Le Prince & L'Idiot

Chapitre 32 : Sur le champ de bataille

5511 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 15:35

SUR LE CHAMP DE BATAILLE

 

 

Les soldats ne se souviennent pas de l'acrobate de quatorze ans que le roi avait banni après l'opération de sauvetage à Daobeth. Ils ont jeté un coup d'œil vaguement intrigué au jeune homme blond et maigre qui a été envoyé sur le front dès qu'il a été assez remis pour tenir debout, puis s'en sont désintéressés.

La nuit est tombée et avec elle l'enfer a déferlé sur le château.

Combattre, c'est la seule pensée cohérente qui leur reste.

Daegal est heureux qu'Arthur lui ait donné la chance de se racheter en défendant Camelot. Il ne sait pas manier une épée, mais il est utile pour aider à charger les trébuchets poussés sur la place du marché et celle des lavoirs, dans la ville basse. Sous la pluie battante, tailleurs de pierre, charpentiers et manœuvres s'activent en tous sens pour préparer les projectiles et plus d'un a déjà jappé des avertissements au garçon qui, dans sa hâte, ne se méfie pas des contrepoids.

- Tu veux te faire tuer ? a hurlé quelqu'un, et Daegal s'est contenté de lâcher un petit rire amer.

Mourir ? Pourquoi pas ? Cela fait six ans qu'il ne vit plus parce que le remords le ronge.

Il repousse sa tignasse filasse en arrière et plisse les yeux pour voir à travers le rideau de gouttes. De la boue macule ses braies et glisse, visqueuse et tiède, dans son cou et sous sa chemise. Ses avant-bras lui font mal à force de treuiller et de soulever des boulets pour remplir la huche qui les projette au-delà des murailles.

Ses oreilles sont remplies du vrombissement que produit le mouvement de balancier quand il écrase l'air, des hennissements nerveux des chevaux qui tirent les charrettes qui amènent les rocs, du vacarme des cris et des grincements de métal sur les remparts.

Derrière les créneaux, les hommes luttent pour repousser les échelles, frappant sans merci les vagues de soldats qui grimpent à l'assaut. Des marmites d'huile bouillante sont déversées par-dessus les pierres et une fumée épaisse, collante, s'élève avec les hurlements de douleur.

Une nuée de flèches tombe sur eux, sans relâche. Les pointes de fer ricochent sur les murs avec des étincelles. Elles se plantent dans les poutres de bois, lacèrent les chairs, tuent et blessent sans distinction les assiégeants et les assiégés. Les clameurs ne cessent pas. Dans la nuit résonnent des gargouillis des mourants et des grognements de douleur, des rugissements de guerre et des cris désespérés, des appels et des ordres, un fracas inhumain.

Numéro Quatre fait tournoyer son fléau d'armes d'une main, une torche de l'autre, courant sans relâche d'un côté à l'autre du chemin de ronde, renversant les ennemis comme de simples fétus de paille, fracassant des armures, des mâchoires qui craquent, enflammant les capes et les tresses de crins des soldats d'Odin.

Gwaine transperce la gorge d'un homme, tranche un bras à un autre, jette un coup de pied dans la poitrine d'un troisième, enfonce d'un coup d'épaule des boucliers, croche des jambes, tourne sur lui-même en se baissant pour éviter une masse et ébrèche son épée sur une cuirasse d'acier. Il halète, il a perdu son casque et ses cheveux bruns ondulés se plaquent sur son visage, mêlés de sang et de pluie.

Perceval est arcbouté derrière les grandes portes qui ferment l'accès à la ville basse, et à chaque fois que le bélier les cogne, une secousse puissante lui traverse le corps. Le visage crispé, les muscles gonflés et durs, il encourage d'une voix rauque les soldats massés avec lui contre les poutres qui consolident les battants cloutés. S'ils cèdent, s'ils échouent, l'ennemi entrera dans la ville basse et prendra le contrôle du premier cercle de protection, se rapprochant dangereusement de la citadelle accroupie comme une grosse poule sur le peuple réfugié dans ses caves.

Le visage d'Arthur est marbré de rouge, sa blessure au front délavée par l'eau qui ruisselle sur son armure noire de fumée et d'éclaboussures ensanglantées. Le roi continue de rallier ses troupes, infatigable, la voix cassée mais les yeux perçants, chargeant dans la masse grouillante qui se rue sur les remparts. Cela fait-il des heures ou des minutes ? Il n'en sait rien. Il ne sent ni la fatigue ni les ecchymoses qui s'épanouissent sous sa cotte de mailles. Seule l'anime sa volonté farouche de ne pas céder, de ne pas abandonner, d'endiguer le flot rampant qui s'accroche à ses murailles comme une invasion de fourmis aux pattes crochues, ces formes sombres assoiffées de meurtre dont les glapissements se confondent avec les râles des soldats de Camelot.

Sir Léon fait des allers-retours, repérant les brèches, envoyant des renforts là où il y en a le plus besoin, surveillant les manœuvres des trébuchets sous une grêle de pierres et de ballots enflammés. Son cheval est blanc d'écume, écorché par le mors, le poil trempé et hirsute, les naseaux fumants et ses yeux globuleux dilatés de frayeur. Il se cabre quand un mur s'écroule près d'eux, bondit en s'arquant pour échapper au contrôle de son cavalier alors qu'un autre toit prend feu, le chaume mouillé crissant sous la pluie torrentielle. Sir Léon ne se laisse pas désarçonner, enfonce ses talons dans les flancs palpitants de la bête terrorisée, l'oblige à se calmer, claque la langue pour encourager sa monture qui souffle lourdement.

Ils n'ont pas le temps d'éteindre les incendies, se contentent d'empêcher qu'ils se propagent, bénissent à travers leurs jurons l'orage qui empêche que tout flambe d'un seul coup. La ville sera peut-être à moitié en ruines après cette nuit, mais tant que l'ennemi n'a pas franchi les portes, ses catapultes sont hors de portée du château.

Agravaine le sait et se tient avec les réserves au-delà du pont-levis, à l'abri d'une arche de pierre. La lumière d'une torche qui crachote jette des ombres fauves sur le pli de sa gorge, graissant ses cheveux noirs rabattus en arrière. Il a noué un ruban jaune à son bras gauche et dit à ceux qui l'interrogeaient à ce sujet qu'il s'agissait de la faveur d'une dame.

Les hommes ne voient pas son expression sarcastique, concentrés pour écouter les braillements de bataille et tenter de deviner aux lueurs dansantes ce qu'il advient du côté des murailles.

Lorsqu'ils voient arriver Merlin qui se hâte en boitant, ils écarquillent les yeux de surprise.

- Le roi ! Comment va le roi ? crie quelqu'un.

- Est-il mort ?

- Les dieux nous protègent !

- Ont-ils franchi les portes ?

- Parle, l'idiot ! aboie un dernier en voyant que le serviteur se contente de cligner des yeux bêtement en s'abritant sous un bouclier rond pour se protéger de la pluie.

Merlin les regarde d'un air un peu perdu.

- ça vient juste de commencer, proteste-t-il. "Ne soyez pas ridicules, Arthur ne va pas les laisser passer si facilement !"

- Ridicules ! répète un homme avec mépris, en expectorant quelque chose de gluant qui s'écrase aux pieds du jeune homme.

- ça fait des heures que ça dure, imbécile ! lance un autre.

- Oh, dit Merlin d'un air étonné.

Puis il se tourne avec inquiétude du côté des murs de la ville, oubliant le bouclier qui roule et tombe après avoir rencontré le coin d'une maison.

- Dépêche-toi de retourner à l'intérieur, Marvin, ordonne Agravaine sèchement. "Tu n'es pas à ta place, ici."

Le serviteur hoche gravement la tête, puis passe au milieu des soldats qui ne lui épargnent ni les commentaires, ni les bourrades. Quand il atteint la cour d'honneur silencieuse et vide, il s'arrête de nouveau, perplexe. La pluie crépite sur les pavés et sur ses épaules osseuses, plaquant sa chemise sur son torse maigre, scintillant dans ses cheveux sombres.

Il ne comprend pas. Il vient juste de laisser Arthur sur les remparts.

Il se faufile jusqu'aux cavernes et son arrivée fait sensation. On l'assaille de questions anxieuses – mon mari, mon frère, mon père, mon fiancé, mon fils ? – et il bredouille, submergé.

Guenièvre le sauve en dispersant la foule et le ramène près de son grand-père qui, en le voyant trempé, fronce aussitôt ses sourcils au point qu'ils dépassent presque de son large front ridé. Albion grimpe sur un tabouret pour lui sécher la tête avec un bout d'étoffe et s'exclame soudain, étonnée.

- Oh ! C'est tout rouge.

Gaius palpe le crâne de son petit-fils qui lâche un gémissement étouffé et se dérobe quand les doigts touchent une légère plaie à l'arrière de sa nuque.

- Comment tu t'es fait ça ? gronde le médecin de la cour.

- Euh…

Merlin réfléchit un instant, puis tout lui revient.

Il a dévalé les escaliers du chemin de ronde et couru en boitillant à travers la ville alors que l'orage éclatait et que la marée humaine se jetait à l'assaut des remparts sous un déluge de rochers et de balles de feu. Il se rappelle d'une explosion et d'avoir été soulevé dans les airs, puis plus rien. Il s'est réveillé dans un brouillard de fumée orange, est sorti en trébuchant du brasier, s'est dirigé vers le château avec les oreilles qui tintaient, plus très sûr de l'endroit où il était.

- Ah, se radoucit le médecin. "Je comprends. Tu n'as pas envie de vomir ?"

- Non, dit Merlin, presque penaud. "Je vais bien. Ça me pique juste un peu."

- Heureusement, s'écrie Guenièvre, soulagée. "Je vais désinfecter ça et te mettre un bandage, tu seras comme neuf.

- Pas besoin de bandage, interrompt Gaius avec une esquisse de sourire. "C'est presque sec, Albion a juste essuyé les gouttes teintées de sang dans ses cheveux. Mon garçon, tu as une chance insolente. Maintenant, fais-moi le plaisir de cesser de te mettre dans ce genre de situations et tiens-toi tranquille ! Si tu veux absolument te rendre utile, reste à l'infirmerie."

- Oui, c'est insupportable, mon garçon, appuie Albion en agitant son doigt d'un air mécontent.

Les adultes rient, Merlin se fait pardonner d'un sourire et l'incident est clos. Depuis les caves, on entend à peine le son de la bataille et la petite fille ne doute absolument pas que son père risque sa vie pour les défendre, là-haut.

Les gens somnolent, engourdis par l'attente.

Morgane s'est assise sur une couverture laineuse que lui a donnée Guenièvre. Mordred a posé la tête sur ses genoux et a fini par sombrer malgré son orgueil de garçon presque adolescent. Elle lui caresse la joue, ses yeux pâles perdus dans un rêve ou un souvenir. Tout contre son cœur, sous son châle, elle tient le livre en lambeaux qui raconte l'histoire de Tristan et Yseult.

La Dolma finit par attraper Albion et la coince dans ses jupes, jusqu'à ce que l'inactivité forcée rappelle à l'enfant qu'elle est fatiguée. La petite fille s'enroule comme un petit chat dans les longs bras de sa nourrice et s'endort avec son ours en tissu blotti sous son menton.

Guenièvre a fait le tour des réfugiés, rassuré les uns, empêché les autres de se quereller, trouvé une parole pour encourager et calmer chacun. Quand elle a eu ordonné aux écuyers de cesser de s'entraîner, elle est allée faire un tour au caveau juste au-dessus de la caverne, là où est installée l'infirmerie. Les blessés ne cessent d'y affluer et elle s'est empressée de donner un coup de main. Puis, en voyant Merlin vaciller de fatigue sur ses longues pattes, elle a su qu'il était temps d'aller prendre un peu de repos et a entraîné le serviteur hors de la salle remplie de gémissements de souffrance.

Merlin dort profondément, maintenant, sa tête appuyée contre l'épaule de son amie qui contemple la cassette qu'Arthur lui a confiée avant d'aller se battre.

Chacun a pris ce qu'il avait de plus précieux pour descendre dans le refuge et, parmi tous les trésors qu'il possède, le roi n'y a emmené une simple boite en bois de rose. La clé en est dehors, au cou d'Arthur, mais la reine n'a pas besoin de l'ouvrir pour savoir ce qu'elle contient.

Les lettres de Mithian et celles de Merlin.

Guenièvre joue doucement avec son alliance et avec l'anneau d'argent qu'elle a détaché du pommeau de l'épée et suspendu à son cou.

"Deux fois sera ton cœur brisé…" avait dit la vieille femme mystérieuse dans la forêt.

Guenièvre commence seulement à comprendre ce que ces mots voulaient dire.

Elle soupire, cale son bras sur une aspérité de rocher en essayant de ne pas trop remuer pour ne pas réveiller Merlin et ferme enfin les yeux.

Quelques heures – ou peut-être seulement quelques minutes – plus tard, les premiers rayons de l'aube percent les nuages au-dessus du château et la pluie se tarit, laissant une myriade de gouttelettes brillantes sur le champ de bataille.

Les murailles extérieures ont tenu bon, mais les pertes sont lourdes. Les corps des soldats en rouge et or jonchent les escaliers pêle-mêle avec les livrées jaunes de leurs ennemis, les toits de la ville basse dégagent de larges colonnes de fumée grise et épaisse, des lances brisées s'élèvent en vrac au pied des remparts, des cadavres surnagent dans les douves.

Odin cesse l'assaut alors que le soleil se lève et son armée dresse son campement hors de portée de tir mais tout autour de la ville meurtrie. Arthur rassemble ses hommes en comprenant que la chaleur torride de la journée leur accordera quelques heures de répit et les défenseurs de Camelot retournent péniblement à l'intérieur.

Tous ceux qui n'ont pas été appelés à se battre se précipitent vers eux. Ici une femme étouffe dans ses bras son frère dégoulinant d'eau et de sang ; là un père s'agenouille malgré sa plaie à la cuisse pour prendre dans ses bras un bambin aux boucles brunes et sa sœur qui renifle ; une jeune fille embrasse fougueusement son fiancé ; un vieillard serre la main de ses fils couverts de boue mais bien vivants et des larmes coulent dans sa barbe blanche.

Les paysans couvrent d'un regard admiratif les soldats qu'ils ont souvent critiqués pour leur solde gagnée à ne rien faire en ces temps de paix, les nobles font la révérence quand passent les chevaliers aux armures cabossées et aux capes déchirées.

Avant même que Guenièvre et Albion ne l'aperçoivent, Merlin s'est frayé en boitant un passage dans la foule et jeté au cou d'Arthur qui le serre brièvement contre lui avec un sourire soulagé. Le roi pose un baiser sur la joue de son épouse qui le scrute à la recherche de blessures, ébouriffe les cheveux blonds de sa fille qui l'examine avec curiosité.

- Vous êtes sale, Père, commente-t-elle. Puis elle touche avec précaution la boursouflure noirâtre sur son front et enlève vite sa main quand il tressaille malgré lui. "Pardon, Sire. Vous avez mal ?"

Merlin est déjà allé chercher un bassin, des linges propres et nettoie le visage de son maître après l'avoir obligé à s'asseoir sur un tabouret. Arthur se laisse faire sans protester, perclus et hébété de fatigue.

Gwaine et Perceval se présentent au rapport dès qu'ils ont fait soigner leurs propres égratignures. Sir Léon a dressé la liste des morts et l'apporte d'un air lugubre. Numéro Quatre ramène par la peau du cou Daegal qui ressemble à un afanc, recouvert de boue de la tête aux pieds, et le laisse tomber dans un coin où le jeune homme sombre aussitôt dans le sommeil.

Le roi leur ordonne de prendre quelques heures de repos pendant qu'Agravaine supervise les sentinelles qui les préviendront si l'assaut risque de reprendre. Les hommes s'effondrent sur des couchettes de fortune partout dans les cavernes, veillés par leurs familles. Les enfants se tiennent à peu près tranquilles, impressionnés par l'air grave des adultes. Albion fait de la broderie sous l'œil sévère de la Dolma, pendant que Guenièvre est à l'infirmerie où elle relaie Gaius. Le vieillard, exténué, a accepté à contrecœur d'aller s'étendre et Merlin le surveille, baignant le front ridé d'un linge humide.

Gwaine, cependant, ne va pas se coucher et s'attarde près du roi quand celui-ci, enfin seul, s'autorise à passer une main lasse sur son visage aux traits tirés.

- Je sais, dit Arthur sans lever les yeux vers le chevalier barbu. "La ville basse ne supportera pas un second assaut."

- Si vous le savez, alors pourquoi vous ne m'autorisez pas à prendre le Trou aux Vildorènes et à faire ce qui doit être fait ? riposte doucement Gwaine.

- Parce que j'ai besoin de toi ici. Parce que le premier poste doit être détruit et qu'il faudra aller au second pour lancer le signal et qu'un – ou même deux ! – cavaliers ont toutes les chances d'être pris avant d'y parvenir. Parce que c'est un pari trop dangereux et qu'on ne sait même pas si nos alliés répondront.

- Justement ! s'écrie le chevalier en étouffant sa voix pour ne pas attirer l'attention des dormeurs ou des paysans. "Tant qu'on n'aura pas essayé, on ne saura pas quelle est leur loyauté véritable envers Albion, s'ils ont simplement signé le traité et regarderont la curée de loin, ou s'ils se porteront au secours de Camelot."

Arthur soupire et cette fois il croise franchement le regard de son lieutenant et ami.

- Ne me tente pas, murmure-t-il.

Un grognement lui fait tourner la tête et il découvre Numéro Quatre qui lui offre son épée.

- Vous voyez, Derian ne sait pas de quoi je parle, mais il est volontaire pour aller chercher de l'aide, insiste Gwaine. "Et par ma foi, avec lui, je suis sûr d'y parvenir."

- Quoi ? Et perdre mes deux meilleurs hommes d'armes, commence le roi qui s'interrompt alors que Perceval et Sir Léon surgissent de l'ombre.

- Nous serons là, nous, dit le géant sans paraître offensé le moins du monde.

- Sire, écoutez-le, ajoute le commandant frisé avec gravité. "La ville basse tombera à la prochaine bataille, c'est certain. Nous tiendrons trois, peut-être quatre jours contre une telle armée, pas plus longtemps. La seule chance de Camelot repose sur la venue de ses alliés. Il faut que les feux sur les montagnes soient allumés."

Arthur se tait pendant un long moment, puis il avale sa salive avec difficulté, regarde tour à tour chacun des hommes avec qui il a traversé tant d'épreuves, puis hoche la tête.

- Très bien. Gwaine et Derian, vous emprunterez le Trou aux Vildorènes avec deux chevaux. Galopez à bride abattue et que les dieux soient avec vous.

- Où vont-ils ? demande une voix un peu voilée et ils se tournent vers Merlin dont les yeux bleus sont remplis de questions inquiètes. "Qu'est-ce que c'est, les villes-de-rênes ?"

- Vildorène, rectifie le roi machinalement, avant d'ajouter d'un ton extrêmement sérieux : "Merlin, c'est un secret absolu. Tu ne dois en parler à personne. Vraiment personne."

- Et Guenièvre ?

- A elle, je le dirais moi-même.

- Et votre oncle ?

Arthur hésite un instant.

- Non, pas même à lui.

- D'accord, répond simplement le jeune homme, et ils savent que rien ne pourrait le faire trahir le secret qu'ils vont lui confier.

Il l'a prouvé.

Les six hommes montent au château et préparent discrètement quelques provisions et deux montures habituées à parcourir de longues distances au triple galop puis, au lieu de redescendre dans les grottes, s'enfilent dans une galerie qui s'ouvre derrière une porte en apparence condamnée, à la hauteur de l'infirmerie. Sur le sol de terre battue, les sabots des chevaux ne font aucun bruit. Les torches jettent des ombres sur les piliers et les poutres qui soutiennent le passage.

Après le drame d'il y a dix ans, Arthur a fait condamner les tunnels sous Camelot. Ce que Gwaine désigne par le Trou aux Vildorèneset après qu'il l'ait surnommé ainsi, les quatre seuls au courant de ce passage secret ont pris l'habitude de l'appeler ainsi aussi – est un étroit labyrinthe sous le château, à peine assez grand pour laisser passer un cheval docile mené par la bride. Le chevalier barbu le compare aux terriers creusés par les rats légendaires qui hantent les contes d'horreur à la veillée.

En arrivant à l'endroit où une lourde porte de fer sépare la galerie de la cheminée en pente douce qui émerge derrière le rideau d'une cascade loin dans les bois, au-delà de l'armée campée à la surface, Arthur s'arrête et échange une poignée de bras chevaleresque avec les deux guerriers qui se sont portés volontaires pour cette chevauchée infernale.

- Merci, souffle-t-il.

- Merci à vous, Sire, riposte Gwaine avec un éclat ému dans ses yeux, derrière le sourire gouailleur qu'il affiche.

Merci de m'avoir donné ma chance.

Merci de m'avoir pris à votre service.

Merci de me confier le salut de Camelot.

Perceval étouffe à moitié son ami en lui souhaitant bonne chance et Sir Léon le salue militairement, ses yeux remplis d'un tas de recommandations de prudence qu'il retient par respect pour le courage du lieutenant.

Numéro Quatre adresse un signe de tête bref et discipliné à l'officier, serre la main du géant et s'agenouille devant Arthur qui le relève.

- Nous comptons sur vous, répète le roi. "Nos vies et celles du peuple sont entre vos mains."

Gwaine acquiesce, puis il s'approche de Merlin qui les contemple, frémissant de larmes contenues.

- Hé, lance-t-il doucement. "Pas de panique, d'accord ? On ne part que quelques jours."

Puis il serre très fort le jeune homme dans ses bras.

- A bientôt, mon pote.

Merci, Merlin.

Merci d'être ce que tu es.

Merci d'être devenu mon ami quand je n'étais rien.

Merci d'avoir cru en moi.

Il passe sa main dans les cheveux noirs du serviteur, les emmêle de son geste habituel, puis s'écarte et attrape son cheval par la bride tandis que Numéro Quatre s'approche de Merlin.

L'ancien meurtrier se penche et, sans faire de mouvements brusques, appuie son front contre celui du jeune homme. Celui-ci lève lentement ses mains et les pose sur le visage de Derian, dans un geste si digne, si simple, qu'il ressemble à une bénédiction.

L'Ombre Blanche rejoint ensuite le chevalier et tous deux s'apprêtent à franchir la porte lorsqu'une petite voix cristalline s'élève dans la pénombre.

- Oh. Qu'est-ce que vous faites là ?

Arthur sursaute et se retourne violemment.

Albion est en train de s'extirper d'un trou à peine assez large pour un renard.

- D'où tu sors ? cingle le roi.

La petite fille se trouble à son ton furieux, met les mains dans son dos et baisse les paupières pour ne pas croiser les yeux alarmés de Sir Léon et Perceval.

- Je… on jouait… je m'ai cachée… dans la grande salle secrète… et pis j'ai vu la lumière… la torche qui clignotait, comme ça, entre les rochers… je suis désolée… Père… Votre Majesté…

Merlin s'approche en trainant sa jambe raide.

- Tu ne devrais pas être là, dit-il gentiment avec une expression grave. "C'est un secret."

Albion se mord la lèvre.

- Je dirais rien à personne, promet-elle d'une toute petite voix.

Gwaine sourit et donne la bride de son cheval à Numéro Quatre pour s'approcher de la fillette. Il se penche et lui adresse son clin d'œil signature, faisant descendre de quelques crans la tension dans l'air.

- Est-ce que tu sais que tu es la plus jolie damoiselle des cinq royaumes ? dit-il de sa voix la plus séduisante, en s'accroupissant devant elle.

Albion glousse malgré elle, sans voir qu'Arthur s'est radouci et qu'il lève les yeux au ciel.

- Père a dit que si tu me fleurettes encore dans dix ans, il te fera pendre par les orteils à la plus haute tour du château, prévient-elle.

- Ton père est un barbare, dit le chevalier barbu d'un ton léger. "Je ne cherche pas à mal, en plus, c'est juste mon cœur qui s'exprime naturellement devant un tel déploiement de bonté et de beauté, princesse."

L'enfant se tortille de rire.

- Partez, mon seigneur, riposte-t-elle en battant des cils, avec un geste négligent de la main comme elle l'a vu faire quantité de fois aux dames que l'homme courtisait. "Je ne soorais toolérer de telles parooles."

Gwaine pouffe de rire, puis redevient sérieux.

- Accordez-moi seulement un baiser, car je pars pour une longue quête où seule votre pensée me soutiendra.

Albion le scrute en fermant un œil à demi pour discerner le jeu de la vérité, puis noue spontanément ses bras au cou du chevalier et lui plante un gros bisou sur la joue.

- Reviens vite, Gwaine, dit-elle. "Les coutures de mon ours sont toutes défaites, tu dois les refaire."

Il se relève et tapote la petite tête blonde.

- A bientôt, princesse.

La porte tourne sur ses gonds en grinçant et les deux hommes disparaissent dans l'obscurité, la lumière de leur torche vite avalée par les ténèbres au premier détour de la galerie.

- Retournons aux caves, nous devons être en forme pour la bataille de ce soir, dit Arthur solennellement.

Perceval et Sir Léon acquiescent en silence.

Merlin prend la main d'Albion.

- Qu'est-ce que c'était, cette salle secrète dont tu parlais ? demande-t-il.

Les yeux de la petite fille s'illuminent et elle pointe du doigt le trou duquel elle est sortie.

- Elle est juste derrière le mur. Elle est TREEES grande, avec des tas de dessins gravés partout, et pis y'a l'épée.

- Quelle épée ? interroge Arthur en fronçant les sourcils.

- Une épée dorée toute emberlificotée dans des toiles d'araignée, explique l'enfant. "Et le soleil tombe juste dessus, c'est très joli. Elle est plantée dans une pierre, Père. Comme dans l'histoire."

 

 

A SUIVRE...

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