Le cycle de la lune bleue

Chapitre 3 : Un monde inconnu et troublant

3322 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/12/2023 03:57

Annily marchait depuis plusieurs minutes le long de l’étroit sentier qui montait inlassablement en pente douce, sans avoir rencontré âme qui vive. – pas même un insecte. Elle avançait avec précaution, dévisageant le paysage environnant et inchangé, tandis que le soleil voilé déclinait progressivement dans son dos. Cette immensité sauvage persistait dans son inquiétante prestance ; partout où son regard se posait, la jeune femme apercevait des buissons décatis, des végétaux fanés, une herbe pailleuse, calcinée par les rayons solaires d’un été ardent. Cette terre aride et poussiéreuse, surmontée ça et là de pentes rocailleuses, parcourait des centaines d’hectares alentours. 

Ce lieu paraissait complètement abandonné, livré à lui-même. Qui donc pouvait posséder un tel domaine, aussi vaste qu’inutile ? Le vent également devenait hostile. Annily frissonna. Elle ramena sa veste sur ses épaules et respira profondément, espérant apaiser les battements de son cœur ; elle ne devait surtout pas céder à la panique. La jeune femme jeta un regard égaré derrière elle. Devait-elle retourner sur ses pas ? Avait-elle pris la bonne direction ? Mais la direction de quoi ? Et d’où venait-elle ? Comment était-elle arrivée jusqu’à cette prairie isolée et déserte ? Combien de temps était-elle restée inconsciente, allongée sur cette terre revêche ? Avait-elle eu un malaise ? Avait-elle reçu un coup sur la tête, après avoir été enlevée puis abandonnée ? Une foule de questions incohérentes se bousculait dans sa tête, tels des monceaux de bois morts en pagaille après une violente tempête. Avait-on tenté de l’assassiner ? Cette dernière prise de conscience suspecte lui provoqua des sueurs froides. 

Annily secoua la tête afin de chasser de son esprit cette idée profondément dérangeante, constatant avec un certain soulagement qu’elle ne semblait souffrir d’aucune blessure apparente. A moins que son amnésie n’ait été provoquée par un coup violent sur sa boite crânienne… ? Au milieu de cette totale confusion, le prénom de la jeune femme ne cessait de surgir des méandres de sa mémoire confuse. Seulement, il surgissait seul, entraînant tout juste à sa suite le nombre de ses printemps ; mais aucun détail supplémentaire n’était resté accroché à ces lettres… Elle s’appelait Annily, elle avait vingt deux ans, mais ses souvenirs s’arrêtaient là.

L’imposant portail était loin à présent, et la frayeur de la jeune femme ne cessait d’augmenter à chacun de ses pas. La flore desséchée lui écorchant la plante des pieds, Annily commença à se demander si ce sentier interminable avait une fin. Il lui semblait pourtant que cette nature sauvage changeait de visage au fur et à mesure de sa progression hasardeuse, mais son esprit brumeux était encore trop tiraillé par l’angoisse pour le réaliser pleinement. Sa mémoire cherchait désespérément un chemin parmi les ténèbres, tandis que ses pas hésitants la portaient à présent sur une allée plus large et sablée, bordée de liserés fleuris. L’air sentait l’herbe fraîche ; des collines et des bois se dessinaient au loin. Le paysage prenait peu à peu forme et vie.

Jusqu’alors perdue dans ses songes privés de souvenirs, ne sachant plus vraiment depuis combien de temps elle marchait ainsi, Annily n’avait pas tout de suite remarqué ce nouveau décor qui s’offrait à ses yeux ; elle prit soudain conscience de sa progression plus aisée, de ce sable à la fois ferme et tendre sous ses pieds, et releva la tête. A plusieurs centaines de mètres sur sa droite, l’orée d’une immense forêt, dense et sombre, avait fait son apparition ; elle semblait continuer au loin sur plusieurs centaines hectares, se poursuivant bien au-delà des premières collines verdoyantes qui rompaient la monotonie plane des premiers kilomètres. A nouveau la jeune femme balaya le panorama du regard ; au bout du chemin, transperçant la ligne d’horizon, se dressaient des dizaines de dômes aiguisés, coiffant les tours et tourelles en pierre de ce qui semblait être un château. Annily sentit son cœur bondir ; un signe de vie, enfin ! 

La jeune femme accéléra le pas ; elle ne pouvait dire depuis combien de temps elle s’était éveillée, là-bas… D’après l’inclinaison du soleil doucement masqué, la soirée n’allait pas tarder à s’annoncer. A présent, le château s’était entièrement dévoilé à ses yeux. Il était d’une splendeur à couper le souffle, arborant une architecture des plus complexes dans une infinité de détails, édifié avec majesté sur un flanc rocailleux qui surplombait un vaste lac. La pierre sombre de ses murs contrastait magnifiquement avec la couleur verdoyante du paysage, des monts et des prairies, dont l’édifice semblait dignement être le souverain. Annily n’avait jamais vu de château semblable, et bien que ses souvenirs fussent grandement défaillants, elle restait certaine qu’aucune des plus belles régions de France n’érigeait un tel édifice. La France… étrangement le souvenir de son pays s’était lui aussi logé dans un coin sombre de sa mémoire. Mais se trouvait-elle seulement sur le territoire français ? Ce paysage paraissait si… insolite, si peu familier, tellement éloigné de ce que la jeune femme pensait vaguement savoir, bien que son esprit nageât actuellement dans la plus totale confusion. 

Certainement plus ancien que le portail qui en gardait fidèlement l’entrée, le château paraissait avoir conservé une existence indestructible et éternelle. Il était surmonté d’une multitude de tours et tourelles à l’architecture intemporelle qui semblaient avoir proliféré au fil des années, ce qui donnait à l’édifice un aspect absolument grandiose et particulièrement insolite ; Annily n’aurait su trouver de mots plus justes pour décrire ce qui s’offrait à ses yeux. Elle songea brièvement à tous les passages secrets, souterrains ou muraux, que le château devait renfermer dans ses recoins les plus obscurs. Ses innombrables fenêtres derrières lesquelles ondoyaient des lumières chaleureuses, lui donnaient un air bienveillant et relativement accueillant. Oui, ce château de nulle part semblait avoir une attraction magique sur elle ; il la fascinait à tel point, qu’elle en avait momentanément oublié ses tourments nés des brumes de son sommeil. Plus elle se rapprochait, plus il lui apparaissait d’une splendeur sans pareil, trônant au cœur d’une propriété immense avec toute sa magnificence ! La jeune femme pouvait à présent admirer une multitude de sculptures d’une impressionnante beauté, toutes différentes, qui régnaient en suzeraines sur des colonnes de pierre finement travaillées, flanquant fidèlement chacune des fenêtres à croisées et des balcons érigés le long des murs de l’édifice ancestral.

La jeune femme n’était à présent qu’à quelque centaine de mètres. Le sentier achevait son cheminement sablonneux au pied d’une dizaine de marches en pierre grise, du haut desquelles trônait l’entrée du château. Interdite, Annily observa un instant une porte immense à double battant, construite dans un bois robuste qui se teintait de pâles reflets houblons sous les rayons du soleil déclinant. Chaque battant était soutenu par de lourdes plaques de fer, dont les nervures finement ciselées harponnaient puissamment le bois buriné par le temps. 

Encore perdue dans sa contemplation, ne sachant toujours pas où elle allait, Annily monta les quelques marches de pierre et s’arrêta sur le parvis, face à l’imposante entrée. Ce double ventail qui se dressait soudain devant elle ne tarda pas à la ramener dans l’instant pénible et le tourment qu’elle éprouvait depuis son réveil. Elle hésitait maintenant à se présenter ainsi, le pied nu, sans histoire et sans passé, au maître de maison qui, pour elle, restait un parfait inconnu, peut-être peu disposé à l’écouter ou lui apporter son aide. La porte du château ne possédait pas de quoi annoncer sa présence : ni heurtoir, ni cloche, quant à songer à y dénicher une sonnette…

Annily se retourna, quelque peu inquiète, et regarda en direction du Grand Portail qu’elle ne pouvait apercevoir ; était-il possible qu’un interphone se soit trouvé à l’entrée de la propriété, et qu’elle soit passée à côté sans y penser ? Elle n’y avait pas songé et venait probablement de violer les lieux ! La jeune femme se tourna de nouveau vers l’imposante entrée et tendit l’oreille, mais aucun son perceptible ne parvint jusqu’à elle. Elle hésita encore un court instant, jeta un dernier regard aux alentours, prit une profonde inspiration, et posa sa main sur le battant. De même que la clenche du portail, la porte céda lentement sous sa pression, et s’ouvrit silencieusement sur un vaste hall d’entrée plongé dans la pénombre. Un air frais et stridulant s’y engouffra aussitôt, conviant à sa suite quelques feuilles safranées dans un tourbillon. Annily contempla d’un œil distrait la danse éphémère des feuilles qui vinrent terminer leur farandole sur le sol. La jeune femme ne se décidait toujours pas à entrer ; cet inconnu l’effrayait, elle avait la sensation poignante de s’être éveillée dans un pays étranger, dans un autre monde… Mais la perspective de se retrouver seule dans la nature avec comme unique souvenir ces dernières quarante cinq minutes, l’angoissait plus encore. Elle avança de quelques pas et pénétra enfin à l’intérieur, tandis que la porte se refermait lourdement à sa suite, la privant ainsi de la lumière du jour. 

Annily se retrouva rapidement dans une atmosphère châtelaine. Le cœur battant, elle scruta le hall dans la faible pénombre. Les murs, finement tapissés, étaient aussi hauts que dans le cœur d’une cathédrale. Ils étaient fardés d’une multitude de tableaux anciens, et arboraient un alignement de torches embrasées qui projetaient du sol dallé au plafond en arcades des ombres gigantesques dansant au gré des flammes. Le vestibule était désert, pourtant Annily entendait des chuchotements proches. Les yeux rivés sur ces tableaux fantasques qui recouvraient presque entièrement les hautes surfaces murales, la jeune femme progressait avec précaution, au même rythme que les battements de son cœur. Le feu des torches faisait valser des ombres orangées sur son visage. Elle percevait à présent des bruits environnants qui résonnaient dans ce hall démesurément grand, comme un tapage lointain, des éclats de voix, des rires d’enfants… 

La tête lui tourna, elle posa sa main contre le mur pour ne pas chavirer. Depuis quand n’avait-elle pas mangé ? Cela non plus elle ne s’en souvenait pas. Mais dans sa tentative d’éviter la chute de son étourdissement, ses doigts s’étaient rattrapés au cadre doré d’un tableau particulièrement grand, qui sous le choc bascula de quelques degrés sur le côté. Une voix toute proche et particulièrement indignée retentit aussitôt à son oreille. Annily se retourna vivement, mais personne ne semblait se trouver à proximité. Elle sentait son cœur cogner avec violence dans sa poitrine. La voix ne tarda pas à se faire entendre de nouveau, un peu agacée cette fois : 

- Eh oh, jeune fille ! Serais-tu malentendante ? Ne vois-tu pas dans quel état tu as rendu mon bureau habituellement impeccable ? Il serait peut-être temps de penser à réparer convenablement ta sottise ! 

Annily se retourna de nouveau, face au mur, l’air désemparé ; la voix mystérieuse semblait provenir du tableau bancal… Non, c’était impossible ! et pourtant… La jeune femme rapprocha son visage de la toile en plissant les yeux, concentrée sur ce que la pénombre lui permettait de voir. Elle y discernait un homme d’un certain âge, arborant une petite barbe argentée, avec des lunettes glissées sur le bout de son nez ; il était vêtu d’un habit noir ou bleu marine, et coiffé d’un béret assorti surmonté d’une plume ; il tenait à la main une aigrette semblable et se trouvait assis derrière un bureau en désordre. Sous les yeux ébahis de la jeune femme, cet homme peint sur la toile se mit à remuer et à parler, de cette même voix grave et fâchée :

- Redresse donc un peu mon tableau, que je remette de l’ordre dans mes affaires ! Il ne semble pas si lourd que cela tout de même ! Tu n’as pas besoin que je convie le concierge à venir réparer ta maladresse, non ?! 

Annily sursauta en poussant un cri difficilement étouffé qui se répercuta en écho dans le hall, et faillit tomber à la renverse ! Presque machinalement elle se pressa de redresser le tableau pour le remettre en place. Satisfait, le bonhomme ne fit pas plus attention à elle et lui tourna le dos afin de s’affairer au rangement de son bureau. 

Annily n’était toujours pas revenue de sa surprise ; elle restait là, à observer le fond de la toile en mouvement, ne parvenant pas à réaliser ce qui venait de se produire sous ses yeux ! Elle commençait à douter du pouvoir de son imagination, qu’elle avait toujours eu assez développé… Pourtant, en jetant un coup d’œil aux tableaux voisins, elle constata avec un trouble grandissant qu’eux aussi étaient animés et pleins de vie ! Une multitude de personnages se mouvaient dans des décors divers, ils étaient seuls ou en compagnie, dans des portraits ou des paysages ; ils pratiquaient différentes activités, conversaient entre eux, certains même semblaient passer d’une toile à l’autre pour rendre visite à son voisin, aussi incroyable que cela pût paraître ! Encore plus étrange, aucun d’entre eux ne paraissait prêter attention à Annily, tandis qu’elle s’arrêtait devant chaque représentation pour en examiner les différentes scènes rocambolesques qui s’offraient à ses yeux encore incrédules. Elle cherchait désespérément une explication rationnelle et sensée, mais à quoi bon vouloir à tout prix comprendre, alors qu’elle ne se souvenait pas elle-même de sa propre histoire ! Ses pensées profondes restaient obstinément perdues dans une brume épaisse, et ses tentatives pour y laisser filtrer un peu de lumière demeuraient décidément vaines, tandis que ce monde invraisemblable contribuait fortement à lui embrouiller l’esprit un peu plus. Annily se tourna vers le fond noyé dans l’ombre du hall toujours désert ; qu’allait-elle découvrir à présent… ?? 

Soudain, des pas résonnèrent précipitamment puis une porte claqua au fond d’un couloir derrière elle. Annily se retourna et tendit l’oreille, attentive, mais les pas s’éloignaient déjà. Sans accorder plus d’attention aux tableaux, elle pressa l’allure dans la même direction et emprunta ledit couloir, se faufilant silencieusement à travers les ombres vacillantes qui sillonnaient les murs au gré des flambeaux. 

La jeune femme ne tarda pas à repérer sur sa gauche une petite porte de service, restée entrouverte. Elle risqua un œil dans l’entrebâillement, mais ne repéra pas grand-chose, hormis un sol carrelé. Discrète mais décidée, elle poussa le battant qui s’ouvrit sur un nouveau couloir délimité par une huitaine de portes, toutes identiques. De petits flambeaux occupaient chaque espace mural entre les issues. Ne connaissaient-ils donc pas l’électricité ici ? La jeune femme referma derrière elle la porte qui communiquait avec le hall d’entrée, mais cet accès semblait ne pas vouloir rester clos, car la porte se rentrouvrit aussitôt sur deux petits yeux jaunes flamboyants qui, au ras du sol, observaient attentivement les mouvements de la jeune femme. Annily n’y prit pas garde et continua son exploration, tandis que les fentes pupillaires reculaient lentement pour se fondre puis disparaître totalement dans l’obscurité… 

Les huit issues étaient closes et ne portaient aucune indication. Ne sachant quelle direction prendre, Annily choisit au hasard la porte du fond, s’en approcha et l’ouvrit, perplexe et légèrement inquiète. Le couloir se trouva alors brusquement baigné de lumière, et un brouhaha de paroles et de rires envahit instantanément l’espace. A ses yeux se dévoilait une splendide cour intérieure, immense et verdoyante, semblable à celles que l’on trouvait dans les anciens cloîtres. Elle était contournée par un chemin de ronde à colonnades surmontées d’arcades de style gothique. Son centre arborait un ensemble très harmonieux d’arbustes fruitiers, de buissons de roses, et de tapis circulaires de pelouses fleuries délimitées par de petites pierres rondes ; des bancs ou petits murets en pierre étaient dispersés au gré d’une rosace de sentes dallées qui s’étendaient jusqu’aux quatre coins. Dans cette cour, occupant tout l’espace, une cent cinquantaine d’enfants et d’adolescents se promenaient, couraient, riaient à qui mieux-mieux ! Certains lisaient tranquillement, d’autres étaient plongés dans des conversations ou de profondes réflexions ; d’autres encore, des bâtons à la main, semblaient s’être investis dans des démonstrations pour le moins étranges, en agitant en tout sens leur petit bout de bois… 

A moitié masquée derrière l’embrasure de la porte, Annily resta un instant là à les observer, l’air fort surpris ; elle leur trouvait un aspect assez particulier, sans pour autant parvenir à en déterminer la cause… Ces enfants, garçons et filles, devaient bien avoir entre dix et quinze ans ; ils portaient à peu près tous des sacs en bandoulière dont certains, pleins à craquer, laissaient entrevoir de gros livres. Mais ce qui frappa soudain la jeune femme fût leur habillement. Ils étaient tous affublés de la même manière et dans un style pour le moins étrange ; une longue cape noire, ample et fluide, attachée en dessous des clavicules, enveloppait leur corps presque entièrement et retombait bien droite jusqu’au ras du sol, ne laissant dépasser que le bout de leurs chaussures. La seule touche de couleur provenait du rebord interne de leur mante, arboré avec élégance des épaules jusqu’au fermoir, ainsi que de leur cravate à rayures bicolores assorties, soigneusement glissée dans l’encolure en V d’un pull noir ou gris. Le tour de cou de la cravate était dissimulé sous le col d’une chemise blanche boutonnée jusqu’à la gorge, parachevant cet accoutrement rigoureux et surprenant. De toute évidence, à en juger par ces uniformes, Annily se trouvait dans une cour d’école ou dans un pensionnat. 

Ne sachant plus quoi penser de toutes ces dernières découvertes saugrenues enchaînées dans un laps de temps trop court pour les appréhender de manière rationnelle, l’esprit bourdonnant emprisonné dans un brouillard épais, la jeune femme s’engagea sur le sol recouvert de petits cailloux blancs et brillants, qui crissèrent sous ses pieds, révélant ainsi sa présence.

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