Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 1 : Un coup dans l'eau

5820 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 15:47

Cette fanfic met en scène un OC. Elle s'appelle Lucy et elle est la demi-sœur de Spock (dans l'univers alternatif des films récents), de deux ans son aînée. Totalement humaine, elle vit sur Vulcain avec sa mère, son demi-frère et son beau-père. Au début, je ne l'avais inventée que pour la tuer, mais elle a pris de plus en plus de place dans mon esprit, au point de réclamer une histoire dont elle serait la protagoniste. J'en ai écrit deux, celle-ci étant la seconde. Les chapitres sont tous composés de la même façon : Spock, adulte, est amené à se souvenir d'un instant précis passé avec sa sœur (qu'il a totalement refoulée depuis des années, s'astreignant à l'oublier car se souvenir d'elle est trop douloureux) en entrant en contact avec l'eau (un élément dont les Vulcains ne raffolent pas). Plusieurs chapitres de cette histoire m'ont servi pour des défis mais je n'en avais publié qu'un seul ici... Voici le reste.


Chapitre 1 - Un coup dans l'eau


Le bassin, de cinquante mètres de long, de vingt-cinq mètres de large et de quatre mètres de profondeur, était empli d’une eau limpide qui laissait voir, en son fond, l’emblème stylisé de Starfleet, mosaïque argent sur bleu clair dans un cercle noir.

Il y avait là, sur le bord de la piscine, vingt-quatre cadets au garde-à-vous, le regard fixe, le dos bien droit, la posture irréprochable – douze hommes et douze femmes, ou plutôt douze femmes, onze hommes et un demi-Vulcain – attendant les instructions d’un lieutenant-commandant qui était en train de les passer en revue.

L’unique Vulcain du lot attendait calmement, les mains derrière le dos, immobile et silencieux, que l’instructeur arrive à sa hauteur, mais certains de ses camarades de promotion, en dépit de leur calme apparent, étaient nerveux. Il percevait malgré lui, dans l’air saturé d’humidité, l’embarras ou l’appréhension éprouvés par ses condisciples. Le cadet à sa droite (un dénommé Hadley) avait, une fraction de seconde, effleuré la peau de son bras nu. Un autre, sans le faire exprès, lui avait marché sur le pied. Le fait qu’il se soit excusé n’avait pas empêché le télépathe de percevoir, derrière l’assurance qu’arborait ostensiblement le cadet, une pointe de gêne et de crainte. Sans uniforme pour isoler les récepteurs propres à son espèce, il faisait de son mieux pour respecter l’intimité des autres étudiants, mais dans cette promiscuité à la limite du tolérable pour un Vulcain, il avait du mal à maintenir à leur plus haut ses boucliers mentaux.

La Terre était un lieu fascinant, mais épuisant. Il lui fallait être sans cesse sur ses gardes. Beaucoup d’humains ne comprenaient pas la notion même d’intimité psychique.

– … Spock ? appela le lieutenant-commandant sur un ton légèrement incertain, choisissant judicieusement de ne pas essayer de prononcer le nom de famille accolé au prénom.

L’interpellé fit un pas en avant. Il pouvait sentit sous ses pieds nus l’humidité glissante des dalles, ainsi que les stries qui les parcouraient. La température, de 20,7°C, était inconfortable pour un Vulcain en tenue de natation (cette expression même constituait un oxymore malvenu), mais il avait connu bien pire durant sa préparation au Kolinahr.  Il lui était donc facile de faire taire les légers frissons qui cherchaient à courir sur sa peau. Spock leva vers l’instructeur, qui restait à quelques pas de lui sans passer à l’étudiant suivant, un regard neutre qui était cependant en lui-même une interrogation.

– En vertu de la loi sur la diversité des espèces, vous pouvez, si vous le désirez, être dispensé de l’examen initial de natation. Si vous souhaitez recevoir des cours tout au long de votre cursus académique, vous pouvez en faire la demande auprès du comité d’éthique de l’université.

Le Vulcain cligna des yeux pour signifier qu’il comprenait et approuvait la loi préservant les spécificités de chaque espèce qui avait choisi de s’engager dans Starfleet, et répondit :

– Je souhaite participer à l’épreuve de natation aujourd’hui même, lieutenant-commandant.

L’homme en face de lui acquiesça sobrement et interpella le cadet suivant, mais un air de doute avait, pendant une fraction de seconde, passé sur ses traits austères. Les Vulcains n’étaient pas connus pour leur attirance envers l’élément liquide, et Spock, en dépit de son ascendance à demi humaine, ne faisait pas exception à la règle. Bien plus dense et plus lourd que celui d’un homme, parfaitement adapté à la sécheresse du désert et presque entièrement dépourvu de la graisse protectrice présente chez 96,32% des humanoïdes, son corps n’était pas conçu pour aller dans l’eau. S’y retrouver immergé n’avait non seulement rien d’agréable, mais avait, durant ses premiers essais, provoqué chez lui une réaction épidermique parfaitement indigne d’un Vulcain.

Que les Vulcains essayent de se baigner, et on en reparlera, d’accord ?

Spock tressaillit imperceptiblement. De temps à autre, et ce malgré l’entraînement intensif qu’il avait suivi afin de se préparer au rituel du Kolinahr, une voix faisait irruption dans son esprit. Il n’était pas certain de son identité. Peut-être s’agissait-il de sa moitié humaine qui décidait de se manifester à des moments particulièrement inopportuns (par exemple lorsqu’il était à demi nu, exposé aux regards de ses condisciples, apparemment curieux de voir le corps d’un alien, et sur le point de se retrouver, pour la première fois depuis ses seize ans, plongé dans un bassin rempli d’eau). Le simple fait de ne pouvoir déterminer avec précision quelle entité s’exprimait ainsi dans son esprit en disait long sur le chemin qu’il lui restait à parcourir sur la voie vulcaine.

S’arrachant à ses pensées, il regarda l’eau qui frissonnait à peine, à deux mètres de lui. Un morceau de soleil, qui s’était faufilé par le coin d’une baie vitrée, semblait y être resté accroché et tremblait à la surface. Bien qu’il ne se soit pas entraîné depuis quatre longues années, Spock n’avait oublié ni la sensation de l’eau sur son corps, ni les gestes à effectuer pour avancer efficacement, ni la façon de trouver son deuxième souffle. Le plus difficile, songea-t-il, serait de maintenir ses boucliers pendant qu’il nagerait aux côtés de vingt-trois humains incapables de conserver leurs pensées à l’intérieur des limites de leur esprit.

Sur un signe de l’instructeur, les cadets avancèrent à l’unisson vers le bord du bassin, prêts à plonger.

Le bassin, peu profond, arbore un fond bleu, peu naturel sur la planète Vulcain. Trois marches blanches permettent d’y accéder en douceur et un certain nombre d’enfants plus jeunes que lui y barbotent avec délices. Par la baie vitrée, il aperçoit un morceau de ciel, d’un orange profond, et l’une des trois principales tours de cristal de sa ville natale.

Submergé. Voilà le premier mot qui lui vient à l’esprit alors même qu’il n’a pas trempé un orteil dans le petit bain d’où Lucy, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, la tête tournée vers lui, le regarde impatiemment. Il voudrait bien avancer, vraiment, pour faire plaisir à sa sœur, mais il est cloué au sol. Submergé. Submergé par le bruit, l’humidité ambiante, et surtout les centaines d’émotions qui vibrent ans l’air autour de lui, et bouillonnent probablement sous la surface de l’eau, submergé par tous les stimuli qu’il tente de bloquer télépathiquement sans y parvenir depuis qu’il s’est retrouvé presque nu dans les vestiaires de l’unique piscine de ShiKahr. Des enfants courent et se jettent dans l’eau non loin de lui, avec des cris de joie. Chaque goutte qui l’atteint lui semble surchargée de sentiments humains qui le brûlent comme un acide.

Dans le bassin, Lucy esquisse un geste d’agacement.

– Spock, qu’est-ce que tu fais ? Viens ! On ne va pas y passer la nuit ! Ne me dis pas que tu as peur ? ajoute-t-elle plus bas. Tu as pied ici !

Il ouvre la bouche pour rétorquer, dans un réflexe bien rôdé, que les Vulcains n’ont pas peur, mais aucun son ne sort de sa gorge. Une fillette accompagnée de sa mère le frôle en passant, et il recule précipitamment avec un frisson irrépressible. Lucy lève les yeux au ciel.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Trop de monde, parvient-il finalement à articuler (sans claquer des dents, ce qui, de son point de vue, constitue en soi un exploit).

La jeune humaine fronce les sourcils et jette autour d’eux un coup d’œil circulaire.

– Ca suffit maintenant, siffle-t-elle. Personne ne te regarde, personne ne se moque de toi. Les gens qui viennent ici se fichent de savoir si tu es Vulcain ou humain. Et si tu ne veux pas attirer l’attention sur toi, tu n’as qu’à ne pas rester planté sur le bord comme un piquet !

Instinctivement, Spock se raidit encore davantage. Il s’agit d’un de ces cas trop fréquents où Lucy ne le comprend pas – où elle ne peut pas le comprendre, ce qui rend les choses infiniment pires. Ce genre d’événements lui rappelle à quel point ils sont différents. Lui rappelle que sa sœur n’est tout simplement pas de la même espèce que lui. Son corps est différent, son esprit est différent, sa perception des choses est différente. Ses oreilles filtrent les sons les plus aigus qui résonnent dans le crâne de son petit frère comme autant de coups de rasoirs, son corps est protégé contre l’eau et le froid (mais 22°C, pour un Vulcain âgé de 8,11 ans, est une température bien au-dessous de la normale), et, surtout, Lucy ne peut pas percevoir, comme lui, tous ces sentiments étouffants qui se pressent autour d’eux, comme les monstres qui attendent la nuit dans les placards des histoires illogiques qu’elle lit régulièrement le soir avant de s’endormir, « pour se faire peur ». Spock est trop jeune (et trop humain, lui souffle une petite voix) pour bloquer, ignorer ou faire disparaître tous ces stimuli. Est-ce la quasi-nudité des humains qui l’entourent ? Le manque de précautions des enfants qui l’effleurent en passant ? L’eau qui conduit les émotions mieux que ne le ferait l’air ? Il n’a aucune raison de se sentir mal, mais il a l’illogique impression que s’il reste cinq minutes de plus, son crâne va tout simplement éclater.

Ce qui n’est pas possible, heureusement.

– Spock ?

La voix de Lucy, plus proche, n’est plus exaspérée comme précédemment, mais peut-être légèrement inquiète, à tout le moins intriguée. Il hoche péniblement la tête, incapable de prononcer un mot.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Paralysé, les doigts de pied crispés sur le rebord de la première marche qui permet d’accéder au petit bain, Spock concentre toute son énergie sur ses boucliers et n’a plus un seul neurone disponible pour activer les fonctions motrices ou langagières de son cerveau. Son mutisme semble préoccuper sa sœur, qui monte sur la marche la plus basse pour se rapprocher de lui.

– Tu as froid ? demande-t-elle sur un ton hésitant.

Il acquiesce plus vivement que précédemment. Oui, il a froid, et, sans qu’il s’agisse d’un mensonge, il y voit une excellente excuse pour quitter ce lieu. Lucy fronce les sourcils, mais elle ne dit rien de plus, sort de l’eau, va aussi vite que possible au banc sur lequel elle a déposé leurs affaires quelques minutes auparavant, et revient presque aussitôt, armée de l’épaisse serviette bleue qu’elle a choisie spécialement pour son frère la semaine précédente. Une seconde plus tard, le tissu moelleux est sur ses épaules, rempart mince mais salvateur entre ses récepteurs télépathiques trop sensibles et cet air humide, poisseux d’émotions. S’il était humain, il ne fait aucun doute qu’il soupirerait de soulagement. Lucy, qui semble avoir compris que le problème est plus profond qu’une simple appréhension, s’agenouille devant lui et l’enveloppe dans la serviette d’un geste protecteur qui lui rappelle la façon dont Amanda le sortait du bain, lorsqu’il était petit. Ce faisant, son auriculaire entre brièvement en contact avec le poignet nu du jeune Vulcain, et ce dernier ne peut retenir un petit cri étranglé. Lucy retire précipitamment sa main et se relève, le regard fixe qui signifie qu’elle cherche à dissimuler ses sentiments. Ce qui est parfaitement inutile, puisque Spock est de toute façon incapable de les lire, de les comprendre et de les analyser.

– On s’en va, annonce-t-elle calmement, en calant sa propre serviette (rouge, comme de bien entendu) sous son bras.

Le retour jusqu’aux vestiaire est un supplice, mais dès qu’ils franchissent les portes vitrées qui séparent les bassins du reste du bâtiment, Spock sent le poids qui oppresse sa poitrine s’alléger considérablement. Moins d’eau, moins de bruit, moins de gens. Il peut enfin respirer. Sans un mot pour sa sœur, le jeune Vulcain s’enferme dans une cabine et, enfin seul, emmitouflé dans sa serviette, ferme les yeux pour une brève méditation, dont il ne sort à grand-peine que lorsqu’il entend frapper à la porte :

– Spock ? Ça va ?

– J’arrive, déclare-t-il en se gardant bien de répondre à cette dangereuse question.

Il s’habille en un temps record, et jamais ses vêtements ne lui ont semblé si chauds, si doux, si merveilleusement protecteurs. Lorsqu’il ouvre enfin la porte et qu’il rencontre le regard inquiet de Lucy, il ne peut s’empêcher de murmurer :

– Désolé.

La jeune humaine, qui ne l’a pas quitté des yeux, a prononcé le même mot, exactement en même temps que lui. Spock se demande avec une pointe d’anxiété si elle n’est pas sur le point de pleurer.

– Pourquoi tu t’excuses, idiot ? demande-t-elle, la voix un peu enrouée mais stable.

Rassuré de constater qu’elle ne risque pas d’éclater en sanglots, le jeune Vulcain se détend un peu, bien qu’une étrange émotion se soit emparée de tout son être et lui comprime la poitrine. Il vient tout simplement de gâcher, en seulement 3,98 minutes, sa première leçon de natation – un moment que sa sœur anticipait depuis près d’un mois. Elle avait demandé (et obtenu) le consentement de leur mère, acheté elle-même bonnet, lunettes, maillot et serviette de bain pour son petit frère, et probablement imaginé le bon moment qu’elle allait passer avec lui. Un bon moment qu’il vient de réduire en miettes, et avec lui son avenir dans Starfleet. Tout ça parce qu’il n’est pas capable de contrôler ses boucliers mentaux.

– Je pensais pouvoir… commence-t-il, mais elle le coupe.

– Spock, ce n’est pas de ta faute, mais de la mienne. J’aurais dû savoir.

– Savoir quoi ?

– Que l’eau est conductrice, répond la jeune humaine en le regardant bien en face, comme si elle cherchait dans les yeux noirs une confirmation de son hypothèse. Et que la télépathie fonctionne un peu comme l’électricité. Comment vont tes boucliers ?

Spock aimerait, cette fois comme tant d’autres, lui dire à quel point il est émerveillé par sa capacité à le comprendre au-delà de leurs évidentes différences physiologiques. A quel point cette compréhension instinctive, qui lui échappe totalement et qui l’étonne toujours, lui procure de… bonheur, à défaut d’un mot plus neutre. Il espère que, comme tant d’autres choses, Lucy comprend aussi qu’il est totalement incapable de l’exprimer. Et qu’elle ne lui en voudra pas de ne pas la remercier, ni lui sauter au cou, et de rester totalement immobile, les bras le long du corps, parce qu’il est ainsi fait et qu’il ne peut aller contre sa nature profonde qui lui ordonne de ne pas bouger et de ne rien dire de trop ouvertement émotionnel.

– Ils vont bien. Je ne m’attendais pas à un tel… (les mots défilent dans son esprit, tous bien trop humains : déferlement ? assaut ? choc ?) Je ne m’attendais pas à devoir contrer tant d’émotions brutes en même temps. Mais c’est passé maintenant.

Lucy acquiesce avec un « tant mieux », mais ses yeux s’attardent sur le visage de son frère, à la recherche d’un indice qui trahirait son malaise ou sa difficulté à contrôler sa télépathie.

– Je suis parfaitement fonctionnel, ajoute-t-il doucement.

Lucy lève les yeux au ciel, mais sans conviction. Il s’agit d’un rituel entre eux à chaque fois qu’il utilise cette expression que sa sœur, avec sa sensibilité toute humaine, juge robotique. Pour lui, c’est tout simplement la seule et unique phrase qu’il peut prononcer pour la rassurer sans trahir le code de conduite vulcain.

– Est-ce que tu veux rentrer à pied ou en transport commun ?

Spock hésite. Un trajet en train leur prendrait une petite dizaine de minutes, or arriver en avance à la maison par rapport à l’horaire prévu reviendrait à avouer qu’il a perdu la face et échoué à relever le défi lancé par sa sœur. Il sait que c’est pour cette raison que Lucy lui a proposé implicitement de « traîner ». Il lui fait parfaitement confiance pour inventer un mensonge crédible par la suite, et empêcher leur mère de s’attarder sur le sujet. Sarek, quant à lui, ne fera probablement aucun commentaire et ne leur posera aucune question.

– A pied, murmure-t-il d’une voix à peine audible.

Il sait aussi qu’Amanda ne sera pas dupe : leurs cheveux, leurs maillots ne sont pas mouillés, et si tout s’était bien passé, Lucy sauterait sur l’occasion pour raconter par le menu tout ce qu’ils auraient fait ensemble à la piscine. Mais il est cependant reconnaissant à sa sœur d’avoir pensé à ménager ce qu’elle appelle « sa fierté vulcaine mal placée ». Surtout, il éprouve le besoin de marcher en silence, pour faire le vide et le tri dans ses pensées.

Lorsqu’ils arrivent, après 56 minutes de marche silencieuse, dans leur quartier, une idée traverse l’esprit du Vulcain : sa famille n’a jamais vécu près de la colonie humaine. Amanda, en arrivant sur Vulcain, a immédiatement cherché à s’intégrer à la société qu’elle avait choisie en épousant Sarek ; plus tard, lorsque Lucy les a rejoints sur la planète, il a bien été question de déménager, mais la petite fille semblait se plaire dans la grande maison familiale à la lisière de la ville et du désert de La Forge, si bien qu’ils étaient restés. Jamais, jusqu’ici, Spock ne s’est demandé ce qu’en pensait sa sœur.

– Lucy ?

Surprise, elle tourne les yeux vers lui.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Est-ce que tu aurais préféré vivre avec les humains, dans le quartier de Parkesh ?

Elle hausse les épaules dans un mouvement d’indifférente parfaite (ou parfaitement feinte).

– Pas spécialement. J’aime bien là où on est. Pourquoi cette question ?

Spock manque de hausser les épaules à son tour. Une heure de marche n’a pas suffi à clarifier totalement ses pensées. Il regarde les hauts bâtiments de cristal sur sa gauche, qui rougeoient au soleil, et les premiers contreforts du désert sur sa droite, avec ses premières dunes, à peine parsemées d’herbes sèches, et ses rochers aiguisés par le vent. Sa sœur, ne peut-il s’empêcher de penser, s’est remarquablement adaptée à cette planète aride qui n’est pas la sienne, et où tout, depuis la mentalité des habitants jusqu’à la couleur du ciel, est différent de la Terre. Adaptabilité semble de toute façon être le deuxième prénom de Lucy. Une qualité qu’il est hélas loin de posséder lui-même. Son père a coutume de dire, sans se douter qu’il creuse à chaque fois davantage la fracture, le fossé intérieur que son fils ne peut s’empêcher de ressentir au plus profond de son être : « Les Vulcains sont trop rigides et inflexibles pour se plier à la souplesse humaine ; voilà pourquoi notre espèce n’est pas, et à mon avis ne sera jamais, représentée au sein de Starfleet. »

– Hé, petit pois, tu m’expliques ce qui se passe et pourquoi tu boudes depuis tout à l’heure ?

– Je ne suis pas un petit pois, et je ne boude pas.

– Très bien. Laisse-moi reformuler : que se passe-t-il dans ta tête de Vulcain ? Je sais que quelque chose te tracasse.

Nier est inutile, il le sait très bien, mais avouer lui semble tout aussi impossible. Il demeure donc, logiquement, résolument muet.

– C’est à cause de ce que vont dire Maman et Sarek ? Je peux mentir à ta place et…

– Je ne pourrai jamais m’engager dans Starfleet.

Lucy s’arrête brusquement de marcher et se retourne vers son frère, l’étonnement peint sur chacun des traits habituellement enjoués de son visage.

– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

Spock retient une remarque peu amène devant la propension de plus en plus marquée de sa sœur à proférer des grossièretés dès lors qu’elle est en colère, ou simplement déstabilisée.

– Pour intégrer Starfleet, il faut savoir nager, répond le Vulcain.

Lucy secoue la tête d’un air de profonde pitié, comme si son petit frère était le dernier des abrutis que l’univers ait jamais produits.

– Des fois, je me demande comment tes profs t’ont enseigné la logique, marmonne-t-elle. Parce que tu es capable de réflexions particulièrement débiles. Dis-moi donc, génie, à quel âge allons-nous entrer à l’Académie, dans le meilleur des cas ?

La question est facile. Spock a déjà fait le calcul dans sa tête une bonne centaine de fois. Il lui arrive même de compter les mois, les jours, les minutes et les secondes (standard, terriens et vulcains) qui le séparent de ce moment.

– Tu auras 20,76 ans et moi 18,76 ans.

– Il te reste donc dix longues années pour apprendre à nager, si je compte bien.

– Tu ne comprends pas, murmure Spock en secouant la tête. Le problème n’est pas vraiment là. Même si je finis en effet par apprendre à nager, je resterai Vulcain toute ma vie, et l’eau va rester « conductrice », comme tu le dis si bien.

Il frissonne à la seule pensée de se retrouver de nouveau dans cette atmosphère humide, suintante de sentiments.

– Spock, tu as huit ans. Seulement huit ans. Tes boucliers ne sont pas encore totalement formés, et je suis certaine que ce qui te semble impossible maintenant te semblera facile dans une dizaine d’années.

– Les Vulcains ne s’adaptent pas. Ils sont rigides. Ils ne sont pas faits pour entrer dans Starfleet.

Ça y est, il l’a finalement dit. Jusqu’ici, il s’est contenté d’enfouir cette pensée, avec cette phrase répétée par son père, en espérant qu’elle finirait par disparaître, mais au contraire, elle a grandi en lui, instillé le doute au plus profond de son esprit, sapé ses défenses mentales. Sarek a étudié les mœurs des humains et celles de son propre peuple. Il a épousé une humaine. Il sait. La tentative de Lucy est vouée à l’échec. Leur rêve de partir tous les deux est voué à l’échec. Et pourtant, il aimerait tellement y croire…

– Les Vulcains, je ne sais pas, et je m’en fiche. Toi, tu y arriveras, et c’est tout ce qui compte.

Spock, choqué par le ton catégorique employé par sa sœur, lève les yeux vers elle (elle le dépasse d’une bonne demi-tête, même s’il commence à lentement réduire la distance entre eux). Elle a l’air tout à fait convaincue de ce qu’elle vient d’affirmer, comme si elle avait possédé la capacité de connaître l’avenir. Cette confiance absolue, cette foi inébranlable qu’elle a toujours manifesté à son égard fait naître dans sa poitrine cet étrange sentiment qu’il ne sait pas clairement identifier, un mélange de fierté et d’angoisse qui le bouleverse à chaque fois qu’il l’éprouve.

– Crois-moi, tu y arriveras, conclut Lucy avec un hochement de tête qui ne souffre pas de réplique.

Le jeune Vulcain ne peut cependant s’empêcher de protester. Il ne peut partager cette certitude, et il a constamment besoin de Lucy pour lui insuffler l’assurance qui lui fait cruellement défaut.

– Mais comment ? Je n’ai même pas réussi à mettre un pied dans l’eau !

– Il suffit de nous entraîner quand il n’y a personne à la piscine, déclare Lucy comme si sa réponse expliquait tout.

– Il y a toujours du monde à la piscine, tu le dis toi-même.

– Pendant les heures d’ouverture, oui, concède-t-elle, un sourire malicieux sur les lèvres.

Spock connaît bien ce sourire. Il s’agit de celui que Lucy ne peut s’empêcher d’arborer lorsqu’elle a décidé de faire quelque chose d’interdit. Et ce quel sous-entend ce sourire en ce moment précis semble tellement impossible à son frère qu’il écarquille les yeux :

– Tu n’as tout de même pas l’intention…

Il ne termine pas sa phrase. Tu n’as tout de même pas l’intention de revenir la nuit ? Tu n’as tout de même pas l’intention de voler les clefs ? Tu n’as tout de même pas l’intention de violer la loi ? Tu n’as tout de même pas l’intention de faire tout ça pour moi ?

Le sourire s’élargit sur le visage de la jeune humaine.

– Comme tu me connais mal ! Bien sûr que j’en ai l’intention.

L’eau n’était pas vraiment froide, mais un frisson le parcourut malgré tout de la tête aux pieds, courant sur sa peau comme une caresse de glace. La sensation, peu agréable, le ramenait malgré lui des années en arrière, à une époque où tout était à la fois bien plus simple et plus compliqué, au temps étrange de son adolescence. Machinalement, son corps retrouvait les réflexes : battre des pieds, retenir sa respiration, laisser son bras droit glisser à l’extérieur de l’eau le long de l’oreille, puis le bras gauche, puis de nouveau le bras droit, prendre une goulée d’air, et recommencer. Le liquide dans lequel il avançait lentement lui semblait poisseux, gluant d’émotions, mais les repousser s’avéra étonnamment facile.

Celles qui venaient du plus profond de son être étaient plus difficiles à contenir. Ses boucliers mentaux s’étaient dressés d’eux-mêmes au maximum au moment où sa peau avait touché l’eau, et protégeaient efficacement son esprit des tentatives d’intrusion involontaires des pensées des autres cadets qui nageaient à ses côtés. Mais il sentait également pulser en lui ses propres souvenirs, ceux des séances d’entraînement à la piscine de ShiKahr, et il dut cette fois utiliser toutes les ressources méditatives qu’il avait apprises durant le rituel du Kolinahr pour les empêcher de refaire surface et de le submerger.

Spock était à peine essoufflé lorsqu’il arriva de l’autre côté du bassin, effectua un demi-tour et repartit dans l’autre sens sans un regard pour ses condisciples. Il n’avait plus froid. Une partie de son esprit comptait les longueurs qu’il effectuait, mais à l’exception de ce quasi réflexe vulcain, il s’efforçait non pas de ne penser à rien, car il savait qu’il s’agissait de la meilleure façon possible pour faire remonter les souvenirs, mais de ne laisser affluer à sa conscience que les événements de ces derniers jours. Arrivé à San Francisco depuis deux semaines seulement, il avait dû assimiler un grand nombre de coutumes terriennes et s’adapter du mieux qu’il avait pu à cette toute nouvelle vie, si différente de celle qu’il avait connue jusqu’ici. L’accueil que lui avaient réservé les humains à Starfleet avait été cordial. Le président en personne l’avait reçu et félicité de sa réussite aux examens. Il espérait que l’entrée d’un Vulcain à l’Académie de Starfleet permettrait de renforcer les liens entre leurs peuples. Spock n’avait rien dit lorsque l’homme lui avait serré la main, sous le regard désapprobateur de la responsable aux communications extra-terrestres. Cette dernière s’était même illogiquement excusée de ce geste déplacé. Spock s’était contenté de lui faire remarquer que ce n’était pas elle qui l’avait effectué, et qu’étant sur Terre, il se devait de s’adapter aux mœurs terriennes. Cependant, il ne pouvait se défendre d’une certaine aversion pour tout contact tactile, et même une simple poignée de main pouvait s’avérer compliquée pour lui.

Il s’arrêta après un kilomètre et tendit une main pour s’immobiliser au bout du bassin. Il était, à son grand étonnement, loin d’être le dernier arrivé : seulement six cadets avaient terminé l’épreuve avant lui. L’une d’entre eux, une jeune femme grande et musclée, à la peau couleur caramel, le regardait avec curiosité – peut-être répulsion, peut-être fascination, peut-être tout autre chose. Il fut tenté, l’espace d’un instant, d’abaisser ses boucliers pour comprendre ce qu’elle éprouvait à son égard, mais il se contint. Tout d’abord, il n’était pas moralement admis de pratiquer la télépathie sans le consentement de son interlocuteur. Deuxièmement, il devait maintenir ses défenses à leur plus haut pour éviter tout désagrément, qu’il provienne de l’extérieur ou de l’intérieur de son esprit.

Lorsque le dernier cadet fut à son tour arrivé à l’extrémité du bassin, l’instructeur ordonna aux nageurs d’aller se changer. Spock se hissa avec les vingt-trois autres étudiants sur le bord de la piscine, sentant soudainement tout le poids de son corps sur cette planète dont la gravité était légèrement différente de celle de Vulcain. Il avait l’impression de devoir tout réapprendre à chaque instant.

Par exemple, la promiscuité dans les vestiaires du campus, où il était en train de se changer avec les onze cadets de sexe masculin qui avaient effectué l’épreuve de natation en même temps que lui, aurait semblé intolérable à un Vulcain. Il savait qu’en tant qu’alien, il aurait pu bénéficier d’un traitement de faveur et obtenir un vestiaire privé, mais il ne souhaitait pas se faire remarquer plus que nécessaire. Les autres le regardaient déjà à la dérobée, intrigués par ses oreilles, par la couleur de sa peau ou peut-être par sa raideur et son mutisme naturels.

– Eh, Spock ! C’est bien ton nom ?

– En effet, répondit-il calmement en se tournant vers le jeune homme qui venait de l’interpeller ainsi.

Il s’agissait d’un petit cadet, trapu, aux larges épaules, à la peau bronzée et parsemée de taches de rousseur. Henry Daniels, se souvint le Vulcain. Un étudiant hâbleur, qui parlait beaucoup et fort, et qui semblait avoir beaucoup d’amis sur le campus.

– Tu t’en es très bien tiré, reprit l’humain tout en enfilant une chaussette récalcitrante. Où as-tu appris à nager comme ça ? Je croyais que les Vulcains n’aimaient pas l’eau.

Spock ne put s’empêcher de se raidir. Il redoutait plus que tout ces questions sur son passé, notamment ses liens avec la communauté humaine de sa planète natale. Il avait tu ses origines humaines. Il savait pourtant que la question n’avait rien d’hostile. Elle était, tout au plus, légèrement indiscrète, mais témoignait probablement d’une volonté maladroite de l’intégrer dans un groupe uniquement constitué d’humains.

Il se rendit alors compte que plusieurs cadets semblaient attendre sa réponse.

– Il existe des piscines sur ma planète natale, rétorqua-t-il.

– C’est vrai ? demanda un autre étudiant, visiblement étonné.

La question surprit le Vulcain, qui répondit aussitôt :

– Il serait illogique de ma part de vous donner cette information si elle n’était pas vraie.

Un silence gêné accueillit sa déclaration. Spock, en voyant les sourcils de deux cadets se froncer, se demanda quel genre d’impair il avait commis. Après quelques secondes, les conversations reprirent. Henry Daniels enfila sa deuxième chaussette et sembla totalement se désintéresser de lui. Plus personne ne le regarda ni ne lui demanda rien.

Et Spock ne put s’empêcher de se demander si son père n’avait pas raison. Peut-être les Vulcains étaient-ils trop rigides. Peut-être ne pouvaient-ils pas s’adapter. Peut-être, après tout, n’étaient-ils pas faits pour intégrer Starfleet.

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