Fer de Lance

Chapitre 16 : Déchirure

2299 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 31/01/2018 22:36

Peter regardait sa valise ouverte posée sur son lit. Il était posté face à elle depuis plus de vingt minutes, sans bouger, et n'avait toujours rien mis à l'intérieur. Il savait ce qu'il devait emporter avec lui à l'internat, mais il avait l'esprit ailleurs qu'à la préparation de ses bagages.

L'attitude de Sandra le contrariait. Après avoir passé deux ans à l'accabler de reproches, il avait cru qu'elle serait heureuse de partir enfin avec lui pour l'École des dresseurs, mais les vacances lui avaient donné matière à déchanter. Sa cousine ne s'était presque pas souciée de lui.

D'ordinaire, ils s'amusaient bien lorsqu'elle était de bonne humeur, et Peter devenait son souffre-douleur lorsqu'elle était un peu plus maussade, mais jamais encore elle ne l'avait dédaigné de la sorte. Sandra était plutôt de nature à placer des punaises dans ses chaussures, pas à l'ignorer royalement.

Elle avait passé ces dernières semaines à se promener dans Ébènelle et les environs. Même ses parents, d'après ce qu'il savait, ne l'avaient pas beaucoup vue. Était-il possible qu'elle leur en veuille encore à tous pour l'histoire du Minidraco ? Sandra était très rancunière, elle pouvait parfois bouder pour un évènement qui s'était produit des mois, voire des années auparavant.

Si tel était le cas, comment Peter pouvait-il arranger les choses ? En renonçant à Drake ? S'il s'était agi de n'importe quoi d'autre, il aurait envisagé cette possibilité, mais c'était d'un pokémon dont il était question. Un être vivant avec qui le garçon avait noué des liens, et inversement. Il y avait beaucoup de choses que Peter serait prêt à faire pour Sandra, mais pas cela.

- Eh bien... Tu es sacrément mélancolique, ce soir. Moi qui pensais que pour une fois, tu serais enthousiaste à l'idée de repartir pour Mauville.

Peter sursauta. Tellement focalisé sur ses pensées, il n'avait pas entendu son père s'arrêter sur le pas de sa porte. Il se retourna si brusquement qu'il manqua d'en perdre l'équilibre, tandis que Nicolas pénétrait dans la pièce.

- Qu'y a-t-il, fiston ? demanda-t-il. Quelque chose te préoccupe ?

- Oui, c'est... C'est Sandra.

- Vous vous êtes disputés ?

- Pas exactement. En fait, c'est à peine si elle m'adresse encore la parole, mais ce n'est pas comme d'habitude. Elle ne semble pas fâchée, juste... indifférente. Je ne sais pas ce qu'elle a et elle ne veut rien me dire.

Peter poussa un soupir abattu et repoussa sa valise vide pour se laisser tomber sur son lit, où il prit son visage entre ses mains. Il avait tant attendu ce jour, et maintenant qu'il y était, il appréhendait ce qui allait se passer.

- Sandra a toujours des humeurs très... particulières, dirons-nous, déclara Nicolas en prenant place à côté de son fils. Si toi tu ne la comprends pas, je ne vois pas trop ce que je peux te dire, si ce n'est ceci : je pense que ça va s'arranger. Sandra passe ses derniers instants à Ébènelle, elle veut peut-être en profiter. À Mauville, elle ne pourra plus vagabonder où bon lui semble, du moins pas sans risquer de gros ennuis, alors j'imagine qu'elle reviendra vers toi. D'ailleurs, Gabriel et Isabelle voudraient que tu leur rendes un service.

- Lequel ?

- Veille sur Sandra lorsque vous serez à l'école. Je sais que tu ne pourras pas la changer, et je doute quiconque en soit capable, mais elle a une propension à mépriser les règles et l'autorité qui pourrait lui coûter cher dans un établissement privé. Essaye de la garder dans le droit chemin.

- Papa... Est-ce qu'à mon âge, tu aurais tenté de dresser un Dracolosse enragé ?

Cette remarque valut à Nicolas d'éclater de rire et réussit même à faire sourire Peter. La conversation qu'il venait d'avoir avec son père le rassérénait légèrement, bien qu'il ne soit pas totalement convaincu. Il avait peur qu'une fois à Mauville, Sandra se trouve encore d'autres centres d'intérêts et se détourne complètement de lui. Ce serait presque un juste de retour des choses, après deux ans de séparation.

***

- Sandra, tu viens manger ? J'ai préparé un plat à base de champignons, je sais combien tu aimes ça.

L'enfant ne réagit pas immédiatement, assise sur son lit, le regard perdu en direction de la fenêtre. Elle paraissait triste, et Isabelle l'était aussi. Le lendemain, sa petite fille quitterait Ébènelle pour Mauville et elle ne la reverrait pas avant plusieurs semaines. La maison serait terriblement vide, pour ne pas dire trop calme, sans sa turbulence.

- Je n'ai pas très faim, Maman, finit-elle par murmurer.

- Oh, vraiment ? Qu'y a-t-il ? C'est ton départ qui te noue l'estomac ?

- Non. Je suis heureuse d'aller à l'École des dresseurs. Très heureuse. C'est juste que... que certaines choses ici vont me manquer.

Isabelle sourit. Sandra exprimait rarement son affection, mais savoir qu'elle était peinée à l'idée de quitter ses parents la touchait profondément. Elle s'attendait tout de même à un peu plus de joie de la part de sa fille, elle qui avait attendu ce moment pendant si longtemps.

- Si tu ne veux pas manger tout de suite, ce n'est pas grave. Je pourrai faire réchauffer le repas au micro-ondes. À moins qu'il y ait quelque chose qui te fasse envie en particulier ?

- Euh... Oui, mais ce n'est pas de la nourriture. Je voudrais aller faire un tour. Regardez une dernière fois le coucher de soleil depuis ma falaise.

La bouche d'Isabelle se tordit. Elle n'aimait pas savoir Sandra en train d'escalader cette paroi abrupte jusqu'à la minuscule plateforme dont elle avait fait en quelque sorte son territoire. Cela semblait lui tenir à cœur, néanmoins, et elle s'inclina.

- D'accord, mais ne rentre pas trop tard, et surtout sois prudente. Je te rappelle que...

- Qu'une seule erreur et c'est la chute. Je sais, Maman, mais je n'ai pas l'intention de tomber.

- Prends un manteau, conseilla Isabelle avant de tourner les talons. Il fait plus frais, à cette heure.

Sandra acquiesça et, dès que sa mère eut disparu, sortit un sac en toile de sous son lit, qu'elle jeta sur son épaule. Il formerait un léger renflement sous sa veste, mais elle doutait que ses parents remarquent quoi que ce soit. Et même s'ils le faisaient, ils avaient appris à ne plus s'étonner de rien la concernant.

Quelques minutes plus tard, Sandra était en route pour l'à-pic depuis lequel elle aimait contempler Ébènelle et le flanc du Mont Cristal qui s'étendait en contrebas. C'était moins pour le panorama que pour une raison plus sérieuse qu'elle souhaitait s'y rendre. Ce qu'elle était sur le point de faire lui brisait le cœur.

Sandra entama son ascension et atteignit la plateforme sans mal. Grimperait-elle toujours avec autant d'aisance lorsqu'elle reviendrait ? Le manque d'entraînement ne risquait-il pas d'amoindrir ses capacités ? Ce n'était certainement pas à Mauville qu'elle trouverait des montagnes à escalader.

Debout, dominant le vide, Sandra regarda Ébènelle se couvrir de l'or du soir, en s'efforçant de ne pas se laisser gagner par la mélancolie. Même si elle la quittait, cette ville n'en demeurait pas moins la sienne, et elle y serait toujours chez elle, chaque fois qu'elle reviendrait.

Alors qu'elle contemplait le paysage, Sandra sentit quelque chose d'humides glisser le long de ses joues. En s'essuyant avec le plat de sa main, elle s'aperçut que c'était des larmes. Elle n'avait pas l'habitude de pleurer, pourtant c'était ce qu'elle était en train de faire. L'heure des adieux était venue.

La fillette enfonça ses doigts dans sa sacoche et en sortit la pokéball de Karai, qui se matérialisa. Elle jeta des regards surpris autour d'elle, car sa jeune dresseuse ne l'avait encore jamais amenée ici. Un peu perdue, elle attendit sans bouger que Sandra prenne la parole.

- Karai... Demain est un jour très particulier pour moi. Je vais intégrer une école à Mauville qui me permettra d'enrichir mes connaissances et mes compétences en lien avec les pokémon. Là-bas, je pourrai progresser, et par conséquent, te faire progresser.

La Minidraco pencha la tête sur le côté. L'interrogation se lisait dans ses yeux ; elle ne comprenait pas où Sandra voulait en venir. L'enfant prit une profonde inspiration, mais malgré le courage qu'elle s'appliquait à rassembler, sa voix se brisa dans un sanglot ému lorsqu'elle reprit la parole :

- Les élèves d'années préparatoires n'ont pas le droit d'avoir un pokémon, c'est pourquoi... Karai, cette décision me rend affreusement triste, mais tu ne peux pas m'accompagner. Si tu venais avec moi, tu devrais passer ton temps dans ta pokéball ou courir le risque d'être découverte, et si ça devait se produire, on t'enlèverait à moi, parce que je ne suis pas censée posséder un pokémon avant mes dix ans, tu comprends ?

La dragonne poussa un petit gémissement plaintif, puis baissa la tête, chagrinée. Sandra effleura sa joue et Karai lui donna un coup affectueux avec le bout de son museau, ce qui ne fit que la peiner davantage. Elle aurait aimé qu'il en soit autrement, ne pas avoir à se séparer de sa précieuse amie, mais elle n'était pas prête à courir le risque de la voir lui être arrachée par des adultes.

- Je reviendrai bientôt, promit Sandra. Dans quelques semaines. Je te montrerai tous les progrès que j'ai faits et ensemble, nous rattraperons le temps perdu, d'accord ?

Karai ne réagit pas et sa dresseuse s'agenouilla face à elle pour la prendre dans ses bras. D'abord immobile, la dragonne finit par poser la tête sur son épaule et par enrouler sa queue autour de sa cheville, ce qui était sa manière de lui rendre son étreinte.

- Tu vas tellement me manquer... murmura Sandra.

Avec la pointe de sa queue, Karai balaya les gouttes qui s'étaient accrochées à ses cils et la fillette la remercia d'un sourire, avant de la rappeler dans sa pokéball. Elle sortit ensuite une boîte en fer de son sac, qu'elle avait dérobée dans l'un des placards de la cuisine, et plaça la sphère rouge et blanche à l'intérieur, pour qu'elle y soit en sécurité.

Bien qu'elle n'ait jamais vu âme qui vive sur cette plateforme, qu'il s'agisse d'humains ou de pokémon, Sandra ne pouvait pas laisser le contenant exposé à la vue de quiconque s'aventurerait ici. Elle allait devoir l'ensevelir si elle ne voulait pas qu'il soit découvert ou emporté avant qu'elle soit revenue le chercher.

La terre était plus raide, à cette altitude, mais avec ses ongles, elle creusa un trou assez profond pour dissimuler la caisse renfermant Karai. Lui infliger cela tourmentait Sandra, mais c'était le seul moyen qu'elle avait de préserver leur amitié. Elle ne supporterait pas qu'on lui enlève sa Minidraco, surtout pas après toutes ces heures qu'elles avaient passées à s'entraîner ensemble.

Sandra contempla ses mains sales, puis l'endroit où elle avait enterré la boîte. Elle avait beau se répéter que ce n'était que provisoire, que dès les prochaines vacances, elles seraient réunies, elle éprouvait un douloureux pincement au cœur. Ce qu'elle ne savait pas, c'était si elle le devait à la séparation ou à la culpabilité qui en découlait.

Bien que la descente soit la même qu'à l'accoutumée, elle parut interminable à Sandra, comme si elle symbolisait une longue chute vers la solitude, vers le néant. Oh, certes, elle ne serait pas seule, à Mauville, puisqu'elle serait avec Peter. Loin de la réconforter, cependant, cette pensée la déprimait encore plus. Son cousin allait pouvoir étudier avec Drake et s'améliorer, pendant qu'elle-même serait séparée de Karai.

Sandra devrait travailler d'autant plus durement pendant les vacances pour rattraper le retard qu'elle aurait accumulé sur Peter. Pour l'instant, elle était convaincue d'avoir une longueur d'avance sur lui, mais cela ne durerait pas. Bientôt, il l'aurait rejointe, et il lui faudrait ensuite creuser de nouveau l'écart, pour s'assurer d'être toujours meilleure dresseuse que lui.

Les mains dans les poches de sa veste, elle s'immobilisa alors qu'elle était en chemin pour rentrer chez elle et jeta un regard en direction de l'Arène. Le rez-de-chaussée était allumé, car la nuit était maintenant tombée. Hormis Karai, c'était ce bâtiment si imposant, qui dominait de sa majestueuse stature la ville d'Ébènelle, qui lui manquerait le plus.

Après tout, c'était à son oncle Nicolas et aux combats magistraux qu'elle l'avait vu mener qu'elle devait son ambition. Sans lui, et sans la jalousie que lui inspirait le fait que ce serait Peter qui hériterait un jour du titre de Champion, elle n'aurait probablement jamais nourri ce désir farouche de devenir un jour la plus forte.

Elle était comme les dragons qui vivaient sur cette terre. Puissante, farouche, indomptée. Elle ne connaissait pas encore le monde et le monde ne la connaissait pas, mais ce n'était qu'une affaire de temps. Elle avait bien l'intention de se faire un nom dès son arrivée à Mauville.

Cela s'annonçait compliqué, puisqu'il y avait déjà un Lance en la personne de son cousin, mais Sandra était déterminée à le surclasser. N'était-ce pas à cela qu'elle s'était employée tout l'été ?

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