Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 9 : Esprits troublés

4691 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/09/2017 21:23

Tandis que tous les chevaliers regagnaient leur tente, Judicaël chercha Freya des yeux, désireux de savoir si elle avait pu découvrir quelque information au sujet de cette inconnue qui les avait tant fascinés au cours du tournoi. Il la découvrit, figée et perplexe, à proximité de la sortie de l'arène.

- Dois-je en conclure que vous vous êtes également heurtée au mystère qui entoure votre charmante championne ? interrogea-t-il en la rejoignant.

Freya sursauta. Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas vu Judicaël approcher. Elle s'empressa de dissimuler la trompe dans les plis de sa robe, juste avant qu'il arrive à sa hauteur. Bien qu'elle nourrisse la plus totale confiance à son égard, elle ne souhaitait pas que l'on découvre qu'elle avait désormais en sa possession une corne ensorcelée. Même à Cybard, qui était pourtant son confident privilégié, elle avait l'intention de ne rien révéler.

- Comment ? Qu'avez-vous dit ? bredouilla-t-elle.

- À la vue de votre expression indécise, j'en conclus malgré moi que vous avez vous aussi échoué à questionner cette jeune femme.

- Euh... Oui. Oui, effectivement, il s'agit d'une véritable tombe. Je ne sais rien de plus que vous, à l'exception de son nom.

Il s'agissait du seul élément de leur conversation dont Freya pouvait se résoudre à faire mention librement. Tout le reste, à savoir la volonté d'Ascyla de la protéger, ainsi que les propos qu'elle avait tenus sur la sorcellerie, elle avait la ferme intention de le garder secret.

- Vraiment ? s'exclama Judicaël. Vous me voyez impatient de le découvrir. Je vous en conjure, ne me faites pas languir plus longtemps et dévoilez-le-moi.

- Elle se prénomme Ascyla, même si je doute que le savoir vous sera d'une quelconque utilité. Pour ma part, je n'ai jamais croisé quelqu'un s'appelant ainsi.

- Moi non plus, mais j'admets volontiers que le nom qu'elle porte est tout aussi ravissant que son visage. Je suis conquis.

- Ceci n'est guère une nouveauté, le taquina Freya. Vous l'êtes par toutes les femmes.

Le Véronien ne tenta pas de la contredire, car elle avait raison. En dépit de cela, il songeait qu'il y avait quelque chose de différent chez cette épéiste, cette... Ascyla. L'intérêt qu'il lui comportait n'était en rien comparable avec celui qu'il accordait aux autres femmes, et il était certain qu'il ne l'oublierait pas de sitôt.

Ses pensées se détournèrent de son inclination naissante lorsque Cybard se joignit à eux. Il s'était laissé entraîner par les flots des chevaliers et, avec son sens de l'orientation déplorable, avait ensuite eu du mal à retrouver la direction que Judicaël avait prise.

- Vous devez être satisfaite, Freya. A-t-on jamais vu de tournoi d'épée plus captivant que celui-ci ? Le spectacle était inattendu. Pour une fois, je me suis moi-même senti galvanisé. Avez-vous pu parler à votre championne ?

La princesse acquiesça d'un hochement de tête, avant de lui répéter les propos qu'elle venait déjà de tenir à Judicaël. Elle scruta ensuite le visage de son frère avec attention. Bien qu'il ait paru enjoué au moment de l'interroger, elle n'était pas dupe. Elle décelait la tristesse qui se lisait dans ses yeux depuis la remarque formulée par le roi de Calverne, dans la tribune royale.

- Mon anniversaire est passé, désormais, murmura Cybard. Ce soir, les festivités se seront achevées et, demain, les invités auront quitté le château. Mon père ne m'épargnera pas plus longtemps. Il tiendra à assurer Lydéric de mon engagement futur auprès d'Énimia avant que celui-ci ne reparte pour son royaume.

Il baissa la tête, peiné. Judicaël, par tact, ne se mêla pas à la conversation et feignit même de ne rien entendre. Freya prit la main du prince pour entrelacer ses doigts avec les siens, avant de les presser fermement.

- Courage. N'oubliez pas, je suis avec vous. Quoiqu'il arrive. Je...

Elle s'interrompit. Elle venait d'apercevoir Alpaïde, non loin de là, en compagnie du domestique de Cybard. Ils étaient restés dans les tribunes lorsque les jeunes nobles étaient descendus dans l'arène pour la remise du prix, mais voici qu'ils revenaient vers eux, comme l'exigeait le protocole.

- Nous reprendrons cette conversation au château, si vous le désirez, déclara Freya. Si tel n'est pas le cas, nous n'en reparlerons pas. Vous aurez peut-être besoin d'être seul pour réfléchir.

Cybard garda le silence, déjà perdu dans les méandres de son esprit, assombris par la préoccupation. Sa sœur n'insista pas. Bien qu'elle fasse tout son possible pour compatir avec lui et lui apporter son soutien, elle n'aurait souhaité être à sa place, pas même pour tout l'or du monde.

***

Virgile, le forgeron, était en train de préparer le repas. Si la guérison de son poignet cassé n'était pas assez avancée pour lui permettre de recommencer à manier un marteau, il était capable de cuisiner à nouveau. Du moins, il s'y efforçait, en dépit de la douleur que cela lui causait.

Sa fille s'était montrée si bonne depuis le début de sa convalescence et elle travaillait si dure qu'elle méritait son assistance dans les tâches quotidiennes. Alix serait ravie de trouver une assiette de gruau sur la table lorsqu'elle reviendrait du tournoi d'épée auquel elle avait assisté.

Elle avait si peu l'occasion de se divertir, encore moins depuis qu'elle devait tenir la forge et s'acquitter des commandes à sa place, qu'il avait été heureux de pouvoir lui accorder le temps de profiter de cette distraction.

L'évènement avait dû s'achever depuis peu, car d'après ce qu'il pouvait voir, à travers la fenêtre, les villageois regagnaient leur habitation par petits groupes. Ils entretenaient tous des discussions très animées. Les duels auxquels ils avaient assistés s'étaient probablement révélés à la hauteur de leurs attentes. Il sourit en songeant qu'Alix se serait beaucoup amusée.

Virgile dressait la table lorsqu'il entendit la porte de derrière s'ouvrir. Elle grinçait bruyamment, ce qui permettait à toute la maisonnée d'être avertie si quelqu'un la poussait. Il supposa qu'il s'agissait de sa fille, même s'il ne comprenait pas pourquoi elle n'avait pas choisi de passer par l'entrée qui reliait la forge à la grand-rue, beaucoup plus commode.

- Alix ? appela-t-il, soucieux de s'assurer que c'était bien elle, et non quelque visiteur nuisible.

Il en eut la confirmation lorsque l'intéressée pénétra dans la cuisine, une minute après son appel. Elle affichait une mine réjouie et l'air frais avait donné à ses joues une teinte rouge. Elle adressa un sourire radieux à Virgile, avant de s'exclamer :

- Oh, Père ! J'ai vraiment passé une matinée exceptionnelle. Merci encore de m'avoir permis de m'absenter.

Le regard d'Alix se posa sur la table, puis sur la marmite que le forgeron tenait dans sa main et dont il était sur le point de vider le contenu dans les deux assiettes placées face à lui.

- Oh ! Tu n'aurais pas dû te donner la peine de préparer à manger, je m'en serais chargée à mon retour. Rappelle-toi ce qu'à dit le sieur Lubin : il faut ménager ton poignet tant que tu ne seras pas totalement rétabli.

- Médecin ou non, je pouvais me permettre de faire cet effort pour ma fille. À présent, assis-toi et raconte-moi plutôt quels exploits les chevaliers ont réalisé pour te mettre d'aussi bonne humeur.

Alix obéit docilement et prit place sur l'une des deux chaises qui encadraient la petite table en bois. Elle attendit que son père lui ait servi sa portion de gruau, en prit une cuillère pour la porter à sa bouche, l'avala goulument, puis confessa :

- En fait, les chevaliers n'y sont pour rien. Père, je crois que tu as manqué un évènement qui demeurera longtemps dans les récits des bardes de Maarmé. Une jeune femme masquée s'est présentée au début du tournoi et a demandé à la princesse Freya d'être sa championne.

- Vraiment ? s'étonna Virgile. Une femme ? Qu'a répondu son Altesse ?

- À la surprise générale, elle a accepté. Et ce n'est pas tout...

Tandis qu'ils mangeaient, Alix se lança dans un récit exalté des prouesses exécutées par l'épéiste, sous les yeux ébahis, et pour la majorité mécontents, des spectateurs. Elle n'omit aucun détail, lui narrant avec précision chacune de ses victoires. Sa voix vibrait.

- Eh bien ! C'est sûr, ce n'est pas commun, ça ! Et elle a gagné, dis-tu ? Les chevaliers ont dû se sentir humiliés.

- À la vue de la grimace qu'ils affichaient lorsque la championne a reçu sa récompense, je pense que oui. Seules quelques personnes ont salué cette victoire de bon cœur, à commencer par le roi Lydéric de Calverne, ce qui n'a pas manqué de surprendre tout le monde.

Virgile gratta son front qui commençait à se dégarnir. Toute cette histoire était ahurissante et, s'il ne connaissait pas aussi bien sa fille, il aurait pu songer qu'elle avait tout inventé. Comme elle n'avait aucune raison de le faire, cependant, il se résolut à la croire.

- J'aurais voulu voir ça. Pour un peu, je regretterais presque de ne pas t'avoir accompagnée.

L'homme était un solitaire. À l'exception d'Alix, il n'avait pas de famille, pas d'amis, et il ne s'en plaignait pas. Il aimait le calme, raison pour laquelle il se tenait d'ordinaire aussi loin que possible de ce genre de rassemblement. S'il avait su de quoi il allait en retourner, il aurait sûrement fait un effort exceptionnel.

- M'est avis que nous n'avons pas fini d'entendre parler de toute cette histoire, affirma la jeune fille, avant de se mettre debout.

Puisque Virgile et elle avaient terminé leur repas, elle insista pour débarrasser la table et aller chercher de l'eau dans le puits de l'arrière cour pour remplir le baquet qu'elle utilisait au quotidien pour nettoyer la vaisselle. Son père refusa catégoriquement, affirmant qu'il allait se charger de tout.

- Si tu veux vraiment te rendre utile, Alix, ouvre donc la boutique. La forge a plus besoin de toi que moi.

- Si tel est ton désir, Père, je m'exécute.

Recevoir les commandes et les réaliser ne déplaisaient pas du tout à la jouvencelle. Cela lui permettait de perfectionner son art, de manière à toujours fabriquer des objets de meilleure qualité que les précédents. Elle se retira hors de la cuisine et gagna sa chambre, où elle rangeait le tablier en cuir qu'elle portait pour se protéger des étincelles.

La pièce dans laquelle elle dormait était située à l'extrémité d'un couloir sombre. Une porte salie par les ans et fermée à clé en condamnait l'entrée. Alix la déverrouilla à l'aide du trousseau dont elle ne se séparait jamais, puis pénétra à l'intérieur, tout aussi obscur.

Il y avait bien une fenêtre, mais celle-ci était masquée par d'épais rideaux. Elle les écarta légèrement l'un de l'autre, de façon à laisser filtrer un fin rai de lumière, qui éclaira son lit, ainsi que les objets qui étaient posés dessus. Elle sourit.

Il s'agissait d'un masque élégant, appuyé contre le montant d'une cassette en bois et qui jouxtait le fourreau d'une rapière. À son retour de l'arène, Alix avait choisi de ne pas utiliser la porte principale pour venir les abandonner en hâte ici, sans quoi Virgile se serait demandé ce qu'elle faisait avec de telles possessions.

À la vue de l'inimité dont le peuple avait fait preuve à son égard, il valait mieux pour tout le monde, lui compris, qu'il ignore que la jeune femme qui avait combattu les chevaliers au cours du tournoi, Ascyla, n'était nulle autre que sa propre fille adoptive.

***

Freya, attablée, ne cessait de jeter des regards attristés en direction de la chaise vide de Cybard. Les invités l'avaient longuement attendu avant de festoyer, jusqu'à ce que son écuyer pénètre dans la salle pour les informer que le prince était souffrant et qu'il ne prendrait pas part au repas.

Gildas, qui ne s'était pas départi de sa mauvaise humeur depuis la victoire d'Ascyla, s'était renfrogné davantage à l'écoute de ce message. Il savait aussi bien que sa belle-fille que Cybard n'était pas malade et qu'il s'agissait d'une feinte pour ne pas paraître devant lui.

- Ce garçon veut ma mort ! grommela le roi tandis qu'un serviteur lui apportait un nouveau pichet de vin. Tous ces gens sont venus ici, en dépit de leurs responsabilités, dans l'unique but de célébrer son anniversaire, or il n'a même pas la politesse de les honorer de sa présence.

- Est-ce la seule raison, Père ? souligna Freya d'un ton dur. Que faites-vous de l'alliance ?

Cette remarque lui valut un regard noir de la part de Gildas, avant qu'ils recommencent à se concentrer sur le contenu de leur assiette. Judicaël, assis non loin de là, adressa à la princesse un sourire compatissant. Même s'il n'avait pas ouï les propos qu'ils venaient d'échanger, il en devinait aisément le sujet.

- Peut-être devrais-tu monter lui parler ? suggéra Auréa à voix très basse.

- Je ne crois pas que cela serait utile. Cybard et moi avons déjà eu une longue conversation au sujet du mariage qu'on souhaite lui voir contracter. Je lui ai dit tout ce que j'avais à lui dire, par conséquent je n'ai rien de plus à ajouter.

- Il est pour le moins dommage qu'il se prive ainsi de la compagnie des siens.

- C'est vrai, admit Freya, mais je peux concevoir qu'il n'ait aucune envie de faire la fête. Comment pourrait-il en être autrement ? Il est incapable d'affronter Père et il a honte de regarder Lydéric en face. Il est préférable pour lui de demeurer là où il se trouve. Si mon anniversaire devenait le théâtre de négociations politiques, je n'en retirerais moi-même pas la moindre satisfaction.

- J'ai tenté de convaincre Gildas de renoncer à ce projet, mais il ne veut rien entendre. C'est à se demander qui de Lydéric ou de lui tient le plus à voir ces épousailles se concrétiser. D'après lui, il s'agit du meilleur moyen de faire de Cybard un homme, de même qu'un futur roi digne de ce nom.

- Je suis en parfait désaccord avec cette idée. Mon frère ne s'est jamais réjoui de la perspective de régner un jour sur l'Arkanie et la contrainte d'un mariage le conduit à haïr davantage ce destin qui est le sien. En quoi cela sera-t-il bénéfique au royaume si, au moment de monter sur le trône, Cybard méprise totalement son titre ?

- Il aime son pays, ainsi que son peuple, argua Auréa. J'ai confiance en lui.

- Moi aussi, bien sûr. En revanche, je n'éprouve que de la défiance à l'égard des évènements.

Freya saisit avec colère un morceau de pain, mais le porta pas à sa bouche. Cette conversation lui avait coupé l'appétit et elle se demandait si elle ne se porterait pas mieux en s'isolant dans sa chambre, comme son frère. Si elle avait toujours tenu Lydéric de Calverne en haute estime, elle le détestait en cet instant, à cause des tourments qu'il infligeait à Cybard.

Elle était pressée de voir le banquet s'achever. À présent, il n'y avait plus de combats à l'épée pour la détourner de ses sombres pensées, et elle doutait qu'une promenade dans la cour du château suffise à y parvenir, mais cela ne saurait être pire que demeurer assise ici.

Quand, enfin, elle fut libre de quitter la table sans attirer sur elle l'attention de tous les convives, elle s'empressa de le faire. Bien qu'elle ne lui ait adressé aucun signe, Judicaël l'imita et la suivit en silence. Une fois dehors, ils marchèrent côte à côte, toujours sans échanger un mot.

- Savez-vous quel est le pire ? s'enquit Freya au bout d'un long moment. L'impuissance. J'aimerais adoucir la souffrance morale qui est celle de Cybard, mais je ne le puis.

- Vous n'avez pas en vous en vouloir. Vous êtes là pour lui et c'est déjà beaucoup. Tout le monde n'a pas la chance de pouvoir compter sur une âme aussi fidèle que la vôtre.

- Je suis vraiment heureuse que vous soyez là, vous aussi. Votre présence me réconforte plus que vous ne sauriez l'imaginer. Sans vous, j'ignore comment je pourrais supporter le fait de rester là, les bras croisés, pendant que les préoccupations rongent l'esprit de mon frère.

- Vous vous sous-estimez, Freya. Vous y seriez parvenue, avec ou sans moi. Il faudra d'ailleurs que vous continuiez ainsi sans vous reposer sur mon soutien, puisque nous repartons demain matin.

- J'aurais souhaité que votre séjour à Maarmé se prolonge davantage, avoua la princesse, sincère.

- Croyez bien que mon vœu le plus cher aurait été de m'attarder davantage. Pour vous, naturellement, mais aussi pour votre charmante championne, il me faut vous l'avouer. Ce n'est pas à Véronas que ma route aura une chance de croiser à nouveau la sienne.

Si les passions éphémères de Judicaël amusaient d'ordinaire Freya, cette remarque ne lui arracha même pas une ébauche de sourire. Elle avait l'impression, au contraire, que la corne qu'elle avait conservée avec elle dans une poche de sa robe pesait soudain beaucoup plus lourd.

Depuis qu'ils avaient quitté l'arène tous ensemble, elle continuait à se demander dans quoi elle s'était laissé embarquer. Elle s'était peut-être placée elle-même dans une situation épineuse, auquel cas elle ne souhaitait pas que Judicaël commette la même erreur qu'elle.

- Je doute que nous la revoyons de sitôt, éluda Freya. Après tout, elle est sortie de nulle part, et elle y est sûrement retournée.

- Sûrement, répéta machinalement Judicaël.

Cela ne parut pas le convaincre, mais au grand soulagement de son interlocutrice, il ne relança pas la conversation sur Ascyla. En fait, il se contenta de demeurer silencieux et elle choisit de l'imiter, tandis qu'ils avançaient sous le cloître du château.

***

Cybard était assis à sa table de travail, le visage entre les mains, perdu dans ses réflexions, lorsque trois coups furent frappés à sa porte. Freya avait respecté son besoin de solitude jusqu'à présent, mais elle avait sans doute tenu à venir prendre de ses nouvelles après la fin du banquet. Il ne lui en voulait pas. Comment aurait-il pu lui reprocher sa prévenance, une qualité qu'il chérissait tant chez elle ?

- Entrez, c'est ouvert.

Le lourd battant en bois pivota sur ses gonds et, à son grand étonnement, ce ne fut non pas Freya qui apparut dans l'encadrement, mais Auréa. Elle répondit à son expression surprise par un sourire amusé.

- Mère, je ne m'attendais pas à ce que vous veniez me rendre visite. Pardonnez-moi de cet accueil si peu protocolaire. Je pensais...

- Qu'il s'agissait de ma fille, je m'en doute. Pouvons-nous discuter un moment, toi et moi ? s'enquit-elle avec douceur.

- Vos désirs sont des ordres. Désirez-vous un siège ?

Auréa acquiesça et Cybard se mit debout. Son bras heurta par inadvertance le candélabre, qui se renversa. Si les bougies avaient été allumées, le bureau se serait embrasé, mais par chance, ce n'était pas le cas. Le prince s'entrava ensuite dans le pied de son fauteuil et dut rétablir son équilibre d'un moulinet de bras. Comme il détestait sa maladresse !

Pour éviter de commettre d'autres catastrophes, Cybard prit toutes les précautions pour soulever la chaise qu'il réservait à ses rares visiteurs et l'approcher de sa belle-mère. Auréa s'y installa avec grâce.

- J'imagine ne pas me tromper en présumant que vous souhaitez m'entretenir du Calverne, déclara-t-il.

- En effet, il s'agit bien de cela. Comme vous le savez, je ne suis pas partisane de cette union, aussi ne suis-je pas venue vous faire un sermon pour vous convaincre de l'accepter.

- Il le faudra, pourtant. Lydéric repartira bientôt pour le Calverne et Père exigera sûrement que j'ai accepté les termes de l'alliance avant son départ.

- Gildas ne peut vous obliger à vous marier si tel n'est pas votre désir, rappela Auréa. Quant à Lydéric, je le connais très bien. C'est un homme bon et juste. Si vous lui parlez avec votre cœur, que vous lui expliquez quels sont vos sentiments, je suis persuadée qu'il comprendra.

- En êtes-vous certaine, Mère ? Pour ma part, je ne le crois pas. L'Arkanie et le Calverne ont mis des années à trouver un terrain d'entente et, à présent que c'est chose faite, mon refus les forcerait à repartir de zéro. Lydéric verrait là un affront, après quoi il renoncerait définitivement à tout accord avec notre royaume.

- Ce traité doit être parafé depuis longtemps et, bien que cela ne soit pas encore fait, nous vivons en parfaite harmonie avec le Calverne. Qu'est-ce qu'une alliance officielle, à l'exception d'un simple bout de papier ? Même si elle ne survient pas, croyez-vous pour autant que Lydéric décidera de nous faire la guerre ? Il est trop sensé pour cela et il n'est pas non plus vindicatif.

- Sauf votre respect, Mère, vous oubliez qu'une entente en bonne et due forme avec lui nous offrirait également une opportunité avec le royaume de Merride, puisqu'ils commercent ensemble. Il y aurait beaucoup à gagner en acceptant.

- Oui, mais que perdrions-nous en refusant ? insista Auréa.

- L'amitié chaleureuse d'un roi, dont le soutien et l'appui nous ont toujours été précieux. Je partage votre avis sur le fait que Lydéric, si ma réponse s'avérait être négative, ne se dresserait pas contre nous. Mais il nous ôterait son estime. Si cela venait à se produire, Père ne me le pardonnerait jamais, et le peuple pas davantage. Les Calvernois sont très appréciés en Arkanie. Au même titre que les habitants de Véronas, ils font un peu partie de cette grande famille que forme notre royaume.

Auréa médita sur les paroles que Cybard venaient de prononcer. Son beau visage se départait de toute expression lorsqu'elle se perdait dans ses réflexions. Elle finit par s'enquérir :

- Puisque vous êtes à ce point convaincu qu'accepter est la seule solution possible, pourquoi vous terrez-vous ici ? Pourquoi ne pas plutôt aller annoncer à Lydéric que vous seriez honoré d'épouser sa fille ?

- Parce qu'il s'agit de la seule solution pour l'Arkanie, pas... pour moi, souffla Cybard, dépité. Je suis un prince, certes, mais je suis aussi un homme, or cette histoire m'aura permis de comprendre que je ne peux être l'un et l'autre. Je ne peux pas agir pour mon bien et pour celui de mon royaume en même temps. Il me faut choisir. Être égoïste, trahir ceux qui m'accordent leur confiance et m'attirer les foudres de tous avant de monter sur le trône, ou m'incliner devant leur volonté, accomplir mon devoir et me condamner moi-même à ne jamais connaître le bonheur.

Auréa repoussa son siège et se mit debout, sous l'œil attentif de Cybard. Les mains jointes dans le creux de ses reins, elle commença à arpenter la pièce. Le seul bruit qu'elle émettait était celui de ses talonnettes sur le sol dur. Lorsqu'elle reprit la parole, ce fut d'une façon froide, qui lui ne lui était pas coutumière :

- En tant que reine, je dois respecter l'avis de mon souverain. À l'instant, je vous ai donné mon avis en tant que mère. À présent, il me faut vous parler en tant que femme.

- Allez-y, je vous en prie.

- N'oubliez jamais que vous ne serez pas le seul à être concerné, si vous acceptez. À partir de ce moment-là, vous serez engagé auprès d'Énimia. Un serment vous unira, et ce bien avant que vous soyez mariés. Une fois que vous aurez obtenu sa main, vous ne pourrez plus revenir en arrière sans la trahir et déshonorer la parole que vous aurez donnée.

- Je tiens toujours mes promesses, Mère, je puis vous l'assurer. Si je m'incline face à la volonté de mon père, je ne changerai pas d'avis. C'est une question de principe.

- Certes, mais que sont les principes face à l'amour ? interrogea Auréa. Il s'agit d'un sentiment que vous n'avez jamais connu, Cybard, mais moi oui. Il vous transcende, au point de vous faire perdre le sens des responsabilités, du devoir et de la raison. Parviendriez-vous à résister à son appel s'il venait vous frapper autrement que pour celle à qui l'on vous destine ?

- Je suppose que oui.

- Vous supposez, mais vous n'en savez rien, car vous n'avez pas encore la moindre idée de ce dont il s'agit. Mon fils... Il faut que vous soyez sûr de vous, c'est pourquoi je vous demande de me le jurer. Jurez-moi que, si vous choisissez d'épouser Énimia, vous ne reviendrez jamais sur votre décision, quoi qu'il puisse se produire.

Cybard se leva également et contourna sa table de travail pour rejoindre Auréa, qui s'était immobilisée au milieu de la chambre. Il tendit ses mains vers elle, pour qu'elle y place les siennes. Son regard doux se perdit dans celui, profond et bienveillant, de sa belle-mère.

- Je vous le jure. Hélas, malgré vos précieux conseils, qui sont sans doute les plus sages de tout le royaume, je continue à hésiter. Je ne puis me résoudre à choisir.

- Vous savez que Gildas vous y contraindra si vous ne le faites pas, rappela Auréa.

- Freya semble convaincue que je ferais un bon roi. Père, lui, est persuadé du contraire, raison pour laquelle il met tant d'ardeur à me façonner à son image. Suis-je vraiment digne du trône auquel on me destine ?

La reine eut un sourire. Elle pressa les paumes du jeune homme entre ses doigts, avant de murmurer :

- Si vous ne l'étiez pas, vous auriez déjà refusé ce mariage.

- C'est la question que tous se poseront si cela venait à se produire.

- Alors ce sera à vous, et à vous seul, de leur démontrer qu'ils avaient tort de douter de vous en devenant un excellent souverain.

Sur ces mots, Auréa caressa la joue de Cybard, puis tourna les talons. Il remâcha les paroles qu'elle venait de prononcer, tandis qu'elle disparaissait hors de la pièce. Devenir un excellent souverain ? Comment ? Il échouait dans tout ce qu'il entreprenait. Ses rares réussites, il ne les devait qu'au soutien indéfectible de sa sœur.

Il ferma les paupières. L'Arkanie aurait mérité un héritier beaucoup plus compétent que lui, or il était le seul qu'elle ait à sa disposition. N'importe qui serait cent fois plus à la hauteur que lui pour coiffer la couronne. Hélas, c'était sur ses épaules que cette tâche reposait. Il n'avait aucun moyen d'y couper, qu'il épouse ou non la princesse Énimia. Il règnerait tôt ou tard et, à cette obligation, il ne pouvait se soustraire.

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