Le cycle de la lune bleue

Chapitre 7 : La Tour Nord

8417 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/01/2024 02:57

    Les professeurs quittèrent le bureau de Rogue en silence, après un bref signe de tête approbateur, et rejoignirent leur salle commune respective où leurs jeunes élèves les attendaient déjà. Dumbledore s’attarda un dernier instant et échangea quelques mots avec le Maître des Potions, qui acquiesça d’un signe de tête impatient. Puis le vieil homme adressa un dernier sourire à Annily, et sortit. La jeune femme se retrouva de nouveau seule avec Rogue. Le sombre professeur se dirigea en silence vers la porte restée ouverte, puis s’arrêta soudain dans l’encadrement et se retourna lentement vers Annily, qui attendait, anxieuse. Il l’observa intensément, ses traits débordant de rudesse et de malveillance, puis il s’avança de quelques pas dans sa direction, le visage soudainement fermé à toute expression. Ratatinée dans son fauteuil, Annily tentait de faire taire en elle son angoisse et son trouble. Ne sachant quoi faire, elle releva vers lui un visage crispé empreint de défiance. Ils s’observèrent quelques secondes en chien de faïence dans un silence austère, mais la jeune femme abandonna rapidement la confrontation visuelle ; elle n’avait plus la force de lui tenir tête. L’atmosphère de la pièce la glaçant jusqu’aux entrailles, Annily se sentait de plus en plus souffrante, elle était épuisée, au bord des larmes et de la crise de nerf. Cette situation absurde et rocambolesque lui nouait l’estomac d’une manière insupportable.

    - Comptez-vous passer le reste de la soirée dans mon bureau, demanda Rogue d’une voix rude qui la fit sursauter, ou allez-vous vous décider à quitter ce fauteuil et à me suivre ?!

    Résignée, trop lasse pour s’insurger, Annily se leva sans mot dire. Ses jambes vacillaient ; elle lutta contre un nouvel étourdissement et s’appuya contre le mur, cependant il ne fit aucun mouvement pour l’aider. Son désarroi semblait le laisser totalement indifférent. Il se contenta de s’effacer sur le côté pour la laisser passer, puis il ferma la porte de son bureau et lui emboîta le pas.

    Ils parcoururent de nouveau les sombres galeries des sous-sols du Château. Sa baguette pointée devant lui telle une lampe-torche, Rogue ouvrait la marche d’un pas rapide, sa longue cape noire soulevant des nuages de poussière sur ses talons. Il se retournait de temps à autre afin de s’assurer que la jeune femme le suivait toujours, docile et muette de toute forme de protestation. Ils traversèrent en silence le vaste Hall d’entrée, habité par l’écho incessant du babil murmuré de ses tableaux vivants. Voyant que la jeune femme ralentissait l’allure en jetant des regards furtifs vers la Grande Porte, Rogue lui empoigna le bras et la traîna derrière lui. Elle perçut à nouveau la chaleur de ses doigts sur sa peau, et ce geste, bien que rude et sans ménagement, lui fit prendre conscience qu’elle n’était plus seule, perdue dans l’angoisse de son amnésie et de son errance temporelle. Car même si cet homme lui inspirait une profonde répugnance, elle sentait au fond d’elle-même qu’il représentait potentiellement un atout majeur dans cette quête identitaire qui s’annonçait particulièrement délicate – pour ne pas dire illusoire. De manière intentionnelle ou non, Rogue finirait par lui apporter son aide… il le fallait !

    Perdue sans ses réflexions, Annily réalisa soudain qu’ils venaient d’arriver au-devant d’une porte close, construite dans un bois sombre. L’encadrement était surmonté d’une sculpture reptilienne anthracite, qui alliait à la fois splendeur et impressionnante posture. Minutieusement travaillé dans la pierre, le serpent paraissait onduler vers ses visiteurs, la gueule ouverte, tel un gardien prêt à assaillir le moindre intrus ayant eu l’imprudence de s’aventurer jusqu’ici. Annily ne resta qu’un court instant contemplative en contrebas de cette surprenante sculpture, car Rogue ouvrit la porte d’un coup de baguette et la poussa à l’intérieur. Ils débouchèrent dans un hall étroit, confiné et entièrement plongé dans une atmosphère cendrée qui émanait de la surface des murs et du sol. L’ornement de pierre gardait à l’évidence l’entrée d’une tour, car le hall débouchait directement sur un escalier qui tournait en colimaçon sur des dizaines de marches. Rogue s’y élança sans attendre et incita vivement la jeune femme à le suivre.

    La montée fut rude ; les marches de pierres étaient inégales et glissantes, et le passage étroit. De temps à autre, les murs étaient percés de petites fenêtres à barreaux croisés, à travers lesquelles Annily apercevait furtivement tantôt une parcelle de prairie verdoyante bordée d’arbres, tantôt une ébauche d’ondée scintillante, encore baignée des derniers rayons du soleil. Les terrains attenants à la propriété paraissaient immenses et très diversifiés.

    Leur ascension lui parut interminable. A plusieurs reprises, Annily fit une halte pour reprendre son souffle, appuyée contre la paroi. Ses jambes tremblaient de plus en plus intensément et la soutenaient péniblement, ses vertiges s’aggravant au fur et à mesure de cette progression elliptique soutenue. Mais elle ne devait pas défaillir, pas maintenant, pas devant lui ! Rogue n’avait de cesse de la surveiller continuellement du coin de l’œil. Il semblait s’impatienter de ces arrêts répétés, mais il ne dit mot et consentit enfin à ralentir l’allure.

    Après un nombre incalculable de marches, ils parvinrent enfin jusqu’à un palier menant à une unique porte, semblable à la précédente. Un nouveau serpent de pierre, cette fois lové en position de défense, les accueillit d’un œil circonspect.

    - Voici l’accès privé de mes appartements, annonça Rogue sans même la regarder. C’est ici que vous passerez désormais vos journées, sous ma surveillance ainsi que celle d’Elfes de Maison. Mais avant que vous ne franchissiez le seuil de cette porte, précisa-t-il en se tournant brusquement vers la jeune femme, je vais sans attendre éclaircir certains points. N’ayant nul doute quant à vos compétences intellectuelles des plus limitées, dont la subtilité fort peu développée m’a été inspirée par votre obstination et votre silence, j’attends néanmoins de vous que vous respectiez chacune de mes décisions, que vous suiviez sans l’once d’une rébellion chacune des règles que je compte établir avec vous dès demain. Vous vous trouvez au sein d’un établissement scolaire prestigieux régi par des lois strictes, vous n’êtes ni dans une vulgaire colonie de vacances moldue, ni dans un centre d’hébergement, et encore moins dans un hôtel en mesure de satisfaire vos moindres désirs. Je ne tolérerai aucun écart de conduite, aucune forme de révolte de votre part. Je ne permettrai pas le moindre débordement ni manquement au respect qui m’est dû ! Ne doutez à aucun moment de ma suspicion et ma profonde antipathie envers vous, Mademoiselle, ajouta Rogue de sa voix doucereuse, voyant que la jeune femme étouffait des soupirs courroucés. Mon intervention est uniquement motivée par la volonté de vous confondre pour ensuite pouvoir me débarrasser de vous ! Votre collaboration docile et sans débauche est requise, votre présence doit se fondre dans la discrétion et la circonspection, épuiser notre temps et notre patience n’est pas une option ! Le travail du corps enseignant dans une école de Magie aussi prestigieuse que Hogwarts apparait démesuré face à vos vulgaires institutions scolaires. De surcroît le Directeur se voit contraint de réguler dans la discrétion et une extrême vigilance, le grand bouleversement occasionné par votre venue, ceci en plus de ses obligations directoriales. Sachez pourtant que chacun d’entre nous va devoir sacrifier de son temps libre et de son énergie pour tenter de vous trouver une solution. Alors faite en sorte de ne pas rendre cette tâche plus pénible qu’elle ne l’est déjà !

    Surprise et choquée par cet amoncellement soudain de règles et de mises en garde, Annily fut profondément affectée par les paroles désobligeantes de ce professeur antipathique si peu enclin à la compassion. Avoisinant pourtant l’écho d’un murmure, le ton de l’homme était aussi froid et tranchant qu’une lame d’acier, heurtant de plein fouet l’âme frêle et fragmentée de la jeune femme. Meurtrie par cette rudesse hostile, et grandement affaiblie, elle n’osa pas affronter l’homme qui la dominait dans la pénombre, et riva obstinément ses yeux sur le sol, dans une tentative rageuse de masquer l’afflux de larmes qui menaçaient traitreusement de tracer le cheminement de son regard. Elle ne parvenait pas à s’expliquer la raison d’une telle aversion, se heurtant quoi qu’elle opposât à un masque de froideur et d’inimité. Le fait que l’homme se soit spontanément proposé de la prendre en charge et la loger, chez lui, la dépassait, et les multiples explications que son esprit déboussolé appréhendait dans la plus grande confusion commençaient à l’effrayer. Qu’avait-il donc en tête ? Et pourquoi prenait-il de telles précautions pour organiser son isolement carcéral ? Annily n’était qu’une jeune femme, simplement ignorante des coutumes de ce monde, et fragilisée par vingt-deux années d’un passé perdu au fin-fond de sa mémoire. De quel crime s’était-elle rendue involontairement coupable pour susciter tant de méfiance et de répugnance ? Qu’attendaient donc réellement ces Sorciers, et plus particulièrement cet homme au teint cireux et au regard flamboyant de malveillance quand il se posait sur elle ? Ne se sachant ni dangereuse ni responsable de quoi que ce fût, elle ne pouvait admettre que l’on puisse lui opposer tant de griefs. C’était tout aussi irrationnel que ce Château et ses habitants. Cette situation n’avait pas de sens…

    La jeune femme prit soudain conscience que sa fragilité et son égarement pouvaient potentiellement l’avoir conduite tout droit dans un piège, sans avoir un seul instant songé que les discours de ces personnes hors-normes, alternant subtilement douceur et menace, avaient pour seule et unique visée sa capture conciliante et docile – pour laquelle elle venait de coopérer bien naïvement. Avaient-ils réellement l’intention de l’aider, ou voulaient-ils tout bonnement abuser de la situation ? Ayant fraichement débarqué dans un endroit inconnu, seule et dépourvue de tout souvenir, Annily était une proie facile…

    La jeune femme prit peur ; elle se retrouvait seule avec un homme implacable dont elle devait bien admettre ignorer ses véritables intentions. Que savait-elle de lui au juste ? Rien, si ce n’était son nom, sa profession et son effroyable austérité. Annily sentit soudain son cœur s’emballer d’angoisse, tandis que son esprit analysait une situation jusqu’alors non envisagée : ce qu’elle voyait à présent, ce n’était plus une aide providentielle, mais un piège malsain paramétré par un homme tout aussi pernicieux, doté d’une intelligence certaine et animé d’une détermination surprenante à vouloir maintenir la jeune femme à portée de main. Et si c’était littéralement « à portée de main » qu’il la désirait, souhaitant assouvir ses plus bas instincts et profiter de l’être féminin qu’elle pouvait représenter à ses yeux…

    Annily en était là de ses réflexions terrifiantes, et une panique incontrôlable l’assaillit subitement comme un tison qui embrase un bûcher. Rogue venait d’ouvrir sa porte ; il allait bientôt la forcer à entrer, refermer le battant derrière lui et l’isoler du reste de l’Ecole. Elle allait devenir sa captive et n’aurait plus la possibilité de se libérer de son emprise. Il allait pouvoir faire d’elle absolument tout ce qu’il voudrait, aussi longtemps qu’il le désirerait, et probablement personne ne porterait foi aux complaintes d’une fille à l’esprit déjà fort perturbé !

    La jeune femme ne put supporter pareille idée ; le cœur battant à tout rompre, elle fit volte-face et s’élança sur les premières marches, haletante et les jambes flageolant de terreur, sachant pertinemment le peu de chance qu’offrait sa fuite. En effet, elle n’avait pas descendu quatre marches qu’elle se sentit violemment retenue par les cheveux, tirée en arrière et remontée vers le haut du palier. Elle poussa un cri strident et porta les mains à son cuir chevelu pour tenter d’échapper aux griffes de l’homme, mais sa poigne était de fer. Il la ramena sans ménagement jusqu’à lui et lui plaqua une main cinglante sur la bouche. Elle tenta alors de le mordre, tout en continuant de se débattre avec l’acharnement du désespoir. Ce que voyant, Rogue lâcha son visage et lui enserra un bras vigoureux autour de la taille, de manière à lui emprisonner les bras. Il la traîna ainsi contre le mur, dans l’intention de l’acculer afin de raffermir sa prise. Mais dans son élan, Annily trébucha et sa tête heurta violemment la paroi murale, ses bras immobilisés contre son corps n’ayant pu parer l’obstacle. Une douleur fulgurante lui transperça les tempes et la cloua sur place. Étourdie, le souffle court, elle sentit ses jambes se dérober et elle entraîna Rogue dans sa chute, qui se rattrapa in extremis au mur, agrippant rudement la jeune femme pour l’empêcher de s’effondrer.

    Sonnée et vaguement nauséeuse, Annily sentait son sang bourdonner à ses oreilles ; elle entendit à peine le professeur lui intimer de se tenir tranquille. Elle restait immobile, à genoux sur le sol froid et humide, les yeux étroitement fermés, attendant que la douleur lancinante s’atténue. Rogue la serrait toujours fermement contre lui, la soutenant à moitié par la taille, assez perplexe quant à son immobilité soudaine. Il prit conscience de la respiration précipitée de la jeune femme, il la sentit trembler et entendit un gémissement douloureux. Desserrant son étreinte, il s’agenouilla à sa hauteur et la retourna face à lui, l’acculant doucement contre le mur. Elle gardait la tête baissée, les paupières closes, les traits crispés par la douleur ; des larmes de souffrance sillonnaient ses joues pâles, que la jeune femme ne tentait nullement d’occulter. Passant un doigt sous son menton, le Maître des Potions l’obligea à relever la tête, délicatement. Il rapprocha son visage du sien et observa son front dans la semi-obscurité du couloir. Annily le laissa faire, trop douloureuse pour réagir. Rogue constata la présence d’une ecchymose naissante sous l’éraflure, d’où perlaient quelques gouttes de sang qui coulaient doucement le long de sa tempe, se mêlant à ses larmes silencieuses. Sans perdre un instant, il pointa sa baguette sur la blessure mais, à l’instar des précédents, le rayon lumineux qui en sortit ne produisit aucun effet. Sous la clarté éphémère du sort, Annily rouvrit enfin les yeux ; elle vit Rogue occupé à faire apparaître un linge et à le lui appliquer sur le front. Il essuya le sang sur sa joue et tamponna la plaie, sans la brusquer.

    - Regardez-moi, ordonna-il en passant de nouveau un doigt sous son menton pour lui relever le visage. Comment vous sentez-vous ?

    - Ça… ça va… répondit-elle précautionneusement, surprise par ces soins.

    - Bien, dit-il en l’aidant à se relever. Constatant votre maladresse et votre restriction d’esprit, je vous incite à me suivre avec davantage de docilité et de prudence, Mademoiselle.

    La jeune femme se remit sur ses pieds en chancelant un peu ; son esprit vacillait. Elle regarda tour à tour Rogue et l’entrée de son logis, incapable de faire un pas.

    - Pourquoi ? finit-elle par demander sur le ton du désespoir. Pourquoi avez-vous pris cette décision ? Pourquoi tenez-vous tant à me garder chez vous ? J’ai bien saisi le fait que vous ne pouviez me tolérer ; vous me prenez pour une jeune idiote dépourvue d’intérêt, une vile affabulatrice, et j’ai pleinement conscience du fardeau que je représente… Vous me haïssez et me malmenez depuis le premier instant où vous m’avez vue ! Je vous ai pourtant raconté tout ce que je savais, c’est peu et imprécis mais c’est tout ce dont je me souviens… Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?!

    Rogue la regarda un instant, impassible, avant de lui répondre de sa voix doucereuse :

    - Vous semblez caresser l’idée – fort surprenante mais non moins plaisante – que mes intentions à votre encontre avoisineraient la perversité, le sadisme et la malveillance. Bien que la tentation de vous laisser vaguer dans l’erreur soit séduisante, je me vois néanmoins contraint de détromper votre funeste esprit analytique. Vous n’avez hélas rien à craindre de moi. Mon unique préoccupation vise à découvrir votre identité véritable, ainsi que tout ce que votre petite tête pensante recèle… Ne vous fiez pas aux paroles rassurantes, ni à l’attitude compréhensive et bassement charitable du Directeur, ajouta-t-il voyant qu’Annily ouvrait la bouche pour protester. Sa bienveillante sagesse masque à votre encontre un scepticisme empreint d’incompréhension et de défiance.

    Profitant du saisissement d’Annily, le Maître des Potions enroula ses longs doigts fins autour du bras frêle et attira la jeune femme pantoise et toujours indécise jusqu’au seuil de ses appartements, dont il ouvrit la porte d’un coup de baguette.

    - Il est évident que vous ne nous avez pas révélé l’entièreté de votre énigmatique présence, conclut-il sèchement, ce qui conforte votre séjour parmi nous ; aussi je vous prierais de cesser ces jérémiades des plus ennuyeuses !

    - Mais…

    - Je ne veux plus entendre un mot ! coupa-t-il froidement. Vous allez à présent entrer dans cette pièce et commencer par prendre un peu de repos. La fièvre et votre coup reçu à la tête ont grandement affaibli votre organisme ; vous avez une mine effrayante. Il est bien évidemment inutile de réitérer vos tentatives de fuite. Quant à vos protestations et vos éventuelles clameurs, elles demeureront en sourdine tout le temps que durera votre séjour chez moi, est-ce bien clair ?!

    Annily ne répondit pas. Abasourdie par tant de remontrances et de défaveurs à son encontre, grandement amoindrie par la situation qui outrepassait ses possibilités d’introspection, et sans aucune autre alternative en renfort, elle passa devant son hôte assigné et entra.

    Ils se retrouvèrent dans un petit hall, sombre et modeste. Il donnait accès à trois portes closes. Rogue ne s’attarda pas pour une présentation des lieux ; il ouvrit la première porte sur la droite et la conduisit immédiatement à l’intérieur.

    Annily fut très surprise par l’atmosphère chaleureuse qui régnait dans cette pièce, contrastant véritablement avec la tenue vestimentaire des plus sombres et l’air particulièrement sinistre de son locataire. La jeune femme venait d’entrer dans une jolie bibliothèque, empreinte d’élégance et de caractère, lui conférant un style des plus agréables. Relativement spacieuse, la salle épousait une forme singulière, mi-trapéziforme mi-circulaire, contours hérités de l’architecture curviligne de la tour. L’espace était lumineux et baigné d’une clarté rougeoyante, dont la source crépusculaire provenait d’une grande baie vitrée en arc de cercle convexe qui occupait toute la surface du rempart mural opposé. Les deux cloisons latérales étaient presque entièrement dissimulées derrières de hautes étagères en bois massif. Minutieusement ordonnés, des centaines de livres bigarrés à la reliure de cuir remplissaient intégralement les rayonnages, qui supportaient le poids de ces ouvrages parfois volumineux. Dans le fond, exposé à contre-jour, trônait un très beau bureau sculpté dans un bois sombre, dont la surface vernie était jonchée d’une fine pellicule de parchemins en désordre. Il était harmonieusement accordé avec une cheminée ancienne subtilement encastrée entre l’étagère de droite et la fenêtre, et dont le style ajoutait à l’élégance et au raffinement de la pièce. Le coin salon avait été aménagé au centre de ce vaste espace ; un grand canapé en cuir vert et deux fauteuils assortis reposaient sur un joli tapis ornementé de couleurs pâles, non loin des livres, du foyer et de la vue sur le parc de Hogwarts. L’ensemble conférait à cette pièce une ambiance avenante et sereine, certainement fort appréciable après une longue journée de travail.

    Annily était réellement subjuguée par le charme lénifiant de cette bibliothèque, si différente de son propriétaire. Rogue entra à son tour, ses cheveux de jais et sa longue cape noire contrastant intensément avec les couleurs des livres et du soleil couchant. Sans plus de cérémonie, il la fit asseoir dans l’un des fauteuils.

    - Vous demeurerez ici le temps que durera cette affaire, jusqu’à son aboutissement, lui signifia-t-il.

    - Ici ? répéta la jeune femme, incrédule. Vous voulez dire que je vais devoir loger dans cette unique pièce ? Mais c’est une bibliothèque, je n’y vois ni chambre ni cuisine…

    - Je constate que vos lacunes mémorielles n’ont en rien altéré vos capacités d’observation et de compréhension, railla Rogue d’un ton narquois ; il s’agit effectivement d’une bibliothèque. Ce salon de lecture devient dès à présent votre toit ; vous y passerez vos journées, vos repas et vos nuits. J’ai pensé que la compagnie des livres vous offrirait une certaine… distraction, durant votre séjour parmi nous. Il n’est nul besoin de cuisiner ici, le personnel de l’Ecole veillera bien certainement à ce que vous ne mourriez pas de faim. Quant à vos heures de sommeil, le canapé fera sans nul doute une literie acceptable pour accueillir votre précieux temps de repos. Tout ce qui se trouve dans cette salle demeurera à votre entière disposition. Vous y serez à votre aise, sans élément perturbateur susceptible de vous distraire. Les chambres des élèves, les salles de cours, le réfectoire et les extérieurs se trouvent établis à l’opposé de cette tour ; personne ne vous pourra vous entendre ni même apercevoir l’ombre de votre présence.

    Annily saisit pleinement l’allusion ; Rogue venait incontestablement de définir son statut carcéral. Ses paroles semblaient résonner dans l’air soudain suffoquant de la salle, comme l’écho d’une sentence prononcée après l’ultime coup de marteau-de-Président sur le tas.

    - Il est parfaitement inutile de songer à réitérer votre lamentable tentative de me fausser compagnie, reprit le Maître des Potions, sentencieux et impitoyable. La porte de cette pièce est en chêne – un bois bien trop résistant pour vos frêles épaules – et possède un verrou ancestral au fonctionnement intégralement moldu. Quant à la percée opposée, à moins que vous ne sachiez voler, je ne pense pas qu’une fuite par la fenêtre soit réellement possible.

    Rogue ponctua ses derniers mots d’un sourire des plus satisfaits.

    - J’oubliais… ajouta-t-il en agitant sa baguette.

    Sous les yeux pantois de la jeune femme, des liens jaillirent de nulle part dans une pluie d’étincelles bleutées. Le sombre professeur s’en saisit d’un geste vif et s’approcha d’Annily à la vitesse de l’éclair. Avant qu’elle ait eu le temps de réaliser quoi que ce fût, il l’accula dans le renfoncement du fauteuil, lui bloqua les jambes à l’aide d’un genou, et sans lui laisser la possibilité d’amorcer le moindre geste, il lui empoigna fermement les mains qu’il maintint liées l’une à l’autre sans trop de peine. Stupéfaite par cette nouvelle attaque, Annily ouvrit la bouche pour protester, mais il para également cette tentative en lui posant une main vigoureuse sur les lèvres. De son autre main, il lui leva les bras au-dessus de la tête afin de faciliter sa manœuvre d’entrave avec l’une des cordes qui lévitait quelques centimètres au-dessus. Pouvant ainsi se servir d’une seule main, il lui ligota solidement les poignets et les attacha à l’accoudoir du fauteuil, la privant ainsi de toute action. Annily se tortillait vainement pour lui échapper, mais il était en nette position de force. En quelques secondes, il l’avait démunie de sa liberté de parole et de mouvement avec une facilité déconcertante. Il tenait encore une main pressée sur sa bouche ; la jeune femme pouvait sentir sa chaleur et sa force brutale. Vaincue, effrayée, elle cessa de se débattre et, relevant vers lui un visage implorant, elle ne parvint qu’à émettre un gémissement plaintif et terrifié, les yeux écarquillés d’effroi. Rogue se baissa à sa hauteur et desserra légèrement son étreinte.

    - Il me semble vous avoir signifié que je ne tolérerai ni vos cris ni vos jérémiades, Mademoiselle ! gronda-t-il d’une voix dangereusement basse. Je vais à présent retirer ma main… et j’ose espérer qu’enfin vous allez consentir à vous taire. Si je vous entends appeler ou émettre une quelconque protestation, je vous bâillonne sans sommation. Est-ce bien compris ?!

    Annily fit oui de la tête et plongea son regard dérouté dans le sien, d’un noir d’encre. Son cœur battait la chamade et pulsait violemment dans sa gorge. Incapable de contrôler ses tremblements, la jeune femme s’exhorta à calmer sa respiration saccadée, inspirant profondément et déglutissant à plusieurs reprises – non sans difficulté. Elle ne voulait pas davantage montrer à cet homme la terreur qu’il lui inspirait, tentant à tout prix de se persuader qu’il n’allait pas lui faire de mal, qu’il agissait par simple vengeance au regard de leur rencontre première, qu’il n’achevait là que ce qu’il avait tenté d’entreprendre dans la cour avant l’arrivée du Directeur. La jeune femme devait néanmoins se montrer prudente car son hôte semblait ne pas avoir beaucoup de patience. C’était un homme abrupt, intransigeant, odieux et imbu de son pouvoir. Il paraissait prendre un malin plaisir à la malmener et la provoquer ; il allait lui rendre la vie dure. Annily se refusait de lui donner l’occasion de l’humilier davantage.

    - Bien, dit-il en abaissant son bras. Vous allez à présent m’écouter sans faire d’histoire. Il y a certaines règles que je souhaite établir avec vous dès maintenant, et je tiens à ce que vous m’écoutiez attentivement et sans m’interrompre.

    - Et pour que je puisse entendre ce que vous avez à dire, vous vous êtes senti dans l’obligation de m’attacher ? risqua-t-elle, non sans une certaine aigreur.

    - Taisez-vous ! intima-t-il sèchement. Nous n’en serions certainement pas arrivés à ce point si vous aviez su vous tenir tranquille. Cette blessure au front vous aurait-elle déjà fait perdre le peu de mémoire qu’il vous restait ? Sachez que je n’hésiterai pas à vous garder ainsi ligotée, et ce, tout le temps que durera cette petite mise au point ; il se pourrait même que je prolonge votre supplice jusqu’au petit matin…

    Annily lui lança un regard noir, vaincue et humiliée. Elle ne pouvait supporter le fait d’être traitée de la sorte, comme un jeune chien que l’on éduque à la laisse et au collier. De quel droit cet homme osait-il clamer de telles injonctions en la brutalisant aussi rudement ?! Sa tyrannie semblait ne pas avoir de limite ; avec les pleins pouvoirs que venait de lui conférer le Directeur, Rogue allait rapidement se complaire dans l’élaboration de situations des plus humiliantes, créant sciemment des rapports de force dans le but d’avilir la jeune femme. Annily ne pouvait malheureusement opposer aucune forme de résistance, amoindrie dans sa liberté de mouvements ; bien qu’elle tentât de tirer vainement sur ses liens à s’en faire rougir la peau, elle demeurait immobilisée et totalement impuissante, condamnée malgré elle à entendre ce que son hôte avait à lui dire.

    - Ainsi que je vous l’ai stipulé, poursuivit le professeur de sa voix doucereuse à peine plus élevée qu’un murmure, cette bibliothèque sera pour vous l’unique terre d’asile gracieusement mise à votre disposition, jusqu’à ce que nous ayons trouvé le moyen de nous débarrasser de votre encombrante personne. Durant l’entièreté de votre séjour, il vous sera formellement interdit d’entrer en contact avec quiconque, ni élèves, ni Sorciers ou créatures œuvrant dans cette Ecole, hormis le Directeur et les quelques professeurs qui mèneront des investigations à votre sujet. Si vous tentez quoi que ce soit afin d’entrer en communication avec une personne extérieure à cette pièce, je vous bâillonne et vous attache jusqu’à votre ultime jour de présence dans notre Monde ! Ce qui ne serait pas pour me déplaire, sachez-le !

    Annily tremblait de rage. Sa fureur muette eut pour effet de diminuer momentanément le mal-être physique et psychologique qui l’habitait depuis qu’elle avait ouvert les yeux. Le trouble grandissant que lui inspirait cet homme vacilla, cédant impulsivement la place à un profond sentiment d’inimitié vis-à-vis de ce professeur pour le moins détestable. La jeune femme se garda cependant d’ouvrir la bouche, préférant la prudence tout en s’exhortant intérieurement au calme.

    Ignorant délibérément les yeux furibonds de son interlocutrice silencieuse, se délectant même de la voir ainsi se débattre dans un combat intérieur aussi vain que futile, Rogue poursuivit sur un ton monocorde qui ne laissait aucun doute quant à la répression sous-jacente.

    - Une enquête magique va être menée à votre encontre. Vous allez par conséquent subir une longue série d’interrogatoires, et je ne doute aucunement du fait que leur déroulement vous apparaitra fort déplaisant. Dans les jours à venir, je me verrai donc contraint de vous conduire auprès du Directeur afin qu’il puisse vous questionner en vue d’obtenir les réponses si soigneusement dissimulées. A partir de la seconde où vous aurez posé le pied en dehors de ces appartements, je n’aurai de cesse de surveiller vos moindres faits et gestes. Pas un seul instant vous ne pourrez vous offrir le luxe d’une quelconque flânerie ; la visite guidée du Château et les excursions en plein air sont exclues. Si vous causez la moindre difficulté, le plus petit esclandre, au sein de mes appartements ou lors de ces déplacements et entretiens, je vous promets que vous le regretterez amèrement…

    S’étant imperceptiblement rapproché d’elle, Rogue avait empoigné les accoudoirs du fauteuil, plaçant ses bras de part et d’autre de la jeune femme, son visage terrifiant à quelques centimètres du sien – d’une pâleur mortelle –, son regard de braises fuligineuses ancré dans les iris bruns figés. Bien qu’il ne puisse réellement les lire, puisqu’il lui était impossible de pratiquer ses dons d’Occlumens avec cette Moldue si singulière, le professeur tentait de cerner la dérive de ses pensées, espérant y déceler un semblant d’introspection. Mais les tréfonds de son esprit demeuraient aussi impénétrables que la véracité de son histoire.

    Toujours immobilisée et désespérément impuissante, Annily s’agitait sur son siège, aspirée malgré elle dans les puits sans fond de ces prunelles charbonnée. Elle avait le sentiment insupportable d’être transpercée de part en part sous ce regard inquisiteur qui lui rongeait les entrailles. Bien qu’il lui eût assuré ne représenter aucune menace directe, cet homme lui faisait réellement peur. Annily ferma les yeux et secoua la tête ; une fois de plus, elle s’exhorta au calme et à la pensée rationnelle. Rogue était un être abject, cynique et profondément détestable, mais elle devait à tout prix se convaincre qu’il n’userait jamais de violence physique envers elle. Loin d’être stupide, la jeune femme savait pertinemment qu’elle ne trouverait aucun intérêt à mécontenter son hôte ; dans une telle situation, la retenue et la circonspection étaient de mise. S’insurger contre chacune des paroles prononcées ou le provoquer par simple principe de rébellion ne ferait qu’augmenter la hargne de cet homme cruel et impitoyable. Annily allait devoir se résigner à écouter et suivre ses instructions à la lettre… du moins pour un temps.

    Outre les craintes et les doutes de la jeune femme, la perspective de partager le toit de cet homme au quotidien était bien loin de l’enchanter. Le Maître des Potions ne lui avait cependant pas laissé entendre que cette surveillance constante empièterait sur son temps d’enseignement. Elle ne l’imaginait pas non plus passer ses heures nocturnes à son chevet pour garder un œil sur son sommeil… En somme la jeune femme allait devoir passer ses journées et ses nuits seule dans cette bibliothèque – hormis les quelques sorties éphémères promises dans le but de lui extorquer des réponses encore ignorées voire inexistantes… Annily envisageait ces moments de solitude quotidiens à venir comme une trêve opportune parmi ces conflits multiples ; passer ses journées à lire, ressasser, dormir ou contempler le paysage ne pouvait pas être pire que de subir les vexations incessantes de son hôte.

    Rogue avait terminé de lui infliger ses règles et ses sarcasmes ; il arpentait le salon en faisant les cent pas, les mains dans le dos, lançant à la dérobée un œil perplexe vers la jeune femme toujours liée à l’accoudoir du fauteuil. La tête reposant contre l’assise, Annily s’était murée dans le silence. L’épuisement lui picotait les yeux et son regard, rendu flou par la fatigue et les larmes affleurantes, se perdait dans l’horizon clair-obscur. Elle commençait à ressentir une douleur sourde et lancinante envahir lentement l’hémisphère gauche de son crâne, désagrément dû au choc de la pierre contre son lobe frontal.

    Finalement, Rogue tourna les talons et s’éclipsa sans un mot. Annily fixa un instant la porte close, l’œil hagard. Un profond désarroi s’empara rapidement de son esprit affaibli et chamboulé par les nombreuses révélations de la journée. Désemparée, anéantie, la jeune femme sentit ses derrières barrières s’effondrer et fondit en larmes, avant de sombrer dans un sommeil, la tête douloureuse, les mains liées, le corps et l’esprit épuisés par cet après-midi éprouvant.

 

    Le soleil déclinait à présent vers l’horizon, disparaissant lentement derrière la cime des arbres, laissant sur son passage des rubans sinueux et rougeoyants. La bibliothèque s’obscurcissait un peu plus à chaque minute, se laissant envahir par les ombres mouvantes des végétaux bercés sous un vent nocturne. Elles progressaient telles des silhouettes sombres et sans forme, glissant silencieusement sur le sol, rampant le long des étagères, capturant l’éclat des reliures de cuir, empruntant les moindres recoins, sillonnant les murs jusqu’au lustre du plafond qui perdit sa dernière réfraction de lumière.

    Une clé tourna dans la serrure ; la porte en chêne s’ouvrit lentement, sans un bruit. Un homme vêtu d’une cape noire entra, suivi de son collègue plus âgé qui ajustait ses lunettes en demi-lunes. Dumbledore s’approcha avec précaution de la jeune femme recroquevillée et toujours endormie dans le fauteuil. Il remarqua les liens qui lui maintenaient les poignets à l’accoudoir. Fronçant les sourcils, il se retournant vers Rogue et lui lança un regard de reproche. Puis, concentrant de nouveau son attention sur la jeune femme, il s’agenouilla et lui posa une main ridée sur le front. C’est alors qu’il remarqua la blessure. Nullement inquiétante, celle-ci nécessitait cependant quelques soins désinfectants associés à une solution apaisante. La douleur que la jeune femme ressentirait à son réveil ne serait pas des plus confortables, de même que sa situation dans son ensemble, aussi Dumbledore souhaitait éviter toute négligence et lui épargner toute forme de désagrément. Le Directeur se releva et, sollicitant un Elfe de Maison qui apparut aussitôt dans une humble révérence, il lui confia une liste d’instructions. Le vieil homme se tourna vers Rogue, qui était resté dans l’embrasure de la porte, observateur, les bras croisés.

    - Severus, cette jeune fille a grand besoin de vos soins ! Elle est fiévreuse et sa blessure au front doit être soignée. J’ai envoyé l’Elfe quérir quelques ingrédients non transformés auprès de Pompom – étant donné la non-réponse de son organisme à notre Magie, je pense que vos préparations et potions n’auront pas plus d’effet sur Annily que nos sortilèges.

     Rogue arqua un sourcil empreint de scepticisme. Cette fille serait-elle également résistante à la Magie liquide ? Pouvait-elle repousser les effets d’un poison et en contrarier la finalité ? Son métabolisme était-il capable de neutraliser une alchimie moléculaire aqueuse réalisée à travers l’art subtil de la Science des Potions, que le professeur maîtrisait à un niveau d’expert ? Le degré d’immunité de la jeune femme était évidemment une question à approfondir.

    L’Elfe de Maison réapparut dans les minutes qui suivirent, ses doigts osseux tenant une fiole que la créature remit humblement au Directeur, avant de repartir après moultes salamalecs.

    - Je souhaite que son confort soit orchestré avec la plus grande application, reprit Dumbledore. A ce sujet, ajouta-t-il d’un air sévère, il me semble qu’un simple fauteuil n’est pas l’endroit des plus adaptés pour y passer une nuit réparatrice. Je préfèrerais que vous l’installiez plus confortablement… sur votre canapé par exemple, à moins que vous ne consentiez à lui sacrifier votre propre lit…

    Rogue ne répondit pas à cette dernière proposition ironique. Il prit la fiole que lui tendait Dumbledore ; la potion venait d’être confectionnée sans Magie par Madame Pomfresh, l’infirmière de Hogwarts.

    - Je peux vous faire confiance quant aux soins que vous porterez à Annily ainsi qu’aux commodités dont elle va pouvoir disposer dès à présent, nous sommes bien d’accord Severus, s’assura Dumbledore d’une voix claire et ferme. Puisque vous vous êtes engagé à veiller sur elle, j’ose espérer que vous la traiterez comme n’importe quelle convive, non comme une prisonnière.

    - Il en va de soi, Monsieur le Directeur, assura Rogue dans un rictus cynique.

    - Je compte sur vous, elle aura besoin de toute votre attention, termina Dumbledore avant de franchir le pas de la porte.

    Celle-ci se referma doucement et Rogue entendit les pas du Directeur s’éloigner dans les escaliers de la tour. Puis le silence revint, partiellement interrompu par la respiration rapide et les gémissements voilés de la jeune femme. Rogue s’approcha d’elle en silence, telle une ombre rampante. Le regard fixe dénué de toute expression, il observa quelques instants son hôte endormie ; l’astre lunaire plongeait sur son visage tourmenté des lumières bleuâtres qui filtraient à travers la fenêtre. Comme elle était pâle… Ses traits étaient empreints de fatigue et paraissaient plus blêmes encore sous la clarté de la lune. Outre sa blessure au front et son air exténué, Rogue contempla un court instant la beauté féminine de son visage. De longues mèches brunes ondulaient le long de ses joues sillonnées de larmes, longeant avec grâce la courbure de son cou, enveloppant ses épaules et le haut de son dos dans une cascade de petites boucles. Ses lèvres entrouvertes, d’une pâleur mortelle, laissaient échapper des soupirs plaintifs à peine plus élevés qu’un murmure. Cette fille au halo de confusion et de mystère paraissait si démunie, si fragile ainsi endormie, blottie en chien de fusil contre le dossier du fauteuil…

    Rogue délesta le sofa de ses coussins d’un coup de baguette. Dégrafant sa cape afin de favoriser sa liberté de mouvement, il la jeta négligemment sur l’un des accoudoirs et se retourna vers Annily. Doucement, il approcha ses mains des siennes et dénoua les cordes qui lui liaient les poignets. Lui soulevant la tête avec précaution, il passa un bras autour de ses épaules et glissa l’autre sous ses genoux. Sans l’éveiller, il l’attira à lui, la souleva délicatement et la prit dans ses bras. Il la porta ainsi jusqu’au canapé et l’y déposa doucement, sans avoir troublé le sommeil encré d’épuisement de la jeune femme.

    Les épaules d’Annily étaient parcourues de frissons ; Rogue fit apparaître une couverture et, dans un geste ample, il la lui posa sur le corps en prenant soin de lui couvrir les bras et les jambes. Il veillerait dès demain à ce que les Elfes de Maison réunissent les effets nécessaires à la condition de réclusion de la jeune femme. Puis le professeur de Potions prit la fiole et lui en versa quelques gouttes entre les lèvres. Il fit ensuite apparaître un linge humide et commença à essuyer la sueur fiévreuse de son front et de ses joues, si pâles. Il se rapprocha ainsi de la blessure qui avait cessé de saigner ; lui relevant une mèche de cheveux, il nettoya délicatement la plaie en y ajoutant le reste du contenu de la fiole. Repassant sa main sur le visage endormi, il constata que la fièvre commençait à baisser.

    C’est alors qu’il l’aperçut : le reflet d’un bijou suspendu au cou de la jeune femme par une fine chaine d’argent. Se penchant davantage, Rogue saisit délicatement l’ornement entre le pouce et l’index afin de l’observer dans la semi-pénombre. Le pendentif arborait une forme particulièrement insolite… Ressemblant à une croix, il disposait cependant de certaines particularités : la branche supérieure, reliée à la chaîne, formait une boucle ovée, tandis que celle de droite revenait vers son centre en décrivant un demi-cercle. Mais ce qui attira davantage l’attention du professeur, fut le rayonnement lumineux que cette étrange croix projeta dans une teinte bleutée lorsque la lune vint éclairer le métal. Lentement, Rogue passa ses mains sous la nuque d’Annily, détacha son collier et lui retira le pendentif, qu’il garda dans son poing serré. Délaissant la jeune femme assoupie, il s’approcha silencieusement de la baie vitrée, déplia ses longs doigts fins dans une infinie lenteur, et exposa le pendentif sous les reflets de l’astre lunaire. Un faisceau céruléen émergea aussitôt du bijou et traversa la pièce dans sa diagonale en direction du plafond, sur lequel il projeta un bien étrange symbole. Le sourcil du professeur de Potions grimpa de quelques centimètres sous le coup de la perplexité. Plissant les yeux, il détailla l’image induite avec attention, son regard intense sondant les arabesques calligraphiques infiniment complexes du dessin dans leurs moindres détails. Il était certain de ne jamais avoir observé l’ébauche d’un tel emblème dans des ouvrages littéraires – que ce soient les livres de la grande bibliothèque de Hogwarts, les antiques grimoires protégés de la réserve, les textes interdits de Magie Noire, ou les simples recueils de symboles tels que les runes… Le professeur reporta son attention sur le pendentif tout aussi énigmatique.

    - Très intéressant, ce collier… songea-t-il.

    Avisant Annily qui gémissant en se retournant dans son sommeil, il plaça le bijou dérobé dans la poche de sa robe et se pencha de nouveau sur la jeune femme, un flot de questions affluant à son esprit. Comment cette fille, qui prétendait méconnaître le monde de la Magie, était-elle dans la capacité de posséder un tel collier ? N’était-ce pas révélateur d’une certaine source de pouvoir en elle ? Cette fille était-elle seulement au courant des particularités de ce bijou – du rayonnement généré sous l’astre lunaire, au symbole émis en son terme ? En connaissait-elle l’origine et la signification allégorique ? Rogue spéculait sur diverses théories tout en faisant les cent pas… Combien de secrets encore cette fille dissimulait-elle dans les méandres insaisissables de son esprit ? Et surtout, qui était-elle réellement, pour ne pas craindre la Magie, alors qu’elle ignorait tout de son existence à peine quelques heures plus tôt ?

    Rogue interrompit brusquement ses réflexions. Soudain mu par une intuition, il sortit sa baguette et, pointant l’extrémité sur la jeune femme toujours endormie, prononça silencieusement un sort des plus quelconques – discret et inoffensif. Etait-il possible que ce bijou puisse conférer, pour toute personne qui l’arborât autour du cou, une puissante protection contre toute forme de Magie ? Une fois privée du collier, cette personne perdrait alors cette immunité insensée… Le professeur attendit quelques secondes… Mais à son grand désarroi, l’éclair rouge généré par sa baguette ne fut pas suivi de l’effet escompté. Annily demeurait une personne à part entière, non affectée par les effets de la Magie des Sorciers. Elle ne se réveilla même pas sous le sortilège de Rogue.

    Le sombre professeur l’observa pensivement. La fièvre ayant diminué, la jeune femme avait cessé de gigoter et sa respiration s’était apaisée. Sa longue crinière emmêlée s’était déployée comme une corolle de lierre autour de sa tête, quelques mèches collant à son front et ses tempes sous des gouttes de sueur. Que lui était-il donc arrivé, pour avoir effectué un tel voyage dans le temps, et pour avoir totalement oublié vingt-deux années de sa vie ?

Une vie entière…

    Rogue se redressa avec prestance et serra le pendentif à travers le tissu de sa robe.

    - Vous représentez une énigme des plus insolites comme rarement il m’eut été donné de relever, Annily, murmura-t-il lentement. Je reste néanmoins persuadé que vous nous mentez sur bien des points, qui que vous soyez… Mais je saurai vous percer à jour ! Je m’en chargerai personnellement…

    Le regard de nouveau hostile, il tourna les talons dans un ample mouvement de cape et disparut derrière la porte en chêne, qu’il prit soin de bien fermer à clé.

 

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