Le cycle de la lune bleue

Chapitre 2 : Egarée

1020 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/12/2023 03:38

L’après-midi touchait à sa fin. Un air lourd chargé de particules aqueuses tombait comme un voile au-dessus d’une immense prairie en friche qui s’étendait à perte de vue. Semblable aux précédentes depuis le début de la semaine, cette journée s’achevait dans la grisaille et une atmosphère maussade, annonçant le début de l’automne. Le temps n’était pas encore à l’orage, mais de nombreux nuages bravaient la course du soleil crépusculaire ; cependant, les rayons de l’astre restaient assez vaillants pour balayer doucement, dans un mélange d’ocre et d’argent, l’immensité de cette prairie couverte de terre sèche et de hautes herbes fanées, qui pliaient sous un vent fébrile, sauvage…

Allongée sur le flanc, une jeune femme ouvrit faiblement les yeux. De hautes herbes cachaient son corps presque entièrement, lui offrant un grabat de fortune scabreux et humide. Un des brins jaunis par un été caniculaire lui caressait négligemment le front, agité par la brise. Au loin, comme dans un songe, elle entendit le sifflement d’un oiseau, qui semblait saluer la tombée du crépuscule à l’horizon. Une légère rafale de vent vint s’engouffrer au travers de cette flore sauvage, faisant voler quelques feuilles mortes, puis le silence revint. La jeune femme respira profondément et se retourna sur le dos en papillonnant des yeux ; elle sentait la terre s’effriter et se dérober sous son corps engourdi. Elle ne parvenait pas à prendre conscience du lieu où elle se trouvait. Elle se sentait sale, la bouche pâteuse et la gorge sèche, ses vêtements étaient maculés de terre et de poussière.

Annily – dont le prénom-même lui revenait en mémoire comme au travers d’un brouillard – se redressa péniblement ; la tête lui tournait. Elle se prit le visage dans les mains, ferma un instant les yeux, tentant de se rappeler quelque chose… puis elle les rouvrit et scruta les alentours. Devant elle s’étendait à perte de vue cette immense prairie fanée, désolée, quelque peu inquiétante même, car de sa hauteur, la jeune femme n’en percevait pas les limites. Annily resta un instant ainsi, assise à même le sol à regarder devant elle, perdue dans ses réflexions, sentant par moments un vent tiède venir caresser son visage tout en ballotant les brins d’herbe autour d’elle. Elle tenta une nouvelle fois de rassembler ses souvenirs égarés, de se rappeler un détail, n’importe quoi… en vain ! Elle restait totalement désorientée, perdue, submergée par le vide dans cette immensité déserte !

La jeune femme ne savait trop que faire… Après un temps qui lui sembla interminable, Annily se décida à se lever. Elle reprenait peu à peu ses esprits, sans pour autant retrouver la mémoire. Un sentiment de panique s’emparait progressivement d’elle au fur et à mesure que l’engourdissement s’estompait. Une fois encore elle jeta un regard vers l’horizon, submergée par un pénible sentiment d’abandon.

Ignorant totalement quelle direction prendre, la jeune femme fit quelques pas devant elle ; ses pieds nus tatillonnaient la terre, comme s’ils recherchaient une sensation connue, comme s’ils tentaient d’agripper les racines de son passé. Ses pas hasardeux lui firent faire plusieurs centaines de mètres sans qu’elle rencontre âme qui vive. Annily progressait lentement tel un spectre, les yeux hagards sillonnant la terre, tandis que son esprit confus tourbillonnait en plein centre d’une brume noire épaisse. En cet instant la jeune femme se raccrochait fébrilement à une seule et unique pensée : sortir aussi brusquement de ce cauchemar insensé qu’elle y était entrée, entendre la sonnerie brutale de son réveil et rouvrir les yeux dans le monde réel, loin, très loin de cette terre hostile.

Lorsqu’elle releva la tête, Annily sursauta et recula brusquement d’un pas ; un immense portail se dressait à quelques mètres devant elle, clos. De part et d’autre s’étendait un mur sans fin recouvert par endroits de lierre et de glycine. Une fois le premier moment de stupeur passé, Annily se rapprocha et l’observa plus attentivement ; ce portail gigantesque était aussi haut que large, imposant aussi bien par sa taille que par sa structure. Ses battants, surmontés de barreaux en fer forgé très épais se terminant en pointes de lance à leur sommet, étaient maintenus par d’imposantes colonnes de pierre ornées de sangliers ailés à l’allure noble et fière. Le portail semblait antique, abîmé par le temps, mais érigé ainsi il conservait toute sa magnificence ! Annily se rapprocha un peu plus, agrippa les barreaux glacés, et regarda au-delà sans comprendre…

De l’autre côté du portail s’étendait à perte de vue cette même végétation austère et brûlée par le soleil. Un chemin graveleux y sillonnait avec incertitude, ne semblant mener nulle part. Le cœur battant, Annily porta la main jusqu’à la poignée ; elle s’attendait à un contact aussi froid que celui des barreaux, à un bruit de ferraille brisant ce silence persistant, mais à sa grande surprise elle sentit une douce chaleur couler sous ses doigts et se répandre dans tout son corps, ce qui la rassura et la réconforta un peu. Sous la pression de ses doigts encore hésitants, la poignée céda sans plus de résistance. L’immense portail s’ouvrit alors avec majesté, sur une allée rocailleuse mangée par la végétation. Annily resta quelques instants encore devant l’inconnu, sans amorcer le moindre mouvement, regardant droit devant elle, avant de se décider. Après un dernier regard en arrière, elle s’engagea sur le sentier inégal, le pied nu inconfortable et sensible, sans s’apercevoir que le portail se refermait silencieusement derrière elle…


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