Le cycle de la lune bleue

Chapitre 4 : Un homme sombre et brutal

2268 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/12/2023 04:03

Annily progressait à pas lents au milieu de la cour et des élèves, tandis que des têtes étonnées se retournaient sur son passage. La jeune femme n’y prêta pas tout de suite attention, trop absorbée dans son propre brouillard et sa contemplation ébahie du surréalisme ; elle sentait à peine les arêtes parfois saillantes des cailloux sous la plante de ses pieds. Accompagnée par des regards surpris et curieux, elle s’arrêta devant une arcade qui abritait un petit muret de pierre, dans un coin reculé de la cour. Abasourdie par le chahut, elle se laissa tomber sur ce banc de fortune et se prit la tête dans les mains. Se calmer ! Réfléchir ! Ne pas se laisser gagner par la panique ! Mais ses pensées confuses refusaient de coopérer, comme si elles-mêmes s’étaient égarées en cours de route. Que faisait-elle là ? Quel était donc cet endroit ? Que devait-elle faire à présent ? Où aller ? Vers qui se tourner ? Des voix d’enfants se faisaient jour à travers ses réflexions désorientées, la déstabilisant plus encore. 

Le remue-ménage ambiant s’intensifiait, dissipant peu à peu le flou sonore de son égarement. Subitement consciente de l’intérêt qu’elle devait susciter, se préoccupant soudain de la manière dont les personnes alentours considéraient sa présence, Annily releva les yeux et osa un regard en biais vers le fourmillement incessant des enfants. Les plus proches avaient cessé leurs activités et s’étaient massé non loin d’elle afin de l’observer tout à leur aise, lui portant des regards appuyés fort embarrassants ; certains paraissaient surpris, d’autres la dévisageaient avec intérêt et circonspection, d’autres encore chuchotaient entre eux sans la lâcher du regard. La jeune femme se sentait mal à l’aise d’être ainsi devenue le point de mire et de discussion, de multiples paires d’yeux braqués sur elle, dans un endroit inconnu, étrange… Irréel ! Papillonnant des paupières, elle détourna un instant le regard, de plus en plus embarrassée et perplexe, la main crispée sur la pierre. Elle fixa sans le voir un gros scarabée noir, tentant de faire abstraction de ce qui se passait autour d’elle, comme si le fait d’effacer ces aberrations de son champ de vision lui permettait de recourir à sa réalité ! comme si tout n’était qu’un rêve sans queue ni tête tel qu’il lui arrivait souvent de faire… 

Mais Annily fut rapidement tirée de ses réflexions par des bruits de pas précipités qui se rapprochaient. Elle releva vivement la tête et aperçut deux hommes qui traversaient la cour à grandes enjambées, fendant la foule des élèves qui s’écartèrent aussitôt en les suivant du regard d’un air intrigué. 

L’un des deux hommes, un vieillard décharné, pointait un doigt tordu dans sa direction. Il stoppa sa marche et resta debout au milieu des élèves, le dos voûté et bosselé, lançant à la ronde des regards globuleux inquisiteurs. La bouche édentée scindant son visage acariâtre, il arborait un sourire satisfait empli de malveillance, tandis que son chat, qu’il tenait dans ses bras efflanqués, tournait deux yeux jaunes vers la jeune femme. 

Le second homme, d’une trentaine d’années environ, accéléra le pas dans la direction du doigt pointé. Il était entièrement vêtu de noir, une longue cape sombre tournoyant rudement derrière lui au gré de sa démarche pressée. Annily constata avec effarement qu’il se dirigeait droit sur son muret de pierre, le regard furibond, ses yeux flamboyants braqués sur elle.

La jeune femme sursauta et se mit brusquement sur ses pieds ; elle contourna rapidement le banc de pierre et commença à reculer dans le sens opposé, fortement déstabilisée, sans quitter du regard cet homme qui, à présent, pointait un bâton noir dans sa direction. La distance qui les séparait se réduisait insensiblement. Son esprit passant de l’incompréhension à l’affolement en une fraction de seconde, Annily tourna les talons et s’engagea à pas rapides sur le chemin de ronde, cherchant frénétiquement une issue. Rapidement elle aperçut un accès dont la porte avait été laissée ouverte ; la jeune femme s’apprêtait à s’y engouffrer précipitamment, lorsqu’un éclair écarlate lui passa au dessus de la tête et alla frapper le battant de plein fouet, qui se referma brutalement à moins d’une trentaine de centimètres de son visage. 

Le souffle court, Annily resta un instant figée, stupéfaite, le claquement de cette porte résonnant encore à ses oreilles. Se ressaisissant brusquement, elle fit volte-face et écarquilla les yeux à la recherche, vaine, d’une autre issue. Elle se trouvait à présent dans une impasse, acculée contre la porte, le dos contre le battant en bois. Sa main gauche se posa impulsivement sur la pierre froide et irrégulière du mur d’enceinte qui enserrait la cour intérieure, infranchissable. Se retournant fébrilement sur sa droite, la jeune femme se trouva confrontée à une colonnade en pierre finement ouvragée, qui longeait le chemin de ronde sur toute sa circonférence, et dont les espacements avaient été parés d’une enfilade impressionnante de roseraies, denses et épineuses, lui bloquant toute tentative d’accès à la cour. 

Bien vite, Annily repéra l’homme qui, étant toujours à sa poursuite, avait ralenti l’allure en la voyant ainsi prise au piège. Il tenait toujours ce morceau de bois pointé devant lui. Des cheveux noirs, tombant sur ses épaules, encadraient son visage d’une pâleur accentuée par la fureur. Mais lorsqu’il s’adressa à elle, sa voix fut étonnamment calme, douceâtre et grave : 

- C’est terminé Mademoiselle ! Il est inutile de fuir ! Restez bien sagement où vous êtes, sans amorcer le moindre geste. 

Prise de panique, Annily jeta des regards désespérés autour d’elle. Repéra une grosse branche qui dépassait du buisson de roses, elle s’en empara fébrilement et la maintint devant elle, comme une arme, prête à frapper pour se défendre. L’homme au teint cireux grimaça un rictus méprisant ; il dirigea de nouveau son bâton d’ébène vers la jeune femme, prononça un mot étrange et la seconde d’après, une nouvelle lumière rouge étincelante, sortie de la pointe de la baguette, alla frapper comme un éclair la jeune femme en pleine poitrine. Seulement, cette attaque n’eut pas l’effet escompté. Annily ne ressentit absolument rien, aucune douleur, aucune sensation de chaleur, pas la moindre décharge. Mais, paralysée par la stupeur et l’horreur de cet incroyable fait, le cœur battant à tout rompre, elle lâcha sa branche qui rebondit dans un bruit sec sur le pavé. L’homme en noir, quant à lui, s’immobilisa un court instant, la bouche entrouverte sous l’effet de la surprise devant le contrecoup inattendu de son acte. 

Comment…, pensa-t-il stupéfait, comment a-t-elle réussi à parer mon attaque ?! C’est impossible ! Pas à cette distance ! Non ! Elle ne le pouvait pas, elle était incapable d’esquiver mon sortilège de stupéfixion sans baguette, sans esquisser un seul geste, sans prononcer le moindre mot… ! Elle ne peut posséder un tel pourvoir ! 

Cependant, toujours prompt à réagir, il retrouva rapidement un visage de marbre, et reprit sa marche, plus posée mais toujours menaçante, dans la direction de la jeune femme. Annily n’était toujours pas revenue de sa stupéfaction. Sous le choc, affolée, désorientée, elle ne put que se plaquer davantage contre la porte, qu’elle n’eut même pas la présence d’esprit d’ouvrir. Elle sentait le contact du bois dans son dos ainsi que le froid de la pierre sous sa paume, des obstacles solides et infranchissables. 

L’homme n’était à présent qu’à un mètre de la jeune femme cernée et terrifiée. Il s’était arrêté juste devant elle et la dévisageait avec insistance. Annily eut la désagréable sensation d’être passée aux rayons X, comme s’il essayait de lire dans ses pensées. Il parut un instant décontenancé, mais brandit une fois de plus sa baguette en plissant les yeux. Annily tenta une ultime échappée en glissant d’un pas sur le côté, mais il para sa fuite en plaquant dans un geste prompt son bras tendu contre le mur.

- Où comptiez-vous donc aller ? lui demanda-t-il d’un ton dangereusement bas. Vous n’espériez tout de même pas nous fausser compagnie après vous être introduite ici, sans avoir eu le respect préalable de vous être présentée ? Vous semblez être suffisamment maligne, mais je vous conseille de rester sagement immobile pendant que je prends soin de vous lier les mains, afin d’éviter toute autre tentative d’attaque de votre part. 

Sur ces mots, il agita furtivement sa baguette ; aussitôt une corde râpeuse se matérialisa, sous les yeux effarés de la jeune femme. L’homme s’en saisit d’un geste presque nonchalant et accula sa captive dans le coin de la pierre. 

- Et pas d’imprudence, ajouta-t-il en pointant l’extrémité de son bâton contre la gorge de la jeune femme terrorisée, car à cette distance il vous sera impossible de parer mon offensive ! 

Annily respirait difficilement ; elle voulut supplier, lui demander de la laisser partir, mais aucun son ne parvint à franchir ses lèvres. Il semblait inutile et insensé de vouloir tenter quoi que ce fût contre cet homme qui la surpassait en force, mais elle ne pouvait se résoudre à obtempérer en lui présentant sagement ses mains jointes pour le laisser la ligoter. Voyant sa résistance, il lui saisit un poignet et la tira brutalement en avant. Poussant un cri de surprise, elle trébucha et manqua s’étaler sur le pavé, se rattrapant de justesse contre le mur. Terrifiée, elle tenta alors de s’écarter de lui et donna des saccades répétées pour dégager sa main prisonnière, mais la poigne de l’homme était de fer. Elle sentit alors les longs doigts fins de son agresseur enserrer davantage son poignet et lui enfoncer ses ongles dans la peau. Il lui faisait mal ! Il la terrifiait ! 

Non ! Arrêtez ! Lâchez-moi ! hurlait tout son être. 

Il la tirait toujours en avant, et lui avait saisi l’autre main pour tenter de lui passer le lien autour des poignets, qu’il maintenait réunis sans trop de peine. La corde râpeuse frottait sans pitié contre ses bras et lui brûlait la peau, y laissant des marques rouge vif. Bien que consciente de son infériorité physique, Annily se débattait comme une furie avec l’énergie du désespoir. L’homme ne parvenait pas à la maîtriser totalement. Voyant sa détresse, il la repoussa un peu rudement contre le mur et, passant un doigt sous son menton, lui releva la tête et l’obligea à le regarder. Annily plongea ses yeux écarquillés dans les siens, un lac sans fond et sans lumière. Il rapprocha son visage tout près du sien et l’observa intensément. Il paraissait plutôt perplexe… 

- Vous semblez bien pressée de nous quitter, Mademoiselle… Malheureusement pour vous, je crains fort que ce ne soit pas possible. Qui êtes-vous ? Comment et à quelle fin êtes-vous parvenue à vous introduire en ces lieux ? 

Il avait parlé lentement, en détachant chaque mot. Annily ne pouvait décrocher son regard du sien, d’un noir d’encre. Elle était incapable de prononcer un seul son ; elle se contenta de secouer frénétiquement la tête dans un signe de dénégation. Le visage de l’homme se contracta sous l’exaspération. 

- Allez venez ! aboya-t-il en la traînant de nouveau derrière lui. 

- Non, je vous en prie, NON ! articula-t-elle enfin, terrifiée. 

- Assez Severus ! 

Un homme beaucoup plus âgé venait de surgir derrière eux. Annily le dévisagea avec des yeux ronds, stupéfaite par l’excentricité de son apparence. Le vieil homme portait une longue et large robe violine aux multiples broderies et finitions tissées de fil d’argent. Arborant des lunettes en demi-lune séjournant sur un nez aquilin, sa tête était coiffée d’un chapeau pointu dans les tons assortis. Ses longs cheveux grisonnants cascadaient avec légèreté sur une cape aubergine auréolée d’étoiles bleutées, qui tombait amplement sur des bottes à talons hauts munies de boucles. Arborant une touche finale comme pour ajouter à l’extravagance du personnage, une longue barbe blanche aux reflets argentés frisonnait le long de ce costume pittoresque et amplement remarquable.

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