Le cycle de la lune bleue

Chapitre 13 : Dans la Forêt Interdite

1963 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/01/2024 15:14

    Accablée de fatigue et d’un désespoir qui menaçait de l’engloutir à chaque seconde, Annily avançait au hasard, le souffle court, ses pas saccadés et incertains faisant durement écho aux battements désordonnés de son cœur. Les pensées enferrées dans un brouillard de terreur, la jeune femme progressait laborieusement, slalomant de plus en plus péniblement entre les troncs difformes, trébuchant sur les racines tortueuses, s’écorchant les membres à travers les fourrés de ronces, s’enfonçant inexorablement dans les profondeurs obscures et denses de la Forêt. Hors d’haleine, les jambes flageolantes et la robe en lambeaux, Annily ne cessait de jeter des regards terrifiés sur les alentours sombres et hostiles, cherchant désespérément une éclaircie végétale, une arche rocheuse, un arbre creux, n’importe quoi qui pût faire office d’un quelconque refuge pour la nuit. Mais seuls les sinistres Ténèbres répondirent à son regard empli de détresse. Cette terrible forêt ne paraissait pas avoir de limites. La jeune femme sonda un instant ses arrières ; la noirceur végétale se mouvait dans une infinie lenteur au gré d’un souffle fantomatique. Revenir sur ses pas semblait quasiment impossible ; elle avait parcouru bien trop de chemin et aurait été bien incapable de retrouver la direction du Château. Elle ne le désirait nullement, d’ailleurs.

     Le soleil déclinait lentement derrière la haute cime des arbres ; ses derniers rayons risquaient encore timidement une ultime percée sépulcrale parmi les troncs devenus de plus en plus nombreux, mais la lumière ne tarderait pas à disparaître, comme tout espoir de quitter un jour ce Monde… Le corps égratigné et frigorifié, Annily y voyait à peine pour se diriger, le sol se noyant peu à peu sous une brume rampante et glaciale. A l’angoisse se joignit bientôt la terreur. Que n’avait-elle davantage réfléchi ! S’enfoncer seule dans une forêt vaste et hostile – assurément peuplée de créatures magiques toutes plus dangereuses les unes que les autres – sans carte ni boussole, sans la moindre goutte d’eau, ni nourriture, ni de quoi se préserver du froid à la nuit tombée, demeurait une véritable folie, une décision inconsidérée et hautement puérile, une véritable expédition suicide ! C’était une erreur extrêmement sérieuse qui, d’heure en heure, s’alourdissait de graves conséquences. Sa fuite irréfléchie risquait de lui coûter la vie, si Annily ne trouvait pas rapidement une solution pour s’hydrater, se réchauffer, et trouver un abri provisoire pour la nuit.

    La jeune femme prit soudain conscience de la gravité de sa situation. Plus désespérée et terrifiée qu’elle ne l’avait jamais été, elle arrêta sa course, le cœur cognant plus violemment dans sa poitrine. Sa respiration dolente faisait insidieusement écho aux bruissements nocturnes des bois, semblant révéler sa présence intrusive à des centaines de mètres à la ronde. Luttant contre un étourdissement, Annily dut s’appuyer contre un arbre pour ne pas chavirer dans les ronces et s’accroupit parmi la brume stagnante. Sa robe de sorcier était déchirée de part en part ; un air sifflant et glacial s’y engouffrait par endroit, impitoyable, la faisant frissonner douloureusement, lui volant ainsi ses dernières forces. Ses pieds nus étaient sévèrement écorchés et la faisaient cruellement souffrir, et ses jambes flageolantes d’harassement la soutenaient difficilement. Après de longues minutes d’un abominable calvaire tant physique que moral, Annily se releva péniblement et reprit sa marche, s’enfonçant au hasard dans ce tombeau végétal aux limites inaccessibles. Mais elle ne devait pas abandonner.

Pas ici.

Pas maintenant.

    Cela faisait plusieurs heures que le cœur de la Forêt Interdite n’offrait plus de sentier naturel ni même un semblant de piste à suivre. Depuis des centaines d’années, d’innombrables racines aériennes et de lianes épineuses s’étaient répandues dans un formidable entrelacs végétal qui rampait dans toutes les directions, dressant des murs d’éperons solides et infranchissables. Jamais le pied humain n’avait encore osé braver le sol de cette terre insoumise et inhospitalière. Telle une ombre spectrale égarée dans les brumes épaisses du Tartare, Annily cheminait laborieusement au milieu de ce réseau organique qui déferlait sur des milliers d’hectares. A l’image des racines immergées des mangroves, les ronces et les buissons envahissants étouffaient avec force le moindre passage accessible, retardant considérablement la progression de la jeune femme. Les moindres efforts d’Annily pour se frayer un chemin parmi les épines, étaient devenus extrêmement périlleux, chacun de ses gestes lui arrachant impitoyablement une larme de sang. En certains endroits, l’invasion de cette végétation épineuse et austère était telle, que le passage était rendu totalement impraticable, offrant une possibilité de se diriger excessivement restreinte. Les bras dressés devant elle afin de protéger son visage, Annily refoulait avec peine les branchages tortueux et importuns qui lui agrippaient l’étoffe et la peau, les écartant difficilement de son chemin dans un craquement sinistre.

    La nuit était tombée tout à fait, les ténèbres ayant englouti la quasi-totalité de la Forêt. Quelques éclats blafards demeuraient cependant au travers de la frondaison, offrant par endroits une lueur spectrale sous les rayonnements timorés de l’astre lunaire. Repoussant un buisson rampant qui entravait sa marche et accaparait déjà son pied vulnérable, Annily fit un ultime pas en avant et sa main rencontra le vide. Soudain privée d’appui et du contact visuel, la jeune femme bascula en avant et s’étala de tout son long dans les ronces et la poussière. Etourdie par sa chute et le souffle court, Annily resta quelques instants allongée, un gémissement douloureux s’échappant involontairement de ses lèvres. Avec d’infinies précautions, elle porta une main à sa tête afin de déterminer l’ampleur des dégâts. Ses doigts poisseux de sang tâtaient maladroitement une plaie suintante qui sillonnait son arcade sourcilière, tandis que son front arborait déjà un large hématome œdémateux. Sa boite crânienne l’élançait douloureusement, néanmoins la blessure paraissait superficielle. Relevant la tête avec prudence, Annily distingua alors, érigé dans l’obscurité, un arbre gigantesque dont le tronc énorme et creux formait un large dôme obscur. Le cœur de la jeune femme manqua un battement ; elle venait de découvrir un abri !

    Oubliant momentanément sa douleur, Annily rampa jusqu’à l’intérieur, traînant après elle un amas de feuilles humides en décomposition qui se collaient à ses coudes et sa robe en lambeaux. La jeune femme se réfugia tant bien que mal dans le fond aveugle de cet antre fortuit, rassemblant ses jambes endolories contre son corps pour tenter de se réchauffer. Le tronc était loin d’être confortable ni même avenant ; cette tanière organique semblait abriter une multitude de populations miniatures, grouillantes dans l’obscurité de manière fort peu discrète. L’arbre creux avait cependant l’avantage non négligeable de la protéger de l’air glacial qui sifflait au dehors, et plus important encore, de la présence insidieuse d’éventuelles créatures beaucoup plus imposantes et plus dangereuses qui semblaient rôder sur ses pas.

    Roulée en boule contre l’épaisse paroi, Annily songea à sa situation plus que précaire. Au désarroi s’ajoutèrent de nouveau l’angoisse et la panique, qui s’insinuèrent brutalement en elle tel un violent coup de poignard. La jeune femme ne voyait plus comment se tirer seule de ce très mauvais pas. Terrifiée et frigorifiée, sombrant abruptement dans un désespoir bien plus dévastateur que l’accablement qui l’avait saisie à son premier jour dans ce Monde insolite et barbare, elle sombra dans une atonie cauchemardesque au milieu des débris végétaux de son refuge et des frémissements amplifiés des bestioles, qui emplissaient dans un écho sinistre l’atmosphère lugubre de la Forêt.

    Le hurlement déchirant qui la tira brutalement de sa torpeur, transperça d’un bout à l’autre le silence nocturne des bois, se propageant entre les arbres telle une lance en fusion, avant de s’évanouir en un soupir lugubre qui résonna un moment dans le lointain. Annily sursauta violemment et étouffa un cri de terreur. Son cœur cognait avec force dans sa poitrine et toute couleur avait subitement déserté son visage. La jeune femme se redressa vivement et se figea, ses sens auditifs aux aguets décuplés par l’angoisse. Ce mugissement inhumain se répercutait encore tel un écho guttural à l’intérieur de sa boite crânienne, la glaçant jusqu’au tréfonds de son âme.

    Il n’était à présent plus question de fermer l’œil. Annily se plaqua abruptement contre la paroi intérieure de son abri de fortune et tenta de calmer sa respiration emballée, cherchant à dissimuler sa présence autant que possible. De toute évidence, une créature imposante rodait dans les environs ; ignorant s’il s’agissait d’une présence amicale – ce dont elle doutait fort –, la jeune femme ne pouvait prendre le risque de l’attirer jusqu’à son refuge. Les genoux ancrés dans l’humidité des feuilles sous l’écorce du centenaire, elle risqua un regard à l’extérieur, tentant vainement de percer l’épaisse obscurité des bois. Un silence de mort s’était de nouveau abattu sur les alentours, les rendant plus hostiles que jamais.

    Mais ce calme inquiétant ne dura qu’un court instant, brisé par l’écho retentissement d’un craquement tout proche. Quelqu’un – ou quelque chose – se rapprochait insensiblement. Agrippée à la paroi du tronc, les sens en alerte, Annily avait quasiment cessé de respirer ; elle se tenait là, dans l’ombre de sa caverne végétale, incapable d’effectuer le moindre mouvement, les membres paralysés par la terreur. Au bruit du piétinement des feuilles et des brindilles qui jonchaient le sol, se joignirent soudain des grognements sourds et un souffle rauque, puissant, puis tout se tut soudain. Du fond de son abri, Annily distinguait l’ombre d’une manche avoisinant un brin de fourrure. Une main apaisante glissa lentement dans les poils de la bête, tandis que la voix profonde d’une femme brisa ce silence suspendu.

    - Fuis, Annily. Fuis-les, avant qu’ils ne te retrouvent. Les Sorciers te veulent du mal ! Ne les laisse pas mettre la main sur tes pouvoirs…

    Surprise, effrayée, la jeune femme leva les yeux en direction de cette voix mystique et tenta d’apercevoir ne serait-ce qu’une ombre, mais au-delà de cette main blanche, elle ne distinguait toujours que les Ténèbres.

    - Viens à moi Annily, reprit la voix, tandis que la bête grognait d’anticipation. Je peux t’aider à retourner dans ton époque et retrouver les tiens…

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