Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 4 : Comme un poisson dans l'eau

9991 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 16:41

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture de Fanfictions.fr : Poisson ! (avril 2019)... mais comme je ne l'ai pas postée à temps, elle va dans les défis de la 2ème chance.



Chapitre 4 : Comme un poisson dans l’eau



– Vous êtes certain que cela ne vous dérange pas ? demanda Pike à voix basse en jetant un regard à la dérobée vers le petit groupe qui attendait, à l’écart du reste de l’équipage, des instructions de leurs supérieurs.

– Je n’ai pas pour habitude de me proposer pour des missions que je me sais ou me crois incapable de mener à bien, capitaine, répondit calmement Spock. Accompagner sept cadets au Lagon des Âmes constitue une tâche simple dont je peux m’acquitter sans problème.

Le capitaine Pike soupira et se passa la main dans les cheveux, comme il le faisait souvent lorsqu’il parlait avec le Vulcain.

– Je ne voulais pas insinuer que… Je veux dire, je sais que le groupe sera en parfaite sécurité avec vous. Je voulais simplement vous éviter le contact avec l’eau, que je sais vous être désagréable.

Le Vulcain inclina légèrement la tête en guise de remerciement, bien qu’il trouvât la sollicitude de son supérieur parfaitement déplacée.

– Je resterai sur le bord, se contenta-t-il de répondre.

– Recevoir l’autorisation des NaÏ-HyA de se baigner au Lagon est un immense honneur, fit remarquer Pike, l’air soucieux. Ne craignez-vous pas que « rester sur le bord » ne soit perçu comme un signe de rejet ou de mépris envers leur culture ?

– Les NaÏ-HyA connaissent la réticence des Vulcains vis-à-vis de l’eau, capitaine, et sont très respectueux des particularités de chacun. Ils comprendront.

Spock hésita un instant avant d’ajouter :

– De plus, je me suis déjà baigné dans le Lagon.

Il s’agissait probablement de la chose la plus personnelle qu’il ait jamais dite à Pike, qui était pourtant l’humain dont il était le plus proche (si l’on excluait Nyota Uhura, qui à elle seule emplissait une catégorie particulière dans la classification stricte adoptée par Spock pour essayer de mieux comprendre les humains). Cela en disait long sur son degré d’intégration au sein de Starfleet. Habitant seul dans un petit appartement non loin du campus, il arrivait le matin très tôt, repartait le soir très tard, sans jamais se mêler aux festivités, et à l’exception des étudiants dont il dirigeait les travaux, n’avait pratiquement aucun contact avec personne. Mentionner son passé ne lui était jamais arrivé, et Pike avait respecté ce désir d’intimité, s’interdisant probablement de lui poser la moindre question comme il l’eût fait avec n’importe quel humain.

Le capitaine hocha la tête, ouvrit la bouche, probablement pour demander dans quelles circonstances un tel honneur lui avait été accordé, puis il se ravisa, sentant (à juste titre) que son interlocuteur éluderait poliment mais fermement la question.

– Merci, se contenta-t-il de répondre avant de reprendre le chemin du village, où l’attendait le reste de l’équipage.

Spock avait compris que, malgré son envie de contempler le fameux Lagon où peu d’humains avaient été autorisés à se baigner, Pike souhaitait avant tout parler à ses hommes, et tout particulièrement à l’un de ses protégés, le jeune James Kirk, après ce qui s’était passé quelques heures avant.

Tarany semblait pourtant un choix parfait pour une première mission sans histoires. Spock était loin de se douter, lorsque le capitaine et les treize cadets que Pike avait décidé d’emmener pour la première fois dans l’espace, comme il l’avait fait avec lui quelques années auparavant, étaient descendus sur la planète, que la mission que tous les gradés pensaient sans aucun risque pour un groupe de cadets inexpérimentés avait très rapidement tourné au cauchemar. Confrontés sans préparation aucune à l’une des créatures les plus dangereuses de tout Tarany, ils lui avaient échappé de justesse, sauvant par la même occasion et presque par hasard trois NaÏ-HyA. Le fils de George Kirk, durant le combat qui n’avait pas duré plus de cinq minutes, avait raté une occasion spectaculaire de s’illustrer glorieusement (un des buts principaux de ce jeune homme, si l’on en croyait les instructeurs qui l’avaient eu en cours, et qui le qualifiaient tantôt de « brillant élément », tantôt d’« adolescent pénible », tout en se rejoignant sur un point : sa volonté éperdue et agaçante d’impressionner tout le monde) en prenant une décision pourtant pas plus mauvaise qu’une autre, mais qui avait failli coûter la vie à son meilleur ami. Voilà pourquoi Pike souhaitait retrouver le jeune homme au plus vite, dans le but de « le réconforter » et de lui expliquer qu’avec le commandement venaient inévitablement les responsabilités, et la nécessité d’accepter qu’un choix réalisé dans l’urgence, tout en étant le meilleur possible, le plus logique ou le plus sensé, pouvait avoir des conséquences dramatiques. Tout homme souhaitant un jour devenir capitaine devait assumer pleinement le risque de causer involontairement la mort des hommes qu’il avait juré de protéger.

Après le départ du capitaine, sept paires d’yeux se tournèrent vers le Vulcain, dans l’attente d’explications. Trois des treize cadets avaient frôlé la mort aujourd’hui, quatre avaient été plus ou moins légèrement blessés, six (dont Kirk) étaient revenus indemnes. Tous avaient eu un aperçu de ce qui les attendait au quotidien s’ils choisissaient de s’engager définitivement dans Starfleet. Théoriquement, ils savaient déjà ce qu’ils risquaient. Peu de cadets, cependant, prenaient réellement la mesure du danger avant d’être confrontés pour la première fois à l’inconnu. Spock lui-même n’en avait pris conscience que lors de sa deuxième mission avec Pike. Regarder la mort en face n’avait en rien ébranlé sa résolution, pas plus qu’elle n’avait fait changer d’avis les sept jeunes gens qui se trouvaient devant lui en ce moment, s’il en croyait l’étincelle de défi qu’il pouvait voir briller dans leurs yeux en ce moment précis.

Il évita soigneusement le regard de Nyota et croisa ses mains dans son dos.

– Cadets, le capitaine Pike vous a déjà félicité pour votre attitude exemplaire ce matin. Grâce à vous, la mort de trois NaÏ-HyA a été évitée. Voilà pourquoi le peuple de Tarany souhaitent vous remercier en vous permettant l’accès à l’endroit le plus sacré de leur planète, HänNaÏnY-kO, le Lagon des Âmes, dont l’eau possède des propriétés curatives exceptionnelles. Vous allez pouvoir y passer l’après-midi avant de rejoindre les autres membres de l’équipage pour les festivités qui auront lieu au village. Je vous demanderai de respecter ce lieu, et particulièrement la faune qu’il abrite.

Il hésita le temps d’un battement de cils, se demandant ce qu’il avait ou non le droit de dire aux jeunes gens qui le regardaient, partagés entre une fierté bien compréhensible et un certain embarras. Il ne lui appartenait pas de révéler des mystères auxquels il avait eu accès par hasard, mais il attendait des cadets une attitude irréprochable.

– Vous avez remarqué que les NaÏ-HyA parlent peu et à voix basse, reprit-il. Ils communiquent essentiellement par le biais d’ondes télépathiques et le silence est l’une des caractéristiques essentielles de leur culture. Il est donc attendu de votre part retenue et discrétion, particulièrement au Lagon.

Malgré lui, ses yeux se posèrent sur le plus âgé des cadets, qui avait déjà manifesté à plusieurs reprises, et relativement bruyamment, son mécontentement. Le fait que Nyota tînt la main du jeune homme serrée dans la sienne ne donnait pas envie à Spock de se montrer spécialement magnanime, ni de se souvenir que ledit cadet avait failli mourir quelques heures auparavant.

– Enfin, les nombreux poissons qui vivent dans ce lagon sont au cœur des croyances des NaÏ-HyA. Veillez à ne pas les troubler. Y a-t-il des questions ?

– Une seule : est-ce que c’est dangereux ?

Le ton sur lequel cette phrase avait été prononcée était empli de défiance, et comportait même une note d’agressivité, ce qui pouvait se comprendre, dans la mesure où l’homme avait été blessé le matin même dans une mission que Starfleet avait présentée comme « un jeu d’enfants ». Mais le Vulcain n’avait aucune envie de manifester la moindre compassion envers un individu si désagréable (et, fallait-il le rappeler, si proche de Nyota Uhura ?), aussi ne fit-il aucun effort pour tempérer la froideur habituelle de sa voix lorsqu’il répondit :

– Non, absolument pas. Cela étant, vous n’êtes pas obligé d’accepter cet honneur. Nous pouvons parfaitement nous passer de vous.

Les cadets échangèrent des regards surpris et désapprobateurs, mais personne ne protesta. Spock savait qu’il n’était pas spécialement apprécié des étudiants, et il n’en avait cure, mais voir le visage de Nyota se teinter d’une déception un peu triste et se pencher vers son voisin immédiat pour le calmer, ou le réconforter, fit passer dans tout son être un frisson désagréable.

– Si vous n’avez pas d’autres questions, nous pouvons y aller.

La petite troupe se mit en marche sans un mot, escortée par deux NaÏ-HyA qui avaient suivi l’échange en silence, et descendit le sentier sablonneux qui menait au Lagon. Au fur et à mesure que le chemin s’élargissait, la couleur du sol se modifiait, passant du blanc au bleu clair, puis au bleu turquoise, tandis qu’autour d’eux, la végétation s’éclaircissait. Lorsqu’ils arrivèrent sur un rocher granitique qui surplombait le lagon, plusieurs exclamations involontaires fusèrent. Le Vulcain n’eut pas le cœur d’astreindre les cadets au silence. Il était vrai que le spectacle était de toute beauté.

Le ciel, d’un orange vif, aurait presque pu rappeler à Spock l’horizon de sa planète natale, si l’étoile double autour de laquelle tournait Tarany n’avait projeté alentour des ombres inhabituelles pour un Vulcain ou un humain habitué à un seul et unique soleil. Les rochers et le sable alentour, d’un bleu étincelant, donnaient à l’eau de la lagune, étale, qui frémissait à peine sous le souffle léger du vent, une couleur qui n’était pas sans rappeler, sur Terre, celle des mers du Sud.

Les humains s’arrêtèrent un instant pour contempler ce paysage à couper le souffle, puis descendirent la pente douce qui menait jusqu’au sable. Imitant les quelques natifs qui se trouvaient là, ils ôtèrent leurs chaussures (Nyota la première), puis leurs uniformes, sous lesquels ils avaient enfilé un maillot de bain, et se dirigèrent vers l’eau limpide. Spock ne put s’empêcher de noter l’expression de surprise plaisante qui se peignait sur leur visage au fur et à mesure qu’ils avançaient dans l’eau. Le dernier à y entrer fut le cadet de mauvaise humeur – et encore, il ne se décida à franchir le pas que poussé par Nyota et une autre étudiante. Une fois dans l’eau, cependant, il finit par se détendre. Ses traits se décrispèrent, révélant un visage tout aussi jeune et vulnérable que les autres.

S’immiscer dans la vie privée de ses étudiants n’avait rien de professionnel, Spock en avait parfaitement conscience, mais il n’avait pu s’empêcher de se renseigner discrètement sur ce Leonard McCoy, avec qui Nyota passait beaucoup (beaucoup trop ?) de temps : ils faisaient partie du même groupe de travail (avec le fameux James Kirk, dont la jeune femme parlait quelquefois en termes exaspérés), déjeunaient fréquemment ensemble et semblaient partager un nombre important d’intérêts communs. Plus âgé que tous les autres cadets entrés à l’Académie la même année que Nyota, il avait mené de brillantes études de médecine avant de postuler à Starfleet pour des raisons personnelles que le Vulcain s’était refusé à rechercher (son indiscrétion avait malgré tout des limites). Il suivait certains cours, notamment ceux de xénobiologie et de xénopsychologie avancés, tout en occupant à mi-temps un poste d’assistant chirurgien à l’hôpital du campus – ce qui signifiait que l’homme, en dépit de son caractère renfrogné, était loin d’être stupide, car il était de notoriété publique que le professeur Soderbergh était extrêmement exigeant sur le choix de ses assistants.

La conclusion s’imposait malheureusement d’elle-même : ce McCoy était le genre d’homme qui risquait de plaire à Nyota – plus âgé qu’elle, beau (du moins selon les standards humains), intelligent, mature, altruiste…

Pourquoi « malheureusement » ? Ce n’est pas comme si tu avais toi-même le droit, ni l’intention, de demander quoi que ce soit à cette jeune femme.

Spock hocha la tête. Sa moitié vulcaine avait parfaitement raison, comme si souvent. Depuis qu’il avait marché le long de l’océan au côté de Nyota Uhura, très exactement quatre-cent-trente-deux jours auparavant, ils s’étaient revus à de nombreuses reprises, dans un contexte plus ou moins académique, et chacun des moments passés avec elle avait été… spécial. Dans le bon sens du terme. Le Vulcain s’étonnait toujours de voir à quel point il manquait de vocabulaire dès lors qu’il était question de décrire sa relation avec la jeune humaine.

– Vous ne rejoignez pas vos étudiants ?

La voix lente et profonde d’un des NaÏ-HyA qui les avait escortés jusqu’au Lagon l’arracha à ses pensées. Spock se retourna vers l’humanoïde qui le regardait avec bienveillance. La crête bleue qui ornait son crâne était proéminente, indiquant un âge relativement avancé. Les vêtements blancs et rouges, ainsi que les trois lames passées dans sa ceinture, désignaient pour leur part un guerrier aguerri. Spock s’apprêtait à lui répondre avec courtoisie lorsque son regard se posa sur la cicatrice déjà ancienne qui courait à la base du cou écailleux de l’individu, et il sentit son cœur s’arrêter.

Pourquoi avait-il accepté d’accompagner les cadets ? Pourquoi s’était-il montré présomptueux au point de penser que revoir ces lieux ne lui ferait rien ? Pourquoi avait-il imaginé qu’entre lui-même et son passé se dressait une infranchissable barrière, que rien ni personne ne parviendrait à ébranler ?

– Bienvenue, jeune Spock de Vulcain, continua le NaÏ-HyU sans paraître remarquer le trouble soudain de son interlocuteur. Il y a bien longtemps que nous ne nous étions vus.

Instinctivement, le Vulcain avait dressé ses boucliers mentaux à leur plus haut degré, s’astreignant à respirer calmement malgré la panique qui montait en lui.

– Dans une autre vie, hA-No-LYnü, répondit-il en espérant que sa voix ne tremblait pas trop.

Puisque le titre de respect utilisé par la population de Tarany et le prénom de son interlocuteur étaient sans efforts remontés du fond de sa mémoire, il y avait fort à parier que d’autres souvenirs étaient prêts à se réveiller, parmi ceux qu’il avait enfouis et juré de ne jamais réveiller. Il aurait pourtant dû savoir que le passé ne meurt jamais tout à fait – mais il avait voulu rendre au capitaine Pike ce service, il avait voulu revoir ce lieu magnifique, il avait voulu surveiller du coin de l’œil le docteur McCoy et ses interactions avec Nyota. Autant de raisons non-vulcaines et effrayantes de stupidité, pour lesquelles il allait à présent devoir payer.

Les yeux bridés de No-LYnü se plissèrent jusqu’à devenir une simple fente noire. Le Vulcain se sentit transpercé jusqu’aux tréfonds de son âme.

– As-tu trouvé qui s’était immiscé dans ton esprit ? finit par demander le vieux NaÏ-HyU, prouvant par là même qu’il n’avait rien oublié de la seule et unique fois où ils s’étaient rencontrés.

Il semblait sincèrement intéressé par la réponse.

– Non, répondit Spock, incapable d’articuler un autre mot, et redoutant la question suivante qui ne pouvait manquer de venir.

Mais elle ne vint pas, ou, du moins, pas de la façon dont il l’attendait.

– La blessure de ton âme avait été guérie alors, je me souviens.

– Grâce à vous, acquiesça Spock en s’inclinant.

Son interlocuteur écarta le remerciement d’un clignement d’yeux.

– Mais une autre blessure a pris sa place, articula-t-il lentement. Je le sens.

– Les blessures se succèdent, répondit le Vulcain plus sèchement qu’il ne l’eût voulu. Ainsi va la vie. Il faut les accepter et aller de l’avant.

No-LYnü hocha sentencieusement la tête.

– Tu as raison, jeune Spock, tu as raison. Rappelle-toi que l’eau du Lagon peut t’y aider, si jamais tu avais des difficultés à… aller de l’avant. Rappelle-toi qu’elle n’est pas seulement bonne pour les corps brisés, mais également pour les âmes déchirées.

Un frisson parcourut l’échine du Vulcain.

– Je croyais que les invités ne pouvaient se baigner qu’une seule fois dans le Lagon, fit-il remarquer, subjugué malgré lui par l’eau pure et tranquille.

– Tu l’as dit toi-même, tu es venu ici dans une autre vie, répondit posément le NaÏ-HyU. Cette eau pourrait faire le lien entre ces deux existences. Pour que tu puisses enfin n’être qu’un.

Spock hocha la tête d’un air de doute. L’unité n’était plus pour lui qu’un vieux rêve inaccessible. Il avait choisi d’ériger cette épaisse muraille entre son passé et son présent.

– La décision t’appartient, conclut No-LYnü avec un sourire. Sache cependant que tu seras toujours le bienvenu ici, autant de fois que tu le souhaiteras, autant de fois que ton âme en aura besoin.

Le Vulcain, que tant de gentillesse et de compréhension de la part d’un quasi inconnu rendait muet, se contenta de hocher la tête.

Après tout… qu’avait-il à perdre ?

– Tu es sûr que je peux venir avec toi ?

Spock lève un sourcil perplexe en direction de sa sœur.

– Je te rappelle que tu es concernée au même titre que moi. Je ne suis pas le seul à avoir été envoyé ici.

Lucy hausse les épaules en faisant la moue, signe chez elle de contrariété.

– Je ne comprends pas ce que je fais là. Comment peuvent-ils essayer de guérir ma télépathie et mes boucliers mentaux alors que je n’ai rien de tout ça ?

Le jeune Vulcain sent son cœur s’accélérer à l’idée qu’il est l’unique responsable de ce qui arrive à la jeune humaine. Cela fait des semaines qu’il tourne et retourne le problème dans son esprit, et qu’il en arrive à la même conclusion : tout est de sa faute.

Et c’est un poids difficile à porter.

– Hé, petit pois, tu m’écoutes ?

Spock relève la tête, alarmé. Il n’a pas entendu un traître mot de ce que vient de lui dire Lucy.

– Que dis-tu ?

– Je dis que la culpabilité est illogique, répond-elle en lui tirant la langue. Allez, viens, nous sommes là pour aller dans l’eau, non ?

Lucy ponctue sa question rhétorique d’un clin d’œil qui laisse apparaître le grain de beauté ornant sa paupière gauche et fait quelques pas dans l’eau. Spock acquiesce à contrecœur et trempe précautionneusement un orteil dans le lagon, puis, rapidement, le pied tout entier. Non seulement l’eau est chaude, beaucoup plus qu’à la piscine de ShiKahr où Lucy continue à l’entraîner deux fois par semaine depuis maintenant près de quatre mois, mais elle ne picote pas sa peau comme d’habitude : au contraire, la sensation est agréable, réconfortante, apaisante. Il avance sans même s’en rendre compte et se retrouve très rapidement immergé jusqu’au milieu du torse. A côté de lui, Lucy, que d’ordinaire le contact avec l’eau, son élément préféré, rend euphorique, marche calmement, les yeux clos, laissant la chaleur se répandre en elle comme un baume bienfaisant. Spock peut distinctement percevoir les émotions qu’elle éprouve, et qui sont, étonnamment, au diapason des siennes : pour la première fois depuis des semaines, il se sent envahi par un apaisement, un calme intérieur que seules les méditations les plus profondes parviennent généralement à lui procurer.

Ils restent là, côte à côté, de l’eau jusqu’aux épaules, en harmonie avec le sable, l’eau, le ciel, respirant lentement, et à l’unisson, sous la lumière des deux soleils qui les éblouit. En paix pour la première fois depuis des semaines.

Tout à coup, quelque chose frôle la hanche du Vulcain : un poisson, vert et blanc, à la nageoire dorsale tellement fine qu’elle en est presque transparente, qui le regarde à présent avec curiosité. Au même moment, Lucy lève lentement la main pour désigner quelque chose, à un mètre environ devant eux, et chuchote :

– Regarde !

Ce n’est pas un seul poisson, mais des dizaines, qui nagent autour d’eux, comme attirés par leur présence. Tous semblent avoir une forme, des couleurs différentes, ce qui n’a rien de logique : comment autant d’espèces distinctes pourraient-elles bien s’être retrouvées ici, sans pour autant que deux individus appartiennent à la même ? Spock fronce les sourcils, mais sa sœur ne semble pas se poser ce genre de questions : visiblement fascinée par le tourbillon de couleurs qui les entoure, elle s’enhardit jusqu’à tendre la main et caresser un gros poisson tout rond, qui se frotte aussitôt contre ses doigts comme un chat. Certains le suivent et se pressent autour des deux enfants. D’autres, plus méfiants, restent à distance, visiblement peu désireux d’établir un contact, mais ils demeurent à proximité. Le nuage de poissons recule insensiblement, poussant les nouveaux venus à avancer dans l’eau transparente. A chaque pas qu’ils font, le sable monte en volutes bleues autour de leurs chevilles. Quelques instants plus tard, Spock, dressé sur la pointe des pieds, a de l’eau jusqu’au cou. Lucy, un peu plus grande que lui, pourrait encore faire quelques pas avant d’être submergée. Les poissons s’arrêtent, les regardent, semblent les attendre.

– On… on y va ? demanda la jeune humaine, un soupçon d’incertitude dans la voix.

Spock sait bien qu’elle meurt d’envie de nager jusqu’au centre du lagon, et que seule la réticence de son frère l’en empêche. Il jette un coup d’œil circulaire et circonspect autour d’eux. Plusieurs NaÏ-HyA se baignent dans la lagune, à une distance raisonnable (et tous, comme le Vulcain a pu le constater avec soulagement lorsqu’il est entré dans l’eau, gardent leurs émotions pour eux). Bien qu’ils ne regardent pas spécialement les jeunes humains, une intervention rapide de leur part en cas de problème est possible. Et puis, il commence à savoir nager à peu près correctement – et, chose étrange, il en a simplement… envie. Pour la première fois de sa vie, l’eau ne lui apparaît pas comme un piège, un élément dangereux et inquiétant.

– On y va, répond-il sans l’ombre d’une hésitation, et sur une impulsion, à la stupéfaction de sa sœur, il pousse sur son talon droit, rompant de lui-même la seule chose qui le relie à la terre ferme.

L’instant d’après, il n’a plus pied, mais il se maintient sans difficulté à la surface, étirant consciencieusement les bras et les jambes dans ce que Lucy appelle « la position grenouille » (bien que Spock n’ait jamais vu une grenouille de sa vie, ces créatures étranges n’existant pas sur sa planète natale). Pour la première fois de sa vie, il nage seul, sans efforts, sans crainte. Il se sent – sans mauvais jeu de mots, il est incapable d’en faire – comme un poisson dans l’eau, cette eau qui l’enveloppe, le berce, le rassure.

Puis l’idée lui vient que, s’il a été envoyé ici, c’est pour trouver une réponse à un problème qui se situe dans son esprit, et que, peut-être, dans ces circonstances, il serait préférable de mettre la tête sous l’eau. Imitant Lucy qui pratique « la brasse coulée », il baisse le menton et, prenant une large inspiration, laisse le liquide se refermer sur lui.

Aussitôt, les sons s’estompent et il entre dans un monde qui lui était jusqu’alors inconnu, dans lequel il lui est plus facile de se mouvoir, et plus facile de penser clairement. Pour la première fois depuis des semaines, il sent son esprit libéré des crépitements parasites qui l’assaillent à tout moment depuis sa première crise. Sentant que sa paupière nictitante s’est instinctivement refermée sur sa pupille, il ouvre les yeux.

Autour de lui, une myriade de poissons multicolores lui fait escorte. Certains sont minuscules, pas plus gros que l’ongle de son auriculaire, d’autres sont aussi longs que ses jambes ; ceux qui, tout en longueur, semblent taillés pour la vitesse côtoient des poissons ronds et charnus, à la fois lents et majestueux ; certaines nageoires dorsales ressemblent à des voiles tendues par le vent, d’autres à de longs tissus flottant au gré de la brise, d’autres encore, effilées comme des lames, donnent l’impression de fendre l’eau. Des algues vertes et rouges, accrochées aux rochers, ondulent paresseusement dans un mouvement hypnotique. Un nuage de petites bulles transparentes accompagne le moindre souffle, le moindre mouvement. Des rayons de soleil percent parfois le mince plafond d’eau qui les sépare du monde extérieur et descendent dans une cascade de lumière jusqu’au sable bleu qui recouvre le sol. Il s’agit d’un monde inconnu, insoupçonné, un monde de silence et d’harmonie, au léger goût de sel, presque irréel, suspendu entre terre et ciel.

Magique est le seul mot qui vient à l’esprit du jeune Vulcain.

A côté de lui, Lucy nage souplement, gracieusement, tout en jetant par moments, pour vérifier que tout va bien, de discrets regards vers son frère. Ce dernier remonte, aspire une goulée d’air, replonge un peu plus profondément pour découvrir de nouvelles merveilles. Il se sent… bien. En sécurité. Chez lui.

Tous deux abordent en même temps un petit îlot de rochers d’un gris bleuté situé à mi-chemin entre la rive et le centre du lagon. Spock se hisse non sans difficulté hors de l’eau. Ses mouvements sont moins fluides, plus lourds, presque patauds. Il ferme les yeux pour laisser sa troisième paupière se remettre en place avant de s’asseoir sur la roche, de l’eau jusqu’à la taille. Lucy, qui s’est assise non loin de lui, semble totalement abasourdie par l’audace de son petit frère, mais elle se garde bien d’émettre le moindre commentaire.

– Ça va ? demande-t-elle.

Il hoche la tête, incapable d’articuler un seul mot. La sensation de plénitude et de sérénité qui l’a envahi alors qu’il était sous l’eau perdure. Il a l’impression totalement irrationnelle et illogique qu’il lui a été accordé de naître une seconde fois, après être retourné à l’eau d’où est venue toute vie. Au-dessus de sa tête, les deux soleils resplendissent, viennent se briser dans l’eau en milliers d’éclats aveuglants. Il a envie de rire et de pleurer – il ne le fait pas, parce qu’il est Vulcain, mais son cœur déborde de quelque chose qu’il ne peut exprimer.

– Oh, regarde !

Spock tourne la tête vers l’endroit que lui désigne Lucy : dans un creux de rocher, un tout petit poisson blanc se contorsionne vainement pour regagner l’eau. Une vaguelette l’a probablement projeté dans cette flaque, ou bien il y a sauté seul par hasard, et maintenant le voilà prisonnier.

– Attends, murmure la petite fille en s’approchant doucement, je vais te remettre à l’eau. Ne bouge pas.

L’animal s’immobilise soudain, comme s’il comprenait le sens de ses paroles (un réflexe, probablement, corrige la moitié vulcaine de Spock, un réflexe à l’approche d’une grosse bête potentiellement dangereuse). Lucy place ses mains en coupe dans la petite flaque, en faisant bien attention à ne pas blesser le poisson, puis, toute à son sauvetage improvisé, elle se relève et marche doucement jusqu’au rebord du rocher, bras tendus en avant.

– Fais attention la prochaine fois, conseille-t-elle au poisson en plongeant ses deux mains dans l’eau.

Lucy est ainsi. Elle parle à tous et à tout. Aux humains, aux Vulcains, aux animaux, aux plantes, aux objets. Comme si tout était vivant et pouvait la comprendre. Spock a beau opposer à ce comportement animiste la logique pure, elle se contente toujours de hausser les épaules et de lui sourire en lui répétant que ça lui fait « plaisir d’y croire ». Lorsqu’il l’agace trop en mettant en lumière l’irrationalité totale de son attitude (par exemple lorsqu’elle se met en tête de donner un nom à sa brosse à dents ou de dialoguer avec le vaisseau qu’il lui a fabriqué pour ses sept ans), elle lui tire la langue et lui fait remarquer qu’il parle bien parfois avec I-Chaya. Ce qui n’est pas faux, et qui le fait verdir immanquablement, parce que parler avec un animal n’est pas une attitude digne d’un Vulcain…

– Je te remercie d’avoir aidé ce poisson.

La voix, lente et grave, résonne soudain derrière les deux enfants, qui se retournent avec un sursaut (enfin, Lucy sursaute, et Spock bouge un peu plus vivement que d’habitude, parce que les Vulcains ne sursautent pas) pour se trouver nez à nez avec un NaÏ-HyU de haute taille, à la crête impressionnante. Une cicatrice mal refermée bourgeonne à son côté gauche et il n’est pas difficile de comprendre que c’est la raison pour laquelle il s’est rendu au Lagon des Âmes. Voyant que sa haute stature peut impressionner les enfants, il s’accroupit auprès d’eux. Lucy, étonnamment timide, rougit et hausse les épaules.

– Je n’allais pas le laisser tout seul dans cette flaque.

Le NaÏ-HyU sourit.

– Je ne t’en remercie pas moins. Je m’appelle No-LYnü.

En dehors des natifs de Tarany qui les ont accueilli au village, c’est la première fois que l’un d’eux leur adresse la parole. Les NaÏ-HyA préfèrent communiquer télépathiquement, ainsi qu’ils l’ont expliqué à Sarek, à Amanda et aux enfants lorsqu’ils sont arrivés sur la planète. Il ne s’agit pas d’un signe de rejet à l’encontre des humains ou d’autres espèces non télépathiques, mais tout simplement d’un manque de pratique. Spock et Lucy ont fait de leur mieux pour ne pas troubler le calme et le silence des lieux, et ont chuchoté toute la journée de la veille et durant la matinée. Qu’un des NaÏ-HyA leur parle à voix haute, dans la tranquillité du lieu sacré, est légèrement troublant.

– Je suis Lucy, et voici mon frère Spock. Nous venons de Vulcain.

– Soyez les bienvenus sur Tarany. Vous êtes bien jeunes pour nécessiter l’aide du Lagon, fait-il remarquer de ce même ton calme et posé qui caractérise les habitants de cette planète.

Il peut s’agir, au choix, d’un simple commentaire poli ou d’une question détournée. Spock hésite un instant, réticent à l’idée d’avouer la moindre faiblesse, même face à un inconnu qui ne partage pas les valeurs culturelles de son peuple. Chose plus étonnante, Lucy ne s’empresse pas de lui raconter ce qui leur est arrivé. L’humanoïde en face d’eux ne prend cependant pas ombrage de leur silence, et, au lieu de leur poser la question de façon plus directe (comme c’est après tout son droit, étant donné que Spock et sa sœur sont les intrus), il se met, de façon spontanée, à leur conter sa propre histoire. Deux minutes après, les enfants sont suspendus à ses lèvres tandis qu’il leur décrit la créature de l’Ombre, le BäN-Tok, qu’il a affrontée quelques jours auparavant.

– Ils sont devenus très rares, explique No-LYnü de sa voix lente et apaisante, mais autrefois ils étaient les maîtres de cette planète. Nous les avons repoussés, un par un, jusqu’aux extrêmes frontières de notre monde, et avons érigé une épaisse muraille pour les tenir éloignés de nos terres. Il arrive cependant que certains parviennent à franchir cette barrière et s’aventurent jusqu’à nos villages, en quête de nourriture.

Spock sent un frémissement parcourir la peau de sa sœur.

– C’est un BäN-Tok qui vous a fait ça ? demande-t-elle en désignant l’immense cicatrice qui, depuis le haut du cou jusqu’à la hanche, parcourt le corps de leur interlocuteur.

Ce dernier acquiesce, sans cesser de sourire.

– Je suis un guerrier Hi-BäN. Mon devoir est de protéger mes semblables contre de telles invasions.

– Wahou, commente la petite fille, admirative. Vous êtes très courageux.

– Je te remercie pour le compliment, répond gravement le NaÏ-HyA.

– Et vous êtes venu ici pour vous soigner ? reprend Lucy.

– En effet. Le corps et l’âme. Un BäN-Tok se nourrit non seulement de chair, mais également de souvenirs. Il faut beaucoup de temps pour se remettre d’une confrontation avec l’un d’eux.

Un silence descend sur eux, uniquement troublé par le murmure du vent et le léger clapotis de l’eau.

– Mes parents ont obtenu la permission de nous emmener au Lagon des Âmes car les guérisseurs vulcains sont impuissants à nous soigner.

Spock s’interrompt, atterré. A aucun moment il n’a eu l’intention de parler, mais les mots sont sortis tout seuls de sa bouche. Lucy, les yeux ronds, bouche ouverte, le regarde fixement, visiblement choqué par cette explosion si peu caractéristique de son frère. Seul le NaÏ-HyU, imperturbable, ne semble pas surpris outre mesure : il opine du chef et l’incite à poursuivre.

– Et de quel mal es-tu donc atteint, jeune Spock de Vulcain ?

Le fait que No-LYnü s’adresse uniquement à lui le conforte dans son idée première : il est seul responsable. Curieusement, il ne s’en sent plus coupable, mais uniquement tendu vers la guérison qui apportera enfin le soulagement aux maux de sa sœur.

– Je suis à demi Vulcain, mais Lucy est totalement humaine. Nous avons pourtant développé un lien mental très fort. Lorsque ma sœur est partie à 2789 kilomètres, je n’ai pas réussi à compenser la distance.

La suite est plus difficile à dire, mais Lucy vient obligeamment à la rescousse, moins pudique que lui.

– Il est tombé malade. Il avait tout le temps mal à la tête et il n’arrivait plus à se concentrer. Et puis…

– Ce n’est pas la peine de donner des détails, l’interrompt hâtivement Spock.

– Il s’agit d’un trouble fréquent chez les enfants télépathes, commente tranquillement No-LYnü, comme s’il ne s’agissait pas d’une défaillance inexcusable. Les jeunes NaÏ-HyA traversent très souvent des crises de ce type.

– Mais vous êtes les télépathes les plus puissants de l’univers ! proteste le jeune Vulcain, qui a du mal à croire à ce qu’il entend.

– Je te remercie pour cette appréciation. Mon espèce, contrairement à la tienne, ne lie pas nécessairement pouvoir et contrôle. Ne crois-tu pas que même les plus puissants apprennent de leurs erreurs ?

Pendant un instant, Spock sent sa poitrine se resserrer, parce que la réponse à cette question lui semble évidente, mais il s’agit d’une évidence trop peu vulcaine pour qu’il puisse la formuler. A côté de lui, Lucy le fixe avec une intensité qu’il a du mal à supporter. Cette question a été bien trop souvent un facteur de discorde entre eux. Percevant le malaise qui s’est installé, le NaÏ-HyU revient au sujet premier de la conversation :

– C’est donc pour cette raison que vos parents vous ont emmené ici ?

– Pas exactement, marmonne Spock, qui se sent verdir malgré lui.

– Tout est rentré dans l’ordre rapidement, enchaîne Lucy en se mordant les lèvres. Je suis revenue, Spock s’est reposé, mais il y a environ deux mois…

Le Vulcain la coupe avec cette agressivité nouvelle, dont il n’avait pas conscience ne serait-ce que quelques semaines auparavant, et qui semble avoir envahi une partie de sa personnalité :

– Tout a recommencé. Et pas seulement pour moi, mais pour Lucy aussi. Alors qu’elle est totalement humaine et qu’elle n’a aucun pouvoir télépathe. Ce n’est… ce n’est pas juste !

Sa sœur se raidit à côté de lui, mais elle garde le silence, sachant que tout ce qu’elle pourra dire ne fera qu’ajouter à sa détresse. Elle a déjà essayé d’aborder le sujet avec lui, de le consoler, de le réconforter, de minimiser le problème, sans aucun succès. A chaque fois, il l’a « envoyée promener », selon l’expression humaine (et illogique) consacrée, avec une violence qu’il ignorait porter en lui et qui, s’il doit être parfaitement honnête avec lui-même, l’effraye. Il a beau savoir que la jeune humaine ne lui en veut absolument pas, cette certitude n’atténue en rien le sentiment de culpabilité qui lui serre la poitrine et menace de l’étouffer à chaque fois qu’il y pense. Car, enfin, s’il n’était pas un si mauvais Vulcain, s’il n’avait pas créé égoïstement ce lien mental entre eux, s’il était capable de le contrôler, Lucy ne serait pas obligée de passer par les mêmes migraines que lui, elle n’aurait pas été retirée de l’école (où elle s’est effondrée, incapable de se concentrer une seconde de plus, au moment même où lui-même éprouvait les premiers signes de la crise), elle irait parfaitement bien et…

Un poisson noir, aux nageoires d’un bleu profond, vient se frotter contre sa main droite. Spock sursaute, revenant brusquement à la réalité. Incrédule, il cligne des yeux. Impossible, se dit-il. Et pourtant, il a distinctement perçu quelque chose, un lien ténu mais bien réel…

Un groupe de poissons de toutes les couleurs s’est formé non loin de lui. Tous semblent le regarder, avec des yeux presque inquiets.

– Que font-ils ? Est-ce qu’ils sont… Est-ce que…

– Les poissons de ce Lagon sont… spéciaux, répond No-LYnü. En tout cas, ils sont sans conteste doués de pouvoirs télépathiques. Ils ont, comme moi et tous les NaÏ-HyA présents dans le Lagon, senti ta douleur et ta tristesse.

Spock aimerait bien rétorquer qu’il n’est pas triste, parce qu’il est Vulcain, mais à quoi bon ? La télépathie a cela de problématique qu’elle ne peut rien dissimuler.

– Jeune Spock, reprend leur curieux interlocuteur en plaçant sa main sous le menton du Vulcain pour l’obliger à le regarder dans les yeux, les poissons sont venus t’aider et je suis venu t’aider. Ta sœur aussi est là pour toi. Mais nous ne pouvons rien faire si tu refuses notre aide.

De nouveau, il aimerait bien dire qu’il n’a besoin de l’aide de personne, mais ce serait un mensonge, et les Vulcains ne mentent pas. Ce n’est pas la première fois qu’il se heurte à ce paradoxe : il ne peut ni mentir ni dire la vérité, car la vérité n’est pas vulcaine. Alors, il se tait, et il enfouit au fond de son cœur tout ce qu’il ne peut exprimer sans contrevenir aux normes culturelles de son espèce.

Tu n’as rien à dire, murmure une voix à l’intérieur de son esprit. Laisse-toi simplement guider.

A peine a-t-il résolu d’abaisser ses boucliers qu’il sent une présence apaisante envelopper sa conscience, presque aussi rassurante que, tout à l’heure, l’eau autour de son corps. Il ne s’agit pas d’un seul et unique esprit, bien qu’il distingue clairement celui de No-LYnü, qui brille davantage que les autres, mais de dizaines, de centaines, de milliers de voix qui murmurent autour de lui.

Il ferme les yeux et se laisse guider par leur chant.

Lorsqu’il ouvre les paupières, les deux soleils sont presque exactement à la même place dans le ciel. Bien qu’il ne se soit pas écoulé plus d’une ou deux minutes, il a l’impression d’avoir vécu mille ans.

– Ton esprit est très fort, jeune Spock. Très lumineux.

Le Vulcain ne peut s’empêcher de tressaillir en entendant ce compliment inattendu. Jamais personne, au sein de son propre peuple, ne lui a jamais rien dit de tel. Au contraire, il a toujours l’impression de devoir sans cesse se surpasser, pour obtenir un simple signe d’approbation, le plus souvent adressé avec réticence par l’un de ses professeurs.

– Peu de Vulcains auraient su lutter si efficacement contre une telle attaque, reprend le NaÏ-HyU.

Spock remarque alors qu’un pli soucieux lui barre le front, juste au-dessous de la crête bleue qui orne le sommet de son crâne, et que ses yeux le scrutent attentivement. Qu’a-t-il bien pu voir dans son esprit de si inquiétant ? Et de quelle attaque parle-t-il ?

– Ce qui m’interpelle est la marque d’un esprit étranger dans le tien, répond No-LYnü à sa question muette. Quelqu’un est entré là (il désigne de son long doigt blanc sans ongle le milieu du front de l’enfant) et y a laissé son empreinte. Une empreinte quasiment indétectable. Je ne m’étonne pas que les guérisseurs de ta planète n’aient rien vu, malgré tout leur savoir-faire.

Spock frissonne, cette fois de dégoût. La simple pensée que quelqu’un ait pu ainsi… violer son esprit lui noue le ventre.

– Tu te souviens, dit alors Lucy à voix basse, quand tu es allé à l’hôpital, peu avant notre anniversaire ? Tu m’as dit que tu avais senti une présence dans ton esprit.

Il fronce les sourcils. Bien évidemment, il se souvient de cet épisode, mais…

– Ce n’était pas une attaque, rectifie-t-il. Un des guérisseurs a dû essayer de me soigner de cette façon.

Lucy lève les yeux au ciel. Elle n’a jamais cru à cette hypothèse, et n’a accepté de garder le silence à ce sujet que parce que Spock semblait n’avoir gardé aucune séquelle de l’incident. Mais si No-LYnü a raison…

– Il ne s’agissait pas d’une intrusion bienveillante, déclare ce dernier avec gravité. Celui qui s’est introduit dans ton esprit s’est attaqué au lien qui te relie à ta sœur. Il cherchait selon toute vraisemblance à le détruire, ce qui explique que le lien ait dysfonctionné par la suite, et que Lucy en ait été affectée. Beaucoup de pouvoir a été nécessaire pour te débarrasser de ce nuage qui obscurcissait ton esprit.

La nouvelle est certes plus que préoccupante, mais le jeune Vulcain ne retient qu’une chose de ce petit discours :

– Vous… Vous m’avez guéri ? murmure-t-il sans oser y croire.

Le NaÏ-HyU acquiesce lentement. Lucy lui offre alors un sourire éclatant et s’incline devant lui avec une grâce enfantine qui ne manque pas de solennité.

– Je vous remercie, et demeure à jamais votre serviteur, hA-No-LYnü.

La gravité de la formule et le titre honorifique, qu’elle a entendus la veille dans la bouche de Sarek alors qu’il s’adressait aux dignitaires de Tarany, fait sourire son interlocuteur.

– Jeune Lucy, j’accepte tes remerciements, mais je ne peux prendre pour moi seul le crédit de cette guérison. Mes seuls pouvoirs télépathiques n’auraient pas suffi à chasser l’ombre qui pesait sur l’esprit de ton frère.

– De quelle aide parlez-vous ? demanda aussitôt Spock, que la question travaillait depuis quelques minutes. J’ai senti la présence… d’autres esprits autour du mien, qui me parlaient et m’apaisaient. Mais je ne vois personne ici, achève-t-il en regardant tout autour de lui.

De nouveau, le NaÏ-HyU sourit.

– Ta sœur voit mieux que toi, elle qui parle aux poissons.

– Vous voulez dire que… commence Lucy, incapable d’achever sa pensée.

– La légende veut qu’aux âmes des NaÏ-HyA qui sont un jour, comme vous, venus chercher le réconfort dans ces eaux, soit offerte la possibilité de revenir ici, pour se reposer et retrouver la sérénité, avant le grand plongeon dans l’inconnu.

– C’est pour ça qu’il n’y a pas deux poissons identiques ? s’exclame la petite fille tout en scrutant l’eau avec une ferveur nouvelle. Merci à vous tous !

Spock se retient de dire qu’il s’agit d’une légende, d’une légende qui ne possède aucun fondement scientifique, aucune base logique. Insulter les croyances de celui qui vient de lui rendre la sérénité d’esprit n’est pas une très bonne idée. Et puis, au fond de lui, tout comme sa sœur lorsqu’elle parle aux objets, il ressent ce qu’elle appelle « l’envie d’y croire ». Envie de croire que, peut-être, un jour, puisqu’il s’est baigné dans le Lagon des Âmes, lui aussi pourra venir s’y ressourcer avant de mourir.

– La décision t’appartient, conclut mystérieusement No-LYnü en se levant.

L’eau était aussi chaude, aussi bienfaisante, aussi purificatrice que dans son souvenir. S’y immerger complètement, ignorant les regards étonnés des cadets qui l’avaient vu entrer dans l’eau, avait été aussi simple que de se mettre à nager.

Apaisé, il était sur le point d’atteindre le centre du Lagon lorsqu’il le vit.

A moins d’un mètre de lui, sur sa gauche, un petit poisson rouge au corps fuselé, taillé pour la vitesse, et à la longue nageoire caudale veinée d’or, nageait sans effort apparent à la même vitesse que lui. Lorsque Spock ralentit, il calqua tout naturellement son allure sur la sienne, et lorsque le Vulcain, stupéfait et le cœur battant d’une émotion stupide, s’arrêta, le poisson s’immobilisa à son tour et le regarda. Au-dessus de l’œil gauche de l’animal, une petite tache noire étrangement familière…

Puis, soudain, le poisson le dépassa et se mit à filer vers la partie ouest du Lagon. Surpris, Spock se remit à nager, accélérant la cadence pour le suivre. Sa moitié vulcaine avait beau lui hurler qu’il était ridicule de forcer l’allure pour rejoindre un simple poisson, sa moitié humaine le poussait illogiquement à continuer. De temps à autre, l’animal s’arrêtait et se retournait, comme pour vérifier qu’il n’avait pas distancié son poursuivant, puis il reprenait sa course de plus belle, soucieux de ne pas se laisser rattraper.

Attends-moi, se surprit à penser Spock.

A cet instant précis, le poisson s’arrêta. Le Vulcain, légèrement essoufflé, remonta à la surface pour prendre un peu d’air avant de replonger…

… Et se retrouva nez à nez face à Nyota, qui, à demi assise sur un rocher dans le but évident de profiter de la douceur et de la solitude du lieu, le regardait avec une stupéfaction mêlée d’inquiétude.

– Je… je vous prie de m’excuser, je…

Spock se sentit verdir. Incapable d’expliquer pour quelle raison il venait de troubler sa quiétude (« Je suivais un poisson » ne lui semblait pas une excuse valable), il ne parvint pas à terminer sa phrase et demeura muet, tandis qu’elle se penchait vers lui avec sollicitude.

– Quelque chose ne va pas ?

Il retrouva la parole en même temps que sa liberté de mouvement.

– Je ne vous avais pas vue. Je vous prie de m’excuser.

Il se détourna lentement, sans lui laisser le loisir de lui répondre, et plongea de nouveau, mais il eut beau scruter encore et encore les profondeurs du Lagon, il ne parvint pas à retrouver le poisson qui l’avait (sciemment ?) mené jusqu’ici.

Comme si, une fois sa mission accomplie, il avait rejoint un autre univers, invisible et soigneusement dissimulé aux yeux des vivants.

Les cadets quittèrent à regret le Lagon lorsque le deuxième soleil de Tarany commença à effleurer l’horizon de ses rayons. Les blessures de McCoy, de Masters et d’un jeune pilote du nom de Sulu, que Spock connaissait de vue, s’étaient refermées presque miraculeusement (le jeune médecin lui-même n’en revenait pas), tandis que les douleurs des quatre autres cadets avaient presque totalement disparu. Tous, en reprenant le chemin qui menait au village, s’en émerveillaient et se promettaient d’en remercier chaleureusement leurs hôtes.

– Tu sembles bien pensif, jeune Spock, murmura une voix redevenue familière à l’oreille du Vulcain.

Ce dernier se retourna vers No-LYnü.

– Ce que vous m’avez dit la dernière fois… commença-t-il, incertain. A propos des âmes venues chercher le réconfort dans ces eaux…

– Il est des mystères que la logique la plus parfaite ne pourra jamais percer, l’interrompit gentiment le NaÏ-HyU. Si tu souhaites encore méditer sur ce que tu as vu aujourd’hui, tu n’es pas obligé de te joindre aux autres pour le début des festivités. Je me charge d’escorter tes cadets jusqu’au village.

– Vous m’autorisez à rester au Lagon ?

– Ne t’ai-je pas déjà dit que tu y serais le bienvenu à chaque fois que tu le souhaiterais ? Tu n’y trouveras pas nécessairement ce que tu y cherches, mais peut-être obtiendras-tu des réponses à d’autres questions.

Spock hésita un instant devant cette réponse sibylline.

– Demeure, ordonna doucement No-LYnü.

Le Vulcain s’inclina pour remercier son hôte et rebroussa chemin à pas lents. Le soir tombait. Pieds nus sur le sable d’un bleu nuit, où chaque grain doré devenait une étoile, Spock s’assit sur la grève et ouvrit grand les yeux pour s’imprégner de la magie du lieu et imprimer une fois pour toutes la vision éternelle de cette eau bleue qui recelait tout un monde de mystères et de secrets. Il lui semblait entendre tout autour de lui les murmures des âmes se mêler à la respiration de l’océan tout proche. Il s’agit d’une légende, se répéta-t-il pour la millième fois. Rien qu’une légende, un conte, une histoire.

Et pourtant, ce poisson qui l’avait entraîné dans son sillage…

Peut-être avait-il toujours préféré la compagnie des morts à celle des vivants.

Alors qu’il essayait vainement de faire le tri dans ses émotions et ses pensées, il vit une ombre se profiler sur le chemin qui venait du village. Avant même qu’il ne soit capable de distinguer ses traits, il la reconnut, peut-être parce qu’il avait passé bien trop de temps à la guetter au détour des couloirs de l’Académie.

She walks in beauty like the night…

– Comme je m’inquiétais de ne plus vous voir avec nous, un des NaÏ-HyA m’a dit que vous étiez resté au bord du Lagon. Il a… insisté pour que je vous rejoigne, mais si je vous dérange…

Spock se surprit à sourire intérieurement. Décidément, tout conspirait à les réunir aujourd’hui.

– Vous ne me dérangez jamais, s’entendit-il répondre avec douceur.

Les mots lui venaient naturellement, comme s’il était parfaitement normal de les prononcer. La jeune femme parut surprise mais heureuse de cette réponse, et elle s’assit à côté de lui, souplement, en silence.

– Vous m’aviez caché que vous étiez aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau, finit-elle par dire avec un petit sourire. Tout le monde a été impressionné, vous savez.

– Être à demi Vulcain n’implique pas nécessairement une inaptitude à la nage, répondit-il.

Il entendit distinctement son inspiration légèrement plus marquée lorsqu’il prononça le mot « demi Vulcain » (personne, à l’exception de ses supérieurs, n’était au courant de son ascendance humaine) et lui fut reconnaissant de ne pas commenter plus avant.

– L’eau du Lagon vous a-t-elle été bénéfique ? reprit-il pour éviter de laisser un silence gênant s’éterniser.

Nyota poussa un soupir de bien-être.

– Jamais je n’ai rien éprouvé de tel. C’était comme… comme être lavée à l’intérieur. La créature que nous avons rencontrée ce matin (elle frissonna à ce souvenir) n’a fait que m’effleurer, mais elle a laissé comme une empreinte dans mon esprit, si vous voyez ce que je veux dire.

Spock acquiesça tout en s’efforçant de ne rien laisser paraître de l’angoisse qui l’avait assailli lorsqu’il avait appris que les cadets avaient été attaqués par l’horrible créature dont No-LYnü lui avait parlé des années auparavant.

– Les BäN-Tok se repaissent des souvenirs. Tous ceux qu’ils blessent, grièvement ou non, sont touchés aussi bien dans leur esprit que dans leur corps. Ce que vous avez subi n’est pas rien, croyez-moi. Seule l’eau du Lagon pouvait en effacer la cicatrice.

– Vous semblez bien connaître ce lieu et ses habitants, fit remarquer la jeune femme, visiblement curieuse.

– J’ai déjà eu le privilège de me baigner dans l’eau du Lagon, il y a de cela des années.

– Oh, se contenta-t-elle de dire.

– Vous savez que vous pouvez me poser la question que vous poseriez à un humain.

Il s’agissait d’une sorte de pacte passé entre eux depuis qu’ils avaient eu cette discussion sur la plage à propos des questions « trop personnelles » pour un Vulcain. Elle était la seule à avoir ce droit, celui d’envoyer promener (selon l’expression humaine et illogique consacrée) les tabous culturels et de l’interroger sur sa vie privée. Elle n’en abusait pas, mais l’utilisait parfois, lorsque la conversation devenait trop théorique et trop abstraite pour elle et qu’elle avait besoin d’un peu d’humanité. Ainsi fonctionnait leur relation, depuis quatre-cent-trente-deux jours.

– Je ne suis pas certaine que je poserais cette question même à un humain, répondit-elle doucement. Il me semble que tout ce qui se passe ici est tellement… tellement personnel. Moi-même, alors que j’étais allongée sur l’eau, j’ai revu certaines choses de mon passé… ces souvenirs qui avaient été salis et détruits par cette créature… Comme si le Lagon avait le pouvoir de réunifier les êtres, de leur redonner leur cohérence.

Elle s’interrompit et eut un petit rire qui dissimulait mal son manque d’assurance.

– Je vais me taire avant de dire quelque chose de trop illogique pour vous, conclut-elle en lui jetant un coup d’œil nerveux.

– Ce que vous dites n’est absolument pas illogique. J’ai moi aussi retrouvé tout un pan de mon passé, que je croyais avoir à jamais oublié. Ce genre de miracles ne peut avoir lieu qu’ici, comme une sorte de parenthèse qu’il nous faudra refermer dès que nous aurons gravi ce sentier.

Nyota rit, plus franchement cette fois.

– Vous vous lancez dans les images poétiques, à présent ? Je n’aurais jamais cru ça possible !

Elle lui reprochait toujours gentiment son pragmatisme absolu et s’efforçait de lui enseigner le sens et l’intérêt des expressions humaines, des métaphores et autres figures de rhétorique qu’il avait du mal à saisir.

– Avec beaucoup de précautions oratoires, cela peut m’arriver.

Elle rit de nouveau, la tête penchée en arrière.

– Je ne suis pas certaine d’avoir envie de refermer la parenthèse.

Le ton de sa voix s’était fait plus sérieux, comme si cette simple phrase ne se contentait pas de filer la métaphore que le Vulcain avait initiée, mais contenait un double sens qu’il n’était pas en mesure de comprendre. Il s’apprêtait à le lui indiquer lorsqu’il sentit soudain la main de la jeune femme se poser sur la sienne, légère comme une plume.

– Avec un humain, c’est ce que je ferais, murmura-t-elle.

Il savait ce qu’il aurait dû lui répondre : qu’il avait été son professeur…

Tu ne l’es plus, lui répondit un murmure, porté par le vent de la nuit.

… qu’il était Vulcain et par conséquent incapable de lui donner ce qu’elle attendait de lui…

Que connais-tu de ses attentes ?

… qu’elle semblait proche de Leonard McCoy et qu’il serait probablement préférable pour elle qu’elle le choisisse…

Vas-y, fais l’éloge de tes rivaux, imbécile !

bref que ce qu’elle lui proposait était absolument, irrévocablement et définitivement impossible

La décision t’appartient.

… Au lieu de lui dire tout cela, comme l’exigeait la logique, il joignit ses doigts aux siens.

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