La Lune, le Soleil, et l'Etoile au milieu

Chapitre 19 : Constellations

10909 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 23:31

Rey s’éveille sans souffrance pour la première depuis bien longtemps. Elle bouge ostensiblement son épaule, attendant que la douleur revienne, mais il n’en reste rien, pas même une gêne. Elle s’assoit face à son miroir, brossant ses cheveux, mèche par mèche, se regardant dans les yeux. Normalement, Rey n’est pas du genre à accorder trop d'attention à son apparence, et elle ne fait d'habitude pas plus qu’un regard dans le miroir avant de commencer sa journée. Elle n’avait jamais pensé qu’il puisse en être autrement, jusqu’à ce qu'elle partage le quotidien de Leia pendant les premières années de Tam. Elle a remarqué comment chaque matin, Leia s'installait à sa table et procédait à tout un rituel - nettoyer son visage, se poudrer, se parfumer la gorge et les poignets, et consacrer un temps plus long encore à coiffer ses cheveux dans des styles qui selon ses propres dires, étaient déjà démodés sur Alderaan dans sa jeunesse.

Rey doute de n’avoir jamais le temps ni l’organisation pour procéder à de tels rituels. Sa peau sera toujours quelque part entre bronzage et tâches de rousseur, ses cheveux s’échapperont toujours de ses chignons grossiers, et elle ne portera comme parfum que celui du savon qui est mis à sa disposition ou celui du détergent utilisé par les droïdes dans la lessive. Ce n’est probablement pas ce qu’on attend d’une mère digne de ce nom. Elle devrait certainement voir un corps de courbes douces, au lieu d’os saillants. Elle devrait sans doute sentir le parfum et la poudre, comme Leia.

D’un air absent, elle caresse de la main la courbe de son ventre, la bosse à peine visible. Un instant, elle a un frisson d’angoisse en se demandant comment elle est censée élever un deuxième enfant alors qu’elle n’est pas certaine d’avoir réussi à élever le premier. L’image de l’homme dans le masque d’argent patiné l’observe depuis un recoin de son esprit. Ce n’était pas un fantôme issu de son imagination, se dit-elle… Ce n’était pas une coïncidence qu’un trou de ver ait surgi et les ai attirée, elle et Kylo, sur Ahch-To, et pas ailleurs.

C’était Tam.

Rey tourne les yeux du miroir vers le lit, où le garçon endormi est blotti sur ses oreillers. Elle s’est souvent demandée quel adulte il deviendrait en grandissant, mais elle frémit à l’imaginer devenir une créature appelée Mangemondes. Est-ce encore un futur possible? Ou était-ce seulement le destin de Tam privé de ses parents?

Leia apparaît dans l’encadrement de la porte.

“Je suis prête” dit-elle doucement à Rey, qui comprend la gravité profonde de ces mots.

Elle est prête à voir son fils pour la première fois en trente ans.

“Et Tam?” Chuchote Rey, qui déteste l’idée de le laisser.

“Laisse le dormir. C'est sa première vraie nuit de sommeil depuis des mois,” dit Leia.

Ensemble elles se glissent silencieusement hors de l’appartement et suivent les allées couvertes jusqu’à la clinique militaire. C’est une journée ordinaire, constate Rey. Il pleut, comme c'est presque toujours le cas, et elle voit des groupes de travailleurs s’abriter, discutant avec animation, saluant Leia respectueusement sur son passage.

“Personne n’est au courant,” commente Rey.

“Ça a été passé sous silence,” acquiesce Leia. “S’il n’avait pas déjà été entre les mains des médecins quand Praxis l’a appris, elle l’aurait fait immoler sur place. Elle le ferait toujours d’ailleurs, si les impératifs médicaux n’outrepassaient pas ses ordres.”

Rey n’était pas pressée d’avoir cette entrevue. Mais aussi splendidement ignorante que soit le gros de la base, alors qu’elles approchent des sections souterraines de la clinique, l’ambiance change. Rey remarque les regards en coin. Les gardes supplémentaires à chaque intersection. Le droïde tourelle - le modèle le plus sophistiqué possédé par la Résistance - qui cliquette dans le couloir menant aux salles de bacta, un couloir qui est d'ailleurs désert. Les gros yeux rouges du droïde scannent Rey à son passage, comme pour la juger.

Rey est si distraite qu’elle manque de ne pas voir Leia s’arrêter. Elle atteint la porte et se retourne, s’attendant à ce que la vieille femme soit à ses côtés, mais Leia s’appuie d’une main contre le mur.

“Est-ce que ça va?” Demande-t-elle.

“Laisse moi juste un peu de temps,” dit Leia. Mais Rey se fait du souci. Elle a vu Leia se forcer un passage à travers chaque crise à laquelle elle a été confrontée, et elle ne l’a jamais entendu dire “j’ai besoin d’un peu de temps”.

“Tu n’es pas obligée…” Commence Rey.

“Je crois que si.” Leia se redresse, retrouvant sa stature de Général. “Entrons, avant que cette boîte de conserve ne s’excite sur la gâchette.”

C’est une façade, mais au moins l’attitude est bonne. Rey ouvre la porte et s’écarte pour laisser entrer Leia.

Il fait sombre et frais dans la salle de bacta, car le développement des bactéries se trouve fortement réduit en-dessous d'une température donnée. Il flotte dans l’air une légère odeur sucrée, comme du sucre fondu. C’est la première fois que Rey vient ici, car Kylo a été arraché à ses mains dès leur arrivée par une équipe médicale d’urgence qui n’avait pas la moindre idée de l’identité de leur patient. La plupart des gens ici n’avaient jamais vu son visage auparavant.

Et Leia aussi le voit pour la première fois.

Rey l’observe scruter les cuves cylindriques alignées le long des parois de la pièce circulaire.

Chacune est remplie d’un liquide bleu visqueux qui mousse, supervisée par une série de droïdes médicaux qui passent silencieusement de cuve en cuve. Certaines contiennent un patient. Dans l’une, Rey voit une femme qui a l’air d’être traitée pour de graves brûlures. Dans une autre il y a un homme, portant de profondes blessures sur son torse et son visage.

Enfin, il y a Kylo.

Rey jette un œil à Leia, et voit qu’elle hésite entre les deux hommes. Pendant un moment affreux, elle ne sait pas lequel est son fils.

“Le voici, Leia,” dit doucement Rey, la guidant vers la cuve où flotte Kylo, suspendu et inconscient dans le liquide comme une bizarrerie dans un bocal de formol.

Rey ne l’a jamais vu si peu vêtu. En dehors de bandages blancs positionnés par pudeur, son corps se présente à elle totalement nu pour la première fois, et une fois de plus elle est frappée par les marques de la sauvagerie qui sont gravées dans sa peau. Il n’a plus de jambe gauche. Quelle que soit la prothèse qu’il utilisait, elle a été retirée, parce le bacta réagit mal aux métaux et circuits électriques, et il ne reste qu’un moignon à mi-cuisse, emballé dans une sorte de plastique comme l’est sa main gauche. Pour le reste, il n’est qu’un amas de cicatrices.

Il y a l’odieuse marque de la plaie causée par l’arbalète laser de Chewie, et la longue cicatrice brûlante qu’elle lui a elle-même laissée sur la gorge et l’épaule. Elle avait entaillé également son épaule gauche, mais ça ne lui revient qu’en voyant la marque rouge et profonde à côté de celle, toute fraîche, laissée par la lame de Scorpus.

Il y en a beaucoup d’autres, de vieilles nacrées qu’il a dû se faire quand il était enfant. Toutes les souffrance que lui a infligées Snoke sont là, sous leurs yeux. Le visage de Leia s’est changé en un masque de pierre. Et le pire est qu’elle ne peut toujours pas voir son visage, qui est caché sous le volumineux appareil respiratoire qui enveloppe sa tête. Tout ce qu'elle voit, c’est la vie de souffrance qu’a enduré son enfant en son absence.

Rey regrette soudain de l’avoir amenée. Elle ne comprend que trop la sensation terrifiante de voir son propre fils devenu un homme dévasté, et de savoir qu’on en est responsable.

“Tu as raison. Il est grand,” dit Leia après un silence. Ça lui coûte de parler.

“Il a l’air presque tout à fait guéri,” observe Rey, les yeux suivant la ligne rouge qui descend de son épaule jusqu’aux côtes. Le bacta est encore à l’oeuvre. Elle voit clairement la mousse effervescente autour de la plaie, qui emplit le liquide de bulles minuscules. Il n’aura même plus de cicatrice quand le traitement sera terminé, et c'est bien dommage que le bacta ne puisse pas faire effet sur ses vieilles blessures.

“Le cycle de traitement du patient s’achèvera précisément dans trois heures et quarante deux minutes,” l’informe un droïde poli.

“Et ensuite quoi, je me le demande,” souffle Leia, perdue dans ses pensées.

Rey croit distinguer le bruit d’un incident dans le couloir. Des voix débattent de plus en plus fort, approchant, et elle se retourne pile au moment où la porte s’ouvre avec fracas sur les Généraux Praxis et Banner, et une horde d’officiers à leurs côtés.

“On m’a dit que vous étiez ici. J’aurais dû me douter que vous étiez derrière ceci!” Déclare Praxis en apercevant Leia.

“Quelle perspicacité,” murmure Leia, stoïque.

“C'est inadmissible, même de votre part!” S’exclame Praxis, pointant sur elles un doigt accusateur.

Et des droïdes médicaux roule jusqu’à eux. “Permettez moi de rappeler aux visiteurs que pour la sécurité et le confort des patients, le volume sonore dans la salle de bacta doit rester en-dessous de 50 décibels-”

“Silence!” Hurle le Général Praxis. “Ai-je bien compris que cet homme était comme mort, mais que vous êtes partie dans notre dos pour le sauver? Par sentimentalisme familial pathétique? Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez fait en l’amenant ici?”

“Leia n’y est pour rien,” dit Rey. “C’était ma décision et mes actes, et si vous devez désigner un responsable, c'est moi seule.”

Praxis ne se gêne pas pour bondir sur Rey. “Tu ferais bien de te faire toute petite - c'est la dernière de tes frasques dans un longue liste. Avant ton arrivée, “baiser l’ennemi” n'était qu’une expression.”

“Allons allons,” intervient le Général Banner. “Nous sommes tous d’accord que la situation est malheureuse, mais le mal est fait et dans l’immédiat, il est sous contrôle. Du point de vue de la République et du Premier Ordre, Kylo Ren est mort et va le rester. L’homme qui est ici est Ben Solo.”

“Ne jouez pas avec les mots,” crache Praxis.

“Si nous voulons que l’euphorie de notre victoire perdure, il va falloir s’en tenir à cette version,” dit Banner.

“Appelez-le comme bon vous semblera - c'est une des créatures les plus dangereuses de la galaxie et toi,” elle tend de nouveau son doigt vers Rey, “tu l’as amené parmi nous. Dites moi donc, comment vous comptez le maîtriser quand il se réveillera?”

“Lui retirer sa jambe était un bon début,” dit Leia avec cynisme.

Rey approuve en silence. Personne n’irait loin sur une seule jambe, pas même Kylo. “Comme je l’ai dit, j’en prends la responsabilité. Si vous souhaitez organiser son procès, alors je me porterai garante de -”

Mais le Général Banner secoue la tête. “Il n’y aura pas de procès,” dit-il. “Ben Solo sera interrogé, et quand ses informations ne nous seront plus utiles, il sera exécuté. Personne ne saura jamais qu’il a été détenu ici.”

Rey bat des cils, un flux glacé coulant dans ses veines.

“Ce ne sont pas les valeurs sur lesquels j’ai bâti cette Résistance,” dit doucement Leia. “Reconsiderez-”

“Nous sommes en guerre, l’avez-vous oublié? Et vous avez été aveugle quand il s’est agi de votre famille,” dit Praxis. “La décision est prise.”

Comme Leia s’étouffe et s’apprête à rappeler à tous pourquoi on l’a nommée Générale, Rey ressent un éveil commencer à picoter dans les sens qu’elle associe désormais au Lien de Force. Elle jette un regard à la cuve de bacta derrière elle, où Kylo flotte, toujours parfaitement immobile, mais elle sait que ça ne durera pas longtemps.

“Il lui faut davantage de sédatifs,” souffle-t-elle au droïde vaquant à ses occupations.

“Les analyses du patient sont normales,” répond le droïde.

“Fais moi confiance, il va falloir des sédatifs d’un instant à l’autre.”

Au moment où elle prononce ces mots, la main de Kylo commence à bouger, ses doigts se pliant et se serrant, et sa tête se tourne comme s’il cherchait l’origine d’un son.

“-et je vous rappelle,” continue Leia, qui ne se laisse pas interrompre par Praxis, “que si j’avais accepté un siège au Sénat Galactique cette Résistance n’existerait pas aujourd’hui. C’est mon initiative, et plus important encore mes fonds qui nous ont donné un départ, sans même parler de mon investissement et mon dévouement à la cause alors que j’ai déjà fait tant de sacrifices pour elle.”

“Hum,” dit Rey, qui n’est plus la seule à avoir remarqué que l’homme dans la cuve se réveille. Le droïde file sur des roulettes chercher davantage de sédatif, mais c'est sûrement déjà trop tard. Rey voit ses paupières s’ouvrir, et ressent la piqûre de sa confusion et de sa peur. Il ne sait pas où il est. Il ne comprend pas ce qui s’est passé. Il lève les mains sur l'appareil enveloppant sa tête et Rey a peur qu’il l’arrache.

N’y touche pas, le met-elle en garde.

L’instant d'après ses yeux sont sur elle, et il la reconnaît. Puis son regard analyse le reste de la salle, la horde d’uniformes de la Résistance devant lui, et elle sent sa colère prendre forme. Elle sent le sentiment de trahison. Il lève le poing et frappe la vitre avec une telle force qu’une lézarde en forme de toile d’araignée se dessine. Tous ceux qui se tenaient près de la cuve font un bond en arrière, et la conversation s’arrête net.

Rey se jette sur un des supports qui tiennent la cuve en place, plaquant ses main contre la vitre. Calme toi! Elle ne prononce pas réellement les mots, elle laisse ses sentiments faire la liaison entre eux, équilibrant de sa présence sereine son état imprévisible.

Il croise son regard et sa main frappe de nouveau la vitre avec violence, mais moins fort que précédemment.

“Ne me regarde pas comme ça,” dit-elle. “Je n’ai pas eu le choix. Tu serais mort.”

Les paupières de Kylo se ferment et sa tête retombe. Rey tourne les yeux vers le droïde médical qui a administré une nouvelle dose de sédatif dans le respirateur et les minutes qui suivent, elle ressent le picotement dans ses poumons alors qu’il expire et s’étouffe, tentant de résister à l’effet du produit avant que ça ne l’engloutisse dans l’obscurité et qu’il retombe immobile.

Rey redescend, cédant la place aux droïdes qui s’agitent à présent pour colmater la brèche avant que la lézarde ne s’étende. Elle constate que Leia est pâle comme la mort, et que la fureur du Général Praxis a empiré.

“Tu l’as amené ici, tu es donc responsable de lui,” dit Praxis. “Si nous devons exploiter ses informations, il faudra le garder sous contrôle. Tu vas devoir t’en assurer.”

Rey foudroie la Générale du regard. “Avant que vous ne l'abattiez comme un chien?”

“Nous allons faire part à son égard de la même courtoisie qu’il a accordée à nos soldats par le passé, et tu ferais bien de ne jamais l’oublier.”

Œil pour œil, pense Rey, écœurée. Quand est-ce que c’est devenu un principe du Bien? Elle regarde la Générale s’éloigner à grands pas, suivie rapidement par les autres. Personne n’a très envie de rester sur place pour vérifier si Kylo Ren parviendra à briser la vitre à son réveil. La pièce se vide et il ne reste bientôt que Rey et Leia, qui n’osent pas se regarder en face.

“Grande idée, de secourir un homme pour le faire exécuter,” dit Leia avec gravité. “Laisse moi gérer les généraux. Je parviendrai à les faire changer d’avis, mais pour le moment, obéis à leurs directives. Reste avec Ben. Fais en sorte qu’il ne leur donne aucun prétexte pour… Pour…”

Leia ne parvient pas à finir sa phrase. Elle jette un dernier regard à son fils avant de partir à son tour, et Rey reste seule avec les droïdes.

“Voulez-vous un fauteuil?” Demande l’un d’eux.

“Non merci,” dit-elle, trop occupée à se demander comment elle va réparer le désordre qu’elle a provoqué.”

“Mes scanners m’indiquent que vous incubez actuellement un petit humain et pourriez ressentir des symptômes tels que fatigue, nausées, crampes abdominales, douleurs lombaires-”

“Je vais bien,” dit Rey avec impatience. “Mais va pour une chaise.”

S’ils vont la transformer en chien de garde pour Kylo, autant le faire dans de bonnes conditions. Elle envoie un message à Finn, lui demandant de veiller sur Tam. Il répond qu’il a pris sa journée pour emmener Hanna à la pêche et que Tam peut les accompagner. Quand il lui demande précisément à quel point elle est dans la merde, Rey ne peut répondre qu'un mot. Et il est vulgaire.

Comme annoncé par le droïde, le traitement médical est terminé à la mi-journée. Kylo n’a alors plus aucune trace de sa profonde blessure, il ne reste qu'un vague décoloration sur sa peau. Les généraux lui ont demandé de le garder à l’oeil, mais dans un hôpital même les criminels ont droit à la pudeur, et on fait attendre Rey le temps qu’il soit lavé et habillé.

Elle commence à se demander s’il est arrivé quelque chose de grave, car il lui semble attendre des heures avant qu’un homme en uniforme de colonel l’approche.

“Le détenu Ben Solo A été mené directement à l’interrogatoire,” lui dit-il. “Le Général Praxis requiert votre présence.”

“Sans blague,” dit Rey les dents serrées, puis elle suit l’homme dans une enfilade de couloirs dont elle avait jusqu’alors ignoré l’existence, reliant l’hôpital à des centres de commandement secrets. Rey n’avait jamais eu de raison de venir par ici. Elle n’aime pas les murs taillés à même la roche où des flaques de condensation se sont formées comme de la transpiration. Tout sent le moisi.

On l’emmène dans une pièce toute simple, au bout d'un autre couloir peuplé de gardes - et certainement du même droïde-tourelle qui se trouvait précédemment devant la salle de bacta. “Tu fais du zèle aujourd’hui,” lui dit Rey en contournant sa cuirasse circulaire, et elle l’entend grincer pour acquiescer.

Quand les portes blindées d’acier trempé s’ouvrent sur une nouvelle pièce en roche brute, Rey est poussée à l’intérieur comme si elle était elle-même une sorte de prisonnière.

Kylo, assis derrière la table au centre de la pièce, lève les yeux vers elle quand la porte se scelle hermétiquement.

Une fois n’est pas coutume, elle est frappée de le trouver si ordinaire. Le plafond est très haut et n’est qu'un unique carré de lumière blafarde, ce qui le rend très pâle, et les vêtements qui lui ont été donnés sont d’un blanc étincelant.

Kylo voit bien qu’elle le dévisage et appuie le menton sur sa main. “Comment tu me trouves?” Dit-il.

“Je crois qu’ils essaient de déguiser un loup en agneau,” répond-t-elle.

La réponse a l’air de lui plaire. Il a le regard aiguisé quand elle s’installe dans une des chaises face à lui. Rey regarde autour d’eux, se demandant lequel des murs est un faux, derrière lequel on les observe et les enregistre.

“Tu es venue m’interroger?” Demande-t-il soudain.

Elle soutient son regard, et le laisse mijoter juste un peu plus longtemps que nécessaire. “Non. Tu serais trop content.”

“Alors tu peux peut-être répondre à mes questions.” Sa main gauche bouge nerveusement, glissant le bout de ses phalanges métalliques sur l’acier de la table. “Où sommes nous?”

“Kalboth. La base principale de la Résistance.”

“Et je dois comprendre que tu m’as amenée ici?”

“Oui c'est vrai.”

Son poing de ferme et sa mâchoire se serre. Elle se demande s’il va perdre son sang froid et frapper du poing sur la table. “Je t’ai pourtant dit que je ne pouvais pas revenir,” il arrive à dire ceci d’un ton presque calme.

“Et bien c'est comme ça… J'étais obligée. Tu étais gravement blessé.” Elle fronce les sourcils devant son air perplexe. “Tu te rappelles?”

“La dernière chose dont je me souviens c'est d’avoir ordonné l’évacuation,” dit-il d’un air absent, fouillant la pièce du regard comme s’il y trouverait des indices pour retrouver la mémoire. Il y a eu un impact… Un singe piloterait mieux qu’AN-241.”

“C'est vraiment tout ce dont tu te souviens?” Dit-elle.

“Je me souviens t’avoir ordonné de partir, mais visiblement ton obéissance laisse toujours à désirer.” Rey doit détourner les yeux, car sa façon de dire ça combinée avec sa façon de la regarder en dit long sur ce à quoi il pense. Une chaleur monte au creux de son ventre quand elle repense à sa façon de la plaquer sur le lit et d’exiger sa soumission absolue, corps et âme. Pour lui, c'est arrivé tout juste la veille.

“Je suis partie. Mais je suis revenue ensuite,” lui dit-elle.

“Rien que toi.” Il ricane presque.

“Oui, rien que moi.”

Son expression s’adoucit légèrement comme il la contemple. Il se rassoit comme s’il venait d’être grondé et sa main reprend son mouvement étrange. Il est anxieux. Elle le sent. La peur qu’il tente de dominer en permanence est dangereusement proche de l’échat, et elle comprend maintenant combien la plus grande partie de cette peur est liée à cet endroit. Pas Kalboth spécifiquement, mais à la Résistance ; peur d’être capturé, peur de devoir faire face à des gens à qui il aurait des comptes à rendre. Peur de- C'est difficile de ne pas pénétrer son esprit via leur Lien de Force, et Rey se ferme délibérément. Kylo est trop facile à lire, et le Lien déployé est un livre ouvert pour elle. Il devrait être épouvanté par le manque total de vie privée entre eux, mais il la regarde sans ciller, indifférent au fait qu’elle puisse entrer dans sa tête à volonté.

“Je ne souviens du trou noir,” finit-il par admettre. “Dois-je comprendre que… Du temps s’est écoulé?”

“Trois mois.”

“C’est tout?”

Rey hausse les épaules. Elle est convaincue qu'ils sont restés coincés quelque chose comme une trentaine d’années, mais c'est trop difficile à expliquer. Quand elle y réfléchit trop longtemps, elle angoisse à l’idée qu’une autre Rey soit peut-être encore là-bas, tombant lentement dans un trou noir tandis qu'elle, elle est là à se tordre les mains.

“Assez longtemps pour que notre Lien revienne,” observe-t-il.

Leurs regards se croisent au-dessus de la table et elle ressent une chaleur émaner de lui, le plaisir qu’il prend à cette connexion.

Rey ne peut même pas feindre l’indifférence, parce que c’est bien la première fois qu’elle est tout à fait à l’aise en sa présence. La démangeaison causée par ce lien brisé entre eux comme les vestiges d’une vieille engueulade est revenue en place, mais ce n’est pas le truc envahissant, désagréable, qu’elle craignait. C’est le réconfort. C’est l’affection et la compréhension. Elle n’est même pas sûre de bien l’aimer, mais certaines choses dépassent le concept d’amitié ou d’inimitié.

“C’est dommage que tu te sois donné autant de peine pour me sauver, et que tu m’amènes ici,” dit-il tranquillement. “Tu sais que derrière ce mur, il y a des gens qui discutent de la date de mon exécution?”

Rey jette un regard au mur qu’il désigne, et déglutit. “Pourquoi n’essaies tu pas de leur faire changer d’avis? Leur donner une raison de t’épargner? Dis leur que tu as changé - que tu veux aider la Résistance-”

“Tu crois que parce qu’ils ont pris mes vêtements et mon nom, j’ai changé?” Sa tête penche légèrement et sa bouche dessine un rictus qui montre qu’il la croyait plus maline que ça. “Je ne dois rien à la Résistance.”

“Je crois que tu dois plus que ça à Tam,” lui rappelle-t-elle. “Il a besoin de son père.”

“Oh, mais je n’ai pas prévu de mourir. Je n’ai simplement pas l’intention de me prosterner devant des menteurs et des hypocrites.”

Mais c’est lui le menteur. Elle ressent sa peur, à quel point ils l’ont rendu vulnérable rien qu’en lui enlevant ses vêtements. Le fait d’avoir les bras nus le déroute presque plus que de n’avoir qu’une jambe. Sa main tambourine un rythme lent sur la table, et il ne quitte pas Rey des yeux, comme s’il attendait qu'elle dise - ou fasse - quelque chose en particulier.

“Ils vont arriver d’une minute à l’autre,” dit-elle en se penchant en avant. “Pour l’amour de Tam, tiens toi au moins tranquille.”

Sa main cesse de tambouriner. “Tu es consciente que j’ai été interrogateur pour Snoke durant douze ans?”

Oh misère. Il va prendre ceci comme un défi personnel. “Tiens toi tranquille.” Dit-elle encore une fois, parce qu’elle sent que la porte s’apprête à s’ouvrir et qu’elle n’a plus le temps de négocier avec lui.

Entre dans la pièce un homme qu’elle n’a jamais vu, aussi indifférent et ne se doutant de rien que n’importe quel membre de la Résistance. Derrière lui vient un drone d’observation, sous forme d’une sphère d’enregistrement flottante. Elle détectera tout : rythme cardiaque, sueur, dilatation des pupilles, et Rey se doute qu’elle contient aussi une dose de radiation Curica, une substance qui n’a pas d’autre usage que de provoquer des souffrances et faire parler les récalcitrants.

Mais peu importe son opinion à ce sujet, elle n’est pas en position pour intervenir. Elle n’est ici que pour empêcher Kylo de lever la main et d’étrangler tranquillement l’homme à côté d'elle. Et elle voit bien à sa façon de le regarder que Kylo l’envisage déjà.

“Ben Solo,” commence -t-il, et il commence mal. Rey voit les yeux de Kylo se rétrécir. “Fils et meurtrier de Han Solo. Neveu et meurtrier de Luke Skywalker. Meurtrier de Lor San Tekka, Yvis Ulani, Lucy Raker, Armin Tull, Kovok Gnu, et Sesha En Vallis.”

“Si vous le dites,” dit Kylo, indifférent.

Rey préférerait être n’importe où plutôt qu’ici. Elle connait la liste de ses crimes.  Elle sait qu’il s’agit d’une liste préparée des gens dont il est responsable de la mort, mais ça ne le rend pas plus facile à entendre.

L’interrogateur continue, lisant un dossier sur lequel il griffonne avec un  crayon. “Vous étiez le disciple du Leader Suprême Snoke, mais vous n’avez étrangement pas de rang au sein du Premier Ordre. Pourquoi?”

Les secondes s’écoulent et Kylo regarde Rey, comme pour l’inviter à remarquer combien il est sage. “J’étais son bras droit,” Dit-il, revenant à l’interrogateur. “Les bras bougent mieux sans entraves.”

“Et en quoi consiste ‘être le  bras droit’?”

“Que fait le vôtre? Il prend, il donne, il porte… il écrase. Snoke était un clone pourrissant. Sa puissance venait des ordres qu’il donnait. J’ai été élevé en ce sens.”

Kylo regarde de nouveau Rey, et elle voit que c’est son approbation, à elle-seule, qui l’intéresse.

“Et durant cette période-”

“Tout ceci est une perte de temps,” interrompt Kylo. “Vous voulez les localisation des sept bases restantes du Premier Ordre, ou pas?”

L’interrogateur cligne des yeux, et malgré son attitude modeste, il cache bien sa surprise. “Pourquoi devrions-nous penser que vous détenez cette information? Vous avez dit vous-même que vous opériez en-dehors de la structure du Premier Ordre. Je doute que vous soyez dans les cercles-”

“Je le sais parce que le Général Hux le savait. Je le sais pour la même raison que je sais que votre nom est Jona Berson, que votre femme vous a quitté il y a six mois avec vos deux enfants et qu’elle a même emmené le chat. Un chat roux. Vous l’aimiez mieux que les gosses.”

Rey ressent le ronronnement grave de son pouvoir qui se répand, et dresse le sien. “Ben,” le met-elle en garde.

Il baisse les yeux vers elle. “Ben?” Répète-t-il, légèrement surpris. “J’ai tué Ben Solo pour de bon. J’ai enterré ce gosse craintif dans l’obscurité avec les autres. Tu crois que c’est une métaphore? Je l’ai vraiment fait. Je me suis rendu au temple de Luke Skywalker avec les Chevaliers et j’ai regardé les enfants tomber un à un, et mon visage était parmi eux. Je l’ai fait tomber, et je l’ai mis en pièces.. pour qu’il n’ait plus jamais peur. Qu’il ne soit plus jamais faible.”

Un genre de souvenir se glisse dans la tête de Rey, un garçon effrayé glissant dans la boue, levant son bras au-dessus de sa tête une seconde avant qu’un sabre rouge grésillant s’abatte sur lui. Rey regarde Kylo fixement. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un mensonge. Il croit sincèrement ce qu’il a vu.

“Mais...C’est toi, Ben,” dit Rey, perdue, ne comprenant pas comment il peut croire s’être tué lui-même.

L’interrogateur s’éclaircit la gorge. “Ainsi vous prétendez connaître la location des sept dernières-”

“Silence,” dit Kylo, effectuant un geste distrait de la main avec une impulsion de Force qui laisse ce dernier sans voix.

Rey lui jette un regard contrarié. “Ne fais pas ça.”

“Il m’agace,” dit Kylo. “Il va se lever maintenant et quitter cette pièce.”

“Je vais me lever maintenant et quitter cette pièce,” confirme l’interrogateur.

“Et ensuite il va aller pendre sa carcasse inutile au premier arbre venu.”

“Ben!” S’exclame Rey, en saisissant la main de l’interrogateur qui s’est levé. “Vous n’allez pas faire ça, vous allez vivre longtemps, et heureux.”

“Même sans votre chat chéri,” ajoute Kylo.

“Mais arrête enfin!” Voilà, c’est exactement le genre de chose que Praxis s’attendait à ce qu’il fasse, et comment Rey a-t-elle pu croire un instant que Kylo se retiendrait de terroriser les gens plus de trois minutes d’affilée. De toute façon l’interrogateur ne peut pas rester, c'est trop dangereux, donc Rey relâche sa main. “Vous devriez partir.”

L’homme hébété quitte la pièce, laissant son dossier derrière lui. Kylo commence à le tirer de son côté mais Rey plaque sa main dessus. “Tu ne fais aucun effort,” lui reproche-t-elle vivement. “Si tu recommence ce genre de chose, ils vont vraiment te tuer.”

“Je suppose que ça ne sera pas complètement vain,” dit-il, faisait venir à lui le crayon d’un discret mouvement du poignet. “Le Premier Ordre est un caillou dans ma chaussure depuis trop longtemps, leur anéantissement ferait du bien à tout le monde. Seule la Résistance a la puissance de feu pour y parvenir. Passe moi le dossier.”

Fronçant les sourcils avec suspicion, elle le fait glisser sur la table vers lui.

Son écriture est étroite, irrégulière, et traverse en diagonale la pochette vierge du dossier. Les coordonnées de régions inconnues, des descriptions succinctes de taille et de puissance, et le mot ‘STAR-BREAKER’ souligné plusieurs fois. “Dis leur de regarder et détruire celui-là en premier. Je suis sûr qu’ils finiront son chantier dans les prochaines années.”

“Est-ce que c'est pour de vrai?” Demande-t-elle.

Il la regarde, imperturbable. “Ai-je déjà menti une seule fois?”

Elle regarde les pattes de mouche qui lui tend.

“Tu pourrais négocier ta liberté contre ça.”

“Apporte moi ma jambe et je trouverai la liberté tout seul.”

“Ne dis pas des choses comme ça. Tu sais qu’il entendent tout ce que tu dis.” Elle jette un regard au droïde enregistreur qui flotte toujours dans le coin de la pièce.

“Je m’en moque.” Il dresse le menton et la regarde avec curiosité. “C'est toi qui as des choses à cacher. Rey. Parfait petit ange de douceur et de lumière. Tout le monde t’adore ici. Est-ce qu’ils te connaissent vraiment?” Il se penche en avant. “Savent-ils ce que nous avons fait ensemble? Comment tu as combattu à mes côtés? Comment tu étais un invité de Prestige sur mon vaisseau? Combien de fois tu m’as rejoint dans mon lit?”

“Déformer la vérité ne vaut pas mieux que mentir. “Et il n’y a eu qu’une seule fois.”

Et une seule fois a suffi, pense-t-elle.

Le malicieux demi-sourire sur son visage se transforme en perplexité. Il penche la tête et louche légèrement, comme s’il avait perçu… Il ne sait pas quoi. “Je me demande ce que tu me caches maintenant?”

Rey corrige sa position. Ce n’est ni le lieu ni le moment pour cette conversation, et à vrai dire elle est plutôt...nerveuse. Elle ne sait pas quelle sera sa réaction. Il y a aussi cette minuscule, insignifiante voix au fond d’elle qui n’a pas envie de le lui dire. Avoir un enfant avec lui est déjà épuisant, elle n’est pas certaine de ce que sera sa vie avec un deuxième.

“Plus tard.” Dit-elle brièvement. Elle sent quelqu’un qui approche et elle est contente d’une telle diversion.

Kylo le sent aussi. “Serait-ce notre Jona qui en veut encore? Qu’est-ce que je vais faire de lui cette fois? Lui faire prêter allégeance à moi, ou simplement lui extorquer le code de la porte?”

“T’es vraiment pas possible,” murmure Rey, qui soudain sait que ça n’est pas Jona.

La porte s’ouvre avec un craquement et Kylo toute la tête avec indifférence vers la femme en robe bleue qui vient d’entrer. “Alors maintenant, ils envoient leurs vieilles femmes faire le sale boulot?” Ironise-t-il.

Leia prend la chaise à côté de Rey. “Bonjour, Ben.”

Il ne la reconnaît pas immédiatement. Comment le pourrait-il? Il ne l’a pas vue depuis trente ans et ses souvenirs d’elle sont la recomposition de la mémoire d’un enfant. Il a oublié son visage, mais il ne peut pas oublier sa voix, cette façon qu’à une mère de prononcer le nom de son fils, et la prise de conscience se dessine sur son visage qui passe du cynisme à la stupeur.

Son attitude générale ne change presque pas, mais Rey ressent une telle vague d’anxiété que sa poitrine se contracte. Tout est lié à cette femme. Toute la peur tapie dans son esprit trace une ligne vers un point qui correspond à la perception nébuleuse qu'il a de sa mère à demi oubliée. Voilà pourquoi il ne pouvait jamais revenir. Pas parce qu’il craignait la loi, ou les représailles, mais parce que la seule personne à qui il aurait jamais des comptes à rendre se tenait à présent assise face à lui, le regardant distraitement.

Il ouvre la bouche, mais il met longtemps à trouver les mots. “Tu es affreuse,” dit-il imperturbable. “Tu es sûre que nous n’avons pas été piégés dans ce Trou Noir pendant un siècle?”

Leia n’a pas mérité cette condescendance, même si Rey sait que ce n’est rien de plus que la morsure désespérée d’un rat acculé. Elle détourne les yeux et avec soin, se sépare de leur connexion, décidée à esquiver ses tentatives de l’impliquer, de faire d’elle sa couverture.

Et il faut qu’il comprenne que les joutes verbales sont peine perdue contre sa mère. Il est face à la Reine des Tacles Acerbes.

Comme prévu, c’est à peine si Leia réagit. “Le temps n’épargne personne. Tu es parti trente ans, Ben. Trente de plus, et nous verrons ce qu’il reste de toi, au rythme où tu vas.”

Avec un éclat de rire étouffé que Rey n’a jamais entendu avant - en fait, elle ne l’a jamais entendu rire - Kylo détourne les yeux, son regard cherchant dans la pièce comme d’autres chercheraient une issue de secours. Sa main pianote de nouveau. Faux contact électrique ou autre chose, elle n’en est pas certaine.

“Qui a eu cette idée?” Demande-t-il soudain, refusant toujours de la regarder en face.

“C’est moi,” dit Leia. “je ne voudrais pas manquer de rendre visite à mon fils pour une fois qu’il passe dire bonjour.”

“Oh,” souffle-t-il douloureusement. “Parce que maintenant, tu me rends visite.”

Il y a quelque chose de terriblement, profondément amer dans ces mots. Rey a déjà expérimenté beaucoup de ses différentes façons de se mettre en colère, mais ça c’est nouveau, et c’est inquiétant. Et quand Leia se tourne vers elle et lui dit, “tu peux y aller maintenant,” Rey se demande si elle a une dernière volonté.

“Elle ne part pas,” dit Kylo, pointant Rey.

“Tu l’as utilisée comme béquille assez longtemps. Laisse la partir,” lui dit Leia. “C’est entre nous à présent.”

Après un silence affreux, Rey commence à se lever.”

“Assied-toi!” grogne Kylo.

“Non, elle a raison,” dit Rey, soutenant son regard furibond avec calme. “Tu n’as pas besoin de moi.”

Il voudrait insister, mais ça serait admettre qu’il a besoin d’elle - pathétiquement, et misérablement. Il n’admettrait jamais une telle chose devant Leia. Alors il ne dit rien de plus et Rey saisit le dossier et se dirige vers la porte, même si elle le sent quasiment tambouriner contre les barrières de son esprit. Elle l’ignore. Elle ne se retourne même pas et sort dans le couloir, où elle se retrouve nez à nez avec la Générale Praxis tandis que la porte se referme bruyamment derrière elle.

“Donne moi ça,” dit la Générale qui s’empare sans formalités sur document dans les mains de Rey, avant de s’éloigner dans un couloir par une porte un peu plus loin. Rey la suit machinalement, se doutant bien que personne ne tentera de l’arrêter. La pièce qu’elle découvre est cette adjacente à la cellule d’interrogation, peuplée de bien plus de gens qu’elle ne s’y attendait. La plupart d’entre eux - des généraux et des Officiers hauts gradés - ont l’air de débattre sur le dossier que Rey vient de leur remettre.

“Mais le Star-Breaker n’est qu’une rumeur - j’en suis certain.”

“Et si c’était un piège?”

“Et bien, on peut aller vérifier en envoyant une sonde là-bas-”

Lassée de leur bagarre comme des chats sur une tête de poisson, Rey se tourne vers le panneau au mur.

C’est quasiment une fenêtre dans la pièce d’à côté; avec un film un peu grainé qui donne l’impression d’un mur pour ceux qui sont de l’autre côté. Rey s’avance avec curiosité, en dépit d’elle-même. C’est étrange de voir Kylo et Leia sans qu’ils ne puissent la voir, eux. Elle a l’impression d’être un misérable espion, même si elle n’entend pas un mot de ce qu’ils se disent. Leur langage corporel parle pour eux de toute façon. Leia se tient droite, les mains posées sur les genoux et ne quitte pas Kylo des yeux. En comparaison, il est fuyant; il parle mais ne la regarde pas. Ses mains ont des mouvements brusques, énergiques, et il passe sans arrêt la main dans ses cheveux. Elle ne l’a jamais vu faire ce geste avant. Elle ne l’a jamais vu aussi mal à l’aise dans sa propre peau.

C’est comme le regarder régresser vers l’adolescence. Elle voit Leia dire quelque chose, se montrant de la main. Le poing de Kylo frappe silencieusement la table et il se penche vers elle, le visage exsangue de rage. Où étais tu? Où étais tu quand j’avais besoin de toi? Elle n’est pas sûre que ça soit les mots qu’il prononce, mais c’est comme si elle les lisait dans son coeur. C’est ce qu’il veut dire.

Seuls quelques yeux sont prudemment tournés vers la vitre, ceux qui gardent un oeil inquiet sur leur Général préféré.

Le reste continue à se chamailler, en grand désaccord sur la fiabilité de leur source.

Leia secoue la tête, n’étant pas du genre à fuir une confrontation. Elle se fiche que Kylo fasse deux fois sa taille et son poids avec moitié moins de maîtrise de soi qu’elle, il ne lui fait pas peur. Elle bat à peine des cils face à sa fureur, même quand sa voix tonne assez fort pour que le son passe au travers des murs insonorisés. Tu n’as pas le droit d’utiliser ce terme! Tu t’es débarrassée de moi quand tu m’as exilé!

Le souvenir libéré atteint Rey, celui d’une enfance très différente de la sienne. Des foules de gens, et aucun qui n’ait de temps ni de patience pour lui.

Sa mère, aux rituels matinaux qu’il observe caché sous le lit, épinglant ses cheveux et parfumant ses poignets, puis le laissant avec son assistant pour la journée. Son père, qui ne le regarde jamais dans les yeux, qui est si charmeur et si drôle, mais qui, lorsqu’il baisse enfin les yeux sur ce drôle d’enfant taciturne, se trouve face à un gouffre qu’il ignore comment combler. Puis lui aussi s’en va.

Il part si longtemps qu’il ne lui manque même plus.

Et enfin il y a la voix. La caresse soyeuse de mains froides dans ses cheveux. Des chuchotements emplis de promesses d’amour. Pas assez futé pour intéresser ta mère. Pas assez courageux pour intéresser ton père. Mais je t’ai trouvé. Je vois combien tu es malin. Je vois combien tu es puissant. Tu es une merveille et ils ne s’en rendent pas compte. Tu portes le sang de ton grand-père… et tu seras un Grand homme comme il le fut. Quand il entend la voix, il y a du plaisir. Ça le rend euphorique. Mais parfois la voix en demande trop, lui demande de faire des choses qui l’effraient, et quand il essaie de refuser son corps est frappé de souffrances si intenses que le défilé interminable de ses nounous répète à sa mère qu’il est malade. Que quelque chose ne va pas dans sa tête. Que le garçon entend des voix et parle à des amis imaginaires, que les enfants qui l’ont admiré un jour pour son statut ne veulent plus l’approcher. La goutte d'eau qui fait déborder le vase, c'est quand il étrangle le bébé chiot que son père lui a donné - une tentative de compenser ses longues absences - et qu’il cache la carcasse dans la buanderie. La nounou hurle et crie et le traite de monstre, mais tout ce qu’il voulait était le faire cesser et japper, et la voix ne le laissait pas tranquille tant qu’il ne l’avait pas réduit au silence.

Rey repousse ces portions de souvenirs, mal à l’aise. Elle sait que Kylo ne souhaite pas les partager. Ce sont des choses qu’il enfouit si profond qu’il n’y pense plus lui-même, mais faire face à sa mère a tout fait remonter, et avec eux, la douleur et la colère qui vont avec. Pour lui, être confié à Luke n'était pas un moyen de l’aider, ce fut une trahison. Il est passé d’une vie sans barrières à un exil aux règles strictes, et son oncle n’avait pas pour lui d’affection particulière, pas plus que pour ses autres pupils.

L’amour de Snoke est constant. C’est une couverture chaude et rassurante faite d’obscurité, alors que la lumière le brûle et l’écorche. Snoke considère qu’il est parfait, et il est le père dont Ben avait besoin mais qui n’était jamais là. Il sait intuitivement que plus il laisse Snoke le posséder, moins il y a de place pour lui-même, mais il ne s’est jamais beaucoup aimé, de toute façon.

Rey essuie une larme qui roule sur sa joue. Elle n’arrive pas à le repousser hors de sa tête. Ses émotions sont trop violentes. Mais Ben est mort à jamais, d’après Kylo, et elle le voit le dire à Leia.

Tu n’es pas ma mère.

C’est inévitable, et Rey sait que ça va arriver, et le visage de Leia n’est que souffrance comme elle dit les mots qu'elle garde au fond d’elle depuis si longtemps. Et Han? N’était-il pas ton père?

La réaction est immédiate. Les mains de Kylo frappent la table si fort qu’elle rebondit sous le choc. “Han Solo était un petit escroc! Un voleur et un menteur!” Sa colère est si bruyante qu’elle traverse la vitre. Mais Rey entend aussi autre chose. Il était une menace. Il me rendait faible. Je ne pouvais avoir qu’un seul père. J’ai du faire un choix...

Et personne mieux que Kylo ne peut comprendre la gravité de cette erreur et à quel point ce fut une mauvaise décision. Rien ne l’effraie plus que le chagrin dans les yeux de sa mère, et de savoir que tout est de sa faute. Il voudrait partir et se cacher, mais n’ayant nulle part où aller, il frappe plus fort, plus furieusement.

“Est-ce que tu devrais pas être avec eux?” Demande un officier à côté de Rey.

“Il ne lui fera pas de mal,” dit-elle avec aplomb.

Du moins c'est ce qu’elle croit jusqu’à ce que les lèvres de Leia forment le mot “lâche”. Alors quelque chose dans Kylo cède totalement. Rey le sent - elle l’entend presque - et le dernier voile de maîtrise de lui se déchire complètement.

Il y a une décharge de puissance si violente que tout le monde dans la salle d’observation recule comme s’ils avaient été secoués. La table vole à travers la pièce et percute le mur avec un craquement sinistre, et le crayon qui y était inoffensivement posé jaillit comme une flèche et transperce la vitre pour venir se planter dans le plafond au dessus de Rey.

Mais le cœur de Rey a manqué un battement, parce que Leia a été percutée et s'écroule.

“Oh non,” souffle-t-elle, et elle se précipite hors de la pièce. Elle contourne le droïde tourelle et ne s’arrête que devant la salle d’interrogation. Elle frappe des poings contre le panneau d’acier. “Ouvrez la porte! Ouvrez la porte, vite!”

Elle s’ouvre en grinçant, bien trop lentement à son goût, mais quand enfin elle s’écarte et laisse passer Rey, cette dernière s’arrête net.

Leia est en train de se relever, son coude est écorché, mais elle n’a pas l’air de s’en rendre compte. Kylo s’est précipité vers elle, tendant les bras mais trop effrayé pour la toucher. Rey ne peut entendre que ses chuchotements. “Je suis désolé… Je suis désolé, je suis désolé…”

“Ben…” Leia s’approche de lui et lui prend la main. “Ben, je n’ai rien.”

Du monde arrive derrière Rey, les armes au poing. Elle écarte ses bras sur la porte, leur fermant le passage.

Alors que Leia lui caresse tendrement les cheveux, un frisson semble parcourir Kylo qui presse son visage contre le sol. “Tout ça n’a plus d’importance,” dit Leia. “Il n’y a rien que monde que tu aies pu faire qui m’aurait empêchée de t’aimer. Mon Ben n’est pas mort… Je l’ai gardé en sécurité au fond de mon coeur pendant toutes ces années, attendant ton retour.”

Les épaules de Kylo tremblent. Son agressivité a été libérée et tout est calme dans sa tête. Rey recule hors de la pièce, entraînant tout le monde avec elle. “C’est bon, tout va bien,” dit-elle doucement pour les rassurer comme la porte se scelle de nouveau. Il n’y a pas beaucoup d’intimité dans cet endroit, mais elle estime que Leia et Kylo en méritent autant que possible.

Les officiers et le personnel s’éloignent lentement, leurs esprits occupés par des choses plus urgentes. Le dossier est toujours entre les mains de Praxis. Rey la voit tourner les talons, discutant vivement avec Banner tandis qu’ils s’éloignent. “Nous allons le garder quelques jours et voir ce qu’on peut en tirer de plus,” dit-elle. “Mais il faudra trouver un moyen de s’en débarrasser. Personne ne doit découvrir qu’il est venu ici.”

Elle n’a pas l’air de voir, ni se s’inquiéter, que Rey ait tout entendu. S’arrêtant dans le couloir qui se vide, Rey jette un regard en arrière, aux portes d’acier. Peu importe ce qu’il dira ou fera au final, pense-t-elle, son exécution est inévitable. Même s’il leur remettait le Premier Ordre sur un plateau, rien ne pourrait le sauver désormais.

Ce n’est pas juste. Ce n’est pas bien.

Et Rey ne le permettra pas.

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