Fer de Lance

Chapitre 6 : Parler à la lune

2542 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 04/04/2017 21:20

Le réfectoire de l'École des Dresseurs était assourdissant, en particulier à l'heure du dîner. Les élèves étaient de bonne humeur après avoir achevé leur journée de cours et ils conversaient avec entrain tout en engloutissant le contenu de leur assiette. Les professeurs et les surveillants, qui prenaient leur repas à l'écart, avaient renoncé depuis longtemps à tenter d'exiger le silence. Tant que la situation ne virait pas au chaos, ils laissaient faire.

Peter était assis à une table, seul. Il piquait un par un les petits pois qu'il lui restait, avant de les porter à sa bouche. La nourriture était bonne, mais elle aurait été encore meilleure si Sandra avait été là pour la partager avec lui. Trois semaines s'étaient écoulées depuis les vacances de Noël, mais cela lui semblait être une éternité.

Il coupa son pain en deux et mâcha un morceau, les yeux rivés sur son verre auquel il n'avait pas encore touché. Le dîner était le moment qu'il détestait le plus, car il le passait à languir l'heure du coucher. Dès que les trois garçons avec lesquels il partageait son dortoir se seraient assoupis, il quitterait la chambre en catimini et s'installerait à la fenêtre du couloir, où il pourrait parler à sa cousine en toute tranquillité.

Peter termina son repas avec la mousse au chocolat et même son impatience ne l'empêcha pas de constater qu'elle était succulente. Lorsqu'il eut avalé la dernière cuillerée, il essuya la moustache brune qu'elle avait dessinée au-dessus de ses lèvres avec un angle de sa serviette en papier, puis se leva.

Son plateau entre les mains, il traversa la vaste salle en veillant à ne pas trébucher dans les pieds des chaises ou à cogner par inadvertance l'angle d'une table. Il se délesta de sa vaisselle sale dans les bacs prévus à cet effet, puis se dirigea vers la sortie. Elle donnait sur une série de marches qui menaient dans la cour.

L'air frais de la nuit le cueillit à la sortie. Peter frissonna et rajusta autour de son buste le manteau qu'il portait sur ses épaules. Il était taillé dans une étoffe très confortable, et hors de prix aux yeux de beaucoup. Comme son père ne manquait pas de moyens et qu'il savait son fils soigneux, il n'hésitait jamais à lui offrir des vêtements de qualité.

Les mains dans les poches, Peter traversa le parc pour rejoindre les dortoirs, qui jouxtaient le bâtiment dans lequel il suivait ses cours. Il restait environ une heure et demie à patienter avant le couvre-feu et il tromperait l'attente en se plongeant dans le livre qu'il avait emprunté à la bibliothèque la veille, un traité de dracologie. Il avait déjà lu plus de trois cents pages, sur les cinq cent quarante-cinq que comportait l'ouvrage.

Sans se presser, Peter franchit la porte qui donnait sur un hall chauffé. Il servait de foyer aux élèves, raison pour laquelle on y trouvait deux télévisions, une table de billard, un flipper, ainsi que divers jeux de société, rangés sur une étagère. Des plantes vertes étaient disposées au quatre coin de la pièce et des peintures à l'effigie de pokémon ou représentant des paysages de la région étaient suspendues au mur. Un distributeur de boissons et un autre de gourmandises étaient à leur disposition.

Peter soupira. Cet endroit était vraiment le paradis. Les enseignements étaient passionnants, les professeurs étaient de parfaits pédagogues et le divertissement ne manquait pas sur les périodes de temps libre. Malgré cela, il ne pouvait se satisfaire d'être ici, pas quand Sandra se trouvait à Ébènelle.

Le garçon rejoignit sa chambre située au deuxième étage, le premier étant réservé à la gent féminine. Les couloirs étaient déserts et pas un bruit ne troublait le silence ambiant. Ils étaient presque encore tous au réfectoire, où ils prenaient le temps de se retrouver entre amis. Quand ils auraient terminé, ils s'attarderaient pour la plupart au rez-de-chaussée, où ils regarderaient un programme télévisé.

Peter se laissa tomber sur son lit, son livre à la main. La pièce dans laquelle il logeait était composée de quatre zones, délimitées par de fines parois en plastique. Elles étaient toutes identiques et se composaient d'une couche, d'une petite armoire où ranger ses affaires et d'un coin bureau. L'endroit n'était pas vaste, mais assez pratique pour s'organiser et économiser de l'espace.

Il était toujours en train de lire lorsque ses trois compagnons de chambrée le rejoignirent. Seul l'un d'eux était dans sa classe. Il se prénommait Mike. Élève médiocre mais sympathique, il avait d'épaisses boucles rousses et un visage moucheté de taches. De nature joyeuse, il était toujours partant pour plaisanter.

Les deux autres étaient plus âgés. Romain avait un an de plus qu'eux et les dépassait de vingt bons centimètres. Sa taille semblait d'autant plus impressionnante qu'il était maigre comme une brindille. Il devait serrer sa ceinture au maximum s'il ne voulait pas perdre son pantalon. Son visage paraissait creux, ce qui soulignait la proéminence de son menton, et ses cheveux coupés ras n'aidaient pas à l'étoffer.

Félix était le quatrième et dernier élève du dortoir. Il avait douze ans, ce qui faisait de lui l'aîné. Calme et posé, il était celui avec qui Peter s'entendait le mieux, mais également à qui le garçon parlait le moins. Félix préférait étudier plutôt que converser et passait le plus souvent son temps libre à réviser ses cours pour le lendemain, sans prononcer un mot.

Peter échangea brièvement quelques paroles avec eux, puis tous s'activèrent à se préparer pour la nuit. L'Ébèlien était déjà en pyjama, mais il n'avait pas encore brossé ses dents. Pendant que ses camarades se changeaient, il se rendit dans la petite salle de bain et acheva sa toilette.

Il se coucha ensuite dans son lit, sa couverture tiré jusqu'au menton. Étendu sur le dos, les yeux rivés sur le plafond, il savait qu'il ne parvenait jamais à s'assoupir dans cette position. C'était sa façon de s'assurer qu'il ne s'endormirait pas avant les autres et qu'il ne manquerait pas son rendez-vous avec la lune.

Il attendit longtemps après que la lumière fut éteinte, guettant les respirations régulières de ses compagnons. Ce n'était pas facile avec Mike qui ronflait et qui couvrait à lui seul tous les autres bruits. Quant Peter fut certain qu'ils ne le surprendraient pas, il se leva sur la pointe des pieds.

Il atteignit le couloir sans encombre. À présent, il devait juste faire attention à ne pas rencontrer le surveillant, qui faisait régulièrement une ronde dans l'étage. Jusqu'à présent, Peter n'avait encore jamais été débusqué et, même si cela devait se produire, il prétexterait un besoin pressant de se rendre aux toilettes. Comme il n'avait pas pour habitude de commettre des frasques, hormis celle-ci, personne ne douterait de sa parole.

La fenêtre à laquelle il s'installait toutes les nuits était celle qui avoisinait la cage d'escalier. Le mur formait une sorte de renforcement, à ce niveau, ce qui le rendait presque invisible à tous les regards. Peter se dressa sur la pointe des pieds pour atteindre la poignée et fit coulisser la vitre.

L'air frais s'engouffra à l'intérieur du bâtiment. N'ayant rien pris sur ses épaules, l'enfant frissonna, mais cela ne l'empêcha pas de poser son menton sur la bordure et de lever les yeux en direction du ciel. C'était la pleine lune, un spectacle magnifique qu'il n'aurait manqué pour rien au monde.

- Sandra ? C'est moi, Peter. Tu me manques.

- Oh oui, Sandra, tu nous manques à nous aussi. Quel dommage que tu ne sois pas là !

Le garçon sentit son sang se glacer dans ses veines. Le fait d'être surpris le perturbait moins que la personne par qui il l'avait été. Blême, le corps parcouru d'un frisson et le cœur tambourinant dans sa poitrine, il se tourna vers l'élève qui venait de l'interpeler, et dont il avait reconnu la voix.

Kévin Roussin. Ils étaient dans la même classe, tous les deux, et depuis quelque temps, son camarade avait entrepris de faire de Peter son souffre-douleur. Petit, doté d'un nez pointu et d'un visage saillant aux grandes oreilles, il ressemblait beaucoup à un Rattata. Lorsqu'il le voyait, cependant, l'Ébèlien avait tout sauf envie de rire.

Kévin était accompagné par ses deux meilleurs amis : Thibaut, un blond dont la peau avait tendance à prendre la couleur d'un Colhomard dès qu'il s'exposait plus de cinq minutes au soleil, et Rémi, qui était indubitablement le garçon le plus sot de tout l'établissement. Il passait son temps à éclater d'un rire niais en réponse aux plaisanteries, rarement drôle, du chef de leur petite bande.

- Vous voyez, les gars, je vous l'avais dit. Il vient tous les soirs ici et il cause à la lune. Je t'ai surpris l'autre jour, Lance, et depuis, je n'en ai pas perdu une miette. Dis-nous tout, maintenant. Qui c'est, Sandra ? Ta petite amie ?

Peter s'empourpra à cette pensée et, lorsqu'il ouvrit la bouche pour répondre, seule une série de bégaiements incompréhensibles en sortit, ce qui poussa les trois autres à s'esclaffer.

- Regardez-moi cette andouille ! s'exclama Kévin. Il sait parler à la lune, mais pas à des gens. C'est pour ça que tu ne prononces quasiment jamais un mot, Lance ? Parce que tu ne connais pas le langage terrien ? Allô l'espace, ici la Terre !

Tout en prononçant ces mots, Kévin martela le crâne de Peter avec son poing. Le garçon tenta de reculer, mais presque aussitôt, les deux autres garçons le saisirent chacun par un bras. Leur poigne était trop forte pour lui permettre de se dégager, lui qui était plutôt chétif.

- Laisse-moi tranquille, supplia-t-il.

Peter ne comprenait pas les raisons qui poussaient Kévin à le haïr autant, et il avait fini par supposer qu'il n'y en avait pas. Son camarade avait simplement besoin d'une victime. L'Ébèlien étant quelqu'un de renfermé et de pacifique, il lui était probablement vite apparu comme la cible idéale.

- Pourquoi est-ce que tu me fais ça ? demanda-t-il d'une voix rendue aiguë par la crainte que lui inspiraient ses trois condisciples.

- Oh, écoutez-moi ça ! ricana Kévin. Il gémit comme une vraie fillette. Peter... Et si on t'appelait plutôt Perrette ? Perrette la peureuse, qu'est-ce que tu en dis ? Ça t'irait mieux, non ? Attends... En fait, je crois que j'ai une meilleure idée.

Kévin se détourna de son souffre-douleur pour se diriger vers une plante verte qui ornait un angle du couloir. Il saisit une poignée de terre dans le pot, puis revint vers Peter avec un sourire malicieux aux lèvres. Ce dernier écarquilla les yeux de terreur, mais lorsqu'il voulut ouvrir la bouche pour crier, son bourreau lui enfonça le contenu de sa main dans la bouche.

L'espace d'une seconde, Peter crut qu'il allait suffoquer, car il en avala une partie qui obstrua sa gorge. Il tomba à genoux quand Thibaut et Rémi le lâchèrent et il les entendit fuir tous les trois en courant pendant que lui-même toussait à s'en décoller les poumons, recrachant la terre qui collait à sa langue et à ses dents.

Nauséeux, il craignit un instant de vomir. Le goût était répugnant et, quand il fut capable de se relever, il s'empressa de se précipiter vers les toilettes pour se rincer abondamment la cavité buccale. Il se sentait honteux d'avoir été malmené de la sorte par Kévin et sa bande, mais que pouvait-il y faire ? Il n'avait pas le courage de s'opposer à eux. Il ne pouvait pas non plus se plaindre, sans quoi la situation risquerait d'empirer. En cela, il était heureux que le surveillant ne l'ait pas découvert, malgré le bruit qu'il avait fait.

Tête basse, il se sentait encore assez mal lorsqu'il regagna sa chambre et des larmes perlaient dans ses yeux. Il n'avait presque pas pu parler à Sandra et il n'était pas certain d'oser revenir à la fenêtre les nuits suivantes après ce qui venait de se produire. Il se sentait encore plus lâche à l'idée de ne même pas pouvoir tenir la promesse qu'il lui avait faite avant de repartir pour Mauville.

***

La couverture tirée par-dessus la tête, le tissu éclairé par une lampe de poche, Sandra tendit l'oreille en retenant son souffle. Elle ne percevait aucun bruit de pas en provenance du palier. À cette heure-là, ses parents étaient normalement dans le salon, mais il arrivait parfois qu'ils se rendent à l'étage.

Ils ne l'avaient pas encore surprise lorsque, chaque nuit, elle se glissait hors de son lit pour s'installer à la fenêtre ouverte et parler à Peter, les yeux rivés sur la lune. Elle savait que, même si Gabriel ou Isabelle la découvrait, elle ne risquait pas grand-chose, mais elle préférait prendre ses précautions. C'était son secret, et Sandra trouvait cela beaucoup plus amusant.

Sans se soucier outre mesure des quatre mètres qui la séparaient du sol, la fillette s'assit sur la bordure du châssis, les jambes pendant dans le vide. Elle n'avait pas peur de tomber, d'autant que cette hauteur n'était rien à côté de la falaise d'Ébènelle qu'elle se plaisait à escalader régulièrement.

Elle pencha la tête vers l'arrière et contempla l'astre céleste qui caressait son visage d'une douce lumière argentée, lui conférant presque une apparence spectrale. Sandra ferma les paupières, et le visage de Peter lui apparut. Lorsqu'elle les rouvrit, elle affichait un sourire triste.

- Je voudrais que tu rentres. Que tu sois ici avec moi, ou être plus âgée, pour être à Mauville avec toi. Je ne suis pas sûre que tu tiennes ta promesse, mais je veux croire que si, parce que si ce n'est pas le cas, tu passeras un mauvais quart d'heure lorsque tu reviendras. D'ailleurs... Quand est-ce que tu reviens ? C'est long, sans toi.

Sandra poussa un soupir et frissonna, car un courant d'air venait de se faufiler par la fenêtre ouverte. Malgré cela, elle refusa de retourner à l'intérieur. Elle voulait rester encore un peu, même si elle savait qu'elle n'obtiendrait pas de réponse. Si son cousin lui parlait, le vent ne portait jamais ses paroles jusqu'à elle.

La lune, pleine, semblait l'observer depuis le ciel avec bienveillance. Le cœur de Sandra se desserra un peu à la pensée que c'était la même qui brillait sur Ébènelle, et par conséquent sur Peter. Ce fut avec cette image en tête qu'elle ramena ses jambes dans la chambre et qu'elle regagna son lit, où elle s'endormit en songeant à son cousin.

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