Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 2 : Se jeter à l'eau

5608 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 16:02

Chapitre 2 – Se jeter à l’eau



Par la large baie vitrée qui donnait sur le Golden Gate illuminé, Spock apercevait la lune, toute ronde, qui descendait lentement vers l’horizon. Autour du disque argenté, un halo blanchâtre dissimulait les étoiles et empêchait le Vulcain d’apercevoir la Voie Lactée – yel-halek dans sa propre langue. La vue du ciel, depuis la porte-fenêtre surélevée de la piscine du campus, était de toute beauté chaque nuit, mais la pleine lune rendait le spectacle encore plus inoubliable, baignait la ville en contrebas dans un rayonnement magique qui ne manquait pas de fasciner Spock. Sur Vulcain, le ciel n’était pas soumis aux variations d’un quelconque satellite, et après 10,72 mois passés sur Terre, il ne s’était toujours pas habitué aux cycles lunaires et à leur influence sur l’aspect du ciel nocturne.

Il s’arracha à sa contemplation pour revenir vers le bassin bleu, au bord duquel il s’immobilisa. Ne réfléchis pas trop, lui murmura une petite voix intérieure, sinon, tu n’y arriveras pas. Spock prit une profonde inspiration, et, prenant appui sur le rebord de la piscine, genoux fléchis, bras tendus en avant, il finit par plonger, après quelques secondes d’une hésitation irritante.

L’eau froide l’enveloppa avec rudesse, et il dut faire appel à toute la force de sa volonté pour battre des pieds et se propulser en avant le plus vite possible. Ces entraînements nocturnes bihebdomadaires, qu’il s’imposait à lui-même depuis maintenant presque deux mois, étaient certes désagréables, mais importants, capitaux, même. A chaque fois, il hésitait moins, entrait dans l’eau un peu plus vite, était moins brutalement saisi par le froid, se mettait à nager plus rapidement, plus efficacement.

Parvenu à l’extrémité du bassin, il se hissa sur le bord à la force des bras, se retourna, retint sa respiration, attendit malgré lui 4,21 secondes et plongea de nouveau. Une longueur, un plongeon. Il répéta vingt-trois fois l’exercice, refusant de laisser son corps comme son esprit émettre la moindre protestation.

Il était inacceptable que son corps, son esprit, ou quelque partie matérielle ou immatérielle qui le constituait, ne lui obéisse pas au dixième de seconde près, et il entendait remédier à cet état de fait, qu’il aurait été illogique de nier. S’il devait pour cela s’entraîner chaque jour pendant une année, il le ferait. Il ne pouvait pas se permettre de laisser la moindre faille dans son contrôle vulcain. Il le devait à la fois à son espèce, et à sa propre sérénité d’esprit. Cinq secondes d’hésitation pouvaient peser lourd dans la balance lorsque la vie d’un homme était en danger. Il devait apprendre à plonger immédiatement, sans tergiverser un seul instant, sans laisser d’irrationnelles craintes (il grimaça intérieurement à ce mot typiquement humain) mettre en péril sa volonté.

Ce ne fut qu’au moment de plonger pour la vingt-quatrième fois qu’il se rendit compte, non sans un certain embarras, qu’un homme de haute taille, vêtu d’un uniforme jaune dont les manches brodées ne laissaient aucun doute sur son rang, le regardait avec une curiosité non dissimulée depuis la porte d’entrée de la piscine. Spock, prêt à se jeter de nouveau à l’eau, chancela légèrement, faillit tomber, rétablit son équilibre au dernier instant, et se mit au garde-à-vous devant le capitaine de Starfleet qu’il connaissait de vue – et qu’il avait rencontré dans une autre vie, des années auparavant, la première fois qu’il était monté sur un vaisseau de la Fédération, le jour de ses treize ans.

Il lui fallut faire appel à toute la force de ses boucliers mentaux pour ne pas se laisser submerger par ce souvenir.

– Au repos, cadet. Lorsque vous aurez terminé votre entraînement, pourriez-vous passer me voir quelques minutes ? Je serai dans le petit bureau qui surplombe le bassin.

D’un geste sec du menton, il désigna la pièce en question.

Spock ne put qu’acquiescer. L’apparition soudaine du capitaine Pike l’avait déstabilisé et il ne sut que répondre.

– Prenez votre temps, ajouta le capitaine. Je travaille souvent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

– Bien, capitaine.

L’humain tourna les talons pour regagner le bureau que Spock pensait aussi vide que la piscine. L’idée qu’il ait été vu et observé durant la demi-heure précédente était légèrement déconcertante, mais ce n’était pas une raison pour interrompre son entraînement.

Il reprit une position correcte et plongea de nouveau.

Après tout, il avait prévu cinquante longueurs.

Les étoiles brillent par l’immense fenêtre tout en longueur qui court le long du grand bain de la piscine de ShiKahr. Spock reconnaît, malgré les lumières de la ville, plusieurs des constellations dont il n’a eu aucun mal à retenir les noms qu’on lui a enseignés au centre d’apprentissage. Illogiquement, l’une d’entre elles lui plaît plus que toutes les autres – celle du Vaisseau – mais il s’est évidemment bien gardé de le dire à ses professeurs. Il a appris, en recherchant avec Lucy des informations sur les constellations visibles de la Terre, qu’il existe également le navire Argo dans l’astronomie humaine, et que plusieurs de ses étoiles font partie de la constellation vulcaine du Vaisseau. Sa sœur a donc catégoriquement décrété, quelque illogique que l’assertion paraisse, car personne ne peut posséder le ciel, qu’il s’agissait de leurs étoiles, à eux deux. Et qu’un jour, à bord du Pacifique, leur vaisseau d’exploration, ils s’y rendraient…

– Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

Debout au milieu du petit bain, Lucy s’amuse à tourner sur elle-même, bras étendus au ras de la surface de l’eau, pour créer des vagues avec ses mains, dans un sens, puis dans l’autre. Son petit frère lui jette un regard noir qui n’a pas d’autre effet que de la faire lever les yeux au ciel.

– Spock, si même maintenant tu n’arrives pas à rentrer dans l’eau, qu’est-ce que je peux faire de plus ?

Il hausse les épaules, se demandant quelle idée lui est passée par la tête lorsqu’il a demandé à sa sœur de lui donner des cours de natation pour son huitième anniversaire. Mais il ne peut rien lui reprocher : après le fiasco complet qu’a été leur première visite à la piscine, Lucy a minutieusement préparé son « plan B » : se procurer les clefs, Surak sait comment, étudier le fonctionnement du chauffage pour ajuster la température de l’air et de l’eau à un Vulcain de huit ans (8,27 ans, corrige immédiatement la minuscule part de son esprit qui n’est pas totalement obnubilée par l’inconfort de la situation), et convaincre Spock de la suivre au beau milieu de la nuit pour un entraînement totalement illégal.

Et maintenant, il est là, au bord de l’eau, incertain, hésitant. La piscine est vide, l’eau est chaude, et pourtant…

Pourtant, il a peur. Ce qui n’est pas acceptable pour un Vulcain. Rationnellement, il le sait très bien, l’eau n’a rien de dangereux en soi. S’il saute, il aura toujours pied. Sa sœur est là pour l’aider en cas de difficulté.

Mais il a peur, et il a beau serrer les dents pour se convaincre du contraire, son esprit est totalement hors contrôle. La dernière (et seule) fois qu’il a effleuré la surface de l’eau, il a été submergé par des milliers de sentiments humains totalement effrayants qui ont mis à mal ses boucliers mentaux pas encore stabilisés. Lui qui ne rêve jamais s’est réveillé au beau milieu de la nuit, trempé de sueur et le cœur battant la chamade, assailli par le souvenir des émotions totalement alien perçues bien malgré lui au cours de la journée.

Lucy sort de l’eau et le regarde d’une façon calculatrice.

– Dis-moi franchement : tu veux y aller, ou non ?

Il hésite. Il est très tenté de répondre non, non, je ne veux pas, je veux partir et ne plus jamais revenir dans cet horrible endroit plein de sentiments, mais il sait très bien que cela ne ferait que reporter le problème : s’il veut un jour intégrer Starfleet, il doit être capable de nager. Et mieux vaut apprendre maintenant, avec Lucy, que dans dix ans, au côté de ses camarades humains.

– Oui, je veux…

A peine a-t-il prononcé ces mots que sa sœur, qui l’a rejoint au bord de l’eau, tend les deux mains vers lui et le pousse sans brutalité mais fermement en direction du bassin.

Le cri qu’il pousse avant de tomber à l’eau dans une gerbe retentissante est totalement indigne d’un Vulcain, mais il n’a aucun contrôle sur ses cordes vocales, qui s’actionnent d’elles-mêmes, juste avant que le liquide ne le recouvre totalement. La sensation est désagréable – car, malgré la température que Lucy a adaptée à sa physiologie, sa sœur ne peut rien contre le fait que sa peau n’est pas recouverte de la même quantité de graisse protectrice que celle des humains – mais sa crainte principale (et illogique) que l’eau ait, d’une certaine façon, retenu prisonnières les émotions humaines qui y ont macéré toute la journée, s’avère heureusement infondée. Rien, pas la moindre interférence télépathique, rien que le picotement déplaisant de l’eau sur sa peau et l’impression, presque agréable, de flotter en impesanteur.

Il refait surface, toussant malgré lui, et envoie à l’aveugle une gerbe d’eau vers sa sœur, qui pousse un cri outré.

– Ça, tu vas me le payer !

Elle saute à son tour non loin de lui, et presque immédiatement, les boucliers mentaux du jeune Vulcain se retrouvent confrontés à un assaut involontaire d’émotions. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé quinze jours auparavant, il ne s’agit pas d’une intrusion, mais plutôt d’une sorte de requête – pouvons-nous entrer ? semblent demander les émotions de Lucy, presque poliment, et prêtes à faire demi-tour si Spock le leur ordonnait.

Une nouvelle vague d’eau l’asperge, et il réagit instinctivement en répliquant de la même manière. Un « Eeeeh ! » indigné l’avertit qu’il a atteint son but, mais il ne s’arrête pas en si bon chemin, et continue à arroser copieusement sa sœur, ne lui laissant pas le temps de riposter.

– Je me rends ! Je me rends ! Arrête ! rit la petite fille.

Il s’arrête, essoufflé, et ouvre finalement les yeux. Il a un peu de mal à focaliser, et se rend compte au regard effaré que lui lance soudain Lucy, ainsi qu’au frisson d’angoisse qui court dans l’eau tout autour de lui, que quelque chose ne va pas.

– Quoi ? demande-t-il en plissant les paupières pour mieux voir le visage de sa sœur, qui lui apparaît comme voilé.

– Spock… Tes yeux… Qu’est-ce que…

Il porte machinalement ses doigts à son visage, s’attendant presque à les retirer maculés de sang, mais rien d’inhabituel ne se produit. Il n’éprouve aucune douleur, il se sent parfaitement bien, et cependant, à en juger par l’expression de sa sœur (et le sentiment d’inquiétude de plus en plus fort qui cherche à forcer les portes de son esprit, lui coupant le souffle au passage), quelque chose ne va pas.

– Calme-toi, intime-t-il. Nam’uh hayal !

Le Vulcain lui est venu naturellement, comme un moyen de mettre doublement à distance les émotions de plus en plus envahissantes de Lucy. Cette dernière cligne des yeux, semble comprendre le problème et s’efforce visiblement de garder sous contrôle ce qu’elle éprouve. L’anxiété reflue légèrement et Spock peut respirer un peu mieux. Il tourne la tête pour se regarder dans le grand miroir accroché au mur de la piscine, et ce qu’il y voit le laisse perplexe, mais pas effrayé le moins du monde : sur ses deux yeux est apparue une mince pellicule translucide, dans le but évident de les protéger de l’agression de l’eau.

Qu’est-ce que c’est ? insiste Lucy.

– Il s’agit de la membrane nictitante que possède tout Vulcain, répond Spock sur un ton d’évidence qui fait soupirer sa sœur d’exaspération.

– Alors, déjà, je ne sais pas ce que veut dire « nictitante », et ensuite, excuse-moi de paniquer, mais c’est… c’est très moche, conclut-elle avec une petite grimace, visiblement à court d’arguments mais rassurée sur l’essentiel.

– Beaucoup de mammifères possèdent une troisième paupière qui leur permet de protéger leurs yeux d’une lumière trop forte ou, apparemment, d’un liquide considéré comme agressif.

Il cligne des yeux un peu plus longuement que la normale, et la membrane se rétracte instantanément. Presque immédiatement, les derniers filaments d’angoisse qui flottaient encore à la surface de l’eau sont remplacés par un enthousiasme tout aussi peu approprié.

– Wahou, c’est génial ! Tu as les mêmes yeux que les chats ! Tu peux le refaire ?

Spock, un instant partagé entre son désir d’apparaître parfaitement Vulcain (et donc, de conserver intacte sa dignité) et celui d’impressionner favorablement sa sœur, choisit, pour une fois, de satisfaire son côté humain. Après tout, c’est la première fois que sa troisième paupière se manifeste ainsi, et s’entraîner à en maîtriser le fonctionnement est nécessairement une bonne chose, non ? Il se concentre donc et sent, après quelques secondes, un voile glisser de nouveau sur son iris, puis sur sa pupille, instaurant un filtre d’un gris verdâtre entre lui et le monde.

– Génial, répète Lucy. Absolument hideux, mais génial. Fais-moi penser à prendre une photo quand on sera à la maison.

– Il n’en est pas question. Et « nictitante » signifie « qui ferme, qui cligne ». Ça vient du latin, précise Spock, qui n’avait jamais réussi à laisser passer une question de sa sœur, même indirecte (car il est plus que probable que Lucy se fiche complètement de l’étymologie de ce terme, et l’oubliera d’ici deux minutes), à l’exception de celles qui touchent directement aux émotions.

– C’est génial, j’ai un petit frère à 50% humain, à 50% Vulcain, et à 50% félin !

– … Et j’ai une grande sœur à 50% humaine et à 50% incapable du moindre calcul mental. Mais peut-être qu’il s’agit juste d’un pléonasme.

Lucy éclate de rire.

– L’autre jour, Gabrielle me disait que les Vulcains n’avaient pas le sens de l’humour. Je lui ai répondu « tu ne connais pas mon petit frère ».

Outré à l’idée que Lucy puisse essayer de le faire passer auprès de ses amis humains pour un Vulcain doué du sens de l’humour (comble de l’insulte, mais après tout, il l’a un peu cherché), Spock s’apprête à protester, mais la vague d’émotion – affectionamusementjoietendressefierté – qui glisse à la surface de l’eau à cet instant le coupe net dans son élan.

– Spock… Tu te rends compte que ça fait bien cinq minutes que tu es dans ce bassin avec moi ?

– 4,67 minutes, rectifie-t-il machinalement.

Ce n’en est pas moins un véritable exploit, pour lui que la simple idée d’entrer au contact de l’eau terrifiait un quart d’heure auparavant. Il hasarde un sourire timide.

– Est-ce que c’est… désagréable ? demande prudemment Lucy.

– Pas vraiment. Ma peau pique un peu, mais ce n’est pas douloureux et je peux facilement bloquer la sensation.

– Et… mes sentiments ?

– Je les perçois nettement, mais j’arrive à les garder à distance.

– Génial ! s’exclame la jeune humaine pour la troisième fois (parfois, elle manque cruellement de vocabulaire, mais il décide de laisser passer pour cette fois). Tu crois qu’à chaque fois tu plonges, ta troisième paupière se manifeste automatiquement dès que tu te retrouves sous l’eau ?

Il lui est reconnaissant de ne pas poursuivre sur le chapitre embarrassant des sentiments, et la réponse à cette question l’intéresse.

– On n’a qu’à essayer, propose-t-il.

Les deux enfants sortent de l’eau et courent jusqu’au bout du petit bain, là où l’eau est la plus profonde mais où ils ont encore largement pied.

– A trois, dit Lucy. Ensemble. Un, deux, trois !

La petite fille se lance à l’eau avec un cri de joie, et Spock veut l’imiter, mais au dernier moment, il demeure malgré lui immobile, les doigts de pied crispés sur le rebord du bassin. Il veut sauter, vraiment, et il essaye désespérément d’ordonner à ses muscles de bouger, sans aucun succès. Dans un coin de son cerveau, une petite voix l’avertit : et si jamais…. Et si jamais cette première tentative réussie n’était qu’un hasard ? Et si jamais ses boucliers ne tenaient pas le coup une seconde fois ? Et si jamais les émotions accumulées de tous les humains qui s’étaient baignés là dans la journée l’attendaient, tapies au fond de l’eau ? Il a parfaitement conscience de l’irrationalité de ces pensées, mais il ne réussit pas à les chasser – et il reste, les bras ballants, les dents serrées, incapable du moindre mouvement.

Dans le petit bain, Lucy remonte à la surface et se retourne vers lui, surprise.

– … Spock ?

– Je n’y arrive pas, murmure-t-il en essayant vainement de ne pas éprouver de honte (car la honte, comme tous les sentiments, est illogique).

Où est le contrôle proverbial des Vulcains s’il ne peut même pas esquisser le simple geste qui lui permettrait de se retrouver dans l’eau, car telle est sa volonté ? Il ferme les yeux, les paupières étroitement serrées, comme si faire disparaître le problème – l’eau – lui permettrait illogiquement de passer outre.

– Spock ?

La voix de Lucy est toute proche de lui, mais elle ne le touche pas. Il n’ose pas la regarder, n’ose pas tourner la tête dans sa direction lorsqu’il finit par murmurer :

– J’ai peur.

Un aveu qui lui coûte tant qu’il sent les larmes lui monter aux yeux – mais cela, il est capable de le contrôler. Il l’a déjà fait à plusieurs reprises, dans des circonstances variées.

– Une des premières fois que je suis venue ici avec Maman, explique Lucy à voix basse, il y avait un petit garçon qui avait peur d’aller dans le bassin. Il était persuadé que les bandes plus foncées au fond de la piscine étaient les tentacules d’un poulpe géant qui allait l’avaler tout cru s’il les touchait.

Spock ouvre les yeux pour vérifier par lui-même que les lignes d’un bleu soutenu ressemblent bien à des tentacules. La petite fille continue :

– Est-ce que tu sais que, quand je suis arrivée sur Vulcain, j’étais certaine qu’il y avait un monstre dans le placard de ma nouvelle chambre ?

Pour le coup, le jeune Vulcain tourne la tête vers elle, surpris d’une telle confession. Jamais elle ne lui a, jusqu’ici, raconté quoi que ce soit de ses peurs enfantines.

– Ce que je veux dire, c’est que nous avons tous peur, y compris de choses… qui n’existent pas. C’est normal.

– Pas pour un Vulcain, répond-il sans réfléchir.

– Peut-être pas, admet Lucy avec un haussement d’épaules. Dans ce cas, je m’adresse à cette moitié humaine que tu n’autorises presque jamais à me répondre quand j’essaye de lui parler. Je ne sais pas de quoi tu as peur, si c’est de l’eau ou des sentiments qu’elle pourrait dissimuler, ou de tout autre chose que je ne peux pas comprendre, mais je sais que lorsque le petit garçon s’est mis à pleurer, son grand frère est allé au fond du bassin pour lui montrer qu’il n’y avait aucun danger. Je sais que lorsque j’ai regardé la porte de mon placard d’un air terrifié, Maman est allée l’ouvrir en grand pour me prouver qu’il n’y avait pas de monstre à l’intérieur. Parfois, nous avons besoin des autres pour… surmonter nos peurs.

Spock se rend alors compte que sa sœur a légèrement tendu la main droite vers lui. Il sait qu’elle ne lui en tiendra pas rigueur si il ne la prend pas dans la sienne, et c’est précisément pour cette raison – parce qu’il n’y a rien d’obligatoire, qu’il s’agit d’une simple invitation, rien de plus – qu’il lui semble presque facile de bouger les doigts pour attraper ceux de Lucy dans les siens, tout en essayant de maintenir à leur maximum ses boucliers mentaux – ce qui ne l’empêche pas de ressentir, chaude et forte et rassurante, toute la confiance qu’elle s’efforce de lui faire passer. Aucun sentiment négatif, aucune tristesse, aucun reproche, rien que la certitude qu’un jour, il sera assez confiant lui-même pour sauter sans son aide.

Dans des moments comme celui-là, il a presque envie d’écouter sa moitié humaine qui le supplie de serrer sa sœur dans ses bras une fois, rien qu’une fois. Et comme cette idée absolument aberrante lui traverse l’esprit, Lucy tourne la tête vers lui et lui sourit. Il sait bien qu’elle n’a aucun pouvoir télépathique et qu’il est illogique d’imaginer qu’elle ait pu lire dans ses pensées, mais avec Lucy, allez savoir.

Il rassemble son courage et se concentre sur la chaleur (métaphorique comme réelle) qui émane de la main de sa sœur. Lucy, du latin lux, lucis, la lumière, se rappelle-t-il. Son gros orteil droit se décolle légèrement du bord. Il prend une inspiration. Avale sa salive avec difficulté. Soulève le pied gauche.

Et se jette à l’eau.

Une fois accomplies ses cinquante longueurs, Spock s’empressa d’aller se changer afin de pouvoir se présenter, décemment vêtu de son uniforme de cadet, devant son supérieur hiérarchique. Il ne put s’empêcher d’éprouver un certain soulagement en enfilant le pantalon et la veste rouges réglementaires. L’idée qu’un humain – et capitaine de la flotte – ait pu l’observer à loisir pendant son entraînement, dans une nudité quasiment totale, le mettait mal à l’aise.

Il monta les marches qui séparaient le bassin de la petite pièce où le capitaine Pike, de son propre aveu, aimait travailler la nuit, et un soupçon embarrassant se glissa dans son esprit : peut-être n’était-ce pas la première fois qu’il le voyait ainsi s’entraîner… ?

– Entrez.

La voix était nette, brusque, mais non pas cassante. Spock poussa la porte, entra dans la pièce, fit deux pas vers le bureau où s’était installé le capitaine, et se mit au garde-à-vous.

– Repos, cadet.

Le Vulcain demeura debout, toujours très raide, et plaça ses mains derrière son dos dans une position d’attente tout aussi militaire que la précédente. L’homme en face de lui esquissa une ébauche de sourire.

– Je suis le capitaine Pike et je viens souvent, en raison d’insomnies fréquentes, travailler ici. La vue m’apaise, ajouta-t-il avec un petit haussement d’épaules fataliste. Ce n’est pas la première fois que je vous vois vous entraîner ainsi, au beau milieu de la nuit. Puis-je connaître la raison d’une heure aussi tardive pour pratiquer une activité qui n’a cependant rien d’illicite ?

La réponse « je ne souhaite pas être distrait par les émotions de mes condisciples » n’était pas acceptable, car il aurait alors fallu expliquer le principe de la télépathie vulcaine, sa conductibilité dans l’eau, et probablement recevoir un regard au mieux d’incrédulité, au pire de méfiance. Il comprenait parfaitement que les humains n’aiment pas l’idée de pouvoir être ainsi « espionnés » par une espèce télépathe, et avait donc, une fois pour toutes, choisi d’éviter le sujet.

– Les Vulcains préfèrent la solitude, capitaine, déclara-t-il posément.

En face de lui, Pike secoua la tête, comme s’il s’attendait à cette réponse.

– Je me suis permis de jeter un coup d’œil à votre dossier, reprit-il, et ce que j’y ai trouvé m’a… disons interpellé : non content d’avoir choisi deux fois plus de cours que vos camarades humains, vous excellez, apparemment sans effort, dans tous, y compris dans les épreuves physiques.

– Les Vulcains possèdent une mémoire eidétique, monsieur. L’apprentissage ne requiert pas, pour nous, d’effort particulier. Il eût été illogique de me cantonner à un nombre limité de disciplines alors que j’étais capable d’assimiler davantage de connaissances.

Le sourire du capitaine s’accentua.

– Je ne parle pas uniquement d’apprentissage, cadet Spock, mais de compréhension et d’application des connaissances. Je sais que les Vulcains possèdent une mémoire exceptionnelle, mais la mémoire seule ne suffit pas à forger l’intelligence. Lorsque je parle de vos résultats exceptionnels, je ne mets pas en balance uniquement vos capacités à retenir des informations, mais à les utiliser à bon escient.

Spock reçut le compliment sans broncher, et se contenta d’acquiescer presque imperceptiblement. Il ne comprenait pas où voulait en venir son interlocuteur.

– Quoi qu’il en soit, vous avez également réussi sans aucun problème votre épreuve de natation. Je souhaiterais comprendre pour quelle raison vous venez vous entraîner ici avec tant d’acharnement alors que vos résultats dans ce domaine demeurent largement au-dessus de la moyenne.

Le Vulcain demeura silencieux. Répondre à cette question impliquait de fournir au capitaine un certain nombre de renseignements personnels, qu’il n’était pas certain de vouloir divulguer – qu’il était même sûr de souhaiter garder pour lui. Mais l’homme était son supérieur, et pour cette raison, il lui devait une réponse honnête et sincère.

– Asseyez-vous, intima Pike en voyant que son interlocuteur tardait à répondre.

Tandis que Spock s’exécutait, toujours en silence, le capitaine reprit :

– Estimez-vous que vous devez être le meilleur dans tout ce que vous entreprenez ? Est-ce la raison d’un entraînement si rigoureux ? Je ne cherche pas à être indiscret, ajouta-t-il, à la grande surprise du Vulcain, et je vous prie de m’excuser si mon interrogatoire enfreint un quelconque tabou culturel de votre peuple. Je cherche uniquement à comprendre vos motivations, mais si vous ne souhaitez pas me répondre, je le comprendrai parfaitement.

Peu d’humains s’étaient montrés aussi prévenants à son égard. Généralement, ses supérieurs attendaient une réponse rapide à leurs interrogations, y compris lorsque ces dernières portaient sur des données relativement personnelles. En outre, la question méritait d’être posée.

– Non, capitaine, mon but n’est pas être le meilleur.

La réponse était exacte, bien qu’il éprouvât souvent la nécessité de prouver la supériorité des Vulcains – non pas de lui-même, en tant qu’individu, mais de son espèce – dans les domaines intellectuels et théoriques. En face de lui, Pike le regardait avec sympathie, prêt à entendre la suite de sa réponse comme à se voir opposer une fin de non-recevoir. Ce fut cette manifestation de tolérance qui décida finalement Spock à… se jeter à l’eau, pour utiliser une métaphore humaine ironiquement appropriée à la situation.

– Il y a deux mois, commença-t-il lentement, mon groupe d’apprentissage a pris part à une simulation d’exploration d’une planète de classe M. Alors que nous nous trouvions sur une falaise surplombant un lac, un de nos supérieurs est tombé à l’eau.

– Je connais cette simulation, répondit le capitaine. Il s’agit d’un scénario dans lequel une partie de l’équipe doit faire face à un premier contact difficile, pendant que l’autre moitié doit s’efforcer de sauver le commandant, aux prises avec des créatures hostiles vivant au fond du lac.

– En effet. Je me trouvais juste à côté du commandant au moment de sa chute. En toute logique, j’aurais dû plonger pour lui venir en aide.

Il n’acheva pas sa phrase, incapable de prononcer les mots « mais je n’ai pas réussi et je suis resté pétrifié au bord de la falaise ». Pour finir, ils avaient réussi avec succès la simulation, et leur instructeur n’avait fait aucune remarque sur le fait que Spock ait illogiquement participé au premier contact au lieu d’essayer de sauver leur supérieur. Mais il avait surpris des commentaires de la part de ses condisciples – des commentaires parfaitement justifiés, car il avait en effet manqué à son devoir…

En face de lui, Pike le fixait avec une attention mêlée de sollicitude.

– Et c’est pour cette raison que vous venez vous entraîner ici deux fois par semaine, conclut-il doucement. Non pas à nager, mais à plonger le plus rapidement possible.

Spock acquiesça, soulagé que le capitaine ait compris ses raisons sans qu’il ait eu besoin de les exprimer verbalement. Il avait la ferme intention de briguer une place sur un vaisseau dès qu’il le pourrait, et il savait pertinemment, sans être en mesure d’en calculer avec précision les probabilités, que ce genre de situation était susceptible d’arriver. Il ne pouvait pas se permettre d’hésiter. De la rapidité de ses réflexes pouvaient dépendre des vies.

– Je vous remercie pour votre réponse, monsieur Spock, et pour votre rectitude morale. Un conseil cependant, si je peux me permettre…

Le Vulcain leva un sourcil curieux, et Pike sourit de nouveau.

– … Ne vous blâmez pas pour ce qui ne dépend pas entièrement de vous.

– Il est évident, répondit Spock sèchement, que mes actions, et la rapidité avec laquelle je les exécute, dépendent entièrement de moi.

Le capitaine ouvrit la bouche comme s’il allait dire quelque chose, puis se ravisa et poussa un soupir.

– Une telle chose n’a rien d’évident pour un humain susceptible aux phobies et aux peurs irrationnelles, fit-il remarquer, mais je laisserai en suspens cette question philosophique pour aborder un autre sujet.

Le Vulcain le regarda d’un air méfiant. Il n’avait absolument pas l’intention de discuter avec quiconque de son héritage humain, supérieur hiérarchique ou non. Mais Pike le surprit une nouvelle fois en orientant la discussion vers une tout autre direction.

– Quoique je sois actuellement instructeur à l’Académie de Starfleet, il m’arrive d’effectuer des missions courtes en assurant le commandement en intérim de certains vaisseaux de la flotte. Cela vous plairait-il de m’accompagner lors de la prochaine de ces missions ?

Si Spock avait été humain, il aurait sans aucun doute fixé son interlocuteur avec des yeux ronds. N’étant pas humain, il se contenta de répondre calmement :

– Capitaine, votre proposition, quoique attirante, me semble pour le moins surprenante. Je n’ai jamais entendu dire qu’on ait proposé la moindre mission, même courte, à des cadets.

– Je suis le seul capitaine à le faire, et je choisis toujours avec soin qui j’emmène avec moi. Deux mois dans l’espace, j’imagine, n’auront pas d’impact sur votre travail académique, surtout si je vous propose de partir durant l’interruption estivale des cours ?

– Pourquoi moi, capitaine ? demanda le Vulcain sans se départir de son calme.

La question était sincère. Pourquoi son interlocuteur voudrait-il emmener dans l’espace un cadet de première année, Vulcain de surcroît, qui venait de lui avouer à demi-mot une crainte irrationnelle pour l’eau ?

En face de lui, Pike se mit à rire. Décidément, les humains étaient parfois bien étranges.

– Parce que, monsieur Spock, je ne prends avec moi que les meilleurs.

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