Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 5 : Chat échaudé craint l'eau froide

5291 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 16:51

Première apparition de Kirk et de McCoy. On est entre le premier et le deuxième film (plutôt plus près du deuxième), pour vous situer. (Et que ce chapitre est court par rapport au précédent !)



Chapitre 5 : Chat échaudé craint l’eau froide



28… 29…

Spock prit une profonde inspiration et raffermit sa prise, sentant glisser sous ses doigts glacés le tissu gorgé d’eau. La tête qu’il maintenait avec peine à la surface ballotta un instant sur son torse et se figea, inerte, dans le creux de son épaule.

32… 33… 34…

Il estimait à mille six cents mètres la distance qui le séparait du rivage – qui les séparait du rivage, car il se refusait à croire que le corps qui s’alourdissait dans ses bras de seconde en seconde ne respirait plus. S’il ne percevait pas le moindre souffle, c’était parce que ses propres oreilles étaient emplies d’eau. S’il ne sentait pas battre le cœur, c’était parce que son propre corps était engourdi. Toute alternative était inconcevable.

39… 40… 41… 42…

Sans être un excellent nageur, il était capable de parcourir de longues distances relativement rapidement, mais avec le poids supplémentaire qui entravait ses mouvements et l’empêchait de se servir de ses bras ? Il lui faudrait près de trois heures pour regagner la terre ferme.

Or, il ne nageait que depuis quarante-cinq secondes. Il lui en restait donc environ 10 755. Une estimation plutôt décourageante, même pour un Vulcain censé ne pas connaître le découragement.

Quelque chose l’effleura – à peine, une simple caresse qui courut le long de son dos, mais suffisamment pour accélérer son rythme cardiaque et sa respiration. Il ignorait tout de la faune du lac, tout de ce que recelaient les eaux noires et profondes à la surface desquelles il se maintenait avec difficulté, luttant à chaque instant pour ne pas se laisser submerger, et avec lui son précieux fardeau. Forcé de nager sur le dos pour garder hors de l’eau la tête de son compagnon d’infortune, il ne pouvait voir ce qui se passait en-dessous d’eux, dans les profondeurs du lac où ils avaient été précipités peu de temps auparavant.

58… 59… 60 – une minute…

Spock s’astreignit à davantage de discipline. Il devait rester calme, économiser son souffle, se concentrer uniquement sur sa tâche, et, surtout, ne pas penser aux créatures susceptibles de peupler le lac et de les entraîner vers le fond.

Il fallait croire que James T. Kirk, non content d’attirer les ennuis de manière générale, entretenait avec l’élément aquatique une relation particulièrement chaotique. Depuis neuf mois que Spock avait été définitivement affecté sur l’Enterprise en tant que premier officier, son supérieur avait failli se noyer déjà quatre fois.

Tout d’abord, sur Ponantis, lors de leur toute première mission diplomatique, lorsque le capitaine, sous l’emprise d’une drogue administrée par les autochtones, avait sauté dans la rivière qui entourait les murailles de la cité. Si Spock n’avait pas plongé à sa suite, il aurait eu du mal à s’en sortir seul, car la drogue avait non seulement annihilé les facultés intellectuelles du capitaine, mais également drastiquement diminué sa capacité à coordonner ses mouvements.

La deuxième fois, sur Adenia, il avait été précipité depuis un tronc d’arbre dans un torrent par une créature bourrée d’énergie qui avait en partie fait fondre leur pont improvisé. Là encore, Spock avait plongé pour venir en aide à son supérieur, ce qui lui avait valu d’ingérer accidentellement une plante parasite qui avait pris place dans son poumon droit (ce souvenir n’était pas spécialement bienvenu alors qu’il se nageait dans des eaux d’une propreté douteuse, potentiellement porteuse de parasites analogues). Le médecin en chef lui avait même fait remarquer, à cette occasion, qu’il « était bon nageur » et lui avait demandé, avec une curiosité sincère et dépourvue d’animosité (un fait rare en soi, à l’époque), où il avait appris. Le Vulcain avait bien évidemment éludé la question.

La troisième fois, il avait manqué se noyer dans une mare putride sur la planète Dagobah (un endroit où ni Spock, ni aucun autre membre de l’équipage n’était certainement pas pressé de retourner), attiré vers le fond par une créature munie de tentacules. Le premier officier avait dû lutter dans à peine un mètre cinquante d’eau bourbeuse durant près de vingt minutes pour arracher son supérieur à l’étreinte gluante de la chose. Lorsqu’il avait mentionné cette mission devant son alter ego lors de leur contact mensuel, le vieux Vulcain avait considérablement pâli et insisté pour que son jeune double, Kirk et tous ceux qui avaient touché la créature aillent immédiatement subir un examen sanguin. Ce dernier s’était révélé négatif, et si Spock n’avait posé aucune question, il n’avait pu s’empêcher de se demander ce que l’autre équipage de l’Enterprise avait vécu sur Dagobah…

Enfin, trois semaines auparavant, James Kirk avait échappé de peu à une tentative d’assassinat. Un dirigeant andorien, furieux de la politique de Starfleet à l’égard des Tellarites, avait fait irruption dans les quartiers du capitaine alors que l’équipage prenait un repos bien mérité sur Antarès, planète paradisiaque qui accueillait des visiteurs des quatre coins de la galaxie, et après l’avoir assommé, l’avait tout bonnement laissé couler dans sa baignoire. Spock, qui occupait la chambre voisine, avait entendu du bruit et était venu vérifier qu’il n’y avait aucun problème. Il avait trouvé son supérieur inconscient, la tête entièrement recouverte d’eau et de produit moussant, l’avait tiré au-dehors de la baignoire et avait immédiatement pratiqué la respiration artificielle. Un moment auquel il ne pensait, rétrospectivement, qu’avec une certaine gêne.

117… 118… 119…

Deux minutes.

121…

Il aurait été naïf de croire que les choses se dérouleraient moins dramatiquement la cinquième fois.

Les succès de l’Enterprise avaient amené le haut commandement à confier à son capitaine une mission de Premier Contact quelque peu épineuse, sur une planète au nom relativement compliqué (Wrdrinxvtlamtr), dont un lieutenant avait eu le malheur d’écorcher la prononciation. Apparemment, il s’agissait d’une offense sans précédent, qui avait valu aux deux principaux officiers, en tant que représentants de Starfleet, de devoir « réparer l’affront commis » par un sacrifice. Les membres de l’équipage présents avaient essayé de réagir, sans succès : le grand prêtre les avait immobilisés sans effort apparent, à l’aide du long bâton dont il ne se séparait jamais et qui contenait une forme inconnue d’énergie, puis les gardes avaient confisqué leurs communicateurs et emmené Spock et Jim vers un petit engin volant situé en dehors du palais où on les avait jusqu’ici courtoisement accueillis.

Jim. Le Vulcain pensait de plus en plus à son supérieur comme « Jim », et non comme « le capitaine Kirk ». Il s’agissait d’un phénomène étonnant – comment l’intimité entre deux êtres si différents pouvait-elle être possible ? Et de quelle manière s’était-elle progressivement instaurée entre eux ? Ce sentiment différait de celui qu’il avait éprouvé avec Nyota, et cependant s’était avéré tout aussi fascinant, et (ce qui ne manquait pas de le surprendre, car tout élément de désir s’en trouvait exclu) pas moins intense. De cela aussi, Spock avait discuté, à mots couverts, avec son alter ego. Ce dernier s’était contenté de sourire. Une amitié qui vous définira tous les deux d’une façon que vous ne pouvez pas encore réaliser. Tels avaient été ses mots, lors de leur première rencontre. Il commençait seulement à en entrevoir la réalité.

Lorsque l’engin avait décollé et avait commencé à survoler l’étendue d’eau sombre, Jim s’était tourné vers le premier officier d’un air désolé, connaissant bien la réticence de son peuple pour l’élément aquatique. Et lorsque les autochtones avaient ouvert la porte et cherché à pousser Spock à l’extérieur, il s’était interposé – en pure perte, comme le Vulcain aurait pu le lui dire, puisqu’ils étaient tous deux destinés à être précipités, depuis une hauteur considérable, au centre du lac. Sa tête avait heurté la paroi métallique de l’appareil et il était tombé comme une pierre.

Le cœur de Spock s’emballa de nouveau en sentant peser le corps inconscient du capitaine sur sa poitrine. La chute avait été vertigineuse. Lui-même avait plongé (après 2,34 mortelles secondes d’hésitation, ces 2,34 secondes qu’il n’avait jamais réussi à supprimer, quelque effort qu’il fît sur lui-même) à la suite de Jim, et lorsqu’il avait enfin touché l’eau, le froid qui l’avait saisi, associé au choc, avait failli lui faire perdre conscience. Il lui avait fallu presque une minute pour retrouver le corps de son supérieur, le remonter à la surface et le hisser sur son torse.

235… 236… 237… 238… 239…

Quatre minutes.

...

241… 242… 243…

– Qu’est-ce que tu marmonnes tout bas ?

Spock lève les yeux vers sa sœur, qui le regarde depuis le bord de la piscine où elle s’est assise, les jambes s’agitant rythmiquement dans l’eau, la tête légèrement penchée sur le côté. Il n’ose pas répondre, sachant qu’à la moindre erreur, l’eau emplira sa bouche et lui procurera cette sensation désagréable d’étouffement qu’il a déjà expérimentée à de nombreuses reprises depuis le début de leurs entraînements.

Au lieu de cela, il se concentre sur les mouvements qu’il doit effectuer. Ramener les jambes fléchies vers le corps… 244. Les rassembler pour se propulser vers l’avant… 245. Etendre les bras sur les côtés… 246. Les ramener le long du corps…

– Eh, tu m’écoutes ? Qu’est-ce que tu marmonnes ?

Le Vulcain tend la main pour agripper le bord de la piscine et lève enfin la tête vers sa sœur. Il sait qu’il est totalement vain d’espérer amener Lucy à renoncer à une question. Tant qu’elle n’a pas la réponse, elle continue à harceler sa victime. Le plus souvent, son petit frère.

– Je compte, répond-il sur le ton de l’évidence en se serrant contre le bord du bassin pour éviter que ne le frôle une humaine qui partage son couloir, et qui n’a pas l’air de se douter que Spock est parfaitement en mesure de percevoir ce qu’elle ressent.

Cela fait trois mois qu’il a accepté de se rendre à la piscine en journée, après un an et demie d’entraînements nocturnes illicites. Trois mois qu’il apprend (ou s’efforce d’apprendre) à maintenir ses boucliers mentaux à leur plus haut niveau pour éviter de ressentir les émotions humaines qui nagent dans l’eau à côté de lui et tentent de monter à l’assaut de son esprit. Cette métaphore, employée par sa sœur, lui a procuré la vision illogique et dérangeante de milliers d’atomes emplis de sentiments, armés de grappins, essayant désespérément de franchir les murailles qu’il a péniblement érigées au fil des ans. Lucy lui a suggéré, sans paraître plaisanter, de se représenter des petits archers au sommet des créneaux, chargés de repousser l’envahisseur.

Etonnamment, cette technique si irrationnelle lui a été profitable. Il est à présent capable de rester dix minutes continues dans l’eau, et d’effectuer plusieurs longueurs avant de se sentir submergé, ce qui lui a valu un « Je suis fière de toi » de la part de Lucy, qui lui a littéralement coupé le souffle et l’a forcé à sortir précipitamment de l’eau sous peine de se laisser envahir.

– Tu comptes toujours tout, rétorque la jeune fille en haussant les épaules. Mais généralement, tu fais ça dans ta tête, pas à voix basse.

– Compter les secondes m’aide à me concentrer, à oublier le monde extérieur, à oublier que je suis dans l’eau, à oublier que je… ne suis pas à l’aise.

Ce dernier aveu est un peu difficile, et Spock doit détourner la tête pour le prononcer. Lucy hoche pensivement la tête.

– Je comprends. C’est ce que je fais aussi quand Maman m’oblige à manger des betteraves. Je compte chaque bouchée et le nombre de secondes que je mets par bouchée, et je calcule combien de secondes et de bouchées il me reste. Pendant ce temps, j’oublie à quel point c’est répugnant.

Spock hausse un sourcil. Pendant un bref instant, il se demande si sa sœur se moque de lui. Reconnaître l’humour, et particulièrement l’ironie, ne lui est pas naturel, surtout dans un contexte aquatique qui requiert que toute son attention demeure focalisée sur ses boucliers. Puis Lucy sourit.

– Je te fais marcher.

Le visage de la jeune fille se fait plus grave avant que son frère n’ait eu le temps de lui demander ce que signifie « je te fais marcher » (alors qu’il se trouve toujours dans une partie du bassin où il n’a pas pied) et elle continue :

– Si ça t’est à ce point désagréable, il vaudrait peut-être mieux qu’on arrête. Tu sais nager maintenant, et c’est ce qui compte, non ? Je veux dire, pour Starfleet.

Le jeune Vulcain ne peut nier que cette proposition est attirante, mais la logique lui dicte de répondre tout autre chose :

– Si je ne m’entraîne pas régulièrement, je risque de me déshabituer.

– La nage, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas…

– Je ne parle pas de la nage, répond Spock en regardant soigneusement ailleurs.

Les premières séances de piscine « en public » ont été une véritable torture mentale (ou du moins s’imagine-t-il ainsi une forme particulièrement raffinée de torture mentale, consistant à mettre un Vulcain de 9,52 ans en contact avec vingt-deux esprits humains et émotionnels en même temps) et Spock sait pertinemment que seule sa venue répétée à la piscine lui permet, petit à petit, de s’habituer à toute cette pression qui s’exerce sur ses boucliers lorsqu’il perçoit les influx télépathiques de ses voisins. S’il arrête, ne serait-ce qu’un mois, il sait qu’il lui faudra tout réapprendre, recommencer à zéro.

Lucy ne répond rien pendant un moment, puis, brusquement, se laisse glisser dans l’eau à côté de lui.

– Et si on donnait à ton esprit de quoi s’occuper ? suggère-t-elle.

– Pourrais-tu être plus explicite ?

– Suis-moi, ordonne-t-elle pour toute réponse.

Elle glisse sous une des cordes tendues dans l’eau et traverse en quelques brasses deux couloirs pour atteindre le dernier, totalement inoccupé. Spock ne peut s’empêcher de lui envier la fluidité de ses mouvements. Lucy nage comme elle respire, comme elle danse, comme elle sourit. Naturellement, sans efforts, avec une grâce enfantine qui semble propre aux jeunes humains, et à laquelle son frère, parce que trop rigide et distant, n’accédera jamais.

– Et maintenant ? demande-t-il après l’avoir rejointe.

– Tu vois ce mannequin au fond de l’eau ?

Spock baisse la tête et aperçoit, étendu de tout son long au fond du bassin, une forme grossièrement humanoïde, au torse solide et aux membres légèrement plus mous. Il a déjà vu les humains s’entraîner à ramasser le mannequin, à le ramener à la surface et à effectuer une ou plusieurs longueurs en le maintenant au-dessus du niveau de l’eau. Des cours de secourisme. Probablement inutiles sur Vulcain, dans la mesure où personne n’aurait l’idée saugrenue d’aller se baigner dans un des lacs de la planète, mais probablement essentiels pour des humains qui semblent considérer l’eau comme un élément reposant et agréable.

A peine a-t-il acquiescé que sa sœur plonge. Il la voit se propulser rapidement vers le fond, saisir la forme sous les aisselles et le remonter jusqu’à la surface. Elle installe ensuite, d’une main experte, la tête du mannequin dans le creux de son épaule, son corps étendu sur son torse, et commence à nager sur le dos, en faisant bien attention de maintenir la bouche et le nez du « noyé » hors de l’eau. Le tout avec une facilité déconcertante – bien qu’elle nage trois fois moins vite qu’à son habitude. Elle parcourt quelques mètres, puis fait demi-tour sans effort visible vers son frère et laisse de nouveau le mannequin couler au fond de l’eau.

– Nager est une chose, explique-t-elle, mais nager avec le poids d’un autre humanoïde sur le torse en est une autre. Ça pourrait être utile de savoir faire ça, qu’est-ce que tu en dis ?

Bien évidemment, il ne peut qu’être d’accord avec cette proposition. Il est évident que les nouvelles recrues de Starfleet seront évaluées non seulement sur leur vitesse de natation, mais également sur leur capacité à sauver quelqu’un dans une situation critique.

– Le mannequin pèse 35 kilos, ajoute la jeune fille. J’y arrive avec celui de 50, mais c’est beaucoup plus difficile.

Spock hoche la tête, admiratif. Sa sœur pèse elle-même 40,2 kilogrammes.

– Je me disais que ça t’occuperait l’esprit de te mettre en situation plutôt que de faire bêtement des longueurs, et que tu trouverais ça plus intéressant.

Tous deux évitent soigneusement d’aborder le côté épineux du sujet : remonter un mannequin inerte est une chose, toucher un être humain (ou autre) pour lui éviter la noyade en est une autre. Le jeune Vulcain ne peut s’empêcher de frissonner à l’idée de saisir un homme ou une femme à bras le corps, même pour le sauver d’une mort certaine.

– Chaque chose en son temps, dit calmement Lucy (comment fait-elle pour lire ainsi dans son esprit, alors qu’elle ne possède pas la moindre faculté télépathique ? cette capacité demeure un mystère pour Spock et ne manque pas de le surprendre encore malgré les 6,51 années passées à son côté). Déjà, essaye de remonter ce truc.

Spock acquiesce, aspire une grande goulée d’air, et plonge. Il n’aime pas spécialement la sensation d’écrasement que fait naître en lui la pression de plus en plus forte (ses oreilles sont, quoi qu’il en dise, moins résistantes que celles de sa sœur, et ses tympans protestent de manière douloureuse), mais le défi lui semble intéressant à relever. Il lui faut quelques secondes pour atteindre le fond, glisser ses mains sous les aisselles du mannequin…

… et se rendre compte qu’il est très difficile de remonter un poids mort à la surface. Sur la terre ferme, la force de Spock est supérieure à celle de sa sœur, malgré les deux ans qui les séparent. Mais dans l’eau ? Ses mouvements manquent de précision, il est maladroit, la pression le gêne. Il parvient malgré tout à tirer la forme humanoïde vers le haut… pendant 2,3 secondes. Puis il sent le mannequin lui glisser des doigts et retomber au fond de la piscine. Seulement, il a gaspillé de l’énergie à essayer de le remonter, et le souffle lui manque. Il doit remonter immédiatement.

Lorsqu’il refait surface, hors d’haleine, Lucy ne se moque pas de lui, comme il le redoutait.

– Pas si mal, fait-elle avec une petite moue approbatrice. La première fois, je n’ai même pas réussi à le décoller du sol, et c’était un mannequin beaucoup moins lourd. Ça va venir, tu vas voir.

Le défi est, en tout cas, fascinant. Et utile, concret, avec des résultats mesurables.

– Je ressaye, s’écrie-t-il, enthousiaste, mais sa sœur l’arrête d’un geste.

– Tu ne veux pas sortir d’abord ?

– Pourquoi ? demande-t-il, perplexe.

Lucy lui sourit.

– Parce qu’en comptant les longueurs que tu as faites tout à l’heure et notre petit entraînement de secourisme, ça fait presque un quart d’heure que tu es dans l’eau. Un record.

Il regarde, stupéfait, les humains qui barbotent autour de lui. Ses boucliers se sont dressés tout seuls, sans qu’il ait eu besoin de se concentrer sur ses défenses mentales. Il n’a même pas eu besoin de compter les secondes à voix basse. Il ne s’est même pas rendu compte, du moins consciemment, du temps qui s’écoulait.

– On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer, déclare sentencieusement Lucy, mais dès qu’on en a besoin, les réflexes peuvent se mettre en place très vite.

Elle a l’air particulièrement satisfaite d’elle-même.

– Tu as détourné mon attention pour… commence Spock, mais il est inutile qu’il achève sa phrase : le sourire de sa sœur parle de lui-même.

La façon dont elle anticipe, bien avant lui-même, ses réactions, même inconscientes, le fascine toujours autant. La façon dont elle le comprend, comme personne avant elle ne l’a jamais compris, et comme probablement personne après elle ne le comprendra jamais, est le plus beau cadeau que la vie lui ait donné.

Il n’est pas difficile, à ce moment, de laisser glisser dans l’eau un peu de cette émotion diffuse qu’il éprouve toujours dans ce genre de situations, de cette émotion qu’il ne peut exprimer verbalement et qui, quelquefois, menace de l’étouffer tellement il aimerait pouvoir l’exprimer autrement que subrepticement.

Lucy sourit, de ce sourire qui n’appartient qu’à elle, et hausse les épaules.

– De rien.

...

3589… 3590… 3591…

James Kirk n’était pas un humain particulièrement lourd (quoique le docteur McCoy employât parfois ce terme dans un sens figuré), mais il n’était pas non plus spécialement léger et menu, chose que Spock commençait à regretter. Sa propre fatigue, qui allait croissante, lui donnait l’impression que le corps pesait de plus en plus sur son torse. La rive était encore lointaine. Il ne pouvait la voir distinctement, le regard fixé sur les premières étoiles qui s’allumaient une à une au-dessus de sa tête dans le ciel bleu nuit où traînaient encore des lambeaux de nuages violets, mais sa vision périphérique lui permettait de distinguer la masse sombre des arbres, quelque part sur sa droite. Loin. Les muscles du Vulcain se contractaient machinalement contre le froid qui gagnait progressivement ses membres, tandis que son esprit demeurait concentré sur les secondes qui s’écoulaient.

3602… 3603…

Aucune créature ne les avait attaqués, ni ne s’était même intéressée à eux. Il s’agissait là du seul et unique point positif de leur situation…

Spock sentit soudain un picotement le parcourir des pieds à la tête. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il s’agissait de l’esprit de Jim, qui s’éveillait graduellement. L’espoir du Vulcain (si le capitaine était alerte et capable de nager par lui-même, leur situation s’améliorerait grandement) fut rapidement noyé sous le flot d’émotions qui le submergea brusquement. Non pas les siennes, mais celles de son supérieur et ami, en proie à une peur bien compréhensible alors qu’il s’éveillait dans un environnement aquatique, hostile et froid.

– Jim, murmura Spock, les dents serrées, ne faites pas de mouvements brusques…

Peine perdue. Le capitaine agita les bras, dans une tentative désespérée pour se défaire de l’emprise du Vulcain. Ce dernier n’eut pas le temps de réagir : il se retrouva totalement immergé avant même d’avoir pu respirer profondément.

L’eau s’engouffra dans son nez, ses bronches, ses poumons, l’enserrant dans un étau glacé, tandis que Jim continuait à se débattre. Incapable de réaliser qu’il était en train d’attaquer son premier officier, il distribuait à l’aveugle coups de pieds et coups de poings, tout en s’enfonçant lentement dans le lac. Spock pouvait percevoir toute sa détresse, son angoisse qui augmentait de seconde en seconde, la panique qui le gagnait lentement, l’empêchait de raisonner. Ses boucliers étaient sur le point de céder. Les archers sur les créneaux ne pouvaient repousser efficacement un assaut si violent de sentiments humains. Il ne lui restait qu’une seule possibilité…

Sa main droite se leva maladroitement, engourdie par le froid, tandis que Jim lui assénait un coup de poing particulièrement violent sur le nez. Ses doigts se placèrent machinalement sur l’épaule du jeune homme, qui s’endormit comme une masse.

Le ramener à la surface pour la seconde fois fut presque impossible, et lorsque Spock émergea enfin, les poumons en feu, il se sentait vidé de toute son énergie.

3687… 3688…

Au fond de lui, sa moitié vulcaine avait continué à égrener les secondes. Le résultat était décourageant : encore près de deux heures. Il savait d’ores et déjà qu’il n’y arriverait pas. Son unique espoir était de tenir bon jusqu’à ce que Jim se réveille de nouveau, puis de le lâcher pour lui permettre de calmer sa panique. Peut-être parviendrait-il, lui, à nager jusqu’au rivage.

Une vague, provoquée par il ne savait quelle créature (et il ne tenait d’ailleurs pas à le savoir), passa au-dessus de sa tête. Il avala de l’eau, en recracha une partie, toussa, fit son possible pour reprendre une respiration régulière. Les étoiles au-dessus de sa tête devinrent floues. Ses doigts s’agrippèrent convulsivement à l’uniforme du capitaine.

3695…

– Spock !

La voix qui lui parvenait, déformée par l’eau qui s’était, lui semblait-il, accumulée dans ses oreilles, ressemblait à celle du docteur McCoy. Avant que le Vulcain n’ait eu le temps de s’interroger sur ce phénomène étonnant, deux mains l’avaient saisi aux épaules, effleurant son cou et envoyant pulser dans son esprit des ondes d’inquiétude, mêlée à d’autres sentiments inextricables, qui agirent comme un électrochoc sur ses boucliers déjà mis à mal.

Au moment de sombrer dans l’inconscience, il resserra son étreinte sur le corps qu’il tenait entre les bras.

Lorsqu’il se réveilla, il n’avait plus froid. Une couverture était posée sur son torse et il entendait, au-dessus de sa tête, le léger ronronnement du moniteur. Il poussa malgré lui un soupir de soulagement.

– Alors, la Belle au Bois Dormant, on se réveille ?

Spock ouvrit brusquement les yeux, surpris par la proximité de la voix du médecin. McCoy recula légèrement, une expression coupable sur le visage.

– Désolé, marmonna-t-il en baissant le ton d’une trentaine de décibels. Je ne voulais pas vous faire sursauter.

– Que s’est-il passé ? demanda le Vulcain pour toute réponse. Comment nous avez-vous retrouvés ? Comment va le capitaine ?

Il avait malgré lui haussé la voix à la dernière question et s’était redressé sur le lit médicalisé, scrutant les alentours. Il sentit sa pulsation cardiaque augmenter tandis que le moniteur au-dessus du lit traduisait cet état de fait par des bips sonores.

– Calmez-vous, Spock, intima McCoy en posant une main sur son épaule (sans effleurer sa peau cette fois). Jim va bien, il n’a rien, vous lui avez sauvé la vie et je voudrais vous remercier pour ça.

Le premier officier se rallongea.

– Je n’ai fait que mon devoir, répondit-il mécaniquement.

– Oui, oui, je sais. Laissez-moi quand même vous remercier, d’accord ? Vous avez fait preuve d’une résistance étonnante. Très peu d’humains auraient tenu aussi longtemps.

Spock leva un sourcil dans un geste interrogateur qui signifiait « expliquez-moi ce qui s’est passé ». McCoy, apparemment satisfait des constantes de son patient, tira une chaise et s’assit au chevet du lit.

– Nous avons réussi à nous rendre maîtres de la situation dans le village grâce au lieutenant Riley – je vous passe les détails, sachez juste qu’il ne s’est pas agi d’un Premier Contact totalement pacifique. Lorsque nous avons enfin compris où les prêtres vous avaient emmenés, cela faisait presque une heure que vous aviez disparu. Nous avons emprunté un bateau et nous avons foncé jusqu’au lac.

La voix du médecin se tendit.

– Vous avez frôlé de peu l’hypothermie, Spock. Quelques minutes de plus et je ne vous ramenais pas. Comment avez-vous fait pour maintenir Jim hors de l’eau pendant tout ce temps ?

Spock haussa les épaules.

– J’ai compté les secondes, répondit-il.

Peut-être les médicaments qu’il sentait couler dans ses veines, non contents de le rendre nauséeux, avaient également un léger effet désinhibant, car il ajouta :

– Cela calme toujours les archers sur les remparts.

McCoy le regarda avec suspicion et, peut-être, un soupçon d’inquiétude.

– Vous vous sentez bien ? maugréa-t-il en vérifiant de nouveau quelque chose sur son tricordeur.

– Je préférerais que le capitaine se tienne loin de l’élément liquide lors des prochaines missions, répondit Spock en refermant les yeux. Et moi aussi.

Et si le médecin en chef continua la conversation, il ne l’entendit pas, trop épuisé pour lutter contre le sommeil qui l’attirait à lui, et l’empêchait d’éprouver l’embarras d’avoir mentionné les « archers » de son esprit devant le docteur McCoy.

Un mois plus tard, lorsque Jim leur annonça son « brillant plan » pour sauver les natifs de la planète Nibiru, menacés d’extinction par une éruption volcanique, et qu’il suggéra que Spock l’accompagne voler l’artefact au temple avant de plonger du haut d’une falaise, le premier officier ne put empêcher de sentir son cœur se mettre à battre violemment. Il ne se sentait tout simplement pas prêt à revivre ce qu’il avait vécu sur Wrdrinxvtlamtr. Cependant, puisque son supérieur l’ordonnait, il ne pouvait pas décliner un ordre aussi direct…

– Je me porte volontaire pour venir avec vous, capitaine, déclara tranquillement le docteur McCoy, stupéfiant tout le monde dans la pièce.

Et lorsque son regard croisa celui du Vulcain et qu’il lui fit un petit signe de tête rassurant, Spock ne put s’empêcher d’éprouver quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la gratitude. McCoy haussa les épaules.

De rien, articula-t-il silencieusement avec un petit sourire amusé.

Laisser un commentaire ?