Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 3 : Naviguer en eaux troubles

6419 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 16:23

Je n'ai pas pour habitude d'écrire de la romance, mais Spock est... un cas à part. Je reste dans le canon des films récents et je le laisse avec Nyota, mais je voulais raconter comment, adolescent, il s'est heurté à quelques difficultés amoureuses. Les chapitres sont chronologiques par rapport au Spock adulte, mais les souvenirs qui l'assaillent lorsqu'il se retrouve dans l'eau ne sont, eux, absolument pas chronologiques. Il a 8 ans et demie dans le chapitre précédent, et là, il en a 15, mais il en aura 7 dans le chapitre suivant. (Je précise au cas où ça semble étrange à mes hypothétiques lecteurs/lectrices.)



Chapitre 3 : Naviguer en eaux troubles



Le soleil commençait à descendre vers l’horizon lorsqu’il arriva sur la plage. Comme presque tous les vendredis soir, il avait pris le train depuis San Francisco jusqu’à la baie de la Demi-Lune, ainsi nommée, avait-il appris, car (comme la majorité des baies) elle avait la forme d’un croissant de lune, et, après un trajet d’une vingtaine de minutes, avait descendu à pied la pente douce qui menait vers l’océan. Sur la grève, une femme aux longs cheveux noirs, assise sur le sable, contemplait la mer. Un couple marchait lentement vers El Granada. Quelques jeunes gens téméraires avaient revêtu des maillots de bain et nageaient à quelques mètres du rivage.

Les étudiants dont le Vulcain avait la charge venaient rarement jusqu’ici, préférant à la calme solitude du lieu les plages plus animées et populaires de San Francisco. Certes, il lui était arrivé de croiser un ou deux cadets, mais la chose s’était produite si rarement qu’elle ne valait pas la peine d’être remarquée. La plupart des humains qui descendaient sur la plage étaient, comme lui, des promeneurs solitaires, parfois accompagnés d’un chien. Il pouvait donc en toute quiétude profiter du paysage comme bon lui semblait, et se laisser aller aux rêveries que la vue, le son, l’odeur de la mer ne manquaient pas d’éveiller en lui.

Il aimait particulièrement cette heure « entre chien et loup », où, par beau temps, l’eau étale reflétait le ciel teinté de rose de de mauve. Le bruit du ressac, apaisant et régulier, lavait son esprit des contrariétés de la journée et agissait sur lui comme l’eût fait une séance de méditation, tandis que la fragrance iodée à laquelle il ne s’était toujours pas habitué, après toutes ces années passées sur Terre, lui rappelait que tout, dans ce paysage, lui demeurerait toujours en partie étranger – alien. La sensation d’exotisme face à ce spectacle ne l’avait jamais quitté totalement, et il ne pouvait se défendre d’éprouver, à chaque fois que ses yeux se posaient sur les vagues, les mêmes sentiments que ceux qui l’assaillaient lorsqu’il posait le pied sur une planète inconnue, chose qui lui était arrivée six fois au cours des diverses missions qu’il avait effectuées avec le capitaine Pike.

Il n’était pas « chez lui » ici – mais il n’était plus certain que sa planète natale non plus méritât encore ce titre. Il n’était pas retourné sur Vulcain depuis son départ précipité pour l’Académie de Starfleet, cinq ans et demie auparavant, et ni le désert de la Forge, ni ShiKahr, ni rien de ce qu’il avait connu durant son enfance ne lui manquait réellement. Il était en communication régulière avec sa mère, qui était venu le voir à deux reprises à San Francisco, et quant à Sarek…

Kaiidth, pensa-t-il en regardant le disque rouge du soleil continuer sa chute vers les flots, puis il commença à longer la mer, à cet endroit où s’entremêlent le sable sec et le sable humide, dans lequel ses bottes noires laissaient des traces plus profondes que celle des humains.

– Lieutenant-commandant ?

La voix toute proche manqua de le faire sursauter – une voix qu’il connaissait, qu’il avait déjà entendue à de nombreuses reprises, et qui l’avait à de nombreuses reprises agréablement étonné (sans qu’il en laisse rien paraître, bien évidemment) par la pertinence de ses remarques et de ses questions.

La jeune femme qu’il avait remarquée en arrivant sur la plage – mais pas reconnue, car elle lui tournait alors le dos – le regardait depuis le rocher sur lequel elle s’était assise pour contempler l’océan.

– Cadet Uhura, répondit poliment le Vulcain avec un signe de tête.

Elle se leva et marcha vers lui – elle avait enlevé ses chaussures, qu’elle tenait négligemment à la main, et dénoué son habituelle queue de cheval.

– Vous aussi, vous venez profiter du spectacle ? demanda-t-elle en désignant le soleil couchant.

– En effet.

– Vulcain n’a pas d’océan, je crois ?

Il fit un signe de tête négatif, incertain de la façon dont il devait poursuivre cette conversation. Il n’était pas adepte de ce que les humains appelaient le « small talk » et ne savait comment interagir avec la jeune femme dans un contexte qui n’était pas académique.

– Je rencontre quelques difficultés avec mon mémoire en xénoéthique, enchaîna-t-elle, lui épargnant la peine de se creuser la cervelle pour trouver quelque chose d’intelligent à dire. Au cas où je reste complètement bloquée, pourrai-je venir vous demander conseil ?

– Bien évidemment, répondit-il sans hésitation.

Il avait enseigné cette matière à la jeune femme durant le premier trimestre, et l’avait encouragée à aborder dans ses travaux des thématiques plus complexes qu’il n’était habituel pour une première année. Bien qu’elle ne soit techniquement plus une de ses étudiantes, il n’était que logique de sa part de lui venir en aide si elle en avait besoin, dans la mesure où il était en partie responsable de ses difficultés.

Logique, bien sûr.

Spock était en train de se demander s’il devait dès à présent aborder le sujet de son mémoire, malgré le contexte totalement imprévu de leur rencontre, lorsque Nyota Uhura résolut le problème pour lui en décrétant :

– Je suis désolée de vous importuner alors que vous venez chercher le calme ici. Je vais vous laisser tranquille et aller marcher un peu avant de rentrer. Bonne soirée, lieutenant-commandant, et merci !

Elle affermit sa prise sur ses bottes et se détourna vers l’océan, dans l’intention évidente de se tremper les pieds dans l’eau.

C’est alors que les cordes vocales de Spock entrèrent en action d’elles-mêmes, et avant qu’il ait eu le temps de penser à ce qu’il allait dire, les mots avaient franchi ses lèvres :

– Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne ?

Et tandis qu’il se demandait comment rattraper ses paroles et battre en retraite, elle s’immobilisa, tourna la tête vers lui, et, dans un sourire, répondit doucement :

– Absolument aucun.

Dans le ciel orangé, le soleil commence à décliner, rendant la chaleur un peu plus supportable pour les humains. Dans le train qui les emmène au lac Yuron, Spock et Lucy, collés à la vitre, regardent par la fenêtre le spectacle magique de l’eau qui s’étend presque à perte de vue et de la végétation luxuriante qui en recouvre les berges.

– C’est immense, commente la jeune fille, les yeux brillants.

Spock ne répond pas, comme il en a envie, que l’Océan Pacifique est bien plus étendu. Le fait qu’il se soit rendu sur Terre sans sa sœur, quatre ans auparavant, reste entre eux l’un des rares sujets que les humains qualifient de « sensibles ». Cependant, il est vrai que le paysage est de toute beauté.

– J’ai quelque chose à te dire avant qu’on ne rejoigne les autres.

Le jeune Vulcain, tout en descendant du train, jette un regard interrogatif à Lucy.

– Je t’écoute.

– Si jamais Lollie… te demande d’aller te promener avec elle en privé, tu sais ce que ça signifie, n’est-ce-pas ?

– Tu m’as montré suffisamment de comédies romantiques ineptes pour que j’en aie une vague idée.

– Je suis sérieuse, insiste Lucy.

Spock acquiesce sans ajouter un mot. Que sa sœur soit anxieuse à l’idée que son petit frère « sorte avec » (une expression humaine illogique, parce qu’il est « sorti », dans le sens premier du terme, avec beaucoup de gens sans jamais les avoir ne serait-ce qu’effleurés) sa meilleure amie, il s’agit d’une évidence qu’il a du mal à comprendre mais qu’il peut accepter. Qu’elle essaye de l’aider du mieux qu’elle peut part certainement d’une bonne intention, mais la vérité est que Lucy, entièrement humaine, ne peut pas réellement comprendre ce qu’il… ressent en ce moment.

Lui non plus, d’ailleurs, ce qui a tendance à l’agacer.

Thomas et Gabrielle leur font signe depuis le petit véhicule qu’ils ont emprunté pour l’occasion.

– Alors, Spock ? Prêt pour une soirée d’illogisme total ? s’enquiert Thomas avec un sourire.

– La fréquentation constante de Lucy constitue un bon entraînement, répond le Vulcain avec sérieux. Je pense pouvoir survivre.

Les deux filles éclatent de rire pendant que Thomas hausse les épaules.

– C’est que tu n’as pas eu souvent l’occasion de voir Lucy, Gabrielle et Lollie ensemble, déclare-t-il en mettant en marche l’engin. Les autres nous attendent à la crique de Yuval-Tori. Nous y serons dans un petit quart d’heure.

La voiture se met en marche, silencieuse, et les bords du lac commencent à défiler devant leurs yeux. L’eau, d’un jaune orangé, scintille au soleil, et les roseaux, à peine agités par un souffle d’air, tressaillent sur la grève. On entend au loin le cri d’un oiseau. Le temps semble suspendu.

« Les autres », à savoir Fali, le meilleur ami de Spock, Solal et Matthew, T’Linva et bien évidemment Lollie, sont assis dans des touffes d’herbes d’un bleu tirant légèrement sur le vert au bord du lac. La jeune humaine et la jeune Vulcaine trempent leurs pieds dans l’eau tout en discutant avec Fali, tandis que Solal et Matthew semblent très occupés à contempler le paysage – mais il n’échappe pas aux yeux acérés du Vulcain que leurs doigts s’effleurent légèrement, l’air de rien.

L’adolescence est décidément une période compliquée, décide Spock, et il n’est pas certain de souhaiter qu’elle s’éternise, bien qu’il n’attende pas non plus avec trop d’impatience son entrée dans l’âge adulte. Son temps n’est toujours pas venu, alors qu’il a eu quinze ans trois semaines auparavant. Le pon farr ne s’est pas déclaré, rendant perplexes les guérisseurs vulcains. Et Fali, qui a connu le plak-tow, a beau lui assurer qu’il ne s’agit pas d’un moment agréable, Spock ne peut s’empêcher de voir dans cette… irrégularité un nouveau signe de son inaptitude à être totalement Vulcain.

Preuve en est, il a accepté presque immédiatement cette idée illogique de « pique-nique » proposée par sa sœur et reprise avec enthousiasme par tous les humains du groupe et par Fali, que sa moitié Orion rend parfois presque aussi irrationnel que Lucy. Aller passer une soirée sur les bords du lac Yuron et profiter de la nature autant que de la compagnie de ses… connaissances et amis n’est pas une perspective qui, ne serait-ce qu’un an auparavant, aurait enchanté Spock. Pourtant, il s’est surpris à se projeter depuis deux jours avec impatience (et une certaine appréhension, due sans nul doute au facteur Lollie) dans l’événement.

Ce qui fait beaucoup trop d’émotions en même temps.

Le changement est le processus essentiel de toute chose, se répète-t-il souvent lorsqu’il ne parvient pas à se comprendre lui-même (ce qui lui arrive de plus en plus souvent – « bienvenue dans l’adolescence », a répondu sa mère lorsqu’il lui a fait part, avec force détours et circonlocutions, de sa difficulté à trouver sa voie). Ce mantra l’apaise et lui donne l’impression de faire partie d’un tout rassurant – car tout, dans l’univers, change, se transforme et devient autre. Ainsi vont les choses. Ainsi vont les êtres. Il ne fait – pour une fois – pas exception à la règle.

– Spock… Est-ce que tu m’accompagnerais jusqu’à la pointe, là-bas ?

La voix de Lollie est si basse que, probablement, personne d’autre que lui – à l’exception peut-être de T’Linva, dont les oreilles vulcaines ont développé des capacités hors norme même parmi son espèce et perçoivent les moindres chuchotements dans un rayon d’environ 8,7 mètres – ne l’a entendue. Depuis une heure que Lucy et son frère sont arrivés, Lollie s’est comportée de façon irréprochable envers lui : elle ne l’a pas embrassé, ne l’a pas touché, et lui a parlé parfaitement normalement, comme elle l’a toujours fait, avec ce mélange d’affection, d’ironie et d’admiration qu’elle emploie toujours lorsqu’elle discute avec lui. Consciemment ou non, elle a fait le bon choix, car Spock, grâce à son attitude parfaitement normale, se sent suffisamment détendu pour accepter d’un signe de tête presque imperceptible.

Ils se lèvent tous deux, sous les regards gentiment moqueurs de tous les autres, et s’éloignent sans que personne, cependant, ne fasse la moindre remarque. Le jeune Vulcain sait pertinemment, comme tout le monde, que Lucy ferait immédiatement taire le gêneur d’une façon peu agréable pour lui. Il est parfois utile d’avoir une grande sœur qui n’hésite pas à parler fort, voire à user de ses poings pour prendre sa défense.

Lollie n’hésite pas un instant à marcher dans l’eau, et Spock, qui a, pour imiter les autres, ôté ses chaussures en arrivant, n’hésite pas un instant à la suivre. Le lac est délicieusement tiède, le sable fin sous la plante de ses pieds, et il ne lui est pas difficile d’éviter les sentiments de la jeune fille qui, dilués dans l’eau limpide, cherchent timidement à monter à l’assaut de ses boucliers. Les sept années d’entraînement bihebdomadaire à la piscine de ShiKahr, auxquelles s’ajoutent deux heures de méditation quotidienne, ont porté leurs fruits. Les défenses mentales de Spock ne sont peut-être pas parfaites, mais elles sont solides, et efficaces.

Sans crier gare, la main de Lollie effleure la sienne, et bien qu’il se soit préparé à cette éventualité, il sent tout son corps tressaillir sous l’intensité de la sensation.

– Ça va ? demanda la jeune fille avec un sourire timide.

Il expire doucement, acquiesce, et caresse à son tour la main de Lollie. Le contraste entre sa peau foncée et la pâleur de ses propres doigts ne cesse de l’émerveiller, bien qu’il soit illogique d’avoir des préférences aussi triviales que la couleur de la peau, des cheveux ou des yeux. Les Vulcains, c’est bien connu, n’ont pas de préférence.

Ils continuent à marcher lentement, de l’eau jusqu’aux chevilles, et leurs mains continuent leur exploration audacieuse, jusqu’à ce que Lollie passe, probablement sans penser à mal, son index entre deux de ses doigts, là où la sensibilité vulcaine est la plus exacerbée. Spock ne peut s’empêcher de prendre une brusque inspiration. Il se sent verdir considérablement – mais cela n’a pas l’air de déranger la jeune fille, qui rit doucement, s’arrête, et passe une main dans son dos. Il l’imite en se demandant s’il doit vraiment le faire, ou bien lui laisser l’initiative, ou bien au contraire aller un peu plus loin de son propre chef. Leurs pieds nus s’effleurent, et le jeune Vulcain doit faire un effort pour repousser les émotions humaines qu’il peut sentir palpiter tout autour de lui.

Il lui apparaît soudain évident que la jeune fille attend qu’il l’embrasse de façon plus humaine – et bien que les « ineptes comédies romantiques » de Lucy l’aient abondamment renseigné sur la technique, l’idée qu’il pourrait mal s’y prendre l’angoisse quelque peu. Il se penche vers elle…

La violence des sensations qui l’assaillent alors lui coupe littéralement le souffle et brise sa concentration. Depuis que Lollie lui a effleuré la main tout à l’heure, Spock a bien pris soin de se focaliser tout entier sur ses défenses afin d’établir un mur solide entre les sentiments de la jeune fille et son propre esprit…

Et, soudainement, il n’y a plus de distance, plus de barrière, plus rien. Cela ne dure qu’un instant, car l’instant d’après, il recule précipitamment, hors d’haleine, au bord de la nausée – mais il est trop tard, il a commis ce qui constitue, au regard de la morale vulcaine et de l’intimité humaine, une intrusion impardonnable. Il se sent vaciller, perdre pied, et si Lollie n’avait pas tendu les bras dans un réflexe pour le soutenir (fort heureusement en évitant le contact peau à peau), il se serait probablement effondré à terre.

– Qu’est-ce que c’était que ça ? chuchote-t-elle, partagée entre l’angoisse et la colère.

Surak seul sait ce qu’elle a ressenti pendant la seconde qu’a duré la fusion, et les dommages qu’il a commis dans son esprit.

Et dire qu’il a osé prétendre que ses boucliers étaient « solides et efficaces » !

– Mes défenses mentales ont… provisoirement lâché, répond-il d’une voix blanche. Je suis désolé, Lollie, tellement désolé.

Ses genoux cèdent soudainement, et il se retrouve assis sur les bords du lac, s’efforçant de garder sa respiration sous contrôle, encore sous le choc de l’afflux d’émotions brutes qui a brusquement envahi son esprit. Lollie s’agenouille à côté de lui, l’air plus inquiète pour lui que choquée par l’événement. Avec un peu de chance, la fusion ne s’est produite que dans un seul sens.

– Ce que j’ai fait est impardonnable, ajoute Spock en mettant la tête entre ses genoux pour empêcher la panique de l’envahir totalement.

– Si ça peut… te rassurer, dit la jeune fille, une hésitation bien compréhensible dans la voix, j’ai juste… eu une impression désagréable. Rien de bien méchant, ajoute-t-elle en essayant de rire. Et puis, tu ne l’as pas fait exprès, n’est-ce-pas ?

– Cela n’excuse rien.

De fait, bien que la jeune humaine n’ait pas l’air de s’en rendre compte, cela rend les choses encore plus compliquées. A l’idée des dégâts qu’il aurait pu commettre dans son esprit, il se sent trembler des pieds à la tête ; et à l’idée des dégâts qu’il risque à nouveau de commettre, il a l’impression qu’il va s’évanouir. La réponse à ce problème est pourtant simple – tant qu’il n’est pas capable de contrôler certaines… pulsions, il ne peut pas se permettre de toucher qui que ce soit, à quelque niveau que ce soit.

Il sait ce qu’il doit faire, même si la décision n’a rien d’agréable.

– Lollie, je…

Elle lui met un doigt sur la bouche, et il se recule précipitamment, incapable de contrôler sa télépathie.

– S’il-te-plaît, ne me touche pas.

Il sait que sa voix est froide et dépourvue d’émotions, et qu’il va probablement lui faire mal, mais c’est encore ce qu’il y a de mieux pour elle. Elle se recule à son tour, surprise, choquée, et visiblement blessée.

– Tu n’y es pour rien, continue-t-il, c’est… c’est moi. J’ai failli te blesser sérieusement. Je ne suis pas prêt pour…

Il s’arrête. Pourtant, sa moitié humaine se sent parfaitement prête, et même furieusement désireuse d’expérimenter dans ce domaine. Lollie le fixe avec tristesse.

– Lucy m’avait prévenue que les choses risquaient de ne pas se passer comme je l’espérais, finit-elle par murmurer, mais je ne m’attendais pas à ça si… si rapidement.

Spock ne relève pas le fait que sa sœur ait discuté avec elle de leur relation. Il sait que c’est le genre de choses inévitable entre deux jeunes humaines aussi étroitement liées. Il soupçonne Gabrielle et même T’Linva, qui est bien trop curieuse pour une Vulcaine, d’être également dans la confidence, et d’avoir apporté leurs conseils à la jeune fille sur la façon de se comporter avec un petit ami vulcain.

Ce qui ne change rien, parce que ledit petit ami vulcain est incapable de contrôler sa télépathie lorsque son esprit est… occupé ailleurs. Il se sent de nouveau verdir considérablement.

– Je ne peux pas… être avec une humaine, finit-il par dire lorsqu’il se rend compte que le silence qui s’allonge entre eux est inconfortable. Je risque de perdre le contrôle, de te faire mal. Je ne peux pas…

Il éprouve l’envie stupide d’ajouter qu’un jour, peut-être, il sera prêt, lorsque cette période chaotique qu’est l’adolescence sera passée, lorsque ses boucliers seront mieux construits, lorsqu’il sera lui-même plus fort, mais il n’est pas dans une de ces stupides comédies romantiques terriennes qui émeuvent sa sœur aux larmes, et il sait très bien que Lollie ne va pas « l’attendre ».

– Je suis désolé de t’avoir… fait croire des choses, conclut-il en serrant ses bras contre sa poitrine, au risque de paraître vulnérable. Telle n’était pas mon intention.

Lollie effleure gentiment, du bout des doigts, ses cheveux qui sont en train de repousser à peu près normalement après la coupe ratée du jour de son anniversaire, rendant le sommet de son crâne moins vulcain que jamais.

– Ce n’est pas grave. Est-ce que tu veux que je te laisse seul un moment ?

Il acquiesce avec gratitude tout en réitérant ses excuses. La jeune humaine se relève et retourne à pas lents vers le petit groupe qu’ils ont quitté il y a à peine vingt minutes. A peine a-t-elle disparu de son champ de vision périphérique qu’il ferme les yeux et s’efforce de basculer dans le wh’ltri.

Au lieu de l’état de semi-conscience qu’il parvient généralement à atteindre rapidement, il se rend compte avec étonnement qu’il est soudainement au contraire beaucoup plus réceptif à ce qui se passe autour de lui, et notamment au murmure apaisant qu’il entend distinctement monter du lac, comme une onde réconfortante, qui calme instantanément les battements de son cœur. A tout autre moment, il aurait rejeté cette idée comme illogique, mais il a si désespérément besoin d’un ancrage qu’il se laisse aller au bercement tiède des eaux couleur miel. Sa respiration ralentit, la nausée reflue.

Lorsqu’il sort de son état méditatif, au bout de deux heures, le soleil est en train de se coucher dans les eaux orangées du lac. Il n’est pas surpris de sentir une présence à son côté, et tourne lentement la tête vers sa sœur, qui s’est assise à une distance idéale – ni trop près, ni trop loin, ces fameux 96 centimètres qu’elle parvient à présent à évaluer instinctivement – et semble elle-même perdue dans la contemplation du coucher de soleil.

– Ça fait longtemps que tu es là ? demande-t-il, la voix rauque comme à chaque fois qu’il sort d’une méditation profonde.

Elle tourne la tête vers lui et hausse les épaules.

– Tout le monde n’a pas une horloge atomique dans le ventre, répond-elle avec une légèreté probablement feinte, car son intonation n’est pas dépourvue d’une certaine tristesse.

– Est-ce que j’ai… gâché la soirée ? murmure-t-il.

Il a hésité à poser cette question, mais une partie de lui veut désespérément savoir.

– Non, dit Lucy sans hésiter.

– Tu n’es pas obligé de me mentir. Je ne suis plus un petit garçon qu’on doit protéger.

Il se rend compte, en prononçant ces mots, à quel point le tremblement de sa voix indique le contraire.

– Je sais. Je ne te mens pas. Tu peux revenir avec nous, je te promets que personne ne te dira rien.

– Je ne veux pas imposer ma présence à Lollie.

– Lollie ne t’en veut pas. Les choses risquent d’être un peu tendues entre vous pendant un certain temps, mais elle n’est pas en colère et elle veut rester ton amie. Je t’assure, ajouta Lucy devant le coup d’œil sceptique que lui lance son frère.

– Vous autres humains êtes décidément bien étranges, commente Spock en levant la tête vers le ciel où apparaissent les premières étoiles.

Il n’est pas certain d’être rassuré par la nouvelle. Il n’est pas certain qu’elle ait perçu l’horreur absolue que représente, pour un Vulcain, la perte de contrôle et la violation d’un esprit par un autre, même involontaire.

– Les Vulcains et les humains ne sont pas faits pour… pour…

Spock bafouille, le temps de trouver un mot relativement neutre, et opte finalement pour « s’apparier », parce qu’il est sûr que « s’accoupler » n’est certainement pas le terme qu’il cherche.

Etonnamment, sa sœur réagit mal.

– Comment peux-tu dire ça ? s’exclame-t-elle. Tu crois vraiment que Sarek et Maman n’auraient pas dû se marier ?

Il ouvre la bouche, la referme. Il aurait mieux fait de la garder fermée depuis le début de cette conversation.

– Ce n’est pas pareil, proteste-t-il.

– Ah bon ? Tu peux me dire en quoi c’est différent ?

– Je voulais dire qu’un demi-Vulcain n’a rien à faire avec une humaine.

Lucy a l’air encore plus blessée qu’auparavant, et Spock comprend trop tard pour quelle raison.

– Je ne voulais pas dire ça pour toi et Fali !

Non, il ne voulait pas le dire, mais il l’a dit quand même, et il est trop tard pour ravaler ces mots qui sont sortis de sa bouche. Preuve en est qu’il faut toujours réfléchir avant de parler. Depuis tout à l’heure, il se comporte en humain, totalement esclave de ses pulsions et impulsions.

– C’est moi qui ai un problème, dit-il en désespoir de cause. Moi qui ne suis pas assez fort, moi qui ne contrôle pas assez. Pas Maman, ou mon père, ou Fali, ou toi, ou Lollie, juste moi. Je me rends compte que je ne pourrai jamais être avec une humaine parce que j’aurai trop peur de perdre le contrôle, de lui faire mal, de…

A côté de lui, Lucy se mord les lèvres d’un air désolé, comme si elle était sur le point de pleurer. Il se demande s’il va réussir, aujourd’hui, à prononcer une seule phrase qui n’empire pas la situation – mais avant qu’il ait eu le temps d’y réfléchir, sa sœur reprend la parole :

– J’ai juste une chose à te dire à ce sujet, d’accord ? Et après, promis, je ne t’en parlerai plus.

Il acquiesce avec soulagement. Si Lucy a « quelque chose à lui dire », ça risque de prendre du temps. Et pendant ce temps, il n’aura pas à parler, et il ne pourra pas rendre les choses encore pires qu’elles ne le sont déjà.

– Il s’agit de ta vie, d’accord ? Comme tu l’as dit toi-même, pas celle de Sarek, ni celle de Fali, ni la mienne. Peut-être que tu épouseras T’Pring en fin de compte, parce que les choses seront plus simples avec une Vulcaine, ou peut-être que tu ne te marieras jamais, que tu ne te retrouveras jamais aux prises avec le pon farr, que tu préféreras rester seul. Mais peut-être aussi qu’un jour, un jour où tes boucliers seront plus forts et plus stables, un jour où tu… contrôleras davantage, ou mieux, ou juste différemment, tu rencontreras une autre humaine, avec laquelle tu te diras que c’est peut-être possible, avec laquelle tu auras envie d’essayer. Promets-moi que, si ce jour arrive, au moins, tu tenteras le coup. Que tu ne décideras pas que c’est perdu d’avance, juste parce qu’avec Lollie ça n’a pas fonctionné. D’accord ?

Spock hoche la tête.

– Un tel scénario me semble peu probable.

– Je sais que ça semble difficile à croire, mais un jour, tout ce que tu ressens maintenant va… se calmer, se dissiper. Tu vas changer, tu vas grandir.

– J’espère bien, marmonne le Vulcain entre ses dents.

– Ce n’est pas une question d’espoir. Il est évident que tu ne vas pas rester adolescent toute ta vie.

– L’adolescence, ça craint, réplique Spock dans un élan de spontanéité qui le surprend lui-même.

Sa sœur le regarde bouche bée, avant de sourire, puis de ricaner, et enfin d’éclater de rire.

Ça craint ? Tu es sérieux ?

– On ne peut plus sérieux, dit-il, maussade, mais soulagé que la jeune fille n’ait plus l’air en colère contre lui.

Lucy se lève, frotte du dos de la main le pantalon qu’elle a mis pour l’occasion – et sali en s’asseyant à côté de son petit frère – et fait signe à Spock de l’imiter. Le jeune Vulcain se met debout, les pieds toujours baignés dans l’eau du lac.

– Eh bien, dans ce cas, promets-moi de penser à ce que je viens de te dire.

– Je te le promets.

Lucy sourit.

– Tu sais quoi ? Tes cheveux, ça craint.

Il ignorait comment il s’était retrouvé à enlever à son tour ses chaussures et à marcher dans l’eau à côté de Nyota Uhura, mais c’était ainsi que les choses s’étaient passées, de manière totalement inattendue. Les vagues allaient et venaient sur ses pieds nus, et il se surprenait lui-même à trouver la sensation agréable. Le murmure de la mer, hypnotique, s’accordait avec sa respiration. Au loin, le cri d’une mouette perçait de temps à autre le bruit du ressac.

Ils restèrent silencieux pendant un bon moment, marchant lentement sur le sable qui glissait entre leurs orteils à chaque fois que l’océan refluait. Une petite méduse violette glissa sur le pied de la jeune femme qui se pencha avec curiosité vers la forme translucide qui évoluait gracieusement au gré des flots. Une vague un peu plus forte que les autres mouilla le bas du pantalon du Vulcain. Ce dernier effectua une prudente retraite vers la grève, sans pour autant retourner sur le sable sec. Uhura sourit.

– Je croyais que les Vulcains n’aimaient pas l’eau, fit-elle remarquer.

– Les Vulcains n’ont pas de préférence, répondit Spock.

Tout en prononçant ces mots, il se rendit compte à quel point ils étaient, du moins en ce qui le concernait, totalement vides de sens, car le simple fait qu’il ait proposé au cadet Uhura de l’accompagner dans sa promenade indiquait qu’au contraire, il préférait sa compagnie à celle de tout autre personne, et – plus problématique – qu’il la préférait même à la solitude qu’il avait longtemps cru placer au-dessus de tout.

– Et je viens juste de réaliser, reprit Nyota avec une petite grimace que Spock ne parvint pas à interpréter, qu’en vous faisant cette remarque, je me place d’un point de vue entièrement humain, mais qu’un Vulcain peut la percevoir comme une offense, et je vous prie de m’en excuser.

Spock secoua légèrement la tête.

– Votre erreur, cadet, réside davantage dans votre supputation du fait qu’un Vulcain puisse se sentir offensé par votre commentaire premier.

La jeune femme fronça les sourcils, comme elle le faisait en cours lorsque l’affirmation de son interlocuteur se heurtait à ses propres convictions.

– Vous voulez dire qu’un Vulcain ne prendra pas mal le fait qu’on l’interroge sur ses préférences, ou les spécificités de son espèce, mais qu’il prendra mal le fait qu’on… puisse suggérer qu’il est capable de mal prendre les choses ?

– L’idée même de « mal prendre les choses » est essentiellement humaine et ne revêt aucune réalité pour un Vulcain, alors que le fait de « ne pas aimer l’eau », quoique formulé de manière émotionnelle, s’explique par certaines différences anatomiques entre nos deux espèces. Vous ne m’avez en aucun cas offensé. Il s’agit simplement d’un cas typique de… malentendu, faute de point de référence commune – en l’occurrence l’idée qu’un commentaire puisse nous « offenser ». De même, si j’utilisais un terme exclusivement télépathique devant vous, par exemple le kash-nohv, bien que vous soyez parfaitement capable d’en comprendre la théorie, vous n’auriez aucune idée concrète de la réalité que recouvre cette expression.

Uhura hocha pensivement la tête.

– Je traite justement de ce sujet dans mon mémoire, et des risques d’incommunicabilité lors d’un Premier Contact, notamment faute de ce point de référence commune que vous évoquez.

– C’est un thème fascinant, commenta Spock. Votre travail sera à n’en pas douter intéressant à lire.

Il le pensait réellement, et s’apprêtait à poser une nouvelle question à ce sujet, mais quelque chose le retint. Il y avait quelque chose d’étrange, et de potentiellement frustrant, à parler des travaux académiques de la jeune femme dans ce contexte si peu conventionnel. Il se rendit compte, non sans un certain étonnement, que cette relation professeur-étudiant qu’ils venaient d’instaurer tous deux ne lui convenait pas. Il aurait préféré – un mot si humain – en apprendre davantage sur elle ; mais comment détourner la conversation, changer de sujet, l’interroger ?

Une vague particulièrement forte retomba à quelques pas d’eux, faisant frémir le sol sous leurs pieds, et dans le grondement sourd et le crissement du sable, Spock eut l’impression que l’océan cherchait à lui murmurer quelque chose.

Promets-moi de penser à ce que je viens de te dire.

Je te le promets.

Il prit une profonde inspiration et se tourna vers Uhura, certain qu’il s’aventurait dans des eaux troubles que les prêtres du Kolinahr lui auraient ordonné d’éviter à tout prix :

– Si je peux me permettre, cadet Uhura, les faits sont bien plus complexes que la théorie, et il me semble que sans cesse réfréner sa parole par crainte de briser un tabou culturel chez un être d’une culture différente biaise nécessairement la communication. Le travail en xénoéthique consiste non seulement à étudier et analyser les différences culturelles entre les diverses espèces, mais également à aller vers l’autre et à essayer de le comprendre dans son altérité. Lors d’un Premier Contact, la prudence est évidemment de mise, mais nous ne sommes pas dans ce cas, aussi vous prierai-je de conserver votre spontanéité et de ne pas hésiter à me poser des questions que vous jugeriez peut-être trop « personnelles » pour un autre Vulcain.

La jeune femme le regarda avec stupéfaction. Sa connaissance de la culture vulcaine était trop grande pour qu’elle ne perçoive pas l’hérésie que constituait en elle-même la dernière phrase qu’elle avait prononcée. Mais elle se reprit vite, et un sourire joua sur ses lèvres lorsqu’elle répondit :

– Vous demander si vous avez-vous-même appliqué ces principes lorsque vous êtes arrivé sur Terre constitue-t-elle une question suffisamment personnelle ?

Spock hésita une fraction de seconde. La question était non seulement extrêmement personnelle, mais également prodigieusement embarrassante, dans la mesure où il n’avait lui-même fait que très peu d’efforts pour aller vers autrui lorsqu’il avait intégré l’Académie, et qu’il s’était résolument muré dans une solitude quasi-totale après seulement quelques mois passés à San Francisco. « Faites ce que je fais, pas ce que je dis » était un proverbe humain illogique, mais paradoxalement empli de bon sens.

– Affirmatif.

– Et… Vous allez me répondre malgré tout ? demanda la jeune femme presque timidement.

Sur l’horizon, le soleil effleura les flots, embrasant la mer. Le flux et le reflux continuaient leur danse apaisante.

– Affirmatif.

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