Fer de Lance

Sandra, après avoir posé une casquette sur ses cheveux turquoise, s'assura que les lacets de ses baskets étaient bien serrés. Elle était en train d'arranger le nœud de sa chaussure droite quand des coups furent frappés à la porte. Tout en se redressant, elle poussa un soupir. Elle aurait mis sa main au feu qu'il s'agissait encore de Peter.

- Une partie de Monopoly, ça te dirait ? demanda-t-il lorsqu'elle eut ouvert le battant, en lui désignant la boîte de jeu qu'il tenait entre les mains. Je te laisserai acheter le Plateau Indigo, si tu veux. Je sais combien tu aimes en être propri...

- Non merci, je n'ai pas envie de jouer.

Sandra claqua le panneau au nez de son cousin. Qu'il pouvait être exaspérant quand il s'y mettait ! Comme souvent lorsque Nicolas devait affronter beaucoup de challengers à l'Arène, il suggérait à son fils de passer la journée chez son oncle et sa tante, qui l'accueillaient toujours à bras ouverts.

Sandra aurait autrefois pris du plaisir à partager un après-midi en compagnie de Peter, mais elle avait désormais mieux à faire. Elle vérifia le contenu du sac posé sur son lit, qui renfermait la pokéball de Karai. Au fil des jours, elle avait apprivoisé la jeune dragonne, au point de former avec elle un excellent tandem.

Après s'être assurée que tout était bien en place, Sandra passa la bandoulière sur son épaule et sortit de sa chambre. C'était du moins son intention, car elle dut s'immobiliser dans le chambranle, Peter se tenant toujours sur le seuil. Elle leva les yeux au ciel tandis qu'il proposait :

- Un Cluedo, alors ?

- Non.

- Une partie de cartes ?

- Non. Laisse-moi passer, j'ai quelque chose à faire dehors.

- Oh... Je peux t'accompagner ?

- Non.

Sandra repoussa Peter sans ménagement et se dirigea vers la cage d'escalier. Si elle avait jeté un regard vers l'arrière, elle aurait vu son cousin baisser la tête d'un air penaud, mais elle ne s'en souciait guère. Depuis qu'elle avait sa Minidraco, plus rien ne comptait, hormis leurs entraînements secrets.

Ce jour-là, elle avait prévu quelque chose de très spécial. Au lieu de continuer de s'exercer à l'endroit habituel, Sandra avait l'intention d'emmener Karai sur la Route de Glace, afin de la confronter à un pokémon sauvage dont le type serait avantagé face au sien. Et même si elles n'en rencontraient pas, faire travailler la dragonne dans un environnement gelé l'aiderait à s'endurcir.

Sandra avait confiance en ses capacités, qu'elle estimait très prometteuses, tout en jugeant que la marge de progression était encore très large. Grâce à elle, Karai deviendrait encore meilleure, et le moment venu, elles écraseraient Peter et Drake en combat. Le plus difficile pour la fillette était de prendre son mal en patience et de ne pas défier son cousin sur-le-champ.

La Route de Glace était le nom donné à un réseau de galeries creusées dans les entrailles mêmes du Mont Cristal. Elle formait un raccourci jusqu'à la route 44, mais elle n'était praticable qu'à pied, et encore difficilement. En plus des pokémon sauvages, il y régnait un froid polaire et il était facile de s'y perdre, surtout quand les murs étaient recouverts d'une épaisse couche de glace pareille à des miroirs qui reverraient des reflets à l'infini.

Si Sandra s'aventurait souvent dans l'Antre du Dragon, elle ne s'était rendue en tout que deux ou trois fois sur la Route de Glace. Elle aimait le frisson et avait le goût du risque, mais elle n'était pas folle pour autant. Elle savait que cet endroit était un véritable labyrinthe et si elle s'y égarait, elle risquait de mourir de froid avant que quelqu'un ne l'y retrouve.

Elle n'avait aucune inquiétude à avoir, cependant, tant qu'elle demeurerait dans le boyau principal. Elle espérait qu'un pokémon se manifesterait vite, afin de ne pas avoir à trop s'enfoncer dans ses profondeurs, même si avec Karai à ses côtés, elle n'était pas vraiment inquiète.

Une fois parvenue à l'orée de la Route de Glace, Sandra sortit son manteau de son sac et l'enfila, ainsi qu'une paire de chaussettes en laine, car elle ne portait que des sandales. Elle n'avait pas pu se changer chez elle, sans quoi sa famille aurait trouvé suspect qu'elle s'habille si chaudement en plein été. Même si les températures n'étaient pas aussi élevées à Ébènelle que dans le reste de Johto, il faisait tout de même assez doux pour se passer de veste.

- Karai, rejoins-moi !

Sandra jeta la pokéball d'une main experte et, pendant que la Minidraco se matérialisait, elle troqua la sphère contre des gants. Après avoir échangé un regard déterminé, sa partenaire et elles pénétrèrent dans la galerie.

La différence de température fut saisissante. À peine Sandra eut-elle fait trois pas à l'intérieur que ses poils se hérissèrent. Elle avait beau ne pas être frileuse, perdre une quinzaine de degrés en l'espace de quelques secondes ne laissait pas indifférent. Il allait lui falloir un moment avant de s'y habituer.

L'écho de ses pas lui était renvoyé par les parois recouvertes d'une couche de givre qui leur donnait une nuance bleutée. Des cristaux saillaient des fissures et pointaient en direction du passage. Sandra en effleura un du bout des doigts, émerveillée. Elle les avait toujours trouvés magnifiques, à cause de leur scintillement.

Le premier pokémon qu'elles rencontrèrent, au grand dam de la fillette, fut un Nosférapti. Dérangé dans son sommeil par leur approche, il poussa un cri sonore et agita ses ailes, mais avant d'avoir l'occasion de tenter quoi que ce soit contre elles, Karai l'avait neutralisé à l'aide de Cage-Éclair.

En le voyant choir sur le sol, paralysé, Sandra songea que si elle avait eu une seconde pokéball à sa disposition, elle n'aurait eu aucun mal à le capturer, avant de secouer la tête avec dédain. Seuls les dragons l'intéressaient, car ils étaient bien plus puissants que toutes les autres espèces, et elle ne voulait que le meilleur.

Au bout d'une trentaine de minutes d'errance et de quelques autres Nosférapti, le binôme croisa enfin un adversaire de choix. C'était un Marcacrin qui se déplaçait en zigzag, percutant parfois la paroi qu'il longeait. Aussitôt, le corps de Karai se raidit, comme à chaque fois qu'elle s'apprêtait à passer à l'action.

- C'est le moment de faire tes preuves, ma belle ! s'exclama Karai. En avant, utilise Ouragan !

Une bourrasque de vent balaya le boyau, obligeant Sandra à se plaquer contre le mur glacé pour ne pas perdre l'équilibre. Le Marcacrin tenta de résister en se cramponnant au sol avec ses minuscules pattes recouvertes de fourrure marron, mais la puissance de l'attaque de Karai fut la plus forte.

Le pokémon glace bascula sur le dos et commença à s'agiter pour tenter de recouvrer une position normale. Sandra ne lui en laissa pas le temps. Elle ordonna à la Minidraco d'enchaîner avec Ligotage et celle-ci fondit aussitôt sur sa cible, autour de laquelle elle s'enroula.

Un autre courant d'air balaya la galerie, mais cette fois, ce n'était pas du fait de Karai. Marcacrin était en train d'utiliser Vent Glace, ce qui mit à mal la jeune dragonne. Son étreinte se desserra inconsciemment et son adversaire en profita pour lui échapper. Elle voulut le rattraper, mais l'attaque avait eu pour effet secondaire de la ralentir, à cause de l'engourdissement provoqué par le froid.

- Recommence avec Ouragan !

Karai était encore novice, malgré son entraînement intensif, et sa palette de capacités était extrêmement limitée. À l'origine, Sandra voulait attendre de lui avoir appris Draco-Rage avant de se lancer dans un tel combat, mais ses efforts s'étaient avérés infructueux. La Minidraco était encore trop petite pour être capable de cracher un feu de dragon.

Marcacrin riposta en réitérant lui aussi sa précédente attaque, et les deux se neutralisèrent. Le pokémon au pelage marron fut toutefois le plus prompt à réagir lorsque l'air s'apaisa dans la galerie. Il enchaîna avec Éclats Glace, puis Poudreuse.

- Karai, utilise Groz'Yeux, puis réplique avec...

Sandra s'interrompit en remarquant que sa partenaire ne réagissait pas. En l'observant attentivement, elle réalisa que les écailles de Karai avaient revêtu une apparence identique à celle des parois de la grotte. Avec effroi, la fillette comprit qu'elle avait été gelée.

- Aïe... Pas bon, ça !

Sandra saisit la queue de la dragonne pour la traîner dans son sillage, tandis que Marcacrin les poursuivait, prêt à charger. Sans cesser de courir et sans lâcher Karai, l'enfant enfonça sa main libre dans son sac pour utiliser un vaporisateur de Repousse. Elle l'avait dérobée à Peter et il n'en restait plus qu'un fond, qu'elle avait réussi à économiser jusque-là.

Elle en pulvérisa une quantité considérable derrière elle et le Marcacrin, rebuté par l'odeur particulière que ce produit avait pour les pokémon, renonça à continuer sa traque. En dépit de cela, Sandra ne cessa de courir qu'une fois la sortie en vue. Bien que Karai soit plutôt légère, elle était hors d'haleine de l'avoir tractée sur plusieurs centaines de mètres.

À cause de son problème de statut, elle ne pouvait pas faire rentrer la Minidraco dans sa pokéball. Elle allait d'abord devoir trouver de l'Antigel, et le seul endroit où elle pouvait s'en procurer, c'était dans le kit de dresseur de Peter. À force qu'elle lui emprunte des objets, elle se demandait comment il faisait pour ne pas s'en apercevoir.

Puisqu'il était chez ses parents et que son père serait quasiment retenu toute l'après-midi dans la salle de combat, Sandra pourrait pénétrer dans l'Arène et se faufiler jusqu'à la chambre de son cousin sans que nul ne la remarque. Le seul ennui, c'était qu'elle ne pouvait pas s'encombrer de Karai, par souci de discrétion.

- Tu vas m'attendre ici, d'accord ? murmura-t-elle à la dragonne en la plaçant à l'abri d'un buisson. Je n'en ai pas pour longtemps. Dès que je reviens, je te libère de cette glace qui te paralyse.

Sandra avait profité de cette brève halte pour se déshabiller et reprendre un peu son souffle. Après avoir abandonné ses vêtements chauds dans l'herbe, elle s'élança en direction de l'Arène, bien plus proche de sa position que la ville d'Ébènelle, puisque le bâtiment était placé en contrehaut, tout comme l'entrée de la Route de Glace. La fillette étant rapide, elle ne mit pas longtemps à rallier l'entrée.

Elle la savait déverrouillée. Dans un village comme celui-ci, tout le monde se connaissait et se faisait confiance, et même s'il y avait eu des voleurs, aucun d'eux n'aurait été assez fou ou assez stupide pour prendre pour cible la demeure du Champion. Un Ultralaser du Dracolosse de son oncle suffirait à les expédier vers d'autres cieux, ou au pied du Mont Cristal.

Quatre à quatre, Sandra gravit les marches jusqu'à l'étage et s'engouffra dans la chambre de Peter. Une odeur fraîche et mentholée flottait dans l'air, familière à la fillette. Peter vaporisait fréquemment ce parfum dans la pièce et la dernière fois devait être assez récente pour qu'il embaume autant.

Son kit de dresseur était soigneusement rangé, comme chacune de ses affaires. Sandra sourit en songeant à sa propre chambre, qui se transformait généralement en champ de bataille pendant les vacances, car elle disposait de plus de temps libre. Elle utilisait donc beaucoup plus de jouets ou d'objets qu'elle ne rangeait presque jamais.

À genoux sur la moquette, Sandra tira de sous le lit la petite mallette en cuir dans laquelle Peter entreposait sa panoplie. Entre l'entraînement de Drake et ce que sa cousine lui dérobait, ses réserves avaient grandement diminué, mais le garçon ne s'inquiétait pas. À l'École des dresseurs, les pokémon étaient très réglementés, en contrepartie de quoi l'établissement fournissait tout le matériel nécessaire, y compris les produits de soin et l'alimentation.

Sandra se munit d'une petite fiole d'Antigel, qui possédait une texture fluide et une couleur bleu pâle, avant de tout remettre en place. Aussi discrètement qu'elle était arrivée, la fillette quitta l'Arène pour retourner auprès de Karai.

Chez la plupart des pokémon, le gel finissait par disparaître de lui-même, tôt ou tard, essentiellement en fonction de la température ambiante, mais c'était différent pour les dragons. Comme ils avaient le sang froid, la glace tardait à fondre, et elle était très nocive pour eux.

Sandra administra le remède à Karai, qui recommença presque aussitôt à bouger. Elle donna à sa dresseuse un coup de tête affectueux, pour la remercier de l'avoir libérée de son enveloppe givrée, et l'enfant caressa ses écailles lisses et brillantes.

- Nous avons échoué aujourd'hui, déclara-t-elle, mais la prochaine fois, nous gagnerons. N'est-ce pas, Karai ?

Sandra leva son poignet à hauteur de son buste et la dragonne se propulsa dans les airs pour le frapper doucement avec sa queue. C'était par ce geste qu'elles avaient pris l'habitude de se témoigner leur amitié et leur complicité, qui leur permettraient de venir ensemble à bout de tous les obstacles.