SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 14 : Mon Frère

9142 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/02/2024 19:01

Les deux duellistes font glisser leur lame respective le long de celle de l’autre, et s’écartent d’un pas. Rubin fronce les sourcils et fixe intensément Suleyman, sans bouger. Celui-ci ne le quitte pas des yeux non plus, et lui fait un léger signe de la tête, comme s’il lui donnait son approbation pour quelque chose. Rubin affiche une drôle de moue. Il oriente la pointe de son épée en direction de Suleyman, qui lui, ne se met pas en garde. Mais alors que le Gourou s’apprête à lancer un coup d’estoc, il est perturbé par l’un de ses hommes qui s’adresse à lui, ainsi que par un son d’étincelle strident.

-       Vous en faites pas, chef, ça va péter !

    C’est Goliath, le porteur de canon. Il vient d’en allumer la mèche. Rubin lui a ordonné de s’en servir seulement en cas d’extrême urgence. Petit problème : Goliath n’a aucune idée de ce qui différencie une urgence, d’une extrême urgence. Il a interprété le fait de voir son chef entamer un duel, comme le moment propice pour lancer l’assaut.

-       Eteins ça, espèce d’abruti ! lui hurle Rubin.

    Trop tard… la mèche est courte, le boulet part. Le recul du tir est si fort qu’il projette Goliath quelques mètres en arrière. Le pauvre est complétement assourdi et presque inconscient, malgré sa force surnaturelle. Le boulet manque de peu Suleyman et Rubin, mais il passe finalement entre les deux hommes, et poursuit sa route en frôlant les coiffes des soldats. Il finit sa trajectoire dans la caravelle qui servait d’appui à Suleyman, et explose. Les principaux touchés par l’explosion sont donc les nobles et les marchands, tous regroupés à quelque mètre de l’impact. L’un des nobles se retrouve avec la cuisse transpercée par un gisement de bois. Ceux qui n’ont pas reçu de débris, vomissent à cause du choc, d’autres s’évanouissent, d’autres hurlent de douleur et deviennent sourds. Cette attaque inattendue est logiquement interprétée par les soldats français comme le lancement des hostilités. Les coups de feu partent des deux côtés. Rubin, impuissant, hurle aux esclaves de se mettre à terre, et d’aller se réfugier derrière ses hommes. Ce qu’il redoutait vient de se produire.

     Les protagonistes des deux camps en profitent pour assiéger l’estrade, et la mêlée commence. Certains ont déjà été touchés par balle. On compte quatre morts et neuf blessés du côté du Gourou, contre deux morts et cinq blessés du côté de la marine. Au corps à corps, ce sont les poings et les lames qui parlent. Les hommes de Rubin sont plus forts physiquement et plus nombreux, mais les soldats français sont mieux équipés, et plus entrainés au combat rapproché. Finalement, la rixe est plutôt équilibrée. Rapidement la place se transforme en champ de bataille. C’est un vrai massacre, les morts s’empilent rapidement. Un homme de Rubin a perdu toute raison, il s’acharne sur le crâne d’un soldat déjà réduit en bouillie. Un autre soldat en profite pour le transpercer dans le dos. Un malin réussit à s’extirper pour prendre de la distance, et d’un tir parfait, exécute l’homme le plus compétent de la troupe du Gourou. L’expérience est en train de prendre le dessus sur le nombre. Encore abasourdis par ce qu’il se passe, les esclaves commencent à revenir à eux. Fort heureusement, ils ne sont liés que par les mains. Un seul d’entre eux décide de bouger, et tous le suivent. Ils se mêlent à la lutte comme ils peuvent. L’un d’eux strangule un soldat grâce au morceau de chaîne qui relie ses deux bracelets de fer. Un autre envoie un soldat dans les vapes d’un coup de tête à la tempe. Un autre arrache une oreille à un soldat… la bataille se mute en boucherie. Au bout de trois longues minutes, le camp du Gourou compte neuf pertes, contre quatre du côté de la marine. Quant à Rubin et Suleyman se cherchent désespérément dans ce capharnaüm.

    Pendant ce temps, un homme qui observe la scène du haut d’un bâtiment, fulmine de rage. Quand le Gourou s’est présenté, Stuart Owen a bondi de sa chaise craquelante. S’il se réfère aux dires du Nègre Blanc, Jack et Bellamy ont probablement été recueillis par celui-ci. Or, ce qui met l’amiral dans tous ses états, c’est un détail qu’il remarqué lorsque que Rubin a attaqué Suleyman.

-       Je n’y crois pas, les fumiers ! Ils se sont souris, s’exclame Stuart.

     En hurlant, il interpelle son compagnon alors sur le point de s’endormir, ennuyé, et torturé par la chaleur. Harvey Cole est dépité d’être là, Stuart l’a recruté de force. Il manquait un atout de taille à l’amiral dans sa traque : il ne connait ni le visage de Jack, ni celui de Bellamy. Harvey a donc été contraint d’abandonner ses hommes. En échange, Stuart lui a promis qu’il pourrait faire ce qu’il veut de Jack quand il aura enfin récupéré le monocle. Il a aussi assigné Harvey à une tâche barbante. Le désosseur surveille une fille ligotée et bâillonnée par. Elle est salement amochée et très maigre, un tas d’os recouvert par une peau flasque. Ni elle ne gémit, ni elle se débat, elle est inanimée.

-       Comment ça, qui s’est souris ? demande Harvey.

-       Suleyman et le Gourou. Ils ont fait mine de se battre et se sont dit quelque chose, ils avaient le sourire aux lèvres. Ça ne sent pas bon du tout, cette chiure de merde ma roulé ! On descend. Toi, tu restes dans l’allée avec la fille jusqu’à ce que les merdeux ne se pointent. S’ils ne se pointent pas, tu ne me sers à rien, tu te contentes d’attendre que je t’appelle, ordonne Stuart à Harvey.

    Arrivé en bas, Stuart défonce la porte de l’allée, et marche jusqu’à l’estrade. Cet amoureux de l’art de la guerre est dégouté d’assister à une bataille aussi désordonnée. L’amiral ne presse qu’une seule fois la queue de détente de son pistolet, et deux coups partent. Son arme de poing possède deux canons de 14.5mm, un calibre plus courant du côté des fusils de chasse. La puissance de la détonation est si forte que la majorité des combattants s’arrêtent net. Le tireur, vêtu comme un marin d’eau douce, à la mine exténuée, monte sur l’estrade, et prend la parole de façon tonitruante.

-       Je m’appelle Stuart Owen, amiral de la Compagnie anglaise des Indes Orientales ! Je profitais de mes quartiers sur cette belle île pour pécher… mais l’homme qui se déclare comme étant le « Gourou », est recherché mort ou vif depuis de nombreuses années. Je m’octroie donc la liberté de jouir de mon titre, pour m’adonner à sa capture ! mugie la tombe.

    Malgré son accoutrement, l’arme qu’il porte et l’autorité qu’il dégage ne manquent pas de faire effet. Les soldats français sont pris d’une décharge de motivation qu’ils n’espéraient plus. L’amiral Stuart Owen est célèbre dans le Nouveau Monde, et bien au-delà. Les hommes de Rubin, quant à eux, sont intimidés, ils attendent que leur chef réagisse. Malgré sa position délicate, Stuart a improvisé son intervention en quelques secondes. Il a compris qu’il devait absolument faire durer ce conflit, jusqu’à ce que des forces plus conséquentes ne rappliquent. Il a volontairement grillé sa couverture… mais en faisant tomber le Gourou, il peut encore s’en sortir. Il n’aura qu’à dire à son supérieur, Archibald Giggs, qu’il profitait de ses quartiers pour visiter Saint-Domingue, et que son sens du devoir l’a poussé à agir quand il a eu vent du tumulte qui embrasait le port. L’amiral en chef ne le croirait sans doute pas, il n’est pas un homme que l’on peut duper. Cependant, la capture du Gourou devrait être un présent digne d’acheter son pardon. Qu’un anglais débarrasse une terre française de son pire trouble-fête, c’est bon pour les relations.

    Rubin, lui, ne se laisse pas intimider. Il est persuadé que cet homme est bel et bien Stuart Owen, il ressent la confiance dont il déborde. Cela va bientôt faire dix minutes qu’ils ont pris d’assaut la vente. Même si les places marchandes du port sont réservés entre douze et treize heure trente au marché d’esclaves, il n’est pas entièrement vide pour autant. Les marins et dockers préparent leurs activités de l’après-midi pendant ce temps. En constatant le grabuge sur le marché, certains d’entre eux sont allé signaler ceci aux forces armées, presque toute mobilisés pour contenir le terrible incendie de la tour d’argent. Rubin sait que les vents ne sont plus en sa faveur, trop de temps a déjà été perdu, et puis… la rixe qu’il redoutait tant a éclatée. Ses hommes ont désormais du sang sur les mains, et ne répondent plus de rien. Son but n’est pas de gagner cette bataille. Son but est de s’enfuir avec les esclaves, et non pas de les regarder se faire tuer au combat. Le problème est que les soldats français ont repris le combat de plus belle, été galvanisés par l’apparition de l’amiral Owen… Rubin n’est pas un guerrier. Il ne s’imaginait pas à quel point les secondes peuvent passer, ni à quel point réfléchir devient compliqué, lorsque l’on guerroie. Son plan initial est tombé à l’eau. Même s’il ne pensait pas en avoir le courage, il devait tuer Suleyman aux yeux de tous, dissuadant les quelques soldats présents d’essayer de l’arrêter. S’il avait bel et bien armé son coup, il en est maintenant convaincu, il ne pourra pas retrouver ce cran une deuxième fois. La seule option qui lui vient en tête est de fuir, en espérant pouvoir semer les soldats une fois la jungle rejointe. Mais avant même que Rubin n’ai réfléchis à comment signaler à ses hommes de battre en retraite, il entend une voix dans son dos.

-       Alors c’est toi, le Gourou ? Un fils de noble qui se prend pour un révolutionnaire ? Je suis franchement déçu, moi qui pensais découvrir un sorcier, tu n’es qu’une puterelle… pourquoi t’annonces pas à tes hommes que la négresse et toi, êtes dans le même camp, hein ? Pourquoi tu les laisses se faire massacrer sans réagir ? Au nom de quelle liberté, au juste ? Ton fantasme va prendre fin aujourd’hui, merdeux. Tes animaux de compagnie vont être exécutés en public, tu finiras tes jours torturé dans la pire geôle de l’île… et crois-moi, ils savent y faire les grenouilles… murmure Stuart à Rubin, d’un ton glaçant.

    Trois cadavres gisent derrière l’amiral. Dans sa main droite, il tient un sabre maculé de sang frais. Rubin est terrorisé. Le temps d’une réflexion, ce monstre est arrivé derrière lui en abattant trois de ses hommes.

-       Je finirais surement mort, ou enfermé, mais plus aucun de mes gars ne va périr sur ce port, répond Rubin.

    Il essaye de crier à ses gars de déguerpir, mais il n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il voit Stuart lui foncer dessus à une vitesse surhumaine. L’amiral lance une frappe diagonale, mais Rubin la bloque d’une parade classique, et fait quelques pas en arrière. Il est impressionné par la force du coup qu’il vient de recevoir, il est déjà assailli de fourmis dans le bras avec lequel il a paré le coup.

-       Allez, lâche ça, t’es pas un dur, ça se sent, Rubin Schultz. Si t’es vraiment celui que tu dis être, saches que ton esclavagiste de père se ferait une grande joie de te voir rentrer au bercail… si t’es docile, au vue de son influence, tu pourrais échapper à la perpétuité et…

    Rubin, en colère, est pris d’un élan de confiance. Il charge l’amiral, en espérant réussir à l’immobiliser quelques précieuse secondes pour trouver le temps d’ordonner la fuite. Mais sa charge est trop brouillonne pour inquiéter un homme du niveau de Stuart. Celui-ci le voit venir. Il se décale de quelques centimètres, fixe ses appuis, et encaisse sans vaciller d’un iota. Il envoie valser son épée, et tient enfin le Gourou. Il l’attrape par le menton. Il force tellement que Rubin a l’impression qu’il va lui arrache la mâchoire d’une simple pression. Stuart lui envoie un uppercut en plein foie, et le jette au sol. Rubin suffoque, il est incapable de faire le moindre mouvement, ni de parler. Stuart s’avance et dégaine son pistolet. Il le pointe en direction de Rubin, et lui somme de se rendre. Le Gourou, vaincu, se content de cracher un mollard imbibé de sang aux pieds de Stuart. L’amiral sourit, et pointe alors son canon en direction du genou droit de Rubin. À cette distance, le coup va lui déchirer la jambe, ce qui devrait suffire pour anéantir le moral de ses hommes et mettre un terme à cette mascarade. Mais soudain, en une fraction de secondes, une ombre surgit de l’escarmouche, et passe entre Stuart et Rubin à la vitesse d’un éclair.

-       Qu’est-ce que…

    Celui qu’on appelle la Tombe, ressent un froid cadavérique au bout de sa main armée. Et puis, il ne sent plus le poids de son arme, ni l’index qui caressait sa détente. Il regarde au sol, et voit son arme et son doigt girent à côté du mollard craché par Rubin. La douleur monte, mais elle n’affecte pas Stuart. Voir le visage détendu de l’homme qui vient de l’amputer d’un doigt… c’est ça, qui le met hors de lui. 

-       Toi ! Tu veux danser, c’est ça ? Tu crois que neuf doigts ne vont pas me suffire à t’égorger, enfant de catin ?! fulmine-t-il.

-       Amiral Owen… quand on a pris l’habitude de commander, on en oublie les bons réflexes du soldat… je pensais que vous esquiveriez… c’est décevant, venant de vous, rétorque Suleyman avec condescendance. Quant à toi, Rubin, reprends ton souffle et ordonne à tes hommes de fuir tout de suite ! Qu’ils guident les esclaves ! Les renforts ne vont pas tarder à débouler…

    Le nègre blanc a réussi à se faufiler dans la mêlée avec un discrétion sans pareille, et à bondir comme un guépard au moment propice pour sectionner le doigt de Stuart d’un coup sec, alors qu’il s’apprêtait à tirer.

-       Maint… maintenant que… qu’on en est là, Suley… tu n’as… tu n’as plus à…

-       Je n’ai pas seulement endossé la veste du Nègre Blanc, Rubin… je le suis devenu. J’ai accepté mon sort à la seconde ou j’ai accepté mon rôle. Cette décision va bien au-delà de notre plan… sois digne, et accepte-la, je t’en prie, réponds Suleyman.

-       Survis, Suley… tu m’entends... Survis, mon frère ! hurle Rubin.

    Il a les yeux gorgés de larmes. Au lieu d’ordonner à ses hommes de fuir, il puise dans les dernières forces qui lui reste pour convaincre le Nègre Blanc de rester en vie.

    Suleyman Umar est née en Afrique de l’est, dans une famille très pauvre. À l’âge de trois ans, il a été vendu à des esclavagistes portugais. Dès l’âge de cinq ans, il a été mis au travail par ses propriétaires. Il a atteint le physique nécessaire à la déportation très vite, à l’âge de seize ans. Il a alors été transporté dans le Nouveau Monde, ou on la vendu à un riche homme d’affaire fraîchement venu d’Allemagne, Henrik Schultz. Dès son arrivée au domaine, le jeune esclave avait requis une faveur à son maître, un comportement inhabituel. Il avait demandé de pouvoir garder le nom que ses parents biologiques lui ont donné à la naissance. Henrik fut surpris, au courant que cet esclave a été séparé des siens à l’âge de trois ans. Mais le jeune homme avait l’air sûr de s’appeler « Suleyman Umar ». Amusé, son maître a accepté qu’il garde ce nom. Suleyman s’est très rapidement démarqué des autres esclaves du domaine. Une endurance inébranlable, une force physique surprenante, mais surtout, une intelligence troublante. Il trouvait sans cesse des solutions innovantes pour ratisser, irriguer, et fertiliser les champs. Il a considérablement participé au développement de la production de Schultz, alors que personne ne l’avait invité à le faire. Malgré cet entrain, il n’aimait pas sa vie. À vrai dire, il la détestait. Mais il n’avait toujours connu que celle-ci, et l’idée du suicide le réfutait. Non pas par conviction religieuse, mais parce Suleyman trouvait ridicule l’idée de se donner soi-même la mort. Il se dévouait alors à cent pour cent au dur labeur, sans espérer quoi que ce soit de son existence.

    Un jour, alors qu’il se reposait dans sa hutte après une journée intense, un petit garçon d’environ huit ans s’est faufilé dans sa « demeure ». Suleyman a tout de suite reconnu le jeune maître, Rubin Schultz. Une bouille angélique, des joues rosées, des cheveux dorés coiffés au bol, une robe de chambre bleu ciel en soie de lotus, et… pas de chaussons. Le garçon avait dans ses mains une belle part de Stollen, et une gourde en verre remplie de jus d’orange pressé. Il déposa ces offrandes au pied du lit de paille de Suleyman.

-       C’est ton père qui t’envoie me donner ça ?

-       Non, j’ai tout piqué dans la réserve et je suis sorti par la fenêtre de la buanderie, sans chaussons ! J’adore marcher dans la boue pied nus, c’est très amusant !

-       Alors dégage ! Reprends ce que tu as volé et rejoins ton père, ou il te puniras !

-       Quand je suis puni, j’ai plus le droit de jouer du piano… et c’est chouette, parce que je déteste jouer du piano ! Quand père me punit, il m’envoie couper des bûches de bois dehors, et j’adore ça, couper des bûches ! Je fais semblant d’aimer l’un et de détester l’autre, mais en fait, c’est l’inverse ! Alors je suis content quand je suis puni.

-       Tu dis n’importe quoi, repars immédiatement au domaine, je vais avoir des ennuis, je ne suis pas digne de t’adresser la paro…

-       Pourquoi toi, quand t’es puni, Arthur te tape avec un fouet ?

   Suleyman n’avait pas su quoi répondre à cette question, alors Rubin avait enchainé avec une autre.

-       Pourquoi moi j’ai le droit de faire absolument ce que je veux, et pas vous ? Je te regarde souvent tu sais, je t’ai vu faire caca dans l’herbe, je t’ai vu faire pipi contre un arbre, je t’ai vu te gratter à cause des moustiques, je t’ai vu dire « ahhh » après une gorgée d’eau, je t’ai vu regarder les filles de maison, je t’ai vu essayer de lire un vieux livre usé, je t’ai vu avoir mal quand on te frappait, et je suis presque sur de t’avoir vu sourire quand Arthur a rangé son fouet… à part le fait que tu es tout noir, on a l’air plutôt semblables…

    Ce mot a marqué Suleyman à jamais. Il avait vu des hommes nées libres puis réduits en esclavage devenir complètement fou, sans comprendre ce qui leur passait par la tête. Il ne connaissait pas le concept de liberté, alors il ne pouvait le désirer. Il avait toujours vu l’homme blanc comme naturellement supérieur à lui, par la force des choses… en quoi était-t-il semblable à cet enfant noble ?

-       Va-t’en, ton père va s’inquiéter, et je ne veux pas être mêlé à ça.

-       Je ne me sens pas bien à la maison, je m’ennuie. J’ai pas envie de faire du piano, ni de lire. J’aimerais rester là, et comprendre pourquoi…

    Au début, Suleyman a refusé de parler à Rubin, il l’a fait fuir en entendant les hommes d’Henrik l’appeler. Au fil du temps, le garçon est revenu une fois, Suleyman l’a rejeté. Une deuxième fois, encore rejeté. Un troisième fois, violement rejeté. En revanche, Suleyman ne se privait pas de déguster les délicieuses pâtisseries qui lui apportait le jeune maître, toujours avec un soupçon de honte. La quatrième fois, Suleyman a finalement accepté d’avoir une discussion avec le gamin, il s’avoua vaincu. Après celle-ci, cinq, puis six, puis vingt, cent, mille fois ! Pendant une dizaine d’années, Rubin n’a pas arrêté de lui rendre visite, toujours chargé de denrées et de livres. Il fuguait une fois par semaine pour passer des nuits entières à discuter de philosophie, de littérature, de politique, de géographie, d’histoire, et de tout pleins d’autre sujets avec celui qui était devenu le chef des esclaves du domaine, et qu’il considérait comme son meilleur ami. Depuis son plus jeune âge, Rubin n’a jamais été satisfait de sa vie de noble, il a toujours été torturé de voir des humains travailler pour lui, tout en étant moins considéré que ses poules. Il haïssait l’attitude de son père, ainsi que la complaisance de sa mère. Lui, ce qu’il aimait, ce n’était pas les belles cérémonies, les grandes tablées, la musique classique, ni le catéchisme… non, lui, ce qu’il aimait, se trouvait dehors. Les arbres, les plantes, les insectes, les animaux, et la terre, tout ce que la nature peut offrir de plus pure à l’homme. Au contact des esclaves, le jeune homme s’est trouvé, sa personnalité s’est forgée, et ses convictions on émergées. 

    Un jour, après plus de dix ans de services exemplaires, Suleyman a reçu une étonnante proposition de la part de Henrik Schultz. Retrouver sa liberté en devenant son négrier attitré. Cette offre a mise Suleyman hors de lui. Refuser un tel geste, serait vu comme une trahison par son maître. L’accepter par contre, ferait de lui un traître aux yeux de tous ses semblables. Grâce à Rubin, Suleyman n’était plus un esclave docile qui ne se posait aucune question. Il était devenu un homme intelligent, cultivé, et doté d’une grande sensibilité envers le monde qui l’entoure. Il s’apprêtait à refuser l’offre d’Henrik, quitte à être châtié jusqu’à la fin de ses jours… jusqu’à ce que Rubin, devenu un beau jeune homme, ne se pointe dans sa hutte le soir même.

-       Tu vas accepter la proposition de mon père.

-       Qu’est-ce que tu racontes, mon frère ? Je préfère encore crever ici.

-       Tu vas faire bien mieux que ça, Suley. Tu vas donner un sens à ta vie.

-       La liberté qu’il me propose est dénuée de sens, Rubin !

-       Pas si tu t’en sers pour lui en donner un.

-       Comment ça ?

-       Tu vas accepter cette proposition, tu vas travailler comme il faut pendant deux ans, le temps que mon vieux ait une confiance aveugle en toi. Dans deux ans, quand tu seras de passage ici, je me faufilerais dans la cale de ton navire, je disparaitrai.

-       Mais Rubin, et l’université de New York alors ? La biologie ? Ta thèse et…

-       Gaïa est déesse, l’homme est démon, fin. Je veux agir, je ne veux pas théoriser. Depuis que mon père a soumit l’idée de faire de toi un négrier, j’ai pensé à un plan, quelque chose de grand, mon frère ! Il y a deux semaines de cela, tu te rappelles des français que nous avons reçu ? 

-       Oui, enfin je crois, ils se ressemblent tous les riches…

-       Il venaient pour démarcher une place portuaire et un appartement à mon père, sur leur jeune colonie, Saint-Domingue ! Ils prévoient que son marché d’esclaves sera le plus prospère des Caraïbes d’ici quelques années.

-       Et alors ? Ou tu veux en venir ?

-       Cette place dont ils parlaient, c’est parce qu’ils savent que les Schultz se lancent dans le commerce d’esclaves. Cette place et cet appartement, c’est à toi que mon père veut les attribuer ! En faisant de toi son négrier, tu deviens la tête de gondole de son marché. Mon père pense de toi que tu es un cadeau venu du ciel, et que ta loyauté et ton dévouement font de toi « le nègre idéal ». Avec son nom pour te soutenir, personne ne pourra rien te dire, tu seras affilié à l’une des plus grandes puissances financières du Nouveau-Monde. Tu dois t’imposer, Suley, tu dois jouer de ce titre pour forcer la crainte et le respect.

-       Mais j’en ai que faire d’être craint ! Qui plus est de cette manière. Je n’ai pas de rêve, pas d’horizon, rien. Aucune aube ne se lèvera jamais sur ma vie, sur nos vies !

-       Tu ne te rappelles pas de cette nuit ?

-       Laquelle ?

-       Celle ou je t’ai appris ce qu’était une constellation.

-       Je m’en rappelle. D’ailleurs, je comprends beaucoup mieux l’astronomie que toi maintenant.

-       Ahah, tu sais, même les meilleurs astronomes sont encore bien loin de comprendre l’astronomie… enfin bref. Ce soir-là, tu m’as confié que tu avais un rêve, est-ce que tu l’as déjà oublié ?

-       Non. Mais ce n’est pas un rêve que l’on réalise. Je ne rêve pas de construire une belle maison, où d’une femme aimante. « Libérer mes semblables », pff, tu parles…

-       Tu sais, je ne pense pas qu’un homme puisse mettre fin à la traite négrière non plus. Toi aussi tu m’as appris à faire quelque chose, cette nuit-là. Tu t’en souviens ? 

-       Oui, du feu.

-       Allez, Suley, à toi de réviser ta propre leçon, que faut-il pour faire du feu ?

-       Un combustible, et du comburant.

-       Plus primaire.

-       Des pierres ?

-       Bingo !

-       Je ne vois vraiment pas où tu veux en venir, Rubin.

-       Toi et moi, nous sommes chacun une pierre. A deux, à défaut de brûler ce monde, on peut faire naître une l’étincelle de la révolution.

-       Mais comment ?

-       Saint-Domingue ! C’est une colonie nouvelle. À ce niveau, les forces armées sont en rodage et les institutions sont fragiles. Dans deux ans, je disparaitrai dans ta cale, et tu me lâcheras le long des côtes d’Hispaniola.

-       Et tu survivras comment ?

-       Tu te fiches de moi ? Ce n’est pas parce que je suis le jeune péteux le plus prometteur de l’académie de Floride, que tu dois oublier que je suis vraiment. Je suis un fils de Gaïa, je me débrouillerais dans la jungle.

-       Soit, et ensuite ?

-       J’ai des contacts, des gars reclus à l’est d’Hispaniola, des blancs qui n’apprécient pas vraiment la politique des grenouilles. A chaque cargaison d’esclaves que tu ramèneras, tu en cèderas une partie à mes hommes, qui passeront pour de parfaits soldats. Tu seras mes yeux et mes oreilles sur Saint-Domingue. Tu dois endosser ce rôle d’ordure, pour donner un vrai sens à ta vie.

-       Je comprends, si tu penses qu’on peut réussir alors… pourquoi pas…

    Deux ans plus tard, Suleyman commençait à assoir son influence sur le Nouveau-Monde. On le surnommait déjà le « Nègre Blanc », lorsqu’il a embarqué Rubin dans la cale de son négrier. Il l’a déposé sur Hispaniola, comme prévu. Il lui a fallu peu de temps pour devenir « Le Gourou ». Leur activité a pu commencer, et ils ont quasiment toujours réussi leurs libérations sans encombre. Seulement, un jour, alors que Suleyman déportait une cargaison d’esclaves, les évènements ont mal tournés. Des soldats infiltrés sont venus récupérer des hommes avec un bon prétexte, comme d’habitude. Cependant, ce jour-là, cinq autres soldats sont venus voir le négrier, qui s’apprêtait à rejoindre la tour d’argent. Ils lui ont dit qu’ils soupçonnaient ces hommes d’être à la solde du Gourou. Ils lui dirent qu’ils allaient les prendre en filature, et que justice serait bientôt faite. Suleyman a dû réfléchir vite. S’il laissait ces hommes poursuivre leur plan, alors Rubin et la vingtaine d’esclaves qui vivaient à ses côtés seraient massacrés dès le lendemain. Il a réussi à arriver avant les soldats, mais trop tard pour expliquer la situation aux infiltrés de Rubin. En voyant les vrais soldats arriver au loin, le Nègre Blanc, paniqué, fut contraint de prendre la décision la plus dure de sa vie. Il avait froidement liquidé les deux hommes, ainsi que les quelques esclaves qui s’étaient jetés sur lui. Un seul esclave du groupe parvint à s’enfuir. Suleyman ne s’en est jamais remis, il n’a plus jamais réussi à dormir convenablement. Depuis ce tragique accident, il a pris une décision qui n’enchante pas Rubin. Le jour où ils mèneraient leur plus gros coup, le jour de la grande libération, Rubin le tuera. Cet acte permettrait d’intimider le peu de soldats censé être présents sur le port, ainsi que de faire du Gourou une légende vivante, celui qui a tué le Nègre Blanc. Il deviendrait le symbole d’un vent nouveau, chargé d’espoir. Suleyman, lui, mourrai en martyr, de l’épée de son frère, en œuvrant pour ses convictions jusqu’à la fin…

***

-       Ne te préoccupe pas de moi, fuyez ! ordonne Suleyman à Rubin.

    Il espère gagner de précieuses secondes en affrontant Stuart Owen en duel. Rubin se relève, et bien qu’il peine à tenir debout, il ne bouge pas.

-       Je reste à tes côtés, et on continue de se battre. Il a beau être un amiral, regarde le… je ne sais pas toi, mais moi, il me fait pitié. On le refroidi, et on fuit ensemble.

-       Arrête de faire l’idiot, dégage bordel, s’impatiente Suleyman.

-       Vous parlez un peu trop vous deux, remarque Stuart, qui repart à la charge.

    Commence alors un duel acharné entre l’amiral et le négrier. C’est très équilibré, Suleyman fatigue Stuart grâce à la force de ses frappes, mais surtout par sa vivacité. Cependant, son adversaire est bien plus habile épée en main, et ne se sent nullement mis en danger, il s’amuse presque. Les soldats et les hommes de Rubin fatiguent eux aussi, l’affrontement perd en intensité. Dans ce capharnaüm, tout le monde n’est pas en mesure de le remarquer, mais deux gamins débarquent sur le port, ils tiennent un adulte en otage. Les soldats qui reconnaissent Joao sont surpris, ils arrêtent presque de se battre. De même pour les hommes de Rubin, qui reconnaissent Jack et Bellamy, sans comprendre les raisons de leur présence. Jack s’égosille autant qu’il peut pour se faire entendre.

-       Messieurs ! Que d’échauffourées, halte ! Je suis le capitaine Jack Sparrow, en présence de mon second, Bellamy Lingard ! Nous tenons en otage le sous-fifre de celui que vous appelez le « Nègre Blanc », à qui je demande des pourparlers ! Si mon ami, le Gourou, et tous mes amis ici présents ne sont pas laissés tranquille, je jure que j’explose la cervelle de euh… c’est comment déjà ton nom ? murmure Jack à l’oreille du captif.

-       Jo… Joao, répond le second de Suleyman.

    Celui-ci est apeuré par la menace du pistolet, certes, mais surtout profondément choqué de voir ce qu’il se passe sur le port.

-       Voilà ! C’est ça ! Joao ! J’exploserai la cervelle de Joao, clame Jack, en cherchant Suleyman du regard.

    Tout le monde s’arrête un instant. Les soldats saisissent l’importance qu’à la vie de Joao, et les hommes de Rubin saisissent le culot dont est doté Jack. Seulement, que ce soit Rubin où Suleyman, aucun des deux n’est enchanté de cette arrivée surprise. Rubin avait ordonné à Jack et Bellamy de fuir une fois la tour incendiée, mais ils ont préféré se pointer sur le port, où la situation est critique. En plus de ça, ils ont pris en otage le second de son ami, qui a l’air étonnement surpris et angoissé en le voyant dans cette position.

    Suleyman avait donné l’ordre à Joao de poster un courrier, afin de l’éloigner… et donc, de lui sauver la vie. Quand il l’a recruté il y a quelques années sur un port de Lisbonne, Suleyman était encore dans la phase d’acceptation d’être devenu le Nègre Blanc, il ressentait un profond mépris pour tous ceux qui étaient fier de travailler sur son navire. Joao était le seul à foncièrement détester le fait d’être au service de la traite negrière, mais tout comme Suleyman, il avait ses raisons. Si le capitaine négrier a toujours été plus dur avec son second qu’avec les autres, c’est peut-être parce qu’au fond, il est le seul pour qui il éprouvait de la compassion. Certes, celui-ci l’a toujours profondément consterné, mais jamais il ne lui a jamais souhaité le moindre mal. Au contraire, il a essayé de lui transmettre le fond de ses pensées durant tout leur temps passé ensemble, au détriment de la forme.

    En plus de se rendre compte du danger que coure Joao, Suleyman vient à peine de réaliser que les deux garçons qui le tiennent en otage, sont ceux que Stuart recherche. Il comprend que ceux qu’il pensait sincèrement être de vulgaires chasseurs de primes qui se seraient pris une belle correction par Rubin, ont en fait l’air d’être ses amis, et qu’il les a livrés sur un plateau d’argent à l’amiral Owen.

    En voyant ces deux garçons, en en entendant leurs noms, l’amiral se détache complétement de son duel. Il administre un coup de dispersion en visant seulement la machette de Suleyman, précisément au moment où celui-ci donnait de l’élan à sa frappe. Le négrier est abasourdi par la puissance de ce coup, qui le fait reculer de trois pas.

-       Alors c’est vous ! Jack Sparrow et Bellamy Lingard ! Ahah ce n’est pas trop tôt, vous avez quelque chose qui m’appartient, et j’arrive de ce pas le récupérer ! gueule Stuart.

    Il semble heureux à la vue des garçons, mais ses yeux sont gorgés de sang.

-       Euh, c’est qui lui ? demande Jack à Bellamy.

    Le Blond hoche les épaules. Il est terrorisé par l’horreur à laquelle il assiste. Il n’avait jamais vu le moindre cadavre de sa vie. Une vingtaine gisent devant lui. Le crâne de l’un d’eux est recouvert par propre cervelle. Un homme a été éventré, et ses boyaux s’échappent. Un autre implore Dieu en rampant, les deux jambes broyés. Même l’odeur iodée de la mer ne se fait plus sentir, elle est masquée par celle du sang. Jack, lui, qui fait mine de ne pas être sensible à cette horreur, transpire à grandes gouttes, se retient de respirer, et se cache la vue derrière Joao.

-       Pas si vite, rétorque Suleyman en bloquant la route à Stuart. Rubin, cette fois c’est un ordre que je te donne, fais dégager tout le monde ! Et surtout ces deux gosses, Owen en a après eux. Prends Joao avec toi et veille sur lui comme s’il était l’un des tiens… ensuite, fuyez tous, je m’occupe de lui.

-       Tiens bon, mon frère. Bote le cul à ce gredin et rejoins nous, tu m’entends ?!

    Rubin semble revenir à la raison, soucieux de ne pas mettre la vie de Jack et de Bellamy en danger. D’ailleurs, tiraillé par l’idée de voir Suleyman se sacrifier, il en a presque oublié ses nombreux fidèles tombés au combat. En prenant une seconde pour jeter un œil au champ de bataille, son sang ne fait qu’un tour, cela doit cesser. Il parvient à se frayer un chemin vers Jack et Bellamy pour leur expliquer la situation. En même temps, Suleyman donne tout, mais ce n’est pas suffisant.

-       T’es fort, je dois le reconnaître… mais tu ne sais pas te battre en duel. Même si tu m’avais coupé la main, j’aurais quand même le dessus sur toi, dit Stuart en faisant pleuvoir les coups sur son adversaire.

    Suleyman ne réponds pas, il est submergé par la technicité de l’amiral. Il essaie tant bien que mal de l’accabler en mettant toutes ses forces dans chacun de ses coups, mais rien n’y fait, Stuart esquive et riposte par des petits coups d’estoc parfaitement placés, qui ne lui coutent que très peu d’énergie. Rubin, lui, qui a réussi à rejoindre Jack et Bellamy, les grondes avec virulence.

-       Bande de sombres inconscients, qu’est-ce que vous êtes venu foutre dans ce guêpier ?!

-       Bah je pensais qu’avec un tel otage, le Nègre Blanc allait se rendre alors…

-       Suleyman Umar, il s’appelle Suleyman Umar ! Et il se bat pour nous en ce moment ! s’énerve le Gourou. Putain, c’est ma faute, j’aurais dû vous le dire, bon sang !

-       Mais qu’est-ce que vous racontez ? demande Bellamy, étonné.

-       Suleyman est mon frère, mon associé de toujours! J’ai pas le temps de vous expliquer là, faut qu’on bouge !

-       Vous êtes le Gourou ? Mon maître et vous êtes…

-       Ton maître est l’homme le plus valeureux que je connaisse ! Sans lui, jamais autant d’esclaves n’auraient pu jouir des plaisirs de la liberté ! C’est un héros, sois fier de lui ! Sois fier de l’avoir servi ! De ce fait, toi aussi tu es un héros !

-       Un héros… mais je ne comprends pa…

-       On a pas le temps ! Il te racontera son histoire, ne t’en fais pas pour ça ! Mais pour l’instant, il doit se débarrasser de Stuart Owen, un amiral de la marine anglaise fou à lier, et qui en a après vous apparemment, informe Rubin.

-       Après nous ? Mais pourquoi, on le connaît pas lui…

    Avant que Rubin ne puisse lui répondre, un soldat sort de la mêlée, et lui saute dessus. Il l’esquive, et commence à se battre. Jack et Bellamy essayent de l’aider tant bien que mal. Bellamy lui tient les jambes, Rubin le martèle d’autant de coups qu’il peut, et Jack lui… mords les pieds. Etonnement, c’est Jack qui semble lui faire le plus de mal, et à trois, ils parviennent à le maitriser. Le moineau ne s’est même pas rendu compte qu’il a lâché Joao.

    Le scribe reste planté là, à observer son maître se battre d’arrache-pied. Il est confus. Il a passé ces dernières années à jubiler secrètement à chaque fois que le Gourou réussissait l’un de ces coups. Jamais il n’aurait pu se douter qu’à sa façon, il y participait. L’homme qu’il a servi tout ce temps, était en fin de compte n’était donc pas le monstre qu’il imaginait ? Joao se pose un millier de questions, mais il les chassent toutes en se rendant compte que son maître est dominé. Depuis que Jack et Bellamy se sont déclaré, Stuart est passé aux choses sérieuses. Joao pense alors que si il parvient à déconcentrer l’amiral ne serait-ce qu’une seconde, cela pourrait suffir à Suleyman pour en finir. Il se précipite vers eux en slalomant comme il peut entre les hommes qui s’affrontent. Alors qu’il touche au but, prêt à bondir sur l’amiral, il se retrouve dans le champ de vision de Suleyman. Celui-ci remarque que son pleutre de second est en plein milieu du champ de bataille. Il esquive brillement l’offensive de Stuart, et hurle :

-       Joao, fais demi-tour ! Dégage de la pauvre fou, tu vas te faire…

    Une seconde de déconcentration suffit. Stuart rentre dans la brèche, et transperce le cœur de Suleyman d’un fin coup de lame. Il la ressort lentement de sa poitrine et l’essuie sur le chemisier de son adversaire. Suleyman crache une flaque de sang sur le sol. Son corps est parcouru d’un spasme, il s’agenouille. Un homme de Rubin que Bellamy a baptisé « Attila » remarque sa position, il sourit.

-       Les gars, le Nègre Blanc est tombé ! s’égosille-t-il, se faisant entendre sur tout le « champ de bataille ».

    Sa déclaration s’est fait entendre sur tout le champ de bataille. Les affrontements se suspendes. Très vite, des cris de joie retentissent, clamés par les esclaves et les hommes de Rubin encore en vie. Exténués, blessés ou mourants, tous célèbrent avec ferveur. Joao, lui, est choqué. Ce qu’il a toujours voulu vient d’arriver, à la second même ou il ne le désirait plus. Il espérait pouvoir le sauver car il voulait lui parler. Il voulait comprendre qui il était vraiment, et à quoi son existence à rimé toute ces années. Le scribe s’approche, mais Suleyman puise dans les dernières forces qu’il lui reste pour lui donner un dernier ordre.

-       Joao ! Suis Rubin ! Barre toi de là !

-       Oui, maître.

    Il est hésitant, mais la lucidité prend vite le dessus. La position du Nègre Blanc a donné un élan faramineux aux hommes de Rubin, et il est une cible potentielle pour eux. Frappé par des remords qu’il peine à s’expliquer, il fait demi-tour pour rejoindre le Gourou.

 

Rubin quant à lui, est abattu. Son frère est à genoux, le cœur transpercé. C’est comme si le sien aussi avait reçu le coup en même temps. Les célébrations de ses hommes sont une torture qu’il peine à encaisser. Suleyman tourne difficilement la tête, et cherche Rubin du regard. Il lui esquisse ce qui ressemble à un sourire. Rubin sait qu’il est content que tout ceux qu’il a participé à libérer de leurs chaînes se réjouissent de sa mort. C’est un gage de reconnaissance envers son sacrifice, même si l’intention n’en est rien. Ce sourire, il veut aussi dire merci. Merci, mon frère, c’avoir donné un sens à ma vie. En continuant de l’arborer fièrement, Suleyman s’écroule, et pousse son dernier souffle. Rubin tente de canaliser ses émotions, il se doit d’en être capable pour honorer la mémoire de son frère. Sa mort doit sonner le glas, plus personne ne doit mourir. Les yeux gorgées de larme et la orge presque nouée, il parvient à crier assez fort :

 

-       Il est temps ! Fuyons, nous les sèmerons dans la jungle ! Dispersez-vous si vous le souhaitez, mais fuyez !

 

    Tous ses hommes approuvent en chœur. Ils s’extirpent comme ils peuvent de l’échauffourée et prennent leurs jambes à leurs coups en direction de la grande ville. Certains soldats essayent de les prendre en chasse, d’autres baissent les bras. Alors que Rubin s’apprête à les suivre, accompagné par Joao, Jack, Bellamy, et Charlemagne, ils sont retenus par un éclat de rire démoniaque. C’est Stuart Owen.

 

    L’amiral vient d’assassiner Suleyman Umar en public. Son intention n’était pas de le tuer, mais de le neutraliser pour pouvoir prouver sa complicité avec le Gourou. Il ne visait pas le cœur. C’est Suleyman qui s’est mis en position de recevoir la lame à cet endroit. Stuart comprend très vite pourquoi. La plupart des soldats ne prennent pas les hommes du Gourou en filature, ils se contentent de dévisager Stuart. Ils se demandent pourquoi celui-ci vient de tuer l’un des leurs. Un amiral britannique hors de ses fonctions vient d’éliminer le négrier le plus influent du Nouveau-Monde sur une terre française. Désormais, sa couverture est fichue. Malgré la colère qu’il ressent, Stuart ne romps pas, il rigole. Il rigole très fort, ce qui embarrasse les soldats français. Si la folie semble s’emparer de lui, ce rire témoigne d’une curieuse confiance en lui. D’un coup, il s’arrête de rire, et inspire. Il se tourne vers le Gourou et sa bande. Il les foudroie du regard.

 

-       Vous pensez aller où comme ça ? hurle-t-il avec rage.

-       Ne le calculez pas, on s’arrache, dis Rubin, confiant.

-       Bellamy Lingard, tu es vraiment sur de vouloir me quitter avant de m’avoir rendu ce qui m’appartient ? Allez, Harvey, sors de ta cachette ! crie-t-il en direction de la porte de l’immeuble où il se cachait.

    La porte s’ouvre, Harvey Cole sort. Le pirate tient une fille par les cheveux. Il la traine avec force, ses chevilles brûlent contre les pavés poreux. Le désosseur rejoint Stuart, et tient fièrement à côtés de lui. Son regard plonge dans celui de Jack.

-       Mais je le reconnais lui ! C’est le cul-rouge que j’ai humilié sur Tortuga ! clame le Moineau, tout fier.

-       Mais oui ! C’est lui ! acquiesce Charlemagne, presque hilare.

-       Ecoutez, je sais toujours pas ce que vous nous voulez, monsieur… mais il fallait vous entourer de meilleurs hommes si vous en aviez après le capitaine Jack Sparrow !

    La moquerie de Jack n’a aucun effet. Harvey sourit, et se contente de tirer les cheveux de la fille pour que Jack et Bellamy puissent voir son visage. Même si elle est bien amochée, les deux garçons la reconnaissent au premier coup d’œil. Stuart Owen a l’air ravi devant la mine décomposée qu’ils affichent.

-       Mais enfin c’est qui cette fille ? Pourquoi vous tirez cette tronche ?! Les gars, on doit fuir maintenant, ou on va tous y passer ! insiste Rubin.

    Ils l’ignorent, comme si il n’existait pas. Jack jette un œil en direction de Bellamy, qui lui, est dans un état cadavérique. Blanc comme un cierge, il murmure...

-       E…Em…Emma…


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