu'ils n'existaient pas parmi eux que des gens mauvais. En dépit de cela, elle n'avait pas le droit de le reconnaître. Ce serait s'opposer à la parole du roi.

- Je ne suis pas une sorcière, indiqua sa championne. Tout ce que je sais faire, c'est me battre à l'épée, ce qui est déjà beaucoup. Cette corne... On me l'a donnée lorsque j'étais enfant. J'ai conscience que les lois d'Arkanie interdisent de posséder des objets magiques, quels qu'ils soient, mais son utilité m'a persuadée de la conserver. Elle permet à la personne qui la reçoit de recevoir l'aide de celle qui la lui a offerte, peu importe l'endroit où elle se trouve. Si vous prenez cette trompe et si vous soufflez dedans, je vous entendrai, que vous soyez au château ou aux pieds des montagnes du Bortom.

Les prunelles émeraude de Freya passèrent alternativement du visage masqué à l'instrument que l'épéiste tenait dans sa main. Elle était tentée de s'en emparer, mais devait-elle réellement le faire ? Il ne s'agissait plus de commettre de simples frasques, comme s'exercer en cachette dans la salle d'armes ou se rendre au village sans escorte. Il était question d'accepter une relique ensorcelée de la part d'une inconnue, qui insista :

- Prenez-la. Elle pourrait vous sauver la vie.

- Je...

La princesse étendit ses doigts, mais elle les immobilisa à quelques centimètres de la corne. Elle n'osait pas la toucher, et encore moins s'en saisir. Au plus profond de son âme, elle désirait se fier à cette damoiselle. Était-ce une raison suffisante pour s'y résoudre, toutefois ?

- Vous m'avez accordé votre confiance une première fois, en acceptant que je combatte pour vous, quand tous les chevaliers arkanes présents dans l'arène auraient sans doute souhaité le faire. Comme j'ai gagné, ça prouve que vous avez eu raison de le faire. Pourquoi ne pas recommencer ?

Freya rapprocha davantage sa main. Sa peau frôlait presque l'ivoire de la corne. Elle pouvait pratiquement sentir sa texture, qui lui arracha un frisson. Que faisait-elle ? Elle désobéissait aux lois de son propre pays, et pas n'importe laquelle. Il s'agissait de la plus capitale de toutes, selon Gildas.

Aussi loin que remontait sa mémoire, Freya avait toujours eu l'habitude de suivre son cœur, et non sa tête. Pourquoi fallait-il qu'il en soit autrement, cette fois-ci ? Certes, les risques étaient plus grands, si l'intrigante épéiste était sincère, cela n'en valait-il pas la peine ?

- S'il s'agit d'une ruse quelconque ou d'un enchantement, vous...

- Nous sommes seules, Altesse. Si j'avais voulu vous faire du mal, croyez-vous que je me serais appuyée sur une relique magique que vous semblez vous obstiner à ne pas accepter ? Non. Je vous aurais déjà pourfendue de ma lame. Le fait que vous soyez debout, face à moi, devrait vous suffire à vous convaincre que tel n'est pas mon dessein.

- Il s'agit peut-être d'un subterfuge, argua Freya.

- Peut-être, mais si tel est le cas, vous n'avez aucun moyen de le savoir. Toujours est-il que la ferveur des tribunes commence à s'estomper. D'ici quelques minutes, les chevaliers sortiront en nombre de l'arène et ils nous verront ici, en train de discuter. À ce moment-là, il sera trop tard. Alors ? Que décidez-vous ?

La princesse scruta les yeux ténébreux de sa championne, qui n'avaient pas lâché les siens depuis le début de la conversation. S'ils étaient vraiment le reflet de l'âme, comme d'aucuns le prétendaient, ils paraissaient contenir ni mensonge ni hypocrisie. Qui plus est, l'inconnue n'avait aucune difficulté à la regarder en face.

Freya inspira profondément, puis referma ses doigts autour de la corne. Elle était froide, malgré le temps qu'elle venait de passer dans la paume de sa propriétaire ou, plus exactement, de celle qui l'avait été jusqu'alors. À présent qu'elle s'en était saisie, l'instrument lui appartenait.

- Excellent choix, affirma la jeune femme avec un sourire sincère. Mes hommages, votre Altesse.

L'épéiste s'inclina une dernière fois devant elle, tandis que le bras de Freya tremblait, son poing serré sur l'objet magique. Elle ne pouvait plus reculer et elle espérait qu'elle n'aurait pas à le regretter. Alors que son interlocutrice esquissait un geste pour s'éloigner, la noble tenta :

- J'imagine que ce serait trop vous demander de consentir à me révéler votre nom, n'est-ce pas ?

- Votre Altesse tient-elle réellement à le connaître ? s'enquit l'autre.

- J'avoue que je suis curieuse.

- Dans ce cas... Je m'appelle Ascyla.

- Ascyla...

Freya le répéta dans un murmure presque imperceptible, qui fut recouvert par le bruit de la porte de l'arène. Elle pivota sur ses gonds pour laisser les chevaliers sortir. Leur armure émettait des cliquetis métalliques à chacun de leurs mouvements, qui se mêlaient au son de leurs conversations.

Alertée par leur approche, Freya se retourna pour leur jeter un rapide regard par-dessus son épaule. Quand elle voulut ramener son attention sur Ascyla, cette dernière n'était déjà plus là.

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