Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 6 : De l'eau a coulé sous les ponts

7629 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 17:16

Il y a dans ce chapitre beaucoup de références à Star Trek : Into darkness mais aussi à The Voyage Home (le 4ème des films qui ont suivi la série originale, à savoir "celui avec les baleines", dans lequel Spock... nage et communique avec des baleines, oui, oui). Dans ce chapitre, vous aurez donc deux Spock pour le prix d'un : le Spock d'une trentaine d'années des films récents et son double plus âgé, interprété par Leonard Nimoy, projeté dans une réalité alternative par le biais d'un trou noir, et qui est venu aider son alter ego lorsque son meilleur ami s'est retrouvé entre la vie et la mort après avoir sauvé l'Enterprise.



Chapitre 6 : De l’eau a coulé sous les ponts



Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins.

Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants. (Marcel Pagnol)


Le Golden Gate semblait suspendu magiquement dans les airs.

Bien évidemment, Spock connaissait par cœur toutes les lois de la physique qui permettaient d’expliquer ladite suspension, laquelle n’avait absolument rien de magique.

Une vague un peu plus forte que les autres monta à l’assaut de son pantalon. Il était assis là, sur ce rocher, depuis près de trois heures, et la marée avait fait son œuvre, trempant ses chaussures, ses chevilles, ses mollets. L’eau menaçait à présent d’atteindre le haut du rocher sur lequel il s’était installé, mais il ne voulait pas se retourner vers San Francisco détruite. La ville, ravagée par l’USS Vengeance, était à l’image de son esprit : un champ de ruines.

Il ne comprenait pas.

Sa planète avait été détruite. Il avait ressenti, il avait souffert, il était passé par toutes les étapes du deuil, mais il avait pu choisir. Choisir le moment où, enfin, après avoir ramené l’Enterprise sur Terre en pouvoir d’impulsion, après avoir laissé tous les Vulcains rescapés entre les mains compétentes des médecins humains, après avoir rempli des centaines de rapports et rédigé des dizaines de lettres de condoléances pour la famille de tous les membres de l’équipage tués par Nero, il avait laissé libre cours à son chagrin, son angoisse, son désespoir. Seul.

Et lorsqu’il était ressorti de chez lui, ses boucliers mentaux bien en place, il n’avait rien laissé paraître de ce qui s’était passé en lui durant ces trois journées de solitude. Depuis qu’il avait « pété les plombs » sur la passerelle, il s’était juré de ne plus jamais se laisser compromettre émotionnellement.

Et c’était pourtant ce qui s’était passé, six jours auparavant, au moment où ses doigts s’étaient posés sur la vitre derrière laquelle agonisait son ami.

Il s’était pourtant juré de ne plus jamais s’attacher. Il ne savait que trop ce que signifiait la perte d’un être cher. La mort de sa mère l’avait bouleversé, mais elle faisait partie de son ancien monde, de ce passé avec lequel il avait pris de la distance, précisément pour éviter de souffrir. Il était préparé à cette éventualité, son esprit l’avait anticipée et il avait été en mesure d’enfermer l’événement dans un coin de son esprit.

Mais il avait baissé sa garde, tout d’abord en laissant Nyota pénétrer dans son intimité, ensuite en acceptant l’amitié de James Kirk, et, dans une moindre mesure, celle de Leonard McCoy, et d’autres membres de l’équipage. A quoi bon, si l’amour, l’affection, la tendresse aboutissaient tous, nécessairement, à ce même écueil ?

Sa tunique était à présent frangée d’eau et il pouvait sentir, par capillarité, le froid remonter le long de sa colonne vertébrale.

S’attacher à qui que ce soit valait-il réellement la peine ? Jim ne se réveillerait peut-être jamais, et la prochaine fois, peut-être Nyota ou le docteur McCoy, ou M. Scott, ou…

– Je n’imaginais pas te trouver là.

Spock ne sursauta pas – les Vulcains ne sursautent pas – mais il fut obligé de s’avouer qu’il ne s’attendait pas à entendre cette voix, qui ne comportait pas la moindre note de réprobation, ni d’inquiétude. Sans savoir s’il se sentait irrité ou reconnaissant de la présence de son double, il laissa le vieux Vulcain s’asseoir à côté de lui, un peu plus haut, sur un rocher à l’abri des vagues.

– De mon point de vue, la réponse est oui, mais je comprends que tu ne l’entendes pas de cette façon. Surtout après ce qui s’est passé récemment.

Spock tourna vers son alter ego un regard peu amène.

– La réponse à quelle question ?

– A celle que tu as posée en débarquant chez moi comme un fou il y a six jours, répondit posément le vieux Vulcain. Dans la mesure où nous sommes tous mortels, aimer et s’attacher vaut-il vraiment la peine ? Je sais que l’état de ton capitaine te préoccupe, mais, si tu es suffisamment calmé pour accepter un conseil…

La phrase resta en suspens le temps que le jeune homme acquiesce malgré lui. Il lui répugnait à l’admettre, mais il n’avait jamais eu autant besoin de conseils qu’en cet instant. Et une seule personne au monde était à même de lui en prodiguer…

– … d’autres ont peut-être en ce moment même besoin de ton aide, comme tu as besoin de la leur.

Spock secoua la tête en signe d’impuissance. Abaisser ses boucliers lui semblait impossible. Comment espérer que quiconque puisse comprendre que se fermer à toute émotion avait été l’unique réponse possible après les désastreux événements qui avaient suivi la « mort » du capitaine ? Tout ce qui avait suivi cette minute n’avait été que violence et désespoir, et le voile rouge qui était tombé devant ses yeux à ce moment n’avait pas entièrement disparu.

Monsieur Spock, vous qui n’êtes même pas capable de briser la loi, comment pourriez-vous briser des os ?

Des os, il en avait brisé, pourtant. Dix-sept, pour être précis, avant de parvenir à s’arrêter. Il avait déchargé sa rage et sa colère sur Khan, puis, incapable de se calmer, poussé Nyota, insulté McCoy, hurlé sur son double. Finalement paralysé par ce qu’il avait fait, incapable de se calmer de manière rationnelle et logique, il s’était retranché dans sa citadelle intérieure. Une sorte de sérénité était aussitôt tombé sur lui. Ne rien ressentir était, par certains aspects, tellement rassurant…

– Moi aussi, je l’ai cru, murmura doucement le vieux Vulcain.

Qu’il lise dans l’esprit de son jeune alter ego aussi facilement que s’il était en train d’effectuer une fusion mentale ne le dérangeait pas, mais il n’était pas certain de pouvoir, à cet instant, supporter la moindre compassion.

– Laissez-moi deviner, cracha Spock avec une ironie amère qu’il détestait voir se manifester en lui : vous allez me vanter les mérites de l’amour ou d’une amitié qui me définira plus que je ne peux l’imaginer ? Me dire que je dois laisser de la place à cette voix humaine que je ne peux faire taire totalement, malgré tous les efforts que j’ai faits pour la réduire au silence ?

Le vieil homme soupira.

– Je te l’ai déjà dit, ta voie est la tienne, et je l’ai déjà suffisamment influencée, notamment par les mots que tu viens de citer.

Votre Jim, comment était-il ?

La question lui semblait soudainement importante. Une manière comme une autre d’oublier sa propre existence en se concentrant sur celle d’un autre.

– Il se souciait aussi peu des règles que le tien.

Le tien. Spock n’était pas certain d’accepter le pronom possessif, pas alors que son capitaine se trouvait encore entre la vie et la mort.

– Cet endroit me rappelle des souvenirs, continua l’ambassadeur sur un ton léger. Un jour, nous avons amerri en urgence sous le Golden Gate…

– Avec l’Enterprise ? ne put s’empêcher de demander le jeune Vulcain, stupéfait.

– Non, avec un vaisseau klingon. A cette époque, une partie de ma mémoire avait été effacée pour des raisons… qui importent peu. Je pouvais me rappeler tous les événements qui composaient la trame de ma vie, mais je demeurais incapable de les connecter à la moindre émotion.

Spock se retint de l’interrompre de nouveau, attendant la suite, pressentant qu’elle apporterait des réponses à ses questions.

– Il s’agissait d’un état proche de l’ataraxie tant prônée par notre peuple, et que j’avais atteint – comble de l’ironie – sans le vouloir, après l’avoir en vain recherché durant des années. J’avais oublié ce que ressentir signifiait et j’aurais donc pu me trouver parfaitement satisfait de ce que le hasard m’avait apporté. Mais Jim…

Le vieux Vulcain ferma un instant les yeux, comme pour mieux se souvenir, ou peut-être chercher, par-delà l’espace et le temps, l’ancien lien qui les reliait.

– Jim, lui, se souvenait. Mon absence le peinait, peut-être plus fortement que ne l’eût fait ma mort. Et j’étais incapable de comprendre les raisons de cette tristesse, que Leonard McCoy, lui aussi attristé par la distance que je mettais inconsciemment entre nous, s’était pourtant efforcé de m’expliquer. J’ai essayé… essayé de toutes mes forces de retrouver au fond de moi les sentiments que j’avais perdus, mais rien ne venait.

Il tourna la tête vers Spock, qui avait arrêté de respirer.

– Je comprends que tu souhaites cet état de quiétude absolue, et peut-être est-ce là ta voie en effet.

– Mais ce n’était pas la vôtre ?

– Non.

– Qu’est-ce qui vous l’a fait comprendre ? demanda avidement, presque désespérément, le jeune Vulcain.

– Le chant des baleines, murmura le plus âgé.

Et si Spock s’attendait à une réponse, ce n’était certainement pas celle-là.

Le pont rouge qui permet d’accéder à la petite île située au cœur même du lac Mareh n’a rien à voir, de près ou de loin, avec le Golden Gate, pas plus que les eaux clapotantes du lac ne ressemblent à la baie de San Francisco, mais il n’en faut pas plus aux deux enfants pour retrouver leurs jeux d’antan. Lucy redevient en un clin d’œil la capitaine fictive du non moins fictif USS Pacifique tandis que Spock se glisse de nouveau, étonnamment facilement, dans la peau de l’Officier Scientifique de leur vaisseau, rôle qu’il a incarné pendant des années, à chaque nouvelle incursion dans le désert, jusqu’à ce que leurs jeux s’effilochent, deviennent occasionnels, puis disparaissent tout à fait, remplacés par mille autres choses « plus adultes » qui les mèneront à leur but ultime – leur engagement dans Starfleet. Ils n’ont même pas besoin de parler pour signifier l’un à l’autre que le jeu a repris. Un coup d’œil suffit, un léger changement dans leur posture, un sourire au coin des lèvres de la jeune fille.

Il faut dire que ce nouveau terrain de jeux offre des perspectives alléchantes.

Lorsque, le matin même, Amanda a annoncé au petit déjeuner un « week-end surprise en famille », Spock a lancé vers sa sœur un regard incrédule, auquel elle a répondu par une mimique quasiment imperceptible, signifiant que malgré sa propension certes discutable mais indéniablement commode à écouter aux portes, elle n’est absolument pas au courant de ce que les parents ont comploté dans leur dos.

Le jeune Vulcain sait bien qu’aux yeux de son peuple, il est inutile et plutôt mal vu de prendre des journées de congé (quoique celles-ci soient accordées à qui les demande, à n’importe quel moment, de même que sont autorisées les absences des enfants du centre d’enseignement lorsque les parents l’estiment nécessaire). Il s’agit donc de la part de Sarek d’un compromis majeur accordé à sa femme. Bien évidemment, Spock sait très bien qu’il est presque impossible pour son père de refuser à Amanda quelque chose qui lui tient à cœur. Lucy affirme que c’est parce qu’« il est très amoureux d’elle ». Son frère demeure légèrement sceptique, dans la mesure où son père lui a expliqué à plusieurs reprises à quel point il était logique de sa part, en tant qu’ambassadeur, d’épouser une humaine. Et son père, étant Vulcain, ne ment pas…

Ce que répond généralement Lucy à ce genre de remarques comporte un grand nombre de sarcasmes (qu’il a appris à reconnaître avec le temps) et tend à perturber l’image que le jeune Vulcain se fait de ses parents et de leur relation, aussi a-t-il prudemment appris à se taire dans ce genre de cas.

Les deux enfants ont à peine eu le temps d’échanger leurs impressions tout en préparant leurs affaires, ainsi qu’Amanda le leur a demandé. Lucy, au comble du ravissement, a fourré dans son sac tout ce qu’elle juge utile, sans plier aucun vêtement ni emballer aucun objet fragile, aussi a-t-elle terminé ses préparatifs bien avant son frère, ce qui lui permet de le rejoindre dans sa chambre. A peine a-t-elle fermé la porte qu’il se retourne vers elle, encore sous le coup de la surprise :

– Comment a-t-elle réussi à le convaincre ?

Lucy hausse les épaules.

– Je ne sais pas, mais c’est brillant, répond-elle, une note d’admiration dans la voix. J’imagine qu’elle a mis en avant le côté logique de la chose – la possibilité pour lui de nous enseigner de nouvelles choses, pour nous de découvrir la planète, sans parler du fait que resserrer les liens familiaux…

– Oui, oui, d’accord, mais camper ? proteste Spock, que le mot a littéralement scotché à sa chaise, lors du petit déjeuner, pendant au moins cinq secondes.

– D’après ce que j’ai lu, ça fait partie du folklore humain.

– Mais mon père n’est pas humain !

– Maman l’est, je le suis, tu l’es à moitié. Ça me semble un argument recevable, non ?

Spock hoche la tête en pliant soigneusement un de ses pantalons et en le déposant non moins soigneusement dans son sac. Il n’est pas certain que pour son père, qui souhaite le voir suivre la voie vulcaine, l’argument soit réellement recevable. Mais comme il s’agit d’un sujet épineux entre sa sœur et lui, il se contente de glisser deux paires de chaussettes épaisses dans la poche extérieure de son sac.

S’il doit être honnête avec lui-même, il n’y a pas vraiment cru jusqu’au dernier moment, presque persuadé qu’Amanda faisait ce que les humains appellent une « blague », mais lorsqu’ils sont montés tous les quatre dans le véhicule à coussin d’air et qu’il a aperçu les deux tentes remisées à l’arrière, il a commencé à se dire qu’il allait vraiment passer trois jours avec sa sœur et ses parents au bord du lac Mareh. Une perspective aussi excitante qu’inattendue.

Assise à sa gauche, Lucy rayonne. Littéralement. Dans ce genre de cas, il peut sentir les vibrations de sa joie irradier autour d’elle.

Presque à chaque fois, elle le contamine.

Une fois le véhicule laissé non loin de la berge, les bagages sortis et répartis équitablement entre les membres de la famille, ils empruntent à pied le pont permettant de rejoindre l’île. Sarek, qui n’a que très peu parlé durant le trajet (4,90 heures de route), évoque alors la formation du lac, provenant d’une des rares sources souterraines de la planète, la terre qui se trouve en son centre, sa flore et sa faune exceptionnelles. Lucy, la première, pose une question, puis Spock prend le relais, toujours avide de nouvelles connaissances. Son père s’agenouille au bord de la rive, désigne aux enfants attentifs le lobe particulier d’une feuille, l’empreinte d’un animal.

Spock, pour l’avoir lu à plusieurs reprises, sait que, sur Terre, cette scène paraîtrait parfaitement normale. Pour lui, il s’agit d’un moment d’exception dont il entend bien profiter intensément jusqu’à la dernière seconde. La dernière fois qu’il s’est senti aussi proche de son père, c’était trois années auparavant (3,45 ans pour être exact), lorsque Sarek l’a aidé à construire pour Lucy un cadeau particulier, un aquarium destiné à recevoir le poulpe qu’il comptait lui offrir pour ses onze ans. Lui-même avait reçu une lyre vulcaine à cette occasion, et avait été étrangement ému de constater que son père lui-même avait participé à son achat.

Amanda, légèrement en retrait, regarde la scène avec un sourire dont Spock ne parvient pas totalement à comprendre la raison – mais le fait que le sourire ne quitte pas son visage de toute la soirée prouve à quel point ces trois jours en famille sont importants pour elle. Les enfants ne pensent même pas à aller explorer les lieux (il leur reste deux jours pour le faire) et aident les adultes à planter la tente, s’imaginant avoir atterri d’urgence sur une planète inconnue. Installer leur petit campement, allumer un feu, aller chercher de l’eau, tout les enchante, même le repas, constitué de légumineuses et de légumes (alors qu’il est probable, se dit Spock, que la même nourriture servie dans une assiette à la maison tirerait une grimace à Lucy).

Et lorsque le soleil se couche à l’horizon et que Sarek commence à leur parler des Ecklorns, il se demande s’il ne s’agit pas d’un des plus beaux jours de sa vie. Ses parents sont assis l’un à côté de l’autre, Lucy, allongée sur le ventre, la tête reposant sur ses deux mains, les yeux fixés sur Sarek, et lui-même, installé en tailleur, voit au-dessus d’eux les premières étoiles s’allumer…

– Les Ecklorns vivent uniquement dans le lac Mareh. Il s’agit d’une créature presque aussi ancienne que la planète elle-même, qui a suivi une évolution remarquablement semblable à celle des Vulcains : une espèce à l’origine violente et sanguinaire, qui s’est volontairement tournée vers la paix de l’esprit et le contrôle des émotions.

– A quoi ils ressemblent ? demande Lucy.

– Ils mesurent entre un et deux mètres et sont amphibiens, explique Sarek. Ils changent de couleur…

– Comme Aragorn et Arwen !

L’interruption arrache à Spock un demi-sourire. Les poulpes qu’il a offerts à sa sœur ont déjà fait l’objet de nombreuses expériences et se sont notamment retrouvés déposés sans trop de douceur sur des cartons colorés afin de tester leur capacité (excellente, au demeurant) à se fondre dans le décor.

– Exactement, approuve Sarek. Ils peuvent donc parfaitement passer inaperçus, que ce soit sur terre ou dans l’eau. Leur corps est écailleux et ils possèdent des mains assez semblables aux nôtres. Ils vivent entre six et huit cents ans et chantent pour communiquer entre eux. Rares sont les Vulcains qui ont été assez chanceux pour avoir entendu le chant d’un Ecklorn.

La jeune fille émet un sifflement admiratif.

– Vous croyez qu’on en entendra un ?

– J’en doute. Il s’agit d’une espèce nocturne, extrêmement solitaire, qui ne se révèle pas aisément à ceux de notre peuple. En revanche, demain matin, nous pourrons monter en haut du point culminant de l’île de Mareh, et il y a de fortes probabilités pour que nous puissions voir des lanka-gar et bien d’autres animaux extrêmement rares.

Et Sarek parle, toute la soirée, plus que Spock ne l’a jamais entendu parler. Il semble aussi surpris que son fils, mais la situation, contre toute attente, ne semble pas lui déplaire. A côté de lui, intervenant par moments dans la discussion, Amanda sourit. Parfois, sa main se pose sur celle de son mari, et Lucy jette à son petit frère un regard entendu qu’il se garde bien de lui rendre.

Sarek et Maman s’aiment, Spock, c’est évident.

Evident pour une humaine, probablement. Le jeune Vulcain ne peut que se contenter d’espérer qu’elle dit vrai.

Lorsque vient l’heure de se coucher, les deux enfants obéissent sans protester. La jeune humaine prend souvent ombrage du fait qu’elle ait besoin de deux fois plus de sommeil que lui et manifeste souvent son mécontentement face à cette injustice. Spock lui fait alors généralement valoir que, pour sa part, il doit à présent méditer près de deux heures par jour, ce qui, sans compenser le temps que Lucy, selon ses propres termes, « perd » à dormir, rapproche sensiblement leur durée de retrait au monde. Mais dormir dans une tente, presque à la belle étoile ? Ni l’un ni l’autre ne manquerait ça pour rien au monde.

Ils étendent leurs duvets sur le sol, à l’intérieur de leur petite tente, dressée un peu à l’écart de celle de leurs parents, suffisamment pour qu’ils puissent chuchoter sans que ces derniers ne les entendent.

– C’est génial, souffle Lucy en se glissant dans son sac de couchage.

A demi relevée sur un coude, elle scrute le visage de son frère. Spock sait qu’elle est sur le point de lui proposer…

– Partant pour une petite expédition nocturne ?

… quelque chose d’interdit.

Et de terriblement tentant.

Ils décident de dormir / méditer pendant deux heures, espérant que ce temps sera suffisant pour qu’Amanda et Sarek s’endorment tous deux (ou, dans le cas du Vulcain, soit immergé suffisamment profondément dans le tvi-sochya pour ne rien entendre), avant de se relever sans bruit et, chacun armé d’une lampe-torche, de se glisser hors de leur tente.

Les bruits de la nuit les entourent – rongeur nocturne, cri d’un oiseau dans le lointain, clapotement d’un poisson dans les eaux du lac – tandis qu’ils avancent le plus discrètement possible vers la berge. Les étoiles éclairent faiblement le lac d’une clarté presque irréelle, et Spock ne peut s’empêcher de penser à son voyage récent sur Terre (auquel Lucy n’a malheureusement pu participer) et à la beauté de la pleine lune, spectacle fascinant s’il en est pour un Vulcain.

Ils marchent le long de l’eau, sur les galets érodés par le temps, pendant quelques minutes. La jeune fille a repris son rôle de capitaine et marche devant, armée d’un bâton, prête à toute éventualité. Un petit mammifère, surpris par le rond de la lampe-torche, détale devant eux dans le sous-bois en émettant un long sifflement de protestation. Sur le sable qu’ils foulent à présent, ils s’arrêtent pour examiner d’étranges vers légèrement fluorescents que le jeune Vulcain reconnaît (trop tard) comme des Azir, capables d’envoyer à près d’un mètre des jets d’urine particulièrement malodorante pour dissuader d’éventuels prédateurs de trop s’intéresser à eux.

Spock parvient à se baisser à temps pour éviter le liquide d’un bleu clair et légèrement visqueux, mais Lucy, malgré une rapide retraite, en reçoit une bonne partie sur le bras, l’épaule et les cheveux.

– Merci de m’avoir averti du danger, Officier Scientifique ! Si tu rigoles, je te noie, menace-t-elle en se bouchant le nez pour se protéger de l’épouvantable odeur.

– Je croyais qu’un de tes buts dans l’existence était de me faire rire ? réplique Spock, que la situation amuse en effet, mais qui ne l’avouerait pour rien au monde.

Lucy lui fait une grimace, soupire, se redresse et s’avance résolument vers le lac.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Je vais me rincer le bras et les cheveux.

Spock se retient in extremis de demander « dans le lac ? », car les intentions de sa sœur sont évidentes : elle est déjà en train de retirer ses chaussures.

– Tu viens avec moi ? ajoute-t-elle.

– N’étant pas couvert d’urine d’Azir, je ne vois pas l’utilité de…

– C’est bon, j’ai compris.

L’eau est froide, à en juger par le tressaillement qui parcourt le corps de la jeune fille lorsqu’elle met les pieds dans le lac, mais elle continue à avancer sans ralentir, jusqu’à se retrouver immergée jusqu’à mi-cuisses, juste au-dessous du short qu’elle a enfilé pour leur expédition. Après s’être généreusement aspergée le bras et l’épaule et avoir frotté peau et vêtements, elle penche la tête pour tremper ses cheveux…

… et s’immobilise brusquement, une oreille dans l’eau.

– Spock, chuchote-t-elle, viens !

Le murmure est tout à la fois très bas et impératif. Le jeune Vulcain se rapproche, intrigué.

– Que t’arrive-t-il ?

– Je les entends, répond-elle. Les Ecklorns.

Spock fronce les sourcils et la regarde avec méfiance. C’est exactement le genre de « blague » dont raffole sa sœur : l’attirer dans l’eau sous un prétexte quelconque et, au moment le plus inattendu, l’immerger complètement, arguant de la nécessité de « s’entraîner ».

– Je te jure que c’est vrai, ajoute Lucy qui a dû voir le doute se peindre sur les traits de son frère.

Prudemment, le Vulcain s’avance jusqu’au bord du lac, dont il effleure l’eau avec ses doigts. Glacée, comme il se doit, mais également parcourue d’étranges ondes télépathiques, qui lui font l’effet d’une décharge électrique. Surpris, il fait un pas sur le côté, trébuche sur un rocher, et, déjà penché en avant, s’étale lourdement dans vingt centimètres d’eau.

Il retient de justesse un glapissement qui eût été parfaitement indigne d’un Vulcain et se redresse à demi sur les coudes, stupéfait de sa chute et plus surpris encore par ce qu’il entend à présent parfaitement : une mélopée lente, grave et profonde, qui monte du lac et fait s’emballer les battements de son cœur.

– Lucy… chuchote-t-il.

Sa sœur est agenouillée près de lui, mi-amusée et mi-inquiète (Spock peut compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où elle l’a vu tomber en dehors de leurs séances d’entraînement hebdomadaires aux arts martiaux), et l’aide à se relever, mais la tête lui tourne et il reste assis, sonné, les fesses dans l’eau, le pantalon complètement trempé, encore sous le choc.

– Ça va ?

L’amusement a totalement disparu de la voix de Lucy. Spock ouvre la bouche pour la rassurer, lui dire que ce n’est rien, que ça va passer, mais ce qu’il voit en face de lui l’empêche d’articuler un son.

La tête d’une créature vient d’émerger de l’eau, à moins d’un mètre de ses pieds. Une tête aplatie, noire, dans laquelle deux yeux d’un bleu limpide brillent d’intelligence. Le jeune Vulcain entend, sur sa droite, sa sœur prendre une inspiration sifflante alors que l’Ecklorn se rapproche de lui, appuyé sur de longues pattes grêles terminées par des mains humanoïdes. Elle s’avance pour s’interposer entre son petit frère et la créature, mais cette dernière se contente de fixer la jeune humaine, qui se fige presque aussitôt.

N’aie pas peur, je ne lui ferai pas de mal.

La voix n’a pas résonné dans l’air pur de la nuit, mais dans l’esprit des deux enfants. L’Ecklorn reporte son attention vers Spock et tend vers lui une patte – non, une main – trois doigts en avant. Il s’agit d’une proposition amicale, à laquelle il sent qu’il peut sans aucun problème répondre non. La fusion mentale n’est pas enseignée chez les Vulcains avant quatorze ans, âge approximatif du premier plak-tow, et Spock ne fait, pour une fois, pas exception à la règle, bien que ses professeurs aient décelé chez lui une aptitude particulière à la télépathie. Mais de la créature, malgré son aspect légèrement effrayant, n’émanent que des ondes chaleureuses et bienveillantes. Il baisse légèrement la tête et laisse les doigts écailleux effleurer sa joue.

La communication se passe de mots, cette fois – un moyen de parler que Spock estime mille fois plus efficace car il va directement au cœur des choses, et mille fois plus dangereux car il rend impossible toute dissimulation. L’Ecklorn semble curieux de son espèce, avec laquelle il ne communique visiblement que très peu souvent. Le jeune Vulcain fait de son mieux pour répondre aux interrogations de la créature sur les fondements de la philosophie de son peuple et son lien avec d’autres espèces vivant sur d’autres planètes, puis il s’enhardit jusqu’à poser lui-même des questions, auquel l’Ecklorn répond sans aucune arrière-pensée. Il lui parle de leur chant millénaire, qui leur a permis de maîtriser les pulsions meurtrières profondément enracinées en eux. Là où les Vulcains ont choisi le contrôle des émotions, les Ecklorns se sont tourné vers une autre forme de discipline mentale, une sorte d’osmose dans laquelle se fondent, à travers le chant, tous les représentants de leur espèce. Ils y trouvent l’apaisement que les Vulcains atteignent par la voie de la méditation individuelle et de la maîtrise des émotions.

Lorsque le lien télépathique, d’un commun accord, se fait plus lâche, Spock se sent reprendre pied dans la réalité et se rend soudainement compte du froid glacial qui l’entoure. Il cligne des yeux, pour voir l’Ecklorn glisser sous l’eau sans y tracer la moindre ligne, tandis que Lucy, comme délivrée d’un sort, se précipite vers lui.

– Spock, ça va ?

Il ne peut s’empêcher de claquer des dents, mais son cœur est empli d’une joie sans mélange lorsqu’il se retourne vers sa sœur avec un sourire triomphant :

– Premier contact réussi, capitaine.

– Les baleines ? ne put s’empêcher de répéter Spock, abasourdi. Mais les baleines, dans votre univers comme dans le mien, n’ont-elles pas disparu depuis la fin du XXIème siècle ?

Un sourire mystérieux se dessina sur les lèvres de son alter ego, ce sourire qu’offrait le vieux Vulcain avec une étonnante spontanéité (dont le jeune Spock était lui-même parfaitement incapable) et qui traçait une ligne, invisible et infranchissable, entre lui-même et son interlocuteur, entre ce qu’il acceptait de révéler de lui-même et ce qu’il estimait relever de la première directive.

– Cela ne m’empêche pas d’avoir entendu leur chant, répondit-il. Ici même, dans la baie de San Francisco.

La curiosité qu’éprouvait Spock ne concernait pas la manière dont des baleines avaient pu se trouver à cet endroit (si son double estimait qu’une telle information ne pouvait être divulguée à qui que ce fût sans risque d’enfreindre la première directive, il avait certainement raison), mais ce que leur présence avait apporté au Spock de l’autre univers. Cependant, poser une telle question dépassait de beaucoup les limites de tout Vulcain qui se respectait, aussi se contenta-t-il d’interroger son interlocuteur du regard.

La réponse fut immédiate.

Et incroyable.

Spock eut à peine le temps de donner son accord d’un hochement de tête incrédule (tant la proposition semblait inouïe : un kash-nohv était une chose extrêmement personnelle), il était déjà plongé dans l’esprit de son alter ego. Il ne s’agissait pas, comme la plupart des fusions mentales dont il avait auparavant fait l’expérience, d’une intrusion, mais bien plutôt d’une invitation. Comme si le vieil homme ouvrait pour lui une des portes de son esprit, derrière laquelle se trouvaient ses plus précieux souvenirs.

La première vision lui causa un pincement au cœur lorsqu’il reconnut le ciel orangé si caractéristique de sa planète et les sables du désert de la Forge. Au milieu d’une petite foule se trouvait Spock, vêtu d’une robe blanche striée d’or caractéristique des cérémonies rituelles de son peuple, mais il n’était étonnamment pas entouré de Vulcains : autour de lui se tenaient, pour la plupart en civil, les principaux officiers de l’Enterprise. Les voir ainsi tous, plus âgés et différents des hommes et femmes qu’il connaissait, fit naître en lui une étrange mélancolie, mais il refusa de se laisser gagner par le transfert émotionnel de son alter ego alors que ce dernier le pressait de se concentrer non sur ce qu’il ressentait en ce moment, mais sur ce qu’il avait ressenti alors.

Rien.

Spock eut beau se concentrer, il ne put percevoir aucune émotion, positive ou négative. Il était évident que toutes les personnes présentes étaient émues – McCoy à sa façon un peu cynique et détachée, Nyota et Sulu de manière expressive, et Jim tellement submergé par l’émotion que le jeune Vulcain crut qu’il allait se mettre à pleurer – mais le principal intéressé, le centre de l’attention de tous, ne comprenait aucun des sentiments que sa télépathie lui permettait de capter, pas plus qu’il n’était capable d’en éprouver. Visiblement récemment victime d’amnésie, probablement totale, il retrouvait le nom de ceux qui l’entouraient, se souvenait progressivement de ce qu’ils avaient vécu ensemble et des liens qui les unissaient – mais il ne ressentait rien à leur égard, ne se rappelait pas avoir jamais rien ressenti pour eux, et avait oublié jusqu’à la notion même d’émotion.

Spock tressaillit à l’idée qu’il pourrait, un jour, se trouver dans cette situation dont il n’était, pour l’instant, que simple spectateur.

La scène se fondit, et un nouveau décor apparut : un bassin rempli d’une eau claire et limpide, où nageaient deux baleines à bosse, impressionnantes de majesté malgré l’étroitesse du lieu. A côté d’elles, simplement vêtu d’un caleçon, d’un vêtement informe et un bandeau blanc ridicule noué autour de la tête, le Vulcain, totalement immergé, avait posé sa main sur la tête d’une d’entre elles. Le plus jeune ne put retenir un petit cri de surprise – et, de l’autre côté de la vitre qui séparait les baleines d’une foule abasourdie, James Tiberius Kirk non seulement semblait partager son étonnement, mais manifestait les signes de l’atterrement le plus total.

Ce que ressentait le vieil ambassadeur était un amusement à peine teinté de nostalgie.

Ce que ressentait le Spock qui fermait les yeux pour mieux comprendre ce que lui disait la baleine était bien plus complexe, impossible à saisir totalement, comme si, brusquement, au contact de l’animal, un éclair d’émotion l’avait traversé de part en part, puis s’était éteint.

De nouveau, la vision disparut, immédiatement remplacée par une autre tout aussi étrange : celle d’un oiseau de proie klingon, à demi englouti sous les flots. Spock, vêtu de blanc (et portant toujours ce ridicule bandeau autour du crâne), appuyé sur le flanc du vaisseau, regardait les membres de l’équipage qui nageaient dans l’eau de la baie. Jim se hissa sur le marchepied pour rejoindre son ami, et soudain, sans crier gare, lui saisit les mains, le força à lâcher prise, et, après un bref instant d’hésitation durant lequel Spock, surpris, essaya de se raccrocher au vaisseau, l’entraîna à sa suite dans les eaux agitées de remous. Il y eut une gerbe d’écume, aussitôt suivie d’une cascade de rires de la part des autres membres de l’équipage.

Spock frissonna.

L’eau est conductrice.

A peine eut-il touché la surface qu’il fut assailli par une puissante vague d’émotions – tellement forte qu’il sentit trembler les fondations de sa citadelle intérieure, tellement intense que tout lui revint dans un éclair aveuglant. Le respect qu’il éprouvait envers ceux qui se trouvaient dans l’eau avec lui, la confiance totale que lui inspiraient l’équipage et son capitaine, l’affection qui le liait à eux, et qui les liait à lui, le souvenir de mille moments partagés qui, jusqu’à présent vides de substance, d’épaisseur et de réalité, reprenaient tout leur sens, de nouveau connectés à l’émotion que Spock avait ressentie au moment où il les avait vécus.

Et le monde devint soudain plus clair, plus éclatant, plus harmonieux.

Au loin, les baleines chantaient.

Le jeune Vulcain, incapable de respirer correctement, étourdi de ces sentiments qu’il ressentait par l’intermédiaire de son double, pressentit le moment où son interlocuteur, pour lui permettre de reprendre ses esprits, allait rompre la communication, et, dans un effort désespéré pour maintenir le lien, ouvrit à son tour une partie de son esprit et la déversa dans celui de son alter ego.

Des années auparavant, Spock avait tracé dans son esprit une ligne qu’il avait longtemps crue nette et déterminée, une frontière qui séparait son passé de son présent. Tout ce qu’il avait vécu sur Vulcain avant ses seize ans avait été soigneusement placé d’un côté afin qu’aucun souvenir ne puisse faire irruption dans sa nouvelle existence et en perturber la tranquille rectitude. Il y avait bien eu, surtout au début – et il y avait encore – des réminiscences intempestives, de brusques sursauts de sa mémoire qui tentait de se rebeller contre les murailles solidement construites au fil des ans, mais ces résurgences étaient bien vite enfouies de nouveau, jusqu’à ce qu’elles parviennent à se frayer un nouveau chemin jusqu’à la conscience du jeune Vulcain. Ce dernier n’évoquait jamais son passé, non par volonté de discrétion, mais parce qu’il avait presque réussi à se convaincre lui-même que ce passé n’existait pas. Lorsqu’on lui posait des questions directes, même bien intentionnées, il n’y répondait que rarement, ce qui l’avait conduit à mener sur Terre, durant cinq années, une existence bien isolée.

Aussi fut-il le premier surpris de la facilité avec laquelle il déversa dans l’esprit de son alter ego le souvenir de la créature avec laquelle il avait communiqué au lac Mareh, le chant puissant et apaisé des Ecklorns, l’harmonie de leur voie qui lui était apparue tellement lumineuse qu’il s’était efforcé de la suivre davantage, écoutant les conseils amicaux prodigués par la créature, qui parlaient de partage et d’ouverture.

Puis, sans évoquer la raison pour laquelle, après s’être lentement mais sûrement humanisé durant quatre années, il avait brusquement fermé (claqué ?) toutes les portes de son esprit, se raccrochant à la discipline vulcaine comme à une bouée de sauvetage, il montra à son double les mois qu’il avait passés en retraite pour se préparer au Kolinahr, sa volonté brûlante de se purger définitivement de toute émotion…

… et le virage aussi serré qu’inattendu qu’il avait pris, contre toute attente, en choisissant Starfleet et non l’Académie des Sciences Vulcaines. Malgré ses appréhensions à ce sujet, son esprit était demeuré solidement protégé, et sa vie sur Terre s’était avérée un compromis équilibré entre la discipline vulcaine et le devoir de mémoire qu’il croyait devoir rendre à ses ancêtres humains.

Puis il y avait eu Nyota. Et Jim. Et le docteur McCoy. Et l’Enterprise.

Et toutes ses bonnes résolutions avaient volé en éclats. Des fissures étaient apparues. Les portes s’étaient entrouvertes. Tant que les choses allaient bien, Spock trouvait cet état bien plus agréable que l’absence d’émotions qu’il avait pourtant recherchée pendant près de dix ans. Il avait eu peur pour ses amis, à de nombreuses reprises – car, après tout, il s’était engagé en connaissance de cause et n’ignorait aucun des risques qu’ils prenaient tous chaque jour – mais jamais au point de souhaiter à nouveau faire disparaître en lui ce qui faisait son humanité. Ce qu’il vivait était bien trop riche et varié pour qu’il se résolût à l’abandonner.

Cependant, la mort de Jim le plongeait à nouveau dans des abîmes de perplexité. La façon dont il avait réagi en disait long sur son incapacité à faire face à la souffrance émotionnelle.

Tu interprètes mon choix de ne rien ressentir comme un reflet de mon indifférence, lorsqu’il s’agit, je te l’assure, de l’exact contraire.

Les humains qu’il avait choisis comme compagnons ne pouvaient cautionner ni même comprendre ce genre de décisions, et lui-même en était arrivé au point où il n’était plus certain d’être capable de choisir de ressentir ou non. De tous côtés, il voyait une impasse. Chercher à nouveau la sérénité et l’absence de sentiments ? La simple idée d’abandonner ceux qui partageaient à présent sa vie lui semblait inconcevable. Mais s’attacher, aimer ? Une alarme intérieure l’avertissait qu’il s’agissait d’une voie dangereuse, qu’il avait déjà arpentée et qui avait failli le détruire.

Pi-shal, murmura le vieux Vulcain en ôtant sa main pour rompre le plus doucement possible le lien télépathique qui l’unissait au plus jeune, je comprends tes hésitations, probablement mieux que quiconque, mais on ne peut perpétuellement demeurer à la croisée des chemins.

Spock sentit le désarroi l’envahir. Il savait qu’il devait prendre une décision, mais il s’en sentait incapable. De tous côtés, il voyait une impasse. Il lui était impossible de demeurer sur cette crête dangereuse, sur ce fil d’acier tendu entre la discipline vulcaine et le chaos émotionnel de l’humanité.

– Pourquoi avez-vous choisi cette voie plutôt qu’une autre ? murmura-t-il, les mains serrées sur ses genoux. Pourquoi ne pas être resté sur Vulcain, vous être purgé de toute émotion ? Pourquoi la Terre ? Pourquoi Starfleet ?

– La réponse à cette question est complexe et je ne suis pas certain qu’elle t’apportera ce que tu désires.

Pourquoi ? répéta Spock, les mâchoires crispées.

– Parce que le chant, ou quelque autre nom que tu souhaites lui donner, m’a finalement semblé préférable au silence.

Un bip résonna soudain dans le silence relatif de la baie. Spock sentit son cœur se mettre à battre avec violence et extirpa non sans mal de la poche détrempée de son pantalon (l’eau avait monté jusqu’à sa taille sans qu’il s’en soit vraiment rendu compte) son communicateur.

– Ici Spock.

– Spock ? Ici McCoy. Je … ent… pas, où …ous ?

– Docteur ?

La voix du médecin, quoique fatiguée, n’exprimait pas autre chose qu’une sorte d’excitation joyeuse. Le jeune Vulcain sentit l’espoir l’envahir.

– Spock ? Bon sang, … lement inaud…, ce que vous avez fi… …otre … communic… ?

L’objet émettait en effet une sorte de grésillement qui n’augurait rien de bon pour la suite de la discussion.

– Bon, si vous …dez, …nez vos fesses à l’hôp… vite que …ible. J’ai de…

L’appareil s’éteignit brusquement avec un clac mouillé qui indiquait que le séjour prolongé dans l’eau de mer lui avait été fatal. Le Vulcain se leva brusquement, le pantalon collant à ses cuisses et à ses mollets de manière particulièrement désagréable.

– Je dois rentrer, balbutia-t-il. Jim…

– … a toujours été très doué pour forcer nos décisions, compléta le vieux Vulcain avec un sourire.

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