Le cycle de la lune bleue

Chapitre 11 : Une grande faiblesse

6838 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/01/2024 02:28

    Non… ! … Pitié ! … non...

 

Elle ne voulait pas être arrachée aux siens.

En aucune manière.

A aucun prix !

Mais elle n’avait pas le choix, prisonnière de son destin.

Une destinée prescrite et minutieusement arrangée qu’elle exécrait, depuis qu’elle savait

Elle allait partir, accomplir ce pour quoi elle était venue au monde.

Et tout oublier…

Ils n’avaient eu de cesse de le lui répéter, depuis qu’elle connaissait la vérité.

Tel était son avenir, celui qu’ils avaient édifié pour elle.

Malgré elle.

Depuis toujours…

 

    Non… non, pas ça… pas moi…

 

Elle avait peur, elle était terrifiée.

Contrainte, résignée et impuissante…

La fumée envahissait déjà l’air de toute part.

Si dense, suffocante, oppressante…

 

    Non, ne faites pas ça… je vous en prie…

 

Elle frappait de toutes ses forces contre le vitrage.

Rempart diaphane immuable, qui la condamnait.

Pour toujours…

Ils étaient là, juste derrière.

Impassibles et silencieux…

La regardant partir sans amorcer un geste.

L’abandonnant dans sa prison de verre.

La dépossédant de cette vie dont elle n’aurait jamais plus le moindre souvenir…

 

    Ouvrez… ouvrez-moi ! …

 

Elle perdait pied.

Vacillant contre les parois qui s’ébranlaient…

Elle suffoquait.

Aveuglée par les émanations opaques qui l’enveloppaient tout entière…

Elle faiblissait.

Perdant jusqu’aux dernières forces de son désespoir…

Le vacarme couvrait ses cris et la fumée envahissait sa gorge.

Les vibrations devenaient de plus en plus intenses.

D’une incroyable puissance.

Insoutenable…

 

    Je vous en prie ! … ne m’abandonnez pas…

 

Tout s’était mis à tournoyer autour d’elle, de plus en plus vite.

Trompant ses sens.

Estompant les visages.

Brouillant ses souvenirs…

 

    Pitié ! … je ne veux pas…

 

Des bribes de réminiscence se dérobaient à la chaine.

S’étiolant comme un Lys qui se fane.

S’exilant à jamais dans l’abîme du silence…

Elle tentait de les retenir, mais un brouillard glacial gagnait son esprit.

Noyant à jamais ses dernières pensées dans l’oubli…

 

    Je vous en supplie… pas moi… pas moi… … Pas… moi…

 

Elle disparaissait.

Telles les traces d’un cerf sous la pluie…

Chaque cellule de son être laissait peu à peu transparaître les volutes nébuleuses de cette enveloppe vaporeuse sibylline....

Et tout autour d’elle ne cessait de tourbillonner.

Telles des feuilles éphémères dans les rafales d’automne.

Ondulant à tombeau ouvert.

Inlassablement.

Jusqu’à sombrer corps et âme dans les abîmes du néant…

 

 

    Elle sentit vaguement qu’on lui passait un linge humide sur le visage. Ce contact presqu’irréel éveillait en elle une sensation étrangement familière, bien que son esprit demeurât confus, dérivant au ralenti sur les berges de la semi-conscience. Egarée dans les méandres de sa vision, elle luttait contre le tourbillon infernal qui l’aspirait vers le néant tandis que la fumée âcre et suffocante troublait ses sens. Son errance aux frontières de la torpeur l’empêchait de franchir le seuil de l’éveil ; au milieu de cette confusion mentale, elle percevait des voix lointaines, des mots brumeux, sans parvenir à en saisir le sens. Le linge revint une nouvelle fois sur son visage, frais et léger, comme une caresse, estompant de ses songes les premières réminiscences. La fumée se dissipait lentement, à l’instar d’une brume épaisse soufflée par le vent. Telle une image sombre révélée à la lumière du jour, ses pensées en déroute s’encraient une à une dans la logique, balayant le flot d’images tourbillonnantes et restaurant la clarté de ses sens. Les derniers vestiges de son cauchemar se consumaient enfin, son esprit commençait lentement à refaire surface.

    - Elle se réveille ! Allez prévenir le professeur Dumbledore, entendit-elle au milieu d’un bourdonnement.

    Elle avait un goût amer dans la bouche, et sa gorge était désagréablement sèche. Un élancement lancinant lui vrillait la boite crânienne ; douloureux et fébrile, le reste de son corps n’était pas épargné. Que lui était-il arrivé ? Poussant un faible gémissement, elle tenta d’ouvrir les yeux, mais son esprit encore affaibli divagua subitement et ses paupières retombèrent lourdement, la rétine brutalement agressée par la lumière ambiante. Elle lutta un instant pour ne pas repartir dans les igues tortueuses de son esprit. Bougeant alors ses doigts, elle discerna la surface rassurante d’un matelas ; elle était allongée dans un lit, sous des draps en coton épais. Un étrange parfum d’herbes séchées et de sels de pâmoison lui chatouillait désagréablement les narines, tandis que des mains expertes tâtaient son pouls tout en manipulant l’étoffe qui lui rafraichissait le visage. Elle entendit une porte s’ouvrir, puis des pas se rapprocher.

    - Comment va-t-elle ? discerna-t-elle non loin de son lit.

    - Mieux, répondit une voix féminine, elle a cessé de débiter ces inlassables paroles incohérentes. Mais la fièvre n’est pas encore entièrement tombée.

    Annily sentit une main rêche se poser sur son front, puis sur ses joues. La curiosité l’emportant, elle lutta un instant contre sa propre faiblesse et se força à rouvrir les yeux. Dans une demi-pénombre, elle distingua tout d’abord deux silhouettes ombreuses penchées au-dessus de son lit ; leur visage au regard intense prit rapidement des contours plus distinctifs. La jeune femme reconnut le professeur Dumbledore, qui, derrière ses lunettes en demi-lune, l’observait avec bienveillance et quelque inquiétude cependant. Le second visage appartenait à une femme d’un certain âge à la mine sévère ; de taille moyenne et plutôt maigre, elle arborait une blouse blanche du siècle dernier ainsi qu’une étonnante coiffe assortie, qui recouvrait des cheveux frisés et grisonnants, réunis en un chignon serré sur la nuque. Des fioles et divers instruments non identifiés dans chaque main, elle s’approcha de la jeune femme et entreprit de lui glisser un thermomètre entre les lèvres. Puis elle répartit le contenu de ce qu’elle avait apporté sur la petite table de nuit avoisinante et s’attela à la préparation zélée d’un mélange dont l’odeur aurait fait fuir un Troll. Annily tenta de se redresser mais la femme l’arrêta net en lui plaquant deux mains robustes sur chaque épaule, la forçant à se rallonger.

    - N’y comptez pas, jeune fille, lui dit-elle d’un ton sévère. Vous resterez au lit jusqu’à ce que vous retrouviez un peu de forces et qu’ensuite je vous donne la permission de vous lever !

    - Vous devriez suivre ses conseils, Annily, ajouta Dumbledore dans un sourire amusé. Madame Pomfresh, notre infirmière à Hogwarts, n’est pas à prendre avec des pincettes lorsque ses malades refusent de lui obéir.

    Ladite Madame Pomfresh lui lança un regard assassin mais ne répliqua pas, reportant aussitôt son attention sur sa patiente. Sans attendre son approbation, elle lui fit boire la mixture tout juste apprêtée à l’infâme fumet et qui, dès l’entrée en bouche, se révéla être atrocement amère – cette même amertume qui avait envahi ses papilles à son réveil. Mais Annily était encore trop faible pour protester, se trouvant pour le moment dans l’incapacité intellectuelle de se poser davantage de questions. Aspirée dans le vortex de la narcose, elle lutta quelques secondes avant de sombrer corps et âme dans ses tourments.

    De longues heures s’écoulèrent avant que la jeune femme ne refasse corps avec la réalité. La nuit était tombée tout à fait et la salle était vide, ou presque ; Dumbledore était demeuré à son chevet, confortablement installé dans l’un des fauteuils de la bibliothèque, avidement plongé dans un livre relatant de La vie des Moldus. Toutefois, lorsqu’Annily ouvrit les yeux et regarda autour d’elle, un brin égarée, il referma son livre et s’approcha vivement d’elle, un sourire rassurant aux lèvres.

    - Bonsoir Annily, engagea-t-il en lui posant une main ridée sur le front. Je constate que la potion de Madame Pomfresh a finalement eu raison de votre fièvre ; votre visage a recouvré quelques couleurs, bien que vos traits soient encore empreints de fatigue.

    - Que s’est-il passé ? demanda la jeune femme d’une voix faible.

    - Vous ne vous souvenez de rien ? s’inquiéta Dumbledore.

    Annily regarda autour d’elle. Allongée dans un lit d’appoint, elle se trouvait irréfutablement dans la bibliothèque qui lui servait de logis carcéral depuis son arrivée. La pièce avait été aménagée en infirmerie provisoire, avec une literie montée sur roulettes, des draps blancs en coton épais à l’instar de ceux usités dans les hôpitaux, une étagère momentanément délestée de ses livres ce qui avait permis d’amasser un ensemble de fioles médicamenteuses et de piluliers, une table de chevet supportant une bassine remplie d’eau, et un paravent drapé de blanc.

    - Eh bien… répondit Annily, fouillant dans ses derniers souvenirs. Je me rappelle avoir été convoquée dans votre bureau car vous souhaitiez dégrossir la situation à mon sujet… mais pas seulement… Car il y avait... cet homme ; ce Sorcier des forces de l’ordre qui était là pour m’emmener ! … Puis vous avez soudainement changé d’avis, et je… je ne me souviens plus vraiment pourquoi… Après c’est le trou noir…

    - Vous avez perdu connaissance, subitement, en plein milieu d’une phrase, termina calmement le Directeur. Vous êtes restée inconsciente durant quatre jours, délirante et brûlante de fièvre. Il était impossible de vous sortir de cette torpeur qui vous plongeait continuellement dans une démence psychique aussi violente qu’instructive.

    - Instructive ? répéta la jeune femme abasourdie. Comment mon état délirant a-t-il pu se révéler édifiant ? Et mis à part cela, je n’ai donc inquiété personne ? Mais que m’est-il arrivé bon sang ?

    - J’ignore ce qui a pu provoquer un tel malaise Annily, cependant je tiens à vous détromper : votre état demeurait fort préoccupant, à tel point qu’il a nécessité une surveillance quasi constante avec des soins intensifs de jour comme de nuit, justifiant que l’on vous installe dans un lit et non sur le canapé, et que l’on mette notre infirmière au courant de votre état, donc de votre présence ici.

    Un peu honteuse de s’être laissé aller à des récriminations injustifiées, Annily détourna le regard et observa la panoplie de fioles et de remèdes qui attendaient leur heure de soin.

    - Et c’est pour cela que vous avez réarrangé une partie de la bibliothèque en infirmerie improvisée avec tout le nécessaire pour mes soins, comprit la jeune femme avec davantage d’humilité et de retenue.

    - C’est exact, et dans le cas qui vous concerne, l’assistance et le professionnalisme de Madame Pomfresh nous ont été infiniment précieux. Par bonheur, vous voici à présent tirée d’affaire, bien que nous restions vigilants quant à d’éventuelles rechutes aussi soudaines qu’imprévisibles. Mais ne vous souciez pas de cela pour le moment ; vos constantes sont excellentes et semblent enfin se stabiliser, aussi je pense qu’un repos strict et scrupuleusement suivi achèvera de vous remettre sur pied.

    - Mais si vous ignorez l’origine et la nature-même de mon malaise, qu’avez-vous donc appris de nouveau ?

    - Durant cet état de transe, lui révéla Dumbledore, vous ne cessiez de répéter des paroles incohérentes, qui pourtant semblaient vous bouleverser.

    - J’aurais ainsi déliré à voix haute durant quatre jours ? comprit la jeune femme avec effarement. Mais… comment se fait-il que je ne me souvienne de rien ?

    - Il n’est pas rare que les cauchemars fébriles disparaissent de l’esprit une fois que celui-ci émerge des brumes d’un subconscient torturé par la fièvre et des troubles profonds. Mais je pense qu’il serait plus sage d’examiner tout ceci un peu plus tard, lorsque vous serez davantage remise et prête à recueillir ces nouvelles informations qui concernent votre passé. Pour l’instant et avant que je ne prenne congé, j’aimerais évaluer votre état de santé antérieur, et notamment savoir si vous êtes habituellement sujette à des malaises fréquents…

    - Non… non, je ne crois pas… Je ne sais plus…

    - Il est certain que la fiabilité de vos réponses ne permet pas l’ancrage des certitudes, cependant je ne prends pas véritablement de risques à me fier à votre instinct et vos ressentis profonds ; le fondement de votre passé demeure enfoui en vous, il laisse inéluctablement des traces, bien que souvent de manière inconsciente. Aussi je demeure intimement persuadé que vous étiez en parfaite santé auparavant, et je soupçonne votre voyage temporel d’être le générateur de votre étourdissement ainsi que de vos crises délirantes. Mais laissons là cette discussion, nous aurons tout le loisir de la reprendre un peu plus tard. Je tenais tout d’abord à m’assurer que cet incident n’avait pas altéré vos récents souvenirs, mais notre petit échange m’a amplement rassuré. Vous pouvez vous détendre et profiter des heures à venir pour vous reposer. Madame Pomfresh va tenter de découvrir ce qui vous est arrivé. En attendant que cette énigme de plus ne soit élucidée, je crains que vous ne deviez prendre votre mal en patience et poursuivre votre convalescence chez le professeur Rogue – car, bien que Madame Pomfresh soit à présent elle aussi au courant de votre existence, je ne souhaite pas vous établir à l’infirmerie, qui accueille presque chaque jour de nombreuses jeunes oreilles indiscrètes. Disons que l’on vous garde ici… en observation, le temps pour vous de recouvrer toutes vos forces. Mais vous ne demeurerez pas seule ; vous paraissez encore très affaiblie, et nous avons eu beaucoup de difficultés à faire baisser votre fièvre, qui pourrait réapparaitre à tout moment. Quelqu’un va s’établir auprès de vous…

    - Qui ? interrompit-elle, alarmée à l’idée d’avoir affaire à son hôte à la manière d’une garde rapprochée.

    - Je pensais à un Elfe de maison, répondit-il amusé, comme s’il avait saisi la pensée d’Annily.

    - Un « Elfe de maison » ? s’étonna-t-elle. Qu’est-ce que c’est ?

    - Oh… Je néglige parfois votre méconnaissance de notre Monde, ses habitants et ses coutumes… Vous allez assurément croiser bons nombres de créatures magiques dans l’enceinte même de Hogwarts – une grande majorité dont vous n’aurez probablement jamais entendu parler, même dans vos bestiaires littéraires les plus exhaustifs. Hagrid, notre garde-chasse connaisseur et adorateur de créatures en tout genre, serait certainement ravi de combler l’une de ces lacunes. Les Elfes de maison sont de petits êtres humanoïdes, très intelligents et dotés d’une puissance magique hors du commun. Cependant leurs aptitudes sont uniformément mises au service des Sorciers. Prisonniers de leurs conditions depuis la nativité de leur peuple, ils se trouvent généralement liés à des familles sorcières très puissantes, pour qui ils exécutent toutes sortes de tâches ménagères jusqu’à leur mort.

    - Vous voulez dire que ce sont des esclaves ?

    - J’emploierais plutôt le terme de serviteur, loyal et profondément dévoué. Croyez-moi Annily, les Elfes de Maison n’inspirent nullement la compassion ; ils se montrent en grande majorité très satisfaits et heureux de leur sort, ils arborent même une grande fierté au travers de leur servitude et de leur loyauté.

    Annily demeura quelques instants songeuse.

    - J’imagine que ces pauvres petites créatures ne doivent pas toujours être traitées avec bienveillance…

    Dumbledore observa la jeune femme avec intensité, avant d’acquiescer subrepticement.

    - Il est vrai que les Elfes ne trouvent pas toujours une rétribution morale à la hauteur de leur dévouement et de leurs services rendus. Mais je puis vous assurer que ceux vivant au Château bénéficient en toute occasion d’un traitement juste et équitable.

    - Combien sont-ils à Hogwarts ?

    - Un peu plus d’une centaine, répondit le Directeur. Ils vivent en sécurité entre nos murs, loin de la cruauté des Sorciers de haut rang, et demeurent librement heureux de pouvoir accomplir ce pour quoi ils sont destinés. En résumé, ils allument les lampes et les feux de cheminée, s’occupent de la blanchisserie, nettoient les chambres, récurent les couloirs et les salles de classe. Ils sont également les cuisiniers du Château et confectionnent chaque jour les plus succulents festins à l’intention de tous ses occupants. Ils répondent toujours présents lorsque nous avons besoin d’eux ; il vous suffit simplement d’invoquer celui en charge de votre secteur, et l’Elfe sollicité apparaitra aussitôt à vos côtés. Mais vous en avez déjà rencontré un, il me semble… Feebly, vous souvenez-vous ? il avait été mandaté afin de raccompagner l’Auror Guilighan Hawk…

    - Oui oui, je m’en souviens, répondit-elle rapidement, préférant oublier l’intervention de ce Sorcier le plus vite possible.

    - Feebly fait partie des Elfes de Maison chargés des quartiers professoraux, poursuivit Dumbledore. Lorsque vous aurez besoin de lui, vous n’aurez simplement qu’à prononcer son nom, et vous le verrez apparaitre dans la seconde qui suit. Je souhaiterais également mettre à votre disposition l’une de ses amies, habituellement missionnée au soin et à l’entretien des jardins de Hogwarts. Elle s’appelle Curtsey ; elle vous sera d’agréable compagnie, comblera quelque peu l’ennui de vos longues journées, et saura vous rendre les quelques services que seule une "dame" peut comprendre.

    Annily resta un long moment silencieuse.

    - Et ensuite… demanda-t-elle, hésitante. Que va-t-il se passer pour moi, lorsque j’aurais récupéré suffisamment de forces pour affronter ce qui va advenir ? Est-ce qu’un second comité d’accueil se présentera aux portes de cette pièce avec une camisole de force ?

    - Non Annily, soyez pleinement rassurée, lui répondit le Directeur dans sa naturelle et éternelle bienveillance. J’ai décidé d’éloigner le Ministère de la Magie de toute cette histoire. Je ne vous abandonnerai pas ! Etant un Sorcier extrêmement puissant armé d’une intelligence hors norme auréolée d’incommensurables ressources, je vous fais la promesse d’encadrer personnellement les investigations visant à regagner les sentiers de votre passé. Ayez confiance en moi Annily ; je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à recouvrer la mémoire. Comprenez seulement que je demeure contraint de vous consigner entre nos murs par mesure de sécurité, et acceptez simplement de patienter parmi nous, comme nous l’avions auparavant établi.

    - Ainsi vous refusez toujours de me laisser partir ! comprit-elle d’un ton désespéré.

    - Je ne peux effectivement pas l’autoriser pour le moment. Je vous offre mon hospitalité et mon aide la plus précieuse car je vous estime et vous considère avec respect, et parce que je crois sincèrement en votre histoire. Mais bien que je conçoive pleinement votre détresse, vous devrez accepter cette situation telle que je la dicte. Ce sera ainsi tant que nous n’aurons pas découvert la raison de votre voyage temporel… d’autant plus que cette immunité extraordinaire que vous possédez peut attirer bien des convoitises ! Egarée seule dans le Monde des Sorciers, en dehors des limites protégées de notre Ecole, vous ne serez jamais en sécurité ! Au sein de Hogwarts, vous ne risquez rien.

    Sentant la fatigue engourdir son corps, Annily s’égara un instant dans les méandres de ses pensées, préférant temporairement s’en remettre à la sagesse et au bon vouloir du Directeur, pour qui elle accordait naturellement – bien que timidement – sa confiance. Constatant que la jeune femme dérivait déjà sur les berges de l’endormissement, il posa une main ridée sur son bras dans un geste paternel, scellant silencieusement la promesse qu’il venait de lui faire, puis il se leva et laissa cette fille aux dons étranges se remettre de ses faiblesses tout aussi singulières.

 

    La semaine qui suivit se déroula sans encombre ni autre événement extraordinaire. Les journées se succédaient, monotones et longues. Annily restait allongée ou assise la plupart du temps, trop faible pour demeurer debout plus d’une vingtaine de minutes. Bien qu’inquiète de cet étrange état de faiblesse, elle s’était abstenue d’en faire part au Directeur. Elle répugnait à boire une autre de ces potions étranges et infectes confectionnées par l’infirmière ou par son hôte ; elle ignorait tout de leur consistance et n’avait aucunement confiance en leurs effets.

    Les Elfes de maison étaient de petits êtres courtois et tout à fait charmants ; ils prenaient soin de sa toilette, lui apportaient des repas savoureux, faisaient le ménage dans la grande pièce et la salle d’eau, lui apportaient les livres de la bibliothèque susceptibles de la divertir, tout en s’efforçant de répondre aux moindres de ses désirs – dans la mesure de ce qui leur était autorisé de faire. Ils tentaient d’agrémenter ses journées afin d’adoucir son ennui, la distrayant par leur incessant babillage et leur très grande imagination. Mais ils n’étaient pas des amis véritables, ils ne pouvaient remplacer un être humain. Ils n’étaient que de petites créatures bizarres, hideuses et glauques, entièrement dévouées aux Sorciers dont ils étaient les plus humbles serviteurs. Leur soumission était totale et fidèle ; jamais ils ne se permettaient un ton ou un regard plus haut que celui de leur maître.

    Au bout de cette longue semaine de convalescence, enfermée nuit et jour dans la bibliothèque, Annily commençait à trouver le temps bien long. Ses petits compagnons aux oreilles de chauve-souris commençaient finalement à l’ennuyer plus qu’ils ne l’amusaient. Ils ne la laissaient jamais seule, pas même la nuit ; ils semblaient la surveiller comme le lait sur le feu, avec leurs énormes yeux globuleux qui leur mangeaient la moitié de la face. Durant ces huit longues journées, ils l’avaient respectueusement mais fermement retenue dans son antre carcéral, l’empêchant par tous les moyens de quitter la bibliothèque, et gardaient toujours la porte soigneusement fermée à clef. La nuit dernière, dans un acte désespéré soufflé par la précarité de sa situation, la jeune femme s’était levée sans bruit et ses petits pas furtifs l’avaient conduite jusqu’à la porte. Bravant l’obscurité quasi-totale, sa main s’était posée sur le battant, tâtonnant le bois à la recherche de la poignée. Mais avant même qu’elle ait eu le temps de l’atteindre, Feebly s’était précipité sur son bras, tandis que Curtsey s’était résolument glissée entre elle et la porte. Puis les deux Elfes l’avaient éloignée de l’entrée en tirant sur ses bras, ses jambes et sa chemise de nuit, au risque de la faire trébucher, et l’avaient recouchée de force, tout en répétant d’une voix suppliante :

    - Non, Mademoiselle, il ne faut pas ! Ce sont les ordres de notre maître ! Vous ne pouvez pas quitter la bibliothèque ! Vous devez rester couchée et vous reposer ! Curtsey et Feebly sont là pour veiller sur vous !

    Encore trop faible pour leur opposer une quelconque résistance – l’Elfe de Maison étant pourtant une créature chétive de très petite taille -, Annily s’était recouchée dans le lit d’appoint sans protester. Elle demeurait cependant parfaitement consciente de cette surveillance intensive dont elle faisait l’objet depuis son dernier entretien avec Dumbledore.

    Durant cette semaine oisive, Annily avait eu tout le loisir de réfléchir à ce qui lui avait été révélé. Tout d’abord, le collier que les Sorciers lui avaient dérobé… La jeune femme ignorait encore la raison pour laquelle ses hôtes tenaient à le conserver, mais elle avait néanmoins appris une chose : la structure ornementale de son pendentif semblait avoir été modifiée durant son voyage temporel. L’intérêt des Sorciers pour le bijou ne pouvait signifier qu’une chose : ils le présumaient très certainement investi de spécificités occultes. Annily le possédait pourtant depuis l’enfance, et bien qu’infiniment précieux à ses yeux, il lui avait toujours paru des plus ordinaires. Aurait-il pu avoir été magiquement modifié à son insu ? Les modalités et les rouages de ce monde enchanteur offraient tant de possibilités…

    Annily repensa ensuite aux dernières déclarations du Directeur : ainsi donc ses songes tourmentés et délirants avaient été révélateurs d’une partie de son passé – quoiqu’inconsciemment et de particulièrement rude. Elle brûlait d’impatience d’en reparler avec le vieux Sorcier et découvrir ce que lui et ses acolytes avaient découvert à son sujet.

    Mais, bien que désireuse de connaître le fin mot de l’histoire, l’angoisse la taraudait. Elle ignorait combien de temps durerait leur silence, et redoutait malgré elle les divulgations à venir. En attente de révélations probantes, les Sorciers la séquestraient en lui imposant deux gardiens qui, aussi gentils fussent-ils, remplissaient pleinement leur rôle et la maintenaient en isolement dans une tour.

    Quant à Rogue, il ne daignait même plus lui rendre visite pour l’abreuver de ses sarcasmes, comme il l’avait fait durant les premiers jours qui avaient suivis son arrivée au Château. Mais la jeune femme ne s’en portait pas plus mal ; elle ne pouvait supporter cette suffisance et ce mépris que Rogue ancrait de manière systématique sur son teint de cire, chaque fois qu’il daignait poser son regard glacial sur elle. Lors de sa dernière confrontation avec le Directeur et son Conseil, la jouissance non feinte et l’air de triomphe affichés par le sombre professeur à la venue de l’Auror, n’avaient pas échappé à la jeune femme. Il semblait la haïr à un point tel, qu’elle s’en trouvait malgré elle profondément meurtrie, car elle plus que quiconque avait désespérément besoin de soutien, de réconfort, de compréhension et de douceur. Mais, bien loin de lui procurer une once de gentillesse, Rogue se complaisait à la martyriser psychologiquement, faisant prévaloir sa nette supériorité et sa désaffection.

    Cependant Annily se trompait sur un point… Contrairement à ce qu’elle croyait, le professeur était revenu subrepticement la visiter, chaque nuit, durant son sommeil. Depuis près d’une semaine, lorsque la jeune femme s’endormait, épuisée, la fièvre reprenait systématiquement son corps, plus violente que la veille, augmentant son agitation et son délire. Lorsque ses divagations s’amorçaient dans une lente aliénation de l’esprit, Rogue se trouvait près d’elle, silencieux et attentif, happant chacune de ses paroles, chacun des mots qu’elle débitait sans réelle cohérence et à toute vitesse, douloureusement, inlassablement, tandis que les Elfes s’affairaient autour d’elle et épongeaient son front brûlant. Elle répétait toujours les mêmes phrases discontinues et saccadées, durant des heures, comme une litanie déchirante. Même si Rogue ne parvenait pas à saisir leur sens véritable, ces mots semblaient refléter une infime partie d’un souvenir douloureux, enfoui dans le gouffre abyssal et inaccessible de son subconscient. Bien que grandement lésée, sa mémoire n’était donc pas totalement effacée ; elle dérivait dans des méandres cérébraux présentement vides de toute connexion synaptique, à l’instar d’une âme oubliée oscillant dans les brumes du purgatoire. Son passé demeurait tapis dans l’ombre de son esprit, gravement affecté par un drame mystérieux que la jeune femme semblait avoir vécu. Ses souvenirs ne paraissaient refaire surface que lorsqu’Annily était en proie à une fièvre violente et brutale, qui la plongeait aussitôt dans les abîmes de son âme tourmentée ; alors ses émotions les plus vives emplissaient son esprit, la plongeant dans une transe hallucinatoire qui la vidait de toute énergie. Lorsqu’enfin Annily émergeait de ses cauchemars, épuisée et couverte de sueur, il ne lui restait jamais aucun souvenir de ses délires nocturnes, qui cessaient au petit matin à son réveil, pour ne reprendre qu’au crépuscule, de manière inlassable et régulière.

    La récurrence de ses tourments était d’une certaine manière officieusement manœuvrée par Rogue, qui prenait soin de faire tomber la fièvre avant l’aube, à l’aide d’un élixir qu’il préparait chaque soir avec un soin tout particulier. La potion antipyrétique était ensuite remise entre les mains des Elfes de Maison, qu’ils administraient à la jeune femme encore endormie quelques minutes avant que ses premières pensées cohérentes ne refissent surface... Cette potion permettait à Annily de trouver un peu de repos durant le jour, sans agitation ni état fébrile. L’une des particularités de cet élixir résidait cependant dans la limite de ses effets, qui prenaient fin dès la tombée de la nuit, laissant place à un délire récursif. Rogue avait en effet besoin d’en apprendre davantage sur le passé de la jeune femme. L’unique moyen implacable, vitement accessible et mis à son entière disposition, était celui de laisser libre cours au monologue incompréhensible de la jeune femme lors de ses brusques hyperthermies. C’est pourquoi le Maître des Potions cessait se « soigner » sa patiente dès la tombée de la nuit, s’arrangeant secrètement – et avec l’accord tacite de Dumbledore – pour que ses préparations curatives ne soient que temporaires, tout en accordant à la jeune femme un repos convalescent cyclique lorsque le soleil poignait à l’horizon.

 

    - Elle parle constamment d’une porte vitrée qu’ils referment sur elle avec force, la cloîtrant dans un sas confiné, rapporta Rogue au vieux Directeur. Puis la cabine se remplit rapidement d’une épaisse fumée, qui l’enveloppe et la précipite dans un tourbillon au milieu duquel elle semble perdre conscience…

    - « Ils » ? répéta Dumbledore.

    - J’ignore pour le moment de qui elle parle, ni même s’il s’agit de Sorciers ou de simples Moldus, répondit le Maître des Potions. Elle ne cite jamais aucun nom. Selon le vocable que je parviens à cerner au milieu de cette insondable litanie, il semblerait qu’ils l’aient obligée à partir brusquement, loin des siens. Ils se rallient afin de l’enfermer dans une petite cabine qu’ils verrouillent, puis actionnent un mécanisme. Ils la regardent ensuite s’éloigner, sans un mot, alors qu’elle se débat désespérément derrière la porte cloitrée en hurlant. Cela se passe ainsi à chacun de ses tourments nocturnes : la porte, le désespoir, la fumée, le puissant tourbillon…

    - Que pouvez-vous en déduire Severus ?

    - En regroupant les dires de cette fille avec les bribes d’informations que nous offre son subconscient, il est facile d’imaginer que son esprit ressasse les derniers instants qui ont précédé son excursion temporelle. La cabine dans laquelle elle se retrouve cloîtrée représente une machine à voyager dans le temps, que je qualifierais de téléporteur – une sorte de Portoloin moldu, si un tel dispositif pouvait réellement exister dans leur monde… Au vu du désarroi dans lequel elle se retrouve plongée chaque nuit, je doute qu’elle ait effectué ce grand voyage de son plein gré.

    - Cette jeune fille semble avoir vécu un véritable drame. Il est aisé d’imaginer les conséquences d’un tel traumatisme sur le psychisme, ce qui pourrait en partie expliquer son égarement et ses troubles de mémoire…

    - A moins que l’épaisse fumée évoquée ne soit à l’origine de la perte de ses souvenirs, avança Rogue avec justesse.

    - Une amnésie chimiquement induite, un voyage temporel rendu possible par le biais d’un mécanisme a priori dénué de Magie… Les technologies moldues du futur seraient-elles dans la capacité de surpasser nos propres compétences actuelles ? L’avenir semble receler bien des surprises… Je ne puis dissimuler pas ma sémillante curiosité à ce sujet !

    - Si tout ceci s’avère être authentique, tempéra cyniquement Rogue.

    - Le subconscient ne saurait mentir, Severus. Si je puis me permettre de résumer vos conclusions, le sas dans lequel Annily se retrouve enfermée contre son gré serait un transporteur spatio-temporel, actionné par une assemblée de personnes dont nous ignorons la provenance occulte, dans le but démesuré et pour le moment inexpliqué de renvoyer leur jeune captive dans le passé, lui faisant faire un bond de plus de dix ans en arrière.

    - Je n’aurais pas mieux résumé la situation, approuva le sombre professeur d’une voix morne.

    - Si mes soupçons s’avèrent exacts, ce qui est bien souvent le cas, reprit le Directeur sans le moindre ombrage de modestie, l’amnésie d’Annily a été engendrée volontairement. Les responsables souhaitaient visiblement une suppression quasi intégrale de ses souvenirs, usant pour ce faire d’exhalaisons brumeuses hautement efficaces. Je serai curieux de connaître les raisons d’un tel empressement …

    Rogue ne répondit pas. Il se contenta seulement d’ajouter :

    - La fièvre est tombée d’elle-même la nuit dernière ; les Elfes de Maison ne lui avaient pas encore administré mon élixir. Il semblerait que sa crise névrotique soit terminée, nous n’en apprendrons pas davantage ainsi.

    - Je suis heureux et soulagé d’apprendre l’amélioration spontanée de son état ! s’exclama Dumbledore avec sincérité. Je commençais à m’inquiéter fort sérieusement de cette étrange déficience fébrile, qui représentait un risque d’aggravation et de séquelles non négligeables sans l’utilisation régulière de votre potion. Je suis très satisfait des soins attentifs et particulièrement rigoureux que vous avez apportés à notre jeune invitée, ainsi que de votre prise en charge minutieusement orchestrée – quoique fort peu conventionnelle. Sans vous, je serais resté ignorant de l’état de santé si préoccupant d’Annily, et nous n’aurions jamais découvert les réminiscences des derniers instants qui ont précédé son insertion brutale dans l’errance temporelle. Je m’étonne néanmoins que Feebly ou Curtsey ne m’ait pas informé plus tôt de la persistance de son hyperthermie. Annily n’avait-elle pas demandé à consulter ne serait-ce que l’infirmière ?

    - Bien que consciente de ses fatigues journalières, elle ignorait tout de ces poussées de fièvre récurrentes et des crises délirantes consécutives qui accaparaient son âme chaque nuit ; elle ne conservait jamais le moindre souvenir de ses tourments nocturnes à son réveil. Les heures de ses journées étaient rythmées par des phases alternatives d’analepsie précaire, de sustentation monocorde et de méditation intérieure claustrée dans un mutisme des plus absolus. D’après ce que les Elfes m’ont rapporté, cette fille n’a pas une seule fois ouvert la bouche pour se confier ; elle se contentait de leur demander de petits services dénués d’intérêt, les remercier vaguement pour leur empressement servile, ou encore les congédier lorsqu’ils l’ennuyaient. Les Elfes ont échoué dans leur mission d’en apprendre davantage sur elle. Elle ne parlera pas !

    - Je pensais avoir instauré une certaine complicité avec elle, répondit le Directeur en secouant tristement la tête. Représentant l’autorité protectrice au sein de cette Ecole, et étant doté d’une profonde sagesse nimbée de quiétude et de bonté, j’escomptais figurer la sécurité et la confiance absolue afin qu’Annily se tourne spontanément vers moi pour me confier ses angoisses et ses troubles, tant physiques que moraux.

    - De toute évidence, cela nécessitera du temps, de la manœuvre et, surtout, davantage de… persuasion, avant que cette fille ne se décide à coopérer… argua Rogue entre ses dents.

    - Elle reste sous votre protection Severus, ne l’oubliez pas, avisa simplement Dumbledore.

    Les deux hommes se regardèrent longuement, chacun méditant la pensée de l’autre. Rogue se leva finalement pour prendre congé, soudain pressé de regagner ses appartements privés qu’il avait partiellement délaissés depuis une huitaine de nuits. Mais avant de franchir le pas de la porte, c’est d’une voix à peine plus élevée qu’un murmure qu’il ajouta :

    - Bien que je ne mette plus en doute certains détails de son histoire, je persiste à croire que son amnésie n’est que pure invention de sa part. Elle a parfaitement su jouer son rôle et tromper son monde, mais je ne suis pas dupe ! Ses intentions sont loin d’être louables, et vous avez tort de lui accorder votre confiance.

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